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Ethnographier les médias sociaux et observer leurs dynamiques

Les médias sociaux [1] sont l’agora du 21 e  siècle par excellence. Ceci est régulièrement mis en avant par les magnats d’Internet, notamment par Facebook, qui se présente comme une « plateforme d’expression de soi et d’ouverture au monde » sur laquelle l’utilisateur « va révéler sa vie, son quotidien, ses pensées et donc une part de son intimité » (Gozlan, 2013, p. 122). Facebook est un espace hautement politisé où sont discutées élections et votations et où les points de vue se rencontrent et s’affrontent. C’est aussi un espace où se discutent les conflits et où les parties prenantes se retrouvent soit dans un face à face avec l’adversaire soit en intragroupes conciliants et homogènes, comme c’est le plus souvent le cas (Pariser, 2012). Comme l’expliquent DiMaggio et al . (2001), il faut saisir qu’« Internet enrichit et complémente plutôt qu’il ne remplace les sources traditionnelles d’information politique [2]  » (p. 320). Beaucoup de sources utilisées pour parler de politique sur Facebook sont d’ailleurs des liens vers les sites Internet de journaux dits « traditionnels ».

Cet article se situe dans le cadre d’un projet de recherche plus large qui vise à analyser les représentations et les discours sur le conflit israélo-palestinien sur les médias sociaux [3] . Il se situe dans la lignée de l’anthropologie digitale (Horst et Miller, 2012), aussi appelée ethnographie digitale ou netnographie (Kozinets, 2009), une discipline qui vise à faire usage des techniques et des outils ethnographiques pour étudier les espaces numériques [4] . Dans cet article, nous verrons un certain nombre d’exemples où l’on observe le développement d’un discours de délégitimation tourné vers celui dont on ne partage pas l’opinion, ici dans le cadre spécifique des débats autour du conflit israélo-palestinien. Cela sera fait à partir de publications audiovisuelles dont nous analyserons non seulement le contenu, mais également la réception en nous penchant sur les commentaires.

Comme l’explique Joseph Reagle (2016), les commentaires représentent un moyen de communication qui existe en réaction à quelque chose, mais qui ne répond pas forcément directement ou immédiatement à cette chose : « Bien que le commentaire soit réactif, il n’est pas toujours pertinent ou substantiellement stimulant […], il est asynchrone, ce qui signifie qu’il peut être fait dans l’espace de secondes, d’heures ou même de jours [5]  » (p. 2). Le même auteur rappelle qu’un commentaire a un objet, un auteur et une audience qu’il faut prendre en compte, sans oublier ses «  intentions and effects  » (p. 17). Les commentaires présentés sont contextualisés en prenant l’ensemble de ces aspects en considération.

Par la prise en compte des commentaires, nous visons de saisir les dynamiques sociales qui se développent en réaction à la publication de contenus audiovisuels sur Facebook. Ces dynamiques sont en partie différentes des dynamiques hors ligne. En effet, les médias sociaux sont des espaces où la parole est parfois plus libérée qu’ailleurs et où des opinions qui sortent de la norme ou qui sont censurées hors ligne parviennent à se faire entendre. On peut même considérer que, s’ils ne font pas « disparaître les règles de civilité, les échanges électroniques » donnent « davantage de liberté que les relations en face-à-face » (Greffet et Wojcik, 2008, p. 27). La place laissée aux commentaires les plus extrêmes conduit, dans certains cas, à l’invisibilisation des contenus plus modérés. Il est essentiel de prendre les commentaires en considération puisqu’ils influencent considérablement la manière dont les autres utilisateurs reçoivent les contenus qu’ils visionnent (Lee et Jang, 2010; Walther et al ., 2010;).

Notre but est d’observer comment les paroles prononcées permettent de disqualifier l’Autre pour mieux répondre aux revendications d’un groupe d’opinion, pour faire face à la menace que représente l’avis de l’opposant et, potentiellement, pour justifier le recours à la violence contre lui (Oren et Bar-Tal, 2007). On trouve différentes stratégies de délégitimation sur les pages Facebook qui appartiennent au corpus étudié ici [6] . Cet article se focalise sur la stratégie discursive qui consiste à assimiler les actions de l’adversaire politique avec celles du nazisme de façon à le déshumaniser (Bandura, 1999). En faisant usage d’exemples montrant les différentes perspectives existantes, nous montrons que la délégitimation par ce moyen se retrouve de part et d’autre du conflit.

Un environnement propice au développement de discours de haine

La discipline des humanités digitales se sert des nouvelles technologies comme outils pour la recherche en sciences humaines et sociales (Terras, Nyhan et Vanhoutte, 2013). Se situant dans cette optique, des chercheurs font usage des médias sociaux comme d’un lieu d’exploration scientifique. Certains s’en servent pour étudier et cartographier les réseaux sociaux sur Internet, par exemple en analysant des réseaux politiques sur Twitter (Maireder et Ausserhofer, 2014) ou sur Facebook (BuildUp et MISTI, 2018). D’autres cherchent à comprendre l’impact des médias sociaux sur des évènements tels que le Printemps arabe (Howard et Hussein, 2013), sur les évolutions de pratiques religieuses (Gillespie, Herbert et Greenhill, 2013) ou encore sur les imaginaires migratoires (Souiah, Salzbrunn et Mastrangelo, 2018).

Sur les médias sociaux, on trouve beaucoup de contenus audiovisuels. Parmi les innombrables images et vidéos qui sont partagées sur les médias sociaux, une part non négligeable véhicule du contenu haineux ou violent ( hate speech ou dangerous speech ). Benesch et al. (2018) définissent le discours dangereux comme « toute forme d’expression (discours, textes ou images) qui peut augmenter le risque que son auditoire approuve ou commette de la violence contre les membres d’un autre groupe [7]  » (s. p.). Les médias sociaux sont parfois utilisés par des groupes armés pour propager la haine (Lanz et Eleiba, 2018). Ils peuvent à l’inverse servir à contrer les discours de haine comme tentent de le démontrer plusieurs études pilotes de médiation en ligne sur Facebook (Frenett et Dow, 2015) ou sur YouTube (Mathew et al. , 2018). Certains chercheurs se sont efforcés d’isoler les facteurs qui amènent à ce qu’un conflit se développe dans les sections de commentaires de vidéos (Bou-Franch et Garcès-Conejos, 2014). D’autres se sont concentrés sur les cas où apparaissent des contre-discours, c’est-à-dire des situations où un individu prend le contrepied par rapport aux autres commentateurs (Wright et al. , 2017).

Démarche méthodologique

Avant de présenter les exemples tirés de Facebook, nous allons brièvement revenir sur le processus qui a permis la collecte de ces données. Ayant précédemment mené des enquêtes ethnographiques sur Facebook sur d’autres thématiques (Mastrangelo, 2017, 2018, 2019; Souiah, Salzbrunn et Mastrangelo, 2018), nous avons choisi de faire à nouveau usage de cette plateforme comme espace de collecte de données.

Après avoir mené une recherche exploratoire à partir d’une grande variété de mots-clés [8] dans le but d’avoir une vision d’ensemble des représentations du conflit israélo-palestinien sur Facebook, nous avons choisi une combinaison unique de mots-clés : « Israel + Palestine ». Ayant pour objectif de mener une recherche de nature qualitative qui se base sur une analyse détaillée des contenus publiés, nous avons décidé de limiter le corpus de pages Facebook à quinze pages, de façon à ce que la masse de données soit gérable [9] . La délimitation du corpus a été réalisée à partir de critères de sélection précis [10] . Une fois le corpus délimité, nous avons choisi de limiter l’analyse à l’ensemble des publications qui se trouvent sur ces pages sur une période temporelle donnée, soit entre début janvier et fin juillet 2018 (7 mois). Dans l’optique d’analyser les discours et les représentations, nous avons pris en compte tous les contenus publiés sur ces pages, que ce soit sous la forme d’images (photographies, caricatures, dessins), de vidéos ou de textes (articles de journaux, liens vers des blogues, statuts) [11] . Au total, le corpus comporte 359 articles, 243 images, 130 vidéos, 348 pages de commentaires et 85 statuts. Les codes utilisés ont été délimités selon une approche inductive. Cet article s’appuie sur l’usage d’un code spécifique qui recouvre toute référence directe ou indirecte au nazisme.

Éléments de contexte

Comme nous l’avons mentionné, les données ont été collectées sur une période chronologique qui va de début janvier à fin juillet 2018. L’année 2018 possède un caractère particulier puisqu’elle a marqué les 70 ans de la commémoration de la proclamation d’indépendance de l’État d’Israël (15 mai 1948) et de l’exode palestinien, appelé nakba (« désastre »). La Marche du retour, qui a lieu chaque année, est une manifestation qui vise à rappeler le souvenir de cet exode et à revendiquer le droit au retour des Palestiniens sur leurs terres. En 2018, cette marche a pris une ampleur jamais vue auparavant et a eu lieu chaque vendredi, du 30 mars au 15 mai [12] . Cet évènement a pris une ampleur particulière non seulement en raison de la date symbolique de commémoration des 70 ans, mais aussi en raison de la décision des États-Unis de déplacer leur ambassade à Jérusalem. Par cette action, le gouvernement Trump porte un coup dur à la cause palestinienne puisque cela signifie la reconnaissance officielle par les États-Unis de Jérusalem en tant que capitale de l’État d’Israël [13] . Le corpus de données récoltées porte en grande partie sur cette période chronologique. Il est donc logique qu’une part importante des publications fassent référence à la Marche du retour et aux évènements qui ont eu lieu autour de la commémoration des 70 ans de la nakba /indépendance israélienne.

Déshumaniser l’Autre en l’assimilant au nazisme

Sur Facebook, on trouve un très grand nombre de représentations du conflit israélo-palestinien. En accord avec les observations de Ruesch (2011), nous constatons que la sphère Facebook qui traite de ce thème est largement polarisée, ce qui est aussi le cas à plus large échelle sur Facebook (Pariser, 2012). On remarque en effet que la plupart des groupes Facebook qui abordent ce sujet ont un positionnement nettement marqué. Quant aux pages présentant des points de vue plus modérés ou qui s’efforcent de promouvoir le dialogue, elles sont très minoritaires et leur nombre d’abonnés est nettement moins important.

Lorsque l’on analyse les représentations du conflit israélo-palestinien sur Facebook, on constate la récurrence de certaines thématiques, parmi lesquelles les parallèles qui sont faits avec la Seconde Guerre mondiale et surtout avec le nazisme. La comparaison avec le nazisme est un moyen fréquemment utilisé pour décrédibiliser et, surtout, pour déshumaniser l’adversaire (Bandura, 1999). Il est intéressant d’observer que cette forme de déshumanisation est opérée en miroir d’un côté et de l’autre du conflit [14] . Si ce sont les Israéliens, et en particulier l’armée israélienne, qui sont le plus souvent comparés au régime nazi [15] , le côté palestinien subit aussi le même type de comparaison, en particulier le Hamas [16] .

Nous allons maintenant voir un certain nombre d’exemples [17] tirés du corpus Facebook qui a été délimité pour mener cette enquête. L’objectif est de présenter non seulement les contenus publiés, mais également de se pencher sur la réception de ces publications par l’analyse des commentaires.

Le 23 juin 2018, une vidéo intitulée « Hamas ou nazis? Le jeu » (Figure 1) a été publiée sur la page «  Israel Fans [18]  ». Il s’agit en fait d’un partage depuis la page Facebook «  Israel Advocacy Movement [19]  » qui se définit comme un « “mouvement de masse” de partisans d’Israël » dont l’objectif est de « lutter contre l’hostilité britannique à l’égard d’Israël [20]  ». Cette publication est accompagnée par un commentaire qui explique, sur un ton ironique, qu’il s’agit d’un jeu qui promet de l’« amusement pour toute la famille! ».

Figure  1

La vidéo « Hamas ou nazis? Le jeu[21]  »

La vidéo « Hamas ou nazis? Le jeu21  »

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Cette vidéo, dont le contenu est intégralement en anglais, commence avec le titre de la vidéo accompagné de deux figures dans un style « bande dessinée » : à gauche, un soldat du Hamas avec un lance-roquettes sur l’épaule et, à droite, un gradé nazi. L’introduction se veut décalée avec une musique joyeuse et entraînante qui pourrait faire penser à un jeu télévisé. À l’écran, on peut lire : « Véritables citations de l’organisation terroriste palestinienne Hamas », puis « véritables citations de nazis » et, enfin, « Pouvez-vous faire la différence? ». Après cette brève introduction commence la vidéo à proprement parler, qui consiste en des séquences de questions-réponses entre un animateur et des gens dans la rue (très probablement au Royaume-Uni). Le montage vidéo donne l’impression que l’animateur pose simultanément la même question à plusieurs personnes. La question apparaît ensuite systématiquement à l’écran avec un rappel de la musique entraînante de l’introduction et le retour des deux figures. Les trois citations sont les suivantes : « Les Juifs doivent être chassés hors de nos maisons »; « annihiler complètement les Juifs »; « Notre nation a été mise à l’épreuve par la part cancéreuse que sont les Juifs ». Les personnes interrogées sont des jeunes hommes et femmes de langue maternelle anglaise, toute comme l’animateur lui-même.

Dans la majorité des cas, les gens attribuent aux nazis les citations lues par l’animateur. Le montage vidéo met l’accent sur la surprise des participants lorsqu’ils apprennent qu’elles viennent du Hamas. À plusieurs reprises, on voit les participants s’exclamer qu’« [i]ls [le Hamas et les nazis] sont en fait exactement les mêmes » (1 min 30 s) ou que « si quelqu’un dit une chose pareille c’est que c’est un nazi non? » (1 min 12 s). L’animateur acquiesce systématiquement sans toutefois chercher à trop en rajouter. Plus loin est présentée une photographie de croix gammée aux participants et il leur est demandé de deviner à qui appartient ce symbole. Tout le monde semble répondre qu’il appartient aux nazis. L’animateur, qui peine à cacher sa satisfaction, explique qu’il appartient au Hamas. Il montre alors une version différente de la même photo, avec un zoom arrière. On y voit deux drapeaux palestiniens qui entourent un drapeau blanc avec une croix gammée noire. On découvre que le trio de drapeaux se trouve en fait juste derrière un mur de barbelés, qui est une ligne de démarcation entre Israël et Gaza (2 min 37 s). Cette image a été utilisée à de nombreuses autres occasions, comme on le verra plus loin. On revient ensuite aux participants et à leurs réactions face à cette image. Une des participantes déclare que « le Hamas et les nazis doivent probablement très bien s’entendre » (2 min 48 s). Cela suscite un éclat de rire commun, puis l’animateur ajoute qu’« ils ont beaucoup de choses à se dire ». La dernière scène montre un jeune participant qui explique qu’il ne savait pas que le Hamas était autant antisémite. La scène d’entretiens de rue laisse ensuite la place à un texte en blanc sur fond noir qui déclare : « Le Hamas est une organisation raciste et génocidaire ». Puis, une seconde page dit : « Leur charte de fondation appelle à la destruction d’Israël et à l’extermination des Juifs ». Cela est suivi par une citation de la charte en question et se termine par la proposition de poursuivre ce travail de diffusion de la connaissance envers ceux qui « essaient de justifier une organisation raciste qui s’oppose à la paix comme le Hamas ».

Cette vidéo vise à montrer que la plupart des gens ont un point de vue fondé non sur la connaissance du contexte israélo-palestinien, mais sur des idées préconçues qui reposent sur une médiatisation tronquée du conflit. Faisant usage de l’ironie, l’animateur cherche à prendre les gens au dépourvu et à les mettre en scène en train de se remettre en question. La légitimation du point de vue proposé par le créateur de cette vidéo est renforcée par l’étonnement exprimé par des individus inconnus qui sont interrogés dans la rue.

Les commentaires liés à cette publication vont tous dans le même sens et corroborent les idées véhiculées par la vidéo. Tous les commentateurs s’efforcent d’appuyer l’idée qu’il n’y a que peu ou pas de différence entre le Hamas et les nazis. Un commentateur pose que la majorité « de la haine contre les Juifs découle de l’ignorance [22]  » et qu’il est par conséquent nécessaire de diffuser la vérité. On retrouve ici l’idée très répandue sur les pages Facebook à tendance pro-israélienne selon laquelle les médias proposeraient tous une vision tronquée et défavorable à la cause israélienne. D’autres commentateurs font des parallèles avec d’autres vidéos. Un premier lien amène vers une vidéo qui offre le même type de questions-réponses pour montrer les similitudes entre ISIS et le Hamas, ceci dans le but de décrédibiliser l’organisation palestinienne. On trouve aussi un lien vers une vidéo sur la rencontre entre le Grand Mufti de Jérusalem du temps du mandat britannique, Amin El-Husseini, et Hitler. La figure de El-Husseini, qui a collaboré avec les nazis (voir Metzger, 2007), est reprise ailleurs sur les médias sociaux pour expliquer ce qui est considéré comme l’antisémitisme des Palestiniens. Ce lien est accompagné d’un commentaire qui pose que cette rencontre prouve, par un exemple célèbre, qu’« ils [les Palestiniens et les nazis] s’entendent bien [23]  ».

Ce commentateur opère une « stratégie discursive de légitimation » (Charaudeau, 1995) qui lui permet de s’appuyer sur cet exemple pour faire passer son point de vue, qui représente une généralisation, pour le seul valable. Étant donné le caractère extrêmement homogène de la section de commentaires, on peut déduire que les personnes qui interviennent ici appartiennent à une même communauté en ligne. À l’inverse d’autres exemples, on n’observe pas de cas de contre-discours. Il s’agit d’un exemple type de contenu qui est destiné à renforcer des liens intragroupes à travers l’usage d’idées communément acceptées. La stupéfaction montrée dans la vidéo par les participants, qui ne sont pas membres de cette communauté, contribue à renforcer le sentiment d’appartenance (Yuval-Davis, Kannabiran et Vieten, 2006) au groupe Facebook et à ses valeurs.

Créé en 2014, « Free Palestine [24]  » est un groupe Facebook dont l’objectif est d’« exposer la vérité à propos de l’occupation de la Palestine et de faire savoir au monde que la Palestine ne sera jamais oubliée [25]  ». Comme son nom l’indique, ce groupe très dynamique et très suivi (144 950  abonnés ) est nettement orienté en faveur de la cause palestinienne. Le 20 mai 2018, l’administrateur du groupe publie un photomontage qui montre Avi Dichter (député à la Knesset, le parlement israélien), présenté comme le « leader israélien », en costume nazi (Figure 2; 215  likes /réactions et 117 partages). L’administrateur accompagne cette image du commentaire suivant, en anglais : « C’est ce que disent les dirigeants israéliens de la Grande marche du retour. À qui vous font-ils penser? [26]  ». Au lieu de faire directement le lien entre autorités israéliennes et nazisme, l’auteur de cette publication préfère interpeller le lecteur et lui demander de faire le rapprochement par lui-même. À la manière d’une bande dessinée, une bulle de dialogue placée devant Avi Dichter dit, en anglais : « Israël a assez de balles pour tuer tous les manifestants à Gaza [27]  ». Le texte en arabe placé en haut de l’image dit la même chose [28] . Sous ce texte se trouvent les drapeaux israélien et nazi, l’un face à l’autre et qui semblent se fondre l’un dans l’autre.

Figure  2

Un député israélien représenté comme un haut gradé nazi[29]

Un député israélien représenté comme un haut gradé nazi29

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Il est intéressant de se pencher sur les commentaires liés à cette publication qui a été publiée sur une page très clairement pro-palestinienne. Les commentaires présentent des points de vue variés. Parmi ceux-ci, on trouve un commentateur qui déclare : « Ils ont fait ce qu’il fallait faire. Vous envoyez vos propres enfants à la frontière de Gaza [30] . » Ce commentaire possède une tonalité très froide et neutre. Il justifie l’action menée par l’armée israélienne tout en mobilisant la figure de l’enfant, symbole suprême de l’innocence. Ceci permet de rationaliser l’action que l’on soutient par l’usage d’une « stratégie discursive de crédibilité » (Charaudeau, 1995). Cela permet aussi de décrédibiliser l’adversaire considéré comme suffisamment inhumain pour amener des enfants sur le front du conflit.

La personne suivante, en complet désaccord, prédit la chute prochaine d’Israël («  Israel will fall…  »). À nouveau, un commentaire vient en quelque sorte à contre-courant et dit : « Pouvez-vous leur faire des reproches? Les dirigeants du Hamas ordonnent aux Palestiniens d’apporter des couteaux pour qu’ils puissent trancher les cœurs des Israéliens après avoir franchi la clôture [31] . » L’auteur de ce commentaire opère une « stratégie discursive de captation » (Charaudeau, 1995) qui vise à provoquer un état émotionnel chez les lecteurs et à les convaincre qu’il est nécessaire, coûte que coûte, d’empêcher que des meurtres ne soient commis. Ce commentaire, comme d’autres, justifie la répression militaire menée contre les manifestants palestiniens. La responsabilité de cette répression est mise sur le compte du Hamas, voire sur celui des Palestiniens eux-mêmes. À l’inverse, on trouve des commentaires qui vont dans le sens opposé et qui condamnent de façon virulente les agissements de l’armée israélienne. On trouve par exemple un individu qui qualifie les Israéliens de « tueurs » et qui fait appel à Dieu pour les punir. Il écrit : « Puisse la colère d’Allah tomber sur tous les soldats sionistes et sur [leur] gouvernement [32]  ». Loin d’être toujours des espaces neutres et homogènes, les sections des commentaires sont parfois des lieux d’échanges virulents entre des gens aux positionnements antagoniques.

Voici maintenant un exemple tiré du groupe «  All the Truth about what happening in Israel [33]  ». Ce groupe Facebook (130 588  abonnés ), créé en 2011, offre une perspective très clairement pro-israélienne. Il a pour crédo de n’« avoir qu’une seule règle qui est que peu importe ce que tu publies, cela DOIT être la VÉRITÉ [34] ! ». Le 7 avril 2018, l’administrateur de ce groupe publie la photographie présentée à la Figure 3 (558  likes /réactions et 409 partages). On y voit, au premier plan, un grillage dans une zone désertique, très certainement une zone de démarcation territoriale. Au centre de la photographie, on voit flotter deux drapeaux palestiniens qui entourent un drapeau blanc avec une croix gammée noire. Sur un ton très sobre, l’administrateur commente : « 4.6.18 [6 avril 2018]. Gaza. Et pas un seul journaliste étranger n’a rapporté cela [35] . » Ce type de publication est à situer dans un contexte particulièrement tendu, soit la phase des manifestations de la Grande marche du retour (initiée le 30 mars 2018) qui commémore les 70 ans de l’exil palestinien [36] . Le rapprochement opéré ici entre Palestiniens et nazis cherche à susciter l’indignation généralisée des internautes, de par le rappel de la Shoah, soit par une « stratégie discursive de captation » (Charaudeau, 1995). Ce commentaire s’inscrit dans un registre qui est fréquent sur ce type de pages Facebook : la dénonciation de la désinformation des médias étrangers.

Figure

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Comme avec l’exemple précédent, les commentaires sont très homogènes. À l’exception d’une personne qui prend le contrepied et déclare, sur le ton de la provocation, que cela est « magnifique! », les commentateurs partagent tous la même opinion. On distingue trois topoï principaux. Il y a tout d’abord l’idée selon laquelle les médias ne sont pas impartiaux sur la question du conflit israélo-palestinien. De cela découle la nécessité de faire savoir au monde ce qui se passe véritablement en Israël et en Palestine. Un des intervenants demande à un maximum de gens de partager cette photographie pour que « le MONDE SACHE CE QUI SE PASSE CONTRE ISRAEL [38]  ». Le second topos est l’idée selon laquelle la situation actuelle ne peut pas continuer et qu’il faut impérativement agir. On trouve ici un commentaire particulièrement virulent qui déclare que « cela suffit » et qu’il faut « simplement détruire Gaza ». Selon lui, il n’y a rien d’autre à faire parce qu’autrement, « ces gens [les Palestiniens] ne s’arrêteront pour rien [39]  » et continueront de vouloir « détruire Israël et les Juifs [40]  ». Le troisième topos est celui de la dénonciation de l’antijudaïsme [41] chez les Palestiniens. Un abonné explique qu’il n’est nullement surpris de découvrir cette photographie et sous-entend qu’il existe une certaine fascination pour le nazisme chez les Palestiniens. Il déclare que ce n’est pas surprenant « avec le salut romain [qui ressemble au salut nazi] que l’on peut voir faire par les Palestiniens [42] ... » Un autre commentateur appuie l’idée selon laquelle le nazisme est une idéologie qui influence les Palestiniens en déclarant que « Mein Kampf est un best-seller là-bas ». Il renforce cette dénonciation en lançant, sur un ton ironique, que « même la Jordanie ne veut pas d’eux [les Palestiniens] [43]  ».

Une courte vidéo (1 min 21 s) publiée sur la page « Free Palestine [44]  » le 8 juin 2018 (Figure 4; 306  likes /réactions et 390 partages) dénonce le système d’occupation israélien et montre les injustices subies par le peuple palestinien. Dans la description de la vidéo, il est dit que ce groupe « suffoque », est « humilié » et est « puni collectivement » par ce système. Les commentaires sont, cette fois-ci, assez partagés. Si une majorité des commentateurs sont en accord avec la vision donnée par cette vidéo, on trouve des cas où les réactions vont dans le sens opposé. C’est le cas d’un commentaire où l’auteur proclame son soutien à l’armée israélienne ou d’un autre qui ironise en déclarant qu’il est « sûr que les Palestiniens sont des gens adorables [suivi d’une dizaine de smileys qui rient aux larmes] [45]  ». L’ironie utilisée ici est « toujours destructive en ce sens qu’elle ne donne aucune orientation constructive à la victime de l’acte ironique » (Eggs, 2009, p. 10). Il n’y a aucune volonté de dialogue, que ce soit ici ou dans les commentaires suivants.

Si les commentaires anti-israéliens sont légion, l’un d’eux attire particulièrement l’attention puisque son auteur fait un parallèle direct avec la situation vécue par les Juifs au cours de la Deuxième Guerre mondiale. Il pose qu’« Israël est devenu un vaste camp de concentration » et se demande comment il est possible que les Juifs ne se « SOUVIENNENT PAS que leur propre peuple a été persécuté de cette manière [46]  ». Cette idée revient régulièrement sur les médias sociaux chez les défenseurs de la cause palestinienne qui estiment qu’il est illogique de faire subir une situation d’occupation et d’injustice aux autres quand on a soi-même vécu pareille oppression.

Figure  4

« Mis en cage comme du bétail[47]  »

« Mis en cage comme du bétail47  »

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Le dernier exemple est tiré du groupe Facebook « Israel Under Fire [48]  » (lancée en 2012; 121 941  abonnés ), lequel définit sa « mission » de la façon suivante : « montrer la vérité à propos d’Israël et comment elle est attaquée par ses voisins arabes et des groupes et des partis terroristes palestiniens [49]  ». Le 7 mai 2018 est publié un « appel à action » sur ce groupe (2 600  likes /réactions et 629 partages). Cet appel est accompagné par une image (Figure 5) où l’on voit Mahmoud Abbas, président de l’autorité palestinienne, mis en scène en train de dire : « L’holocauste des Juifs est survenu à cause de l’“usure et des banques” [50]  ». Une figure caricaturale d’un homme se frottant les mains vient renforcer cette mise en scène. Le texte qui accompagne ce photomontage dénonce l’antisémitisme de Mahmoud Abbas, qui serait « un des plus gros obstacles pour mettre fin au conflit israélo-palestinien [51]  ». Il revient sur un discours prononcé par Abbas lors duquel celui-ci a déclaré que les Juifs étaient eux-mêmes responsables de l’holocauste [52] . Il fait mention de la réaction rapide de la communauté internationale et même de certaines organisations palestiniennes et de groupes juifs critiques d’Israël qui ont tous « condamné Abbas pour son discours antisémite [53]  ». Le texte se termine en expliquant que, sous la pression, Abbas est revenu sur ses propos et s’est excusé en expliquant qu’il respecte pleinement la foi juive et qu’il condamne fermement l’holocauste. Selon l’auteur du texte, cela ne fait aucun doute : Abbas est un antisémite, ceci malgré ses excuses tardives, ce qui rend le processus de paix impossible tant que les négociations passent par lui. Si Abbas n’est pas directement désigné comme un négationniste, cette publication est à situer dans le cadre des dénonciations d’un négationnisme qui décrit la Shoah comme « la seule justification possible de l’existence d’Israël […], excuse principale que présentent, et se présentent, les Israéliens pour exiger du monde qu’il tolère leurs crimes » et comme « le moyen d’un chantage aux dimensions planétaires » (Yakira, 2010, p. 43).

Figure

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La section des commentaires donne lieu à une confrontation intense entre l’administrateur du groupe «  Israel Under Fire  » et un commentateur externe au nom à consonance anglaise. Ce dernier réagit à la publication en disant que ces propos sont erronés et termine en signant «  Free Palestine  ». L’administrateur réagit en disant que des millions de personnes ont été tuées au cours de l’Holocauste et qu’il faut impérativement s’en souvenir. Au lieu de se laisser impressionner, l’autre réagit en déplaçant le contexte et en attaquant la politique israélienne comme des déviations par rapport aux enseignements de la religion juive. Il écrit : « Le fait qu’Israël occupe la Palestine… viole directement les enseignements de la Torah [55]  ». Encore une fois, l’administrateur joue sur le niveau émotionnel et revient à l’holocauste en disant : « Lis l’histoire! Ils [les Juifs] se sont fait chasser de partout », et il conclut que son interlocuteur « est d’accord avec le commentaire original de Abbas [56]  ». Ce faisant, il délégitime son interlocuteur en sous-entendant que celui-ci est antisémite. L’échange s’interrompt à partir de ce moment. Parmi les autres commentaires, on trouve une vision largement partagée selon laquelle « Abbas a toujours ouvertement détesté les Juifs [57]  ». Là encore, on observe une « stratégie discursive de légitimation » qui amène une généralisation et qui fait du point de vue présenté une vérité générale et un « savoir censé être partagé par la collectivité » (Charaudeau, 1995). La perspective adoptée dans les commentaires consiste à expliquer que le rôle des Juifs relativement au prêt et aux banques est lié à leur histoire bien spécifique et à des injustices qui faisaient que leur statut ne leur permettait pas d’exploiter des terres. Différentes interprétations et lectures sont proposées sans qu’aucune d’entre elles ne semble se démarquer.

Analyse croisée et typologie des commentaires

Si certaines publications suscitent des échanges entre des personnes aux points de vue divergents, les sections de commentaires sont le plus souvent homogènes en ce qui concerne les points de vue exprimés (qui sont généralement en accord avec les publications). Cela entre en résonnance avec les observations de Pariser (2012) qui montre que les internautes sont souvent pris dans des bulles ( filter bubbles ), qui leur donnent surtout à voir des contenus en adéquation avec leurs propres opinions et intérêts.

D’une manière générale, on distingue quatre types de commentaires dans le corpus étudié :

  • Des commentaires qui expriment une opinion ou une prise de position sans que celle-ci ne soit justifiée. Ils comportent une forte composante émotionnelle et possèdent fréquemment une tonalité agressive. Ce type de commentaire est l’expression d’une « stratégie discursive de captation » qui « consiste à toucher l’affect de son interlocuteur (son auditoire), à provoquer chez lui un certain état émotionnel qui soit favorable […] à le séduire, à le rendre captif » (Charaudeau, 1995).

  • Des commentaires sans expression directe d’agressivité qui posent une vérité sans que celle-ci ne soit expliquée. La vérité exposée représente souvent une forme de généralisation visant à ce que ce point de vue soit considéré comme le seul acceptable par tous. Ce type de commentaire est l’expression d’une « stratégie discursive de légitimation » qui fait appel « à un consensus qui est censé s’imposer » et « à un savoir censé être partagé par la collectivité, la “vox populi” » (Charaudeau, 1995).

  • Des commentaires où s’exprime une tentative de rationaliser une situation donnée ou de rationaliser le besoin de s’opposer ou de soutenir une cause donnée. Cette argumentation est menée dans le but de convaincre les sceptiques et les adversaires. Ce type de commentaire est l’expression d’une « stratégie discursive de crédibilité » qui est « d’ordre délibératoire » et qui nécessite « la recherche d’une rationalité susceptible de fonder les propos tenus » (Charaudeau, 1995).

  • Et des commentaires qui regroupent des provocations, des sous-entendus et l’usage de l’ironie. Il s’agit de formes de discours qui visent à délégitimer ceux dont on ne partage pas l’opinion et qui n’ont aucune visée dialogique (Eggs, 2009).

Différentes techniques sont utilisées dans le but de visibiliser un commentaire. Certains individus choisissent d’écrire certains mots, voire l’ensemble de leur commentaire en majuscules. D’autres font usage de symboles (cœurs, drapeaux, mains jointes, flèches) ou de smileys , mélangent plusieurs langues, voire plusieurs alphabets, ou insèrent des liens vers des articles ou des vidéos : « En ligne, les données langagières ne sont pas constituées de matières purement langagières, mais sont composites » et « de nature hybride » (Develotte et Paveau, 2017, p. 6). La majorité des commentaires ne dépassent pas quelques mots, généralement agencés en une ou deux phrases, sans forcément de ponctuation. Dans de rares cas, les commentaires peuvent être beaucoup plus longs. Certains commentateurs décident même d’inclure de longues citations tirées de livres ou d’articles pour appuyer leurs propos.

S’il arrive que des commentateurs se répondent directement les uns aux autres et entrent en interaction, cela est plutôt rare. La très large majorité des commentaires sont des réactions directes aux contenus publiés par l’administrateur des groupes Facebook. Les commentaires sont parfois déconnectés du contenu publié et seule la possibilité d’exprimer une opinion établie au préalable semble intéresser l’utilisateur Facebook. On peut poser l’hypothèse que la plupart des abonnés qui fréquentent les groupes Facebook du corpus étudié ne lisent pas vraiment les contenus proposés par l’administrateur, du moins pas les liens vers les articles. Ils semblent avant tout réagir de façon spontanée en fonction de leurs opinions et de leurs positionnements préétablis. D’une manière générale, on observe que la plupart des commentaires sont déconnectés les uns des autres.

Conclusion

S’il existe des cas de dialogue entre des gens aux positions divergentes, cela reste rare dans le cas du corpus étudié. Les sections de commentaires sur Facebook sont avant tout des espaces d’affirmation de soi et de renforcement de lien par un sentiment d’appartenance commune (Yuval-Davis, Kannabiran et Vieten, 2006). On y voit se coconstruire et se négocier des identités (Coutant et Stenger, 2011). Ces sections sont avant tout occupées par des propos de type du « discours polémique » qui ont une « forte composante réfutative » (Amadori, 2012, s. p.). Ils ne visent pas à échanger avec l’Autre dans l’optique de développer une intercompréhension, mais à « discréditer l’adversaire et [à] imposer un point de vue ou une idée » (Amadori, 2012, s. p.). Cela est encore renforcé par des déclarations qui visent à briser ou à dévaloriser les croyances et les certitudes de l’adversaire par des « remarques incendiaires » (Amossy, 2011). Il arrive même parfois que les propos attaquent le commentateur à titre personnel selon une « condamnation de l’être » (Moïse, 2012). Le discours de haine, ou « discours dangereux » (Benesch et al ., 2018), occupe une place très importante dans les commentaires étudiés et on peut supposer que l’élargissement du corpus confirmerait cette observation.

Nous avons constaté que le terme nazi est utilisé de part et d’autre du conflit comme un outil de disqualification de l’adversaire [58] . Si l’on trouve parfois des mises en parallèle avec le contexte de l’apartheid en Afrique du Sud ou avec celui de la ségrégation raciale aux États-Unis, c’est bien l’époque nazie qui sert le plus souvent de point de comparaison avec le contexte israélo-palestinien contemporain. On qualifie les pratiques ou les propos de l’adversaire de « nazis » de façon à leur faire perdre toute force et toute crédibilité. Si cela est avant tout lié à l’espace bien particulier des médias sociaux où la parole semble davantage libérée qu’ailleurs (Greffet et Wojcik, 2008), cela s’ancre aussi dans des considérations que l’on retrouve hors ligne. On peut, à titre d’exemple, mentionner que la charte du Hamas compare à plusieurs reprises Israël au régime nazi et qu’une mouvance politique comme le sionisme révisionniste de Menachem Begin avait « une forte tendance à voir tout opposant comme une sorte de nazi [59]  » (Rowland et Frank, 2011, p. 47).

Cette tendance à disqualifier l’Autre en le comparant aux nazis est à situer dans un type de discours plus large. Pour ce qui est du côté israélien, Elhanan Yakira (2010) explique que « des comparaisons plus ou moins explicites avec le nazisme, avec l’Allemagne de la Seconde Guerre mondiale, avec Auschwitz, sont faites à tout bout de champ, à droite comme à gauche » (p. 175). Cela se retrouve des deux côtés du conflit selon Daniel Bar-Tal (1990), qui explique que « les Juifs israéliens et les Palestiniens ne cessent de se délégitimer les uns les autres de façon à expliquer la menace que chaque groupe représente pour l’autre et pour justifier le tort qu’ils s’infligent les uns aux autres [60]  » (p. 70). Quant à la question du floutage des limites entre l’opposition au sionisme et la haine contre les Juifs, c’est un thème majeur du conflit israélo-palestinien. De nombreux auteurs dénoncent la tendance selon laquelle les opposants au sionisme se retrouvent qualifiés d’antisémites (Butler, 2003). Cette question a récemment fait l’objet de nombreux débats, notamment en France, où il est question que le gouvernement adopte une « définition de l’antisémitisme élargie à l’antisionisme [61]  ».

Le processus de (dé)légitimation, notamment par l’attribution d’« un label politique » (Bar-Tal, 1990), permet non seulement de « justifier la violence et la destruction infligées à l’adversaire », mais aussi de construire une « réalité partagée par les membres du groupe [62]  » (Oren et Bar-Tal, 2007, p. 114). Cela remplit aussi « des fonctions essentielles pour que le groupe puisse faire face aux situations stressantes et exigeantes d’un conflit prolongé » et « risque de contribuer à la continuité de ce conflit et d’en empêcher la résolution pacifique [63]  » (Oren et Bar-Tal, 2007, p. 115). À travers plusieurs exemples tirés de Facebook, nous avons montré comment se mettent en place des stratégies discursives visant à disqualifier, voire à déshumaniser l’Autre. Cette stratégie de résistance, qui n’opère pas forcément de manière consciente, permet de se « désengager moralement » (Bandura, 1999) et de justifier le recours à la violence. Les mêmes types de discours et de représentations, notamment caricaturales, peuvent être utilisés dans un sens ou dans l’autre, en fonction du contexte et en fonction de l’énonciateur du propos. L’analyse croisée des publications et des commentaires sur Facebook permet de saisir les logiques discursives qui se mettent en place sur les médias sociaux.

Les médias dits « traditionnels » comportent parfois des biais dans le traitement de l’information, notamment lorsqu’ils couvrent le conflit israélo-palestinien (Kandil, 2009; Wolfsfeld, 1997). Ils proposent toutefois un nombre considérable de points de vue différents, parmi lesquels un certain nombre de points de vue modérés, ce qui est nettement plus rare sur Facebook. Si, « traditionnellement, ce qui était visible, c’est-à-dire exposé et accessible au plus grand nombre, était filtré selon le processus de gatekeeping » (Babeau, 2014, p. 133), ce n’est désormais plus le cas et c’est essentiellement l’attractivité et le nombre de vues qui déterminent la visibilité des vidéos. Cela représente une différence majeure entre les médias dits « traditionnels » et les médias sociaux. Des contenus extrêmement subversifs peuvent ainsi émerger et impacter les utilisateurs. Comme nous l’avons montré, les pratiques discursives de légitimation de soi et de délégitimation de l’Autre sur les médias sociaux sont en partie différentes de ce que l’on trouve dans les médias « classiques ». En effet, le besoin de justifier son point de vue semble être moins fort sur Facebook. Nombreux sont les jugements et les condamnations « gratuits » qui ne reposent sur aucune argumentation. Ceci a pour conséquence de limiter les possibilités de dialogue entre des gens aux positionnements divergents. Comment, en effet, débattre sur la base de déclarations non argumentées?

Les groupes Facebook qui traitent du conflit israélo-palestinien sont essentiellement des espaces où se renforcent des liens intragroupes (Ruesch, 2011). Notre recherche a permis de montrer, à partir de l’analyse fine des publications et de leur réception par les commentaires, quels types de discours sont produits sur ces pages. Partant d’un cas spécifique de discours et de représentation (références au nazisme), nous avons pu déterminer quatre types principaux de commentaires qui correspondent à quatre types de stratégies discursives de (dé)légitimation. Cet article a aussi été l’occasion de présenter une méthodologie pour ethnographier Facebook. Nous avons montré que l’analyse croisée des publications audiovisuelles et des commentaires permet de saisir les logiques discursives à l’œuvre sur les médias sociaux autour d’un sujet hautement sensible comme le conflit israélo-palestinien.