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Pour la première fois, en 2014, les pays de l’UE ont dû tenir compte du résultat des élections européennes pour proposer un candidat à la présidence de la Commission. Bien qu’il s’agisse d’une étape importante, ce n’est que la première d’une longue série en vue de rendre l’Union européenne plus démocratique et plus proche de ses citoyens[1].

Cette citation est extraite du site officiel de l’Union européenne (UE), Europa. Elle est la première phrase de l’onglet « Les priorités de la Commission européenne ». Elle indique très clairement que la démocratie européenne est loin d’être parfaite et montre, en creux, la persistance du diagnostic fait par les responsables européens lors du sommet des chefs d’État et du gouvernement de Laeken (2001) : l’Union européenne souffre d’un « déficit démocratique ». Comment combler ce déficit démocratique? Par une politique de communication visant à instaurer un espace public européen, répond la Commission européenne (2006).

Le but de cet article est de décrire cette politique de communication mise en place et d’en mesurer les effets sur la création d’une sphère publique « unie dans la diversité », qui est la devise de l’Union, mais aussi la définition de l’interculturel proposée par Camilleri (1994)[2]. Cet article, de par son objet, s’inscrit donc au carrefour de deux domaines de recherche : la communication internationale (communiquer dans l’UE, c’est s’adresser à 500 millions d’habitants vivant dans 28 pays – 27 quand le Brexit sera effectif) et la communication interculturelle, puisqu’il s’agit de créer un espace de médiation et d’engagement européen permettant la création d’une interculture commune. Ce texte se développera en trois temps : la définition du cadre épistémologique et méthodologique, la description de la politique de communication de l’UE mise en place et l’étude d’impact de cette politique : a-t-elle permis la création d’un espace public européen?

Cadre épistémologique et méthodologique

Nous allons, dans cette première partie, nous efforcer de comprendre les spécificités des recherches portant sur la communication européenne, avant d’apporter quelques précisions méthodologiques.

La communication européenne à la croisée de la communication internationale, de la communication interculturelle et de la communication politique

Les recherches en SIC sur la construction européenne sont relativement peu nombreuses[3], sans doute parce qu’elles sont à la croisée de domaines de recherches aux contours flous : la communication internationale, la communication interculturelle et la communication politique. Comme le souligne Cabedoche (2016), il est, en effet, difficile de cerner ce que recouvre aujourd’hui l’étude de la communication internationale :

Initialement réservé à la désignation du jeu diplomatique entre nations les plus puissantes, puis à l’implication de plus en plus inclusive des organisations internationales pour le développement, le domaine intègre aujourd’hui de multiples acteurs, objets et problématiques, et renvoie à un éclatement d’enjeux que l’on devine fondamentaux, quoiqu’insaisissables (p. 55).

La même difficulté est soulignée, dans sa très belle thèse, par Frame (2008), qui signale l’écartèlement entre des approches macrosociales et des approches microsociales d’une part, et la difficile conciliation entre une tradition anglo-saxonne insistant sur l’importance des cultures nationales et une tradition francophone plus tournée vers les dynamiques identitaires, d’autre part. Enfin, la communication politique, si elle bénéficie de modélisation reconnue par les chercheurs (Gertslé, 2008; Wolton, 1989), se voit de plus en plus tiraillée entre les approches normatives regardant du côté de la philosophie politique, des analyses stratégiques tirant vers le marketing politique et des études sur les dispositifs démocratiques participatifs s’inspirant de l’anthropologie.

S’inscrivant à la croisée des recherches sur l’interculturel, la communication internationale et la communication politique, les études sur la communication européenne ne peuvent pas s’ancrer sur un socle théorique stable et reconnu. En revanche, revers positif de cette médaille, elles sont un terrain fertile pour approfondir ce qui est une des caractéristiques revendiquées des recherches en communication : l’interdisciplinarité. Celle-ci peut être appréhendée de nombreuses façons : de la simple juxtaposition pluridisciplinaire à l’intégration transdisciplinaire (Kleinepeter, 2013). Pour notre part, nous désignons par le terme interdisciplinarité une articulation entre domaines de recherche différents débouchant sur une connaissance commune. Il ne s’agit pas de rassembler des regards différents, mais de croiser ces regards pour créer un cadre d’intelligibilité nouveau. Dans cette perspective, nous avons retenu, dans cet article, trois remarques que Mattelart (1999) fait sur les études en communication internationales : la nécessité d’inscrire ces communications dans une histoire[4]; l’intérêt heuristique d’interroger les liens entre culture et communication à une époque où reculent les modèles centralisés de gestion culturelle de l’État providence; et le décentrage nécessaire de l’ouverture internationale qui a le mérite de « désenclaver le sempiternel débat sur le rôle des médias dans nos sociétés démocratiques » (Mattelart, 1999, p. 8). C’est pourquoi notre travail commence par une mise en perspective historique de la politique de communication menée depuis 2004, s’interroge sur l’effet (inter)culturel de la politique de communication mise en place et, enfin, montre, grâce au révélateur européen, que l’espace médiatique ne doit pas être confondu avec l’espace public, même s’il existe un lien entre les deux. De même, les recherches sur l’interculturel (ARIC, 1998; Camilleri, 1994; Clanet, 1998) et la communication interculturelle (Kim et Gudykunst, 1978; Ogay, 2000) nous invitent à développer une approche non essentialiste de la culture. Chaque citoyen européen est à la fois porteur et créateur de cultures (Camilleri, 1994) et doit composer avec des identités multiples. Là aussi, la construction européenne est un révélateur du fait que toute communication est interculturelle, dans la mesure où nous « sommes tous des êtres multiculturels » (Frame, 2013, p. 543).

Dès lors, si le problème des cultures nationales, en particulier des langues nationales, ne peut être minoré, il ne peut pas non plus être l’unique aspect de la communication européenne, qui vise aussi à créer une culture politique commune. Enfin, les travaux de communication politique, dans le droit fil des propos tenus par Mercier (2017), invitent à faire de l’espace public un concept clé de l’analyse communicationnelle. Dans cette perspective, l’analyse de la politique de communication de l’UE peut se lire comme un lieu permettant de construire une interdisciplinarité féconde entre des traditions de recherche qui, comme le déplorent justement les auteurs de l’appel à communication de ce numéro, s’ignorent trop souvent.

Une enquête longitudinale ancrée dans l’épistémologie de la complexité

Après avoir clarifié notre positionnement théorique, il nous faut maintenant apporter quelques précisions d’ordre épistémologique et méthodologique. Première précision, notre étude porte sur la politique de communication des institutions européennes. Elle analyse la stratégie de communication mise en place et les outils utilisés pour le faire. Elle ne porte donc pas sur la communication électorale, mais sur la communication publique. Celle-ci est pleinement une communication politique, dans la mesure où elle se déploie dans l’espace public, en direction de tous les citoyens, et concerne la définition de l’intérêt général. Elle se développe dans le temps long et se distingue alors de la communication électorale, qui est une communication courte (pendant la campagne électorale) et partisane (faire gagner Paul plutôt que Jacques). Bien sûr, il n’existe pas de frontière nette entre les deux, puisque les personnes élues dans les institutions cherchent souvent à se faire réélire. Néanmoins, il s’agit bien de deux phénomènes différents et notre analyse se centre sur le lien entre institutions et citoyens, et non sur les stratégies visant à conquérir ou à préserver le pouvoir.

Deuxième précision, cette recherche concerne la communication institutionnelle interne de l’Union européenne (en direction des citoyens des pays membres) et non pas sa politique de communication externe (en direction des pays n’appartenant pas à l’Union européenne). De plus, nous n’ignorons ni les nombreuses tensions interinstitutionnelles et interétatiques caractérisant le système politique européen ni l’influence forte des groupes de pression sur la définition des politiques européennes (Shotton, 2011). Il n’existe pas une entité abstraite appelée « Union européenne » qui serait un acteur stratégique définissant, rationnellement et en toute indépendance, une politique de communication. C’est donc uniquement par souci d’alléger l’expression que nous proposons de parler de « politique de communication de l’Union européenne » (ou de « communication publique européenne[5] ») pour désigner la stratégie de communication mise en œuvre par la Commission européenne. En effet, celle-ci étant chargée de l’exécutif, elle doit aussi mettre en œuvre la politique de communication de l’Union, ce qu’elle fait officiellement à travers la Direction générale (DG) « Communication ». Par « communication européenne », nous entendons donc, ici, les stratégies et les outils mis en œuvre par la Commission pour s’adresser aux citoyens vivants dans les pays membres de l’Union[6].

Troisième précision, ce compte-rendu de recherche s’inscrit dans le champ des sciences de la communication en utilisant les outils conceptuels de la philosophie politique. Cette recherche s’enracine ainsi dans une conception particulière de la science : l’épistémologie de la complexité (Morin, 2004). Celle-ci, contrairement à une tradition bien établie, ne pense pas que le chercheur puisse porter un regard objectif sur le monde. Elle s’éloigne donc d’une démarche positiviste demandant au chercheur de regarder « les faits sociaux comme des choses », pour reprendre la célèbre expression de Durkheim, mais elle s’écarte également d’une perspective webérienne demandant au chercheur de suspendre, le temps du recueil des données, tout jugement de valeur. Ni positivisme ni neutralité axiologique donc, mais l’inscription dans un courant des sciences sociales qui, à l’image des auteurs rassemblés dans le livre collectif Le tournant de la théorie critique (Frère, 2015), vise à réconcilier approche critique et visée émancipatrice. Mais l’épistémologie de la complexité ne se réduit pas à une mise en relation de courants théoriques qui se combattaient : elle dénonce la séparation fictive entre l’homme et le chercheur. Ce dernier est un être social à part entière, incapable de se départir totalement de ses partis pris normatifs hérités de sa socialisation. Dès lors, le chercheur doit s’efforcer non pas de se détacher de ce qui contribue à la singularité de sa vision sur le monde, mais au contraire d’expliciter ce point de vue singulier, ceci non pour se complaire dans sa propre subjectivité, mais, tout au contraire, afin de faciliter le jugement critique de ses pairs. Cette réflexivité est d’autant plus nécessaire, signale Habermas (1997), que les acteurs sociaux sont aussi dotés de partis pris normatifs. C’est pourquoi on ne peut les comprendre, les saisir dans leur spécificité, si on ne s’est pas soi-même saisi dans sa propre singularité. Dans cette perspective, il convient d’exposer ces partis pris normatifs. En l’occurrence, la démocratie est une autonomie désirable (Castoriadis, 1975) menacée par une vision gestionnaire de la communication, la réduisant à une fabrique du consentement (Chomsky et Herman, 2008). Cet article s’inscrit alors dans une démarche de sciences sociales publiques (Buravoy, 2013) visant à contribuer à la réflexivité des citoyens européens.

Dernière précision, le texte présenté ici est un des aspects – repris et enrichi – d’une enquête beaucoup plus vaste entamée en doctorat (1990-1994) sur la politique de communication de l’UE (Dacheux, 2016). Cette enquête, qui rassemble vingt ans de travaux de recherche épars et discontinus, se fait depuis un point de vue singulier (une vision française d’un chercheur critique du marketing et d’un citoyen en désaccord avec la gouvernance actuelle) qui ne prétend pas à l’universalité, mais qui, par sa singularité même, a le mérite de dénaturaliser une vision technocratique qui confond marketing et communication, démocratie et gouvernance. Cette étude critique longitudinale a utilisé divers types d’outils méthodologiques : l’étude régulière de la presse[7], l’observation participante, l’analyse de sites Internet, des séminaires de recherche, des enquêtes en réception par questionnaires. Les deux premiers outils ont été utilisés de manière constante durant ces vingt années de recherche, les deux suivants ont été, peu à peu, abandonnés au profit du dernier.

Analyse de la politique de communication de l’UE mise en place depuis 2004

Démarré au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le processus d’unification pacifique des pays européens entre aujourd’hui dans une phase cruciale. Cruciale, puisque si l’Union européenne ne parvient pas à trouver très vite des solutions innovantes à la crise qui la secoue, elle sera confrontée à l’hostilité croissante des populations paupérisées qui sont de plus en plus tentées par les discours populistes réclamant sa fin. Le Brexit en est l’illustration la plus parlante. Pour faire face à ces défis, les instances européennes cherchent à mieux communiquer avec les citoyens de l’UE. Or instaurer une telle communication n’est pas simple : comment s’adresser à des citoyens n’ayant ni la même langue ni la même culture? Comment susciter des discussions politiques européennes sur des questions européennes quand n’existe pas un média de masse généraliste européen? Comment, en d’autres termes, développer une communication publique interculturelle? Nous verrons les problèmes structurels d’une telle communication internationale, avant de faire un retour historique sur la manière dont la Commission européenne a cherché à surmonter ces problèmes.

Les problèmes structurels d’une communication politique interculturelle à l’échelle de l’UE

À l’époque contemporaine marquée par une individualisation croissante de la société, les individus sont des êtres multiculturels (Frame, 2008) radicalement différents les uns des autres. C’est pourquoi toute communication est, en dernière analyse, une communication interculturelle. Dès lors, d’un point de vue théorique, les problèmes politiques d’une communication à l’échelle d’un État-nation pluriculturel de 60 millions d’habitants et ceux d’une communication à l’échelle d’une Union européenne qui en compte 500 millions sont quasiment identiques : construire un intérêt général commun entre des individus de plus en plus différents. Cependant, si l’on quitte cette fois la théorie pour la réalité empirique, on s’aperçoit que les approches de communication politique et de communication interculturelle doivent, au niveau européen, intégrer une donnée supplémentaire : la communication internationale, puisqu’il s’agit de s’adresser à des personnes vivant dans 28 nations ayant des traditions politiques et culturelles fort différentes. Ce qui implique des difficultés structurelles spécifiques liées à cette dimension internationale. Les quatre plus importantes sont :

1) Un principe de subsidiarité difficile à mettre en œuvre. Au vu du principe de subsidiarité, ce sont les États qui devraient prendre en charge l’information européenne de leurs concitoyens. Or beaucoup rechignent à le faire. Ils mettent en œuvre des campagnes de sensibilisation donnant plus un point de vue national qu’une vision européenne des enjeux. Surtout, comme le déplore la Commission, ils n’hésitent pas à faire des instances européennes le bouc émissaire de mesures impopulaires qu’ils ont pourtant négociées à Bruxelles.

2) Des moyens humains et financiers insuffisants. Pour mener à bien cette tâche titanesque, le budget et le personnel dont disposent les services d’information et de communication des différentes instances sont largement inférieurs à ceux d’une agence de publicité de dimension européenne (moins de 100 millions d’euros par an!).

3) L’absence d’un média de masse généraliste européen. Il existe de nombreux supports médiatiques transnationaux qui ont une audience non négligeable en Europe. Mais ces supports, à l’image de CNN, sont davantage des médias américains de diffusion mondiale que des médias européens proprement dits. Certes, ceux-ci existent bel et bien, mais ils sont, le plus souvent, thématiques (MTV Europe, Eurosport, par exemple) et ne concernent donc qu’un segment relativement étroit de la population européenne.

4) Les problèmes linguistiques. C’est un truisme qu’il convient de rappeler : l’Union européenne n’a pas une langue officielle, mais vingt-quatre[8]. Cette diversité linguistique complique singulièrement la mise en œuvre d’une politique de communication à l’échelle d’un continent. Même au sein des institutions européennes où les diplomates et les fonctionnaires sont pourtant polyglottes, cette pluralité linguistique génère de nombreuses difficultés : incompréhensions, surcoûts, allongements des délais, etc. À l’échelle européenne, le problème linguistique devient presque insoluble puisque moins d’un Européen sur deux se déclare capable de participer à une conversation dans une langue autre que la sienne[9]. C’est pourquoi certaines organisations désirant communiquer à l’échelon européen (entreprises, ONG, réseaux associatifs européens, etc.) adoptent l’anglais comme langue de travail. Toutefois, ce choix ne permet pas de résoudre toutes les difficultés linguistiques puisque, si l’anglais est couramment parlé dans les pays scandinaves, il est beaucoup moins compris dans les pays du Sud. Au total, seuls 38 % des Européens non anglophones se disent actuellement capables de maîtriser l’anglais pour participer à une conversation. Ils ne sont plus que 25 % lorsqu’il s’agit d’utiliser l’anglais pour rechercher de l’information dans les médias[10].

Il convient donc, avant de procéder à la description critique de la politique de communication de l’Union européenne, de garder en mémoire les difficultés théoriques et pratiques d’une communication politique à l’échelle d’un continent, mise en œuvre par un système institutionnel inédit dans l’histoire de l’humanité, avec la volonté affichée de préserver les différences culturelles. Un vrai casse-tête! Non pas un casse-tête chinois – la communication publique dans un pays autoritaire est toujours plus simple que dans un pays démocratique –, mais un casse-tête européen, que les institutions n’ont cherché à résoudre que très récemment. En effet, cela fait moins de quinze ans que l’Union européenne s’est dotée officiellement d’une politique de communication.

La politique de communication mise en place par l’Union européenne

Les souvenirs douloureux de la guerre et la vision technocratique de la construction européenne portée par Jean Monnet et sa politique des petits pas ont fait que la communication n’a pas été, pendant longtemps, un objectif stratégique des institutions européennes[11]. Quand il s’est agi, en 1986, date de l’arrivée de Jacques Delors à la tête de la Commission européenne, de quitter la sphère technocratique des négociations économiques pour créer un grand marché impliquant les consommateurs puis une Europe politique concernant tous les citoyens, cette indifférence polie a laissé place à une préoccupation croissante des institutions européennes[12]. Cette préoccupation s’incarne dans des textes de portée stratégique concernant la communication et dans des actions concrètes. Il convient cependant de distinguer deux périodes très différentes : le tournant du siècle où la commission Prodi, qui doit préparer des Européens de plus en plus eurosceptiques à l’introduction de l’Euro et à l’élargissement, envisage des réformes profondes de la politique de communication; le second semestre 2004, où la nouvelle Commission Barroso met effectivement en place une nouvelle politique de communication dans un contexte marqué par les records d’abstention aux élections européennes, par les conflits diplomatiques entre États membres qui se déchirent à propos de la guerre en Irak et, enfin, et peut-être surtout, par le lancement des débats autour de l’adoption d’un nouveau Traité constitutionnel.

2001-2004 : premières réflexions stratégiques

La Commission européenne a décidé, au changement de siècle, de se donner les moyens de faire face à ses problèmes de communication. En effet, comme l’explique son président dans un discours au Parlement européen :

À la base de tout cela, il y a un déficit de communication : si nous voulons rapprocher l’Union européenne de ses citoyens – c’est-à-dire rendre « Bruxelles » moins lointaine, moins étrangère –, nous devons expliquer les politiques de l’Union en termes clairs et simples et veiller à ce qu’elles puissent être discutées publiquement[13].

C’est pour atteindre cet objectif que Romano Prodi a réorganisé la direction générale chargée de la communication. La DG X (audiovisuel, communication, culture) et le service du porte-parole ont été supprimés. Ils ont été réarticulés au sein d’une nouvelle direction générale directement rattachée à Prodi, la DG « Presse et Communication », tandis que certaines missions (publication et transparence des débats) ont été confiées à la Commissaire responsable « de l’éducation et de la culture, de l’Office des publications, de l’Europe des citoyens et de la transparence », Viviane Reding. De plus, à la suite du Conseil européen d’Helsinki (décembre 1999), qui avait invité la Commission à étudier la politique d’information de l’Union européenne, la Commission européenne a, en juin 2001, rédigé une « communication » sur les réformes qu’elle jugeait nécessaires. Cette communication s’intitule Un nouveau cadre de coopération pour les activités concernant la politique d’information et de communication de l’Union européenne (Commission européenne, 2001b). Cette communication fait état d’un « malaise parmi les citoyens ». Le but du nouveau cadre de coopération est de répondre à ce « malaise » en proposant des réformes susceptibles de briser « le cercle vicieux du désenchantement » (Commission européenne, 2001b, p. 19). On le voit, les réformes proposées sont d’importance. La réflexion stratégique n’en restera d’ailleurs pas là, puisque deux autres textes portant sur les nouvelles orientations nécessaires de la politique de communication de l’Union vont suivre cette première communication[14].

Ainsi, entre 2001 et 2004, la Commission européenne a adopté trois communications relatives à l’information et à la communication qui, selon ses propres termes (Sec [2005] 985 final, p. 2), ont permis « une amélioration stratégique », mais « comportaient certaines faiblesses », comme « une mise en œuvre inappropriée ». Autrement dit, des textes sans effets concrets, d’où la détermination de Manuel Barroso qui, en nommant « Première vice-présidente » de la Commission européenne la commissaire responsable de la communication, Margot Wallström, pose, en 2004, un geste politique fort qui entraînera un certain nombre de réformes concrètes.

2004-2014 : les réformes stratégiques mises en œuvre

Le 12 août 2004, Manuel Barroso fixe deux priorités à la nouvelle Commission qui vient d’être difficilement investie par le Parlement européen : la compétitivité économique de l’Union et le rapprochement avec ses citoyens[15]. Effectivement, moins d’un an après cette déclaration, en juillet 2005, la Commission européenne a sorti trois textes-clés (un plan d’action[16], une communication de la Commission[17] et un Livre blanc[18]) qui jettent les bases de la nouvelle stratégie de communication de l’Union européenne. Afin de rendre intelligibles les réformes diverses et variées inspirées par ces trois textes-clés, nous les avons regroupés dans trois catégories : les problèmes structurels (diversité des langues, absence d’un média de masse généraliste européen, etc.), les problèmes opérationnels ( mise en avant de promesses qui ne se réalisent pas, utilisations d’arguments en contradiction avec l’objectif affiché, etc.) et les problèmes stratégiques (confusion entre information et culture civique, réduction de la communication politique au marketing, etc.). Cette grille d’analyse explicitée, passons en revue les principales réformes entreprises dont l’importance s’explique par le séisme politique que fut le rejet du Traité constitutionnel par deux pays fondateurs (France, Pays-Bas), séisme qui a permis à la Commission de mesurer l’importance de la communication dans le processus démocratique : « Il ne s’agit pas d’un exercice neutre et sans importance, mais d’un élément déterminant du processus politique[19]. »

1) Les problèmes structurels. Il convient, tout d’abord, de noter que cette nouvelle approche se développe dans un contexte où les problèmes structurels s’accroissent : développement de la population, augmentation du nombre de langues officielles, accentuation de l’illisibilité des traités européens, etc. Or ces problèmes structurels semblent pourtant sensiblement minorés dans le livre blanc de 2006, puisque la question centrale des langues n’est guère évoquée. Par contre, des efforts sont poursuivis dans deux directions : la création d’un espace médiatique européen; la construction d’un espace public européen.

Dans le premier domaine, la Commission : a renouvelé sa convention de partenariat avec Euronews (6,7 millions de téléspectateurs quotidiens en moyenne); a encouragé un réseau de radios européennes, le réseau Euranet, né en 2008 et qui rassemble seize radios de treize pays s’échangeant des programmes traitant de sujets européens (15 millions d’auditeurs[20]); a développé une chaîne spécifique sur YouTube (Eutube, 22 500 abonnées); et a, également, financé PressEurop, un site d’informations publiant, en dix langues, des articles provenant de 200 journaux reflétant la complexité et la diversité des points de vue sur la construction européenne. De même, l’UE a développé, grâce aux technologies numériques, des actions permettant aux journalistes locaux d’accéder aux conférences de presse de la Commission. Enfin, l’UE a misé sur les médias numériques, en refondant le portail Europa pour qu’il bénéficie de toutes les fonctionnalités interactives du web 2.0, en basculant les grands centres d’information comme Source d’Europe sur le net[21] et en cherchant à profiter de l’impact des réseaux sociaux numériques : présence sur Twitter (172 000 followers), Facebook (230 000 fans), Google+ (711 000 comptes)[22], etc.

Dans le second domaine, à la suite du plan D comme démocratie, dialogue, débat, élaboré au lendemain du rejet du Traité constitutionnel, l’UE a cherché à créer un espace public européen en multipliant les débats : ouverture de sites uniquement consacrés à la consultation (Votre point de vue sur l’Europe[23]) ou aux débats européens (Débat sur l’avenir de l’Europe[24]), mise en ligne, pour chaque Commissaire, d’un blogue, lancement d’une « Consultation européenne des citoyens », dans tous les pays de l’UE, création d’un site mis gratuitement à disposition des citoyens voulant lancer des initiatives citoyennes européennes (ICE), etc.

2) Les problèmes opérationnels. Ces changements de direction stratégique s’accompagnent de décisions plus pragmatiques, comme la réorganisation des réseaux d’information de l’Union[25], la volonté d’instaurer une communication de proximité s’incarnant dans un partenariat avec le Conseil des régions et l’obligation faite aux bénéficiaires des programmes européens d’utiliser le logo de l’UE, la réfutation systématique des erreurs véhiculées par les médias sur le site de la DG « Communication », la réponse aux attaques des gouvernements par le Service du Porte-parole, l’ouverture, dans les capitales européennes, d’« espace public européen » (European public space), lieux dédiés à la création de manifestations culturelles et de débats concernant l’UE, etc.

3) Problèmes stratégiques. La nouvelle approche de la Commission que l’on peut lire dans le Livre blanc de 2006 permet de résoudre les problèmes stratégiques les plus visibles. Tout d’abord, la Commission reconnaît avoir calqué sa communication sur le programme politique de l’Union et non sur les préoccupations des citoyens. Surtout, la communication n’est plus uniquement pensée comme un processus marketing permettant de vendre la construction européenne à des consommateurs méfiants, mais aussi comme « un processus à double sens » (Commission européenne, 2006, p. 2). Ainsi, pour mieux être à l’écoute des citoyens, la Commission demande à ses réseaux réorganisés de faire remonter l’information de terrain, s’engage à mieux analyser les résultats des enquêtes Eurobaromètre et développe des études qualitatives et quantitatives sur les questions posées par les citoyens au service Europe Directe. De même, la Commission commence timidement à distinguer information et culture civique[26] et note que « [l]’éducation civique […] est déterminante pour permettre aux citoyens d’exercer leurs droits politiques et de participer à la sphère publique » (Commission européenne, 2006, p. 7). Par ailleurs, la Commission essaie aussi de se départir de son déterminisme technologique : « s’il est évident que les technologies de communication sont importantes, les contacts directs restent toutefois déterminants » (p. 7). Enfin, la Commission intègre, en partie, le fait que la communication soit un processus participatif qui engage émetteur et récepteur. En plus des sites de consultation et de débat évoqués plus haut, la Commission européenne a

conçu et testé un nouvel outil de communication destiné à compléter la gamme d’instruments fondés sur une participation directe de la population. Il s’agit des « dialogues citoyen ». Le concept repose sur le modèle des réunions publiques et autres assemblées locales, dans lesquelles les responsables politiques écoutent et échangent avec les citoyens sur les politiques à suivre et les décisions à prendre (Commission européenne 2014a, p. 4).

Ces réformes d’ampleur ont-elles été couronnées de succès? Ont-elles favorisé l’émergence d’un espace public commun? C’est ce que nous allons voir maintenant.

Émergence d’un espace public européen?

Voulant remédier à la crise de confiance des citoyens, la Commission européenne s’est efforcée de développer une politique de communication qui vise à combler le déficit démocratique de l’UE en favorisant la naissance d’un espace public européen. Cette politique, fortement inspirée par Habermas, à qui il est d’ailleurs fait explicitement référence dans le livre blanc sur la gouvernance européenne de 2001, a-t-elle eu un impact performatif? Pour le savoir, nous avons enquêté sur les deux dimensions constitutives de l’espace public : la médiation et l’engagement.

Un espace européen de médiation?

L’espace public est un espace de médiation qui remplit trois fonctions principales : il est le lieu de la légitimation politique, le fondement de la communauté politique, la scène d’apparition du politique (Dacheux, 2008). À chacun de ces niveaux, existe-t-il des traces empiriques d’un espace de médiation européen, large et populaire? C’est ce que nous allons étudier maintenant.

1) Existe-t-il des espaces européens de légitimation des institutions européennes?

Les citoyens se sentent éloignés de ces décisions, du processus décisionnel et des institutions européennes. Ils éprouvent envers « Bruxelles » un sentiment de désaffection qui reflète en partie leur désillusion à l’égard de la politique en général. L’une des raisons de ce phénomène est le développement insuffisant d’une « sphère publique européenne » permettant au débat européen de se déployer,

souligne le Livre blanc sur la communication (Commission européenne, 2006, p. 5), mettant du même coup en lumière l’absence d’un espace public européen au sens habermassien du terme. Pour tenter de remédier à cette carence, les instances européennes entendent développer un « dialogue civil européen », c’est-à-dire une concertation ouverte aux ONG de manière à ce que les décisions prises ne soient plus perçues comme étant le produit d’un obscur cheminement technocratique unilatéral, mais comme le fruit d’un processus transparent de débats entre les institutions et les représentants de la société civile européenne. En réalité, un tel dialogue existe déjà depuis plusieurs années. Les enquêtes empiriques menées sur ce dialogue montrent que les instances européennes organisent régulièrement des colloques où des élus et des fonctionnaires européens confrontent leurs points de vue avec des chercheurs et des représentants des réseaux associatifs européens. Ces espaces sont bien des espaces délibératifs européens, mais ces espaces sont restreints à une élite et ne sont pas autonomes du pouvoir, dans la mesure où ils sont suscités, financés et animés par les instances européennes (Weisbein, 2002).

2) Les citoyens de l’Union européenne se réclament-ils d’une identité européenne? La réponse à une telle question est oui. Cependant, comme le signale Céline Belot (2010), elle dépend beaucoup de la manière dont on formule la question :

Un certain nombre de citoyens des États membres s’auto-qualifient d’« Européen ». [...] Les résultats des enquêtes quantitatives mettent cependant en évidence que leur nombre varie largement selon la question posée. Ainsi lorsqu’on leur demande à quelle unité géographique ils ont le sentiment d’appartenir avant tout, un très faible nombre d’entre eux citent l’Europe en premier (4 %) ou second choix (12 %). Par contre si on les interroge sur leur attachement à l’Europe, plus de 60 % s’y disent au même moment très ou assez attachés [...] (p. 27).

Par contre, ce que révèlent bien les études quantitatives type « Eurobaromètre », c’est le caractère élitaire de cette auto désignation :

les enquêtes quantitatives offrent un certain nombre d’éléments quant à la distribution du phénomène d’autoqualification comme « Européen ». Tous les travaux montrent en effet qu’un haut niveau de mobilisation cognitive (mesuré à travers la fréquence des discussions politiques et l’implication des individus dans ces discussions) et qu’un haut niveau de diplôme favorisent l’identification à l’Europe, les deux effets se renforçant (Belot, 2010 p. 28).

La conclusion que l’on peut tirer des études quantitatives portant sur l’identité européenne est donc double : d’une part, il existe bien des citoyens qui se sentent appartenir à une communauté politique européenne; d’autre part, ces citoyens sont très largement minoritaires. Il n’existe pas, à l’heure actuelle, un espace symbolique permettant à la majorité des citoyens de l’Union de se sentir membre d’une communauté politique européenne.

3) Peut-on identifier des espaces européens de mise en visibilité du système politique européen? En janvier 2012, six journaux européens – Le Monde (Fr.), The Guardian (G.-B.), El Pais (Esp.), la Süddeutsche Zeitung (All.), la Stampa (Ita.) et la Gazeta Wyborcza (Pol.) – se sont réunis pour proposer un journal quotidien racontant la « politique intérieure » des pays membres (27 à l’époque), preuve que l’espace médiatique européen est en mouvement, mais preuve aussi, par sa rareté même, qu’il n’est pas encore advenu. Effectivement, depuis 2003, tous les travaux consacrés à la médiatisation de l’information européenne concordent (Kopper, 2007; Le Torrec et Garcia, 2003; Marchetti, 2004; Stępińska, 2011; Utard et Ringoot, 2003) : l’information européenne est présente dans la presse nationale et régionale, tandis que se développent des médias transnationaux type Cafébabel ou Eutube consacrés à l’Union européenne. Au premier abord, l’Union européenne semble donc bien être un système politique qui se rend peu à peu visible aux membres de la communauté politique qu’il représente. Toutefois, les médias européens ne touchent qu’un public limité (6,7 millions de personnes par jour pour Euronews, pourtant la chaîne d’information internationale la plus regardée en Europe), alors que l’information européenne présentée dans les médias locaux et nationaux est partielle (centrée sur certaines institutions, comme le Conseil et le Parlement européen), culturellement autocentrée (marquée par le prisme local et national), partiale (reflétant les prises de position du média) et éclatée (elle varie d’un type de média à l’autre, d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre).

Au terme de cette étude, on peut apporter une conclusion simple et nette : la construction politique de l’Union européenne ne s’appuie pas, aujourd’hui, sur un espace symbolique possédant les trois caractéristiques constitutives d’un espace de médiation[27]. Parvient-on au même résultat lorsqu’on s’intéresse à la deuxième dimension de l’espace public, celle de l’engagement?

Un espace européen d’engagement?

Il est plus difficile de répondre à cette question, car les études scientifiques manquent. Pourtant, si l’on s’intéresse aux deux éléments de l’engagement que nous avons identifié par ailleurs (Dacheux, 2016), soit la participation à des dispositifs européens et la manifestation physique dans des lieux publics, on peut faire à peu près le même type de constat.

1) Les citoyens participent-ils massivement aux dispositifs institutionnels mis en place par l’Union? Tout dépend de ce que l’on entend par « massivement », puisque si les chiffres – fournis par l’Union européenne, ce qui en limite la crédibilité – sont quantitativement importants; ils sont sans commune mesure avec la population de l’Union européenne qui, rappelons-le, dépasse les 500 millions d’habitants[28]. En effet, les chiffres donnés par les bilans de la DG « Communication » donnent : 830 000 personnes s’étant adressées, en 2013, aux services Europe direct; 250 000 visiteurs annuels pour le Parlement européen; 3,2 millions de personnes ayant participé aux 1 438 événements locaux organisés par les différentes représentations de la Commission dans les 28 pays de l’UE. Ces chiffres sont importants et montrent une certaine efficacité de la politique de communication mise en place par l’UE, même s’ils ne permettent pas de voir les évolutions du public touché (est-ce que les citoyens se déplaçant pour les événements européens changent, ou a-t-on affaire, d’une année sur l’autre, au même noyau dur de pro-européen déjà convaincus?).

De même, le succès du dispositif participatif phare instauré par l’Union européenne, l’Initiative citoyenne européenne (ICE), est mis en avant par la Commission européenne : « il s’agit là du tout premier instrument de démocratie participative au niveau de l’UE. Depuis son lancement en avril 2012, plus de 5 millions de citoyens ont soutenu plus de 20 initiatives différentes » (Commission européenne, 2014b, p. 2). Sur ces vingt ICE, deux seulement ont été validées par la Commission européenne (Dufrasne, 2017) : « L’eau et l’assainissement sont un droit humain! L’eau est un bien public, pas une marchandise! » (signée par 1,6 million de citoyens[29]) et l’ICE « Un de nous », qui portait sur le respect par la recherche de la dignité des embryons humains (signée par 1,7 million de citoyens[30]). Effectivement, avoir réussi, malgré la lourdeur financière et administrative d’un tel dispositif, à recueillir cinq millions de signatures est un exploit. Exploit relatif, cependant, car cela ne concerne qu’un pour cent de la population totale. Exploit temporaire, surtout, car le fait que la Commission n’ait pas proposé, à la suite à ces deux initiatives réussies, de nouvelles législations, risque d’en décourager plus d’un! D’autant plus que les quelques chiffres que l’on possède sur d’autres dispositifs participatifs mis en place par la Commission sont, eux, très médiocres. On peut même parler d’échec cuisant pour les consultations publiques européennes lancées par l’UE. Par exemple, la consultation publique sur la citoyenneté européenne organisée, en ligne, par la Commission européenne du 9 mai au 27 septembre 2012 n’a intéressé, selon les dires mêmes de la Commissaire responsable de cette consultation, Viviane Reding, que 11 598 personnes. Tous ces chiffres indiquent donc l’existence de très nombreux citoyens qui s’engagent dans les dispositifs communicationnels et politiques mis en place par l’Union, mais il ne s’agit là que d’une minorité active, bien loin de regrouper ne serait-ce que 5 % de la population de l’UE.

2) Les citoyens européens s’engagent-ils dans des lieux publics européens? Il n’y a pas de démocratie sans une société civile qui puisse faire entendre sa voix dans l’espace public, rappelle Habermas (2006). Or, s’il existe de très nombreux think thank européens (Notre Europe, Fondation Schuman, Confrontations Europe, etc.) composés de militants professionnels proches des institutions et pourtant prétendant incarner la société civile européenne, les mouvements de citoyens auto-organisés capables d’agir à l’échelle de l’UE sont, en revanche, encore peu nombreux. En effet, organiser des grèves à l’échelle de tous les pays de l’Union, ou faire converger des manifestations de toute l’Europe à Bruxelles, demande des capacités logistiques et des ressources financières que peu de mouvements sociaux possèdent. Des tentatives comme la grève générale du 14 novembre 2009 ne sont guère nombreuses et rencontrent, suivant le pays, des succès très inégaux. Bien entendu, comme en février 2003, on peut voir un appel international (celui lancé contre la guerre en Irak) mobiliser de très nombreux citoyens : 2 millions en Espagne, 3 millions en Italie, 500 000 en Allemagne. La paix est dans les gènes de la construction européenne et les citoyens de l’Union sont descendus en masse dans les rues pour la défendre. Sans forcément être entendus de leurs gouvernements, d’ailleurs.

Mais cette formidable mobilisation reste, pour l’instant, un phénomène isolé. Elle ne s’est pas – pas encore? – reproduite ni au moment du coup de force institutionnel que représente l’adoption du Traité de Lisbonne ni au plus fort de la crise économique née en 2008. Faut-il donc conclure à l’absence d’engagement européen des citoyens? Oui, si l’on considère la faiblesse quantitative des mouvements protestataires de dimension européenne, bien que, depuis la crise de 2008, de nombreux mouvements contre l’orientation libérale actuelle de l’UE et, surtout, contre la construction européenne elle-même se multiplient. Oui encore, si l’on s’intéresse au Service volontaire européen (SVE)[31] qui, entre 2007 et 2013, n’a mobilisé que 41 000 personnes[32]. Par contre, si l’on s’intéresse à l’engagement associatif proeuropéen, la réponse est plus contrastée. En effet, aujourd’hui, l’ensemble des secteurs associatifs (en tout cas ceux s’intéressant à l’intérêt général) s’est désormais constitué en réseaux européens (Weisbein, 2000) et a même mis en place des outils, comme le Forum permanent de la société civile européenne[33], qui sont des instruments de lobbying politique et des espaces civils d’auto-organisation où l’on tente d’instaurer un débat européen sur des questions européennes.

Ces associations européennes constituent donc bien des espaces d’engagement où l’on éprouve physiquement la citoyenneté européenne. Mais ces engagements européens sont, dans les faits, réservés à une élite associative, celle des permanents s’occupant, au sein des têtes de réseaux, des relations internationales. Ces réseaux civiques européens sont donc bien le vecteur d’un engagement européen, mais cet engagement est limité à un nombre très réduit de militants associatifs : la plupart des bénévoles des associations locales ne savent même pas qu’ils font partie (du fait de l’adhésion de leur fédération nationale) de réseaux civiques européens. Au total, l’action de la société civile européenne est assez faible mais très clivée. Il y a, effectivement, une différence marquée entre les associations proeuropéennes cherchant à s’immiscer dans le jeu institutionnel (au travers des consultations, des ICE ou du lobbying) et les mouvements populistes s’opposant aux politiques menées par l’exécutif européen. Les premières créent une amorce d’espace civique européen peu autonome vis-à-vis des institutions, les seconds constituent un embryon d’espace civique oppositionnel autonome (Chambru, 2017). Les deux ne permettent pas, pour l’instant, de construire un espace d’engagement interculturel européen. Il n’existe donc pas une société civile européenne s’engageant massivement dans les espaces publics de l’Union, même si c’est dans ce domaine que la construction d’un espace public européen a le plus avancé.

Au total, si les deux dimensions constitutives de l’espace public européen (la médiation et l’engagement) ne sont pas absentes – il existe bel et bien un « espace public européen en construction[34] » –, elles ne sont pas, à l’heure actuelle, suffisamment fortes pour constituer un espace public européen large et populaire. La politique de communication de l’Union européenne est donc, dans cette perspective, sans effets performatifs majeurs.

Conclusion

Au terme de cette étude longitudinale de la communication européenne, on s’aperçoit, sans surprise, qu’il ne suffit pas de mettre en œuvre une stratégie de communication cohérente et de multiplier les outils de communication pour que se développe un espace public large et populaire. Jamais, dans l’histoire de l’humanité, le lien technique n’a engendré le lien politique (Dodier, 1997). Comme le disait déjà Dominique Wolton, en 1993, un espace public européen ne se décrète pas d’en haut, ce que confirment les travaux historiques les plus récents (Doria et Raulet, 2017). Plus intéressant encore, cette étude montre tout l’intérêt heuristique de croiser communication internationale et communication interculturelle. Il est, en effet, impossible d’analyser correctement la politique de communication que la Commission met en œuvre à l’adresse des habitants des 28 pays membres (bientôt 27) sans tenir compte du but politique (l’unité dans la diversité) et de la contrainte normative (respecter les différences culturelles) que la construction européenne impose à la DG Communication. Ce que permet de comprendre cette étude sur la communication européenne, c’est peut-être que ce croisement entre communication interculturelle et communication internationale nécessite de valoriser la dimension politique. La focalisation actuelle sur les enjeux techniques de la communication internationale (Agobli, 2015; Cabedoche, 2017) et la surdétermination de la variable culture dans la compréhension de la communication interculturelle (Ogay, 2000; Frame, 2008) empêche de saisir les enjeux stratégiques, idéologiques et utopiques à l’œuvre dans la communication transfrontière contemporaine. La meilleure manière de croiser communication internationale et communication interculturelle est peut-être de les unir à la communication politique.