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Les services publics médiatiques font face depuis le début des années 2000 à des défis d’une ampleur titanesque. Si ces radios et ces télévisions d’État exerçaient au départ un monopole, la libéralisation du secteur des télécommunications, mais aussi la venue d’internet, des services en streaming et des réseaux sociaux ont complètement transformé le paysage médiatique occidental. Les jeunes consommateurs se branchent et se débranchent à leur guise sur les réseaux privés de leurs choix, les États réduisent le financement public tandis que les revenus publicitaires sont absorbés par les géants du web.

L’adaptation à ces défis demande une réorientation majeure que les chercheurs Gaëtan Tremblay, Aimé-Jules Bizimana et Oumar Kane tentent d’évaluer dans leur ouvrage Le service public médiatique à l’ère numérique. Le livre, divisé en cinq chapitres, compare la transition et la stratégie numérique de la Société Radio-Canada avec celles de deux autres sociétés d’État : la BBC britannique et France Télévisions.

Les défis et le cas canadien

Le premier chapitre se consacre aux enjeux provoqués par les mutations de l’ère numérique. Les auteurs déterminent quatre défis principaux : la créativité, l’accessibilité, la coopération et le financement. À l’ère des communs du savoir et de la culture[1] (Hess et Ostrom, 2007), la promotion de la créativité est en enjeu essentiel pour les services publics qui ont développé des infrastructures et des programmes, quoique parfois désuets, pour promouvoir les nouveaux talents et les contenus innovants. Cependant, ce n’est pas parce que du contenu de qualité existe qu’il peut rejoindre son nouveau public. C’est pourquoi il faut adapter, selon les auteurs, les canaux de diffusion aux réseaux numériques sans toutefois sombrer dans un culte de la gratuité aux dépens des créateurs ; d’où est tirée l’idée d’une coopération avec d’autres organismes publics de diffusion (bibliothèques, écoles, musées, etc.). Pour finir, le financement et sa stabilité sont toujours le nerf de la guerre, surtout dans un contexte d’austérité budgétaire et de création d’oligopoles numériques (les GAFAM[2]).

La première étude de cas présentée dans le livre (deuxième chapitre) porte sur le Canada. Les auteurs résument la mission, l’histoire et la gouvernance de la Société Radio-Canada, pour ensuite analyser de manière plus substantielle sa transition technologique et ses plans d’action stratégiques afin de s’adapter à l’ère numérique. Une attention particulière est donnée aux deux plans de transition numérique[3] (Partout, Pour tous [2010-2015] ; et un espace pour nous tous [2015-2020]) et à leurs initiatives phares. Parmi celles-ci le développement des médias numériques, les partenariats avec entre autres les producteurs indépendants, et l’élaboration des plateformes participatives et d’applications mettant à contribution l’intelligence artificielle sont soulignés comme des progrès majeurs de la nouvelle ère numérique du service public. Pour les auteurs, le plus grand défi de la transition est la découvrabilité[4] des contenus nationaux et francophones face à l’explosion de l’offre internationale en ligne. La stratégie numérique de Radio-Canada devant cet enjeu vise « la délinéarisation de la consommation des contenus dans un espace multiplateforme » (Tremblay, Bizimana et Kane, 2019, p. 78). Par exemple, offrir l’opportunité aux consommateurs de regarder à toute heure du jour des téléséries sur la plateforme de visionnement en ligne TOU.TV ou d’écouter des balados sur l’application mobile. Plus simplement, il s’agit du passage d’une logique « monoécran » supportée par la télévision à une logique « mutltiécran » numérique.

Ce chapitre, très descriptif et fondé à la fois sur de la recherche documentaire et des entrevues semi-dirigées, met l’accent sur la manière dont la société et ses cadres ont géré le capital durant les périodes turbulentes de crise économique (2007-2008) et d’austérité budgétaire (sous les gouvernements fédéraux conservateurs (2006-2015). S’il est fascinant de constater la force d’adaptation des gestionnaires, cette description axée sur le contrôle du capital laisse toutefois de côté l’autre pôle de l’économie politique : le travail (Maxwell, 2015). Or, la transition numérique de Radio-Canada s’est aussi faite à coup de renégociation des conventions collectives qui ont précarisé les conditions de travail de certains employés, surtout des jeunes surnuméraires (Papineau, 2018).

L’expérience britannique et française

La deuxième étude de cas porte sur l’expérience britannique, et la troisième sur l’expérience française. Ces deux chapitres (chapitre trois et quatre) se déclinent de la même façon : structure, fonctionnement, financement et stratégies numériques des services publics. Les auteurs comparent également ces expériences avec celle de Radio-Canada et proposent des leçons à tirer.

La stratégie numérique de la British Broadcasting Corporation (BBC) est inspirante pour les auteurs en plusieurs points. Pour cette institution, les nouvelles plateformes numériques ne sont pas considérées comme de possibles sources de revenus, mais bien comme des outils pour améliorer l’accessibilité des produits et des services existants. Le portail web et les sites de vidéos sur demande (iPlayer et Britbox) sont avant tout des plateformes servant la convergence des contenus et la collaboration des différentes équipes de travail (collaboration entre les services régionaux couvrant par exemple l’Écosse ou l’Irlande du Nord, mais aussi avec les services internationaux déployés à travers le monde). Les potentialités techniques du web sont aussi utilisées dans la valorisation des archives, par exemple le Pararchive Project, cette plateforme numérique ouverte qui permet aux utilisateurs de récolter les sources d’archives en ligne et de les combiner à leurs propres projets journalistiques, académiques ou artistiques. La BBC peut toutefois se permettre toutes ces innovations car son financement est stable et élevé : les redevances annuelles qui atteignent 260 dollars canadiens par foyer comptent pour 76 % de ses revenus (Tremblay, Bizimana et Kane, 2019, p. 110). À titre comparatif, la Société Radio-Canada reçoit trois fois moins de revenus et son financement n’est pas stable contrairement à celui de la BBC qui relève d’une charte renouvelée chaque dix ans.

Le cas français est également encourageant de par sa transition numérique, mais l’est beaucoup moins dans son modèle de gouvernance. Malgré un déclin de son public, et donc de son financement, France Télévisions (FTV) a déployé une transition numérique majeure dans les années 2010. En 2017, le lancement de la plateforme france.tv, regroupant l’offre de rattrapage et les vidéos sur demande, a permis l’accès « à l’ensemble des contenus diffusés de façon linéaire » (Tremblay, Bizimana et Kane, 2019, p. 78). Les trois axes de la stratégie numérique du service français se regroupent autour de l’hyperdistribution (accessibilité des contenus sur tous les écrans), le multiplateforme et les nouvelles formes de narrativité. Cette dernière innovation, qui comprend entre autres la plateforme IRL, laquelle propose des films courts et du transmédia, est particulièrement stimulante pour Radio-Canada qui cherche des idées afin de se dégager de son « ton classique » pour attirer les jeunes générations, notamment avec l’initiative Rad. Les auteurs soulignent toutefois les problèmes de gouvernance de l’institution française. À rebours de la BBC, qui centralise et rationalise sa production, le service public français se dédouble dans plusieurs organisations qui peinent à communiquer entre elles (France Télévisions, Radio France, France Médias Monde). S’en suit une fragmentation et une absence de synergie peu inspirantes pour le cas canadien.

Le cinquième et dernier chapitre porte sur l’avenir des services publics. À la suite des crises économiques et d’austérité néolibérale, les médias publics font maintenant face à une crise d’identité et de légitimité. Pour les auteurs le plus grand défi de ces institutions est de renouer avec le (jeune) public désormais largement hameçonné par les géants américains du web. Ces institutions publiques doivent s’adapter à l’ère numérique pour survivre, sans toutefois oublier leur mission fondamentale qui est l’intérêt général et le bien commun. La question de l’avenir des services publics doit donc, pour les auteurs, se lier à une réflexion plus générale sur le mouvement des communs (Dardot et Laval, 2014). Mais, pour répondre à ces impératifs cruciaux, nos institutions médiatiques publiques ont besoin d’un financement stable. Dans le cas canadien, par exemple, les auteurs imaginent un financement garanti et voté pour cinq années consécutives. Une telle sorte de pérennité est le meilleur moyen de stimuler la créativité qui doit passer par la délinéarisation des contenus et la flexibilité des usages, et au-delà. En ce sens, les réseaux numériques doivent avant tout être considérés comme « de nouveaux instruments de création, de production de contenu innovant, de nouvelles manières de faire » (Tremblay, Kane et Bizimana, 2019, p. 181), et non pas comme des outils pour accélérer la marchandisation et l’automatisation des contenus.

Qualités et défauts de l’approche des industries culturelles

Spécifions que ce livre s’inscrit dans la branche francophone de l’économie politique des industries culturelles, qui est surtout reconnue pour étudier l’articulation des caractéristiques spécifiques des différents biens culturels avec les différentes chaînes de valeur (Smyrnaios et Rebillard, 2019). Il en tient conséquemment les qualités et les défauts. Les qualités car les auteurs décortiquent et détaillent, grâce à une quarantaine d’entrevues demi-dirigées, les défis du service public médiatique sans sombrer dans de généralités théoriques. En résulte un portrait très juste des enjeux des médias publics et surtout des stratégies numériques mises en place à l’intérieur des organisations. Mais en tire également les défauts dans le sens où l’école francophone des industries culturelles n’a pas d’ancrage critique aussi fort que certaines approches anglo-saxonnes, plutôt axées sur le marxisme ou l’économie postkeynésienne (McChesney, 2008 ; Mosco, 2017).

Ainsi, les auteurs décrivent le néolibéralisme de manière assez convenue et simpliste – « Place au marché, à l’entreprise privée et à la concurrence tous azimuts ! », p. 4) –, sans en approfondir les caractéristiques élémentaires comme son régime d’accumulation ou sa forme institutionnelle de type financière. Pour terminer, des auteurs en économie politique de la communication[5] comme Victor Pickard sont allés un peu plus loin dans leur critique en demandant plutôt une démocratisation des moyens de communication contre la mainmise et la violence des marchés qui n’ont jamais su supporter adéquatement le journalisme public de qualité (Pickard, 2019a, 2019b).