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La « communication internationale » peut être définie dans son sens large comme la communication qui se produit à travers les frontières internationales (Fortner, 1993). Si ce champ de recherche s’est, historiquement, surtout intéressé à l’échange d’informations entre les États, dans la troisième édition de son livre International Communication: Continuity and Change, le chercheur Daya Kishan Thussu met plutôt l’accent sur l’expansion des corporations transnationales œuvrant dans les domaines médiatiques et télécommunicationnels. Divisée en sept chapitres, cette édition explore autant les aspects historiques, théoriques que méthodologiques de ce sous-champ de la communication, tout en analysant l’aspect de plus en plus global, numérique et dé-occidentalisé de la communication internationale depuis le début des années 2000. Professeur à l’université de Tsinghua à Beijing, l’auteur, qui se spécialise dans les Global Media, a un point de vue privilégié sur les grandes ambitions communicationnelles de la Chine.

Les deux termes constitutifs du sous-titre, « continuity and change » (continuité et changement), sont essentiels pour comprendre l’objectif de l’auteur face à son champ de recherche. D’abord, l’ouvrage tente de cerner les nombreuses évolutions (changements), surtout technologiques, apparues dans le monde de la communication depuis sa première édition en 2000. Si 4 % du monde avait alors accès à Internet, ce chiffre a aujourd’hui grimpé à 52 % (p. xiv). Cette démocratisation rend notamment les pays en voie de développement plus ambitieux. Ensuite, pour l’auteur, la communication internationale, bien qu’elle passe par de nouveaux moyens techniques, reste toujours un moyen d’établir et de maintenir un pouvoir par-delà la distance (continuité). En ce sens, et par exemple, des parallèles peuvent être faits entre la manière dont l’Empire britannique s’est servi du télégraphe au début du 19e siècle et l’utilisation de la technologie 5G par le gouvernement chinois au 21e siècle (p. 1).

De l’hégémonie au contraflow

Dans le premier chapitre, Thussu expose le contexte historique nécessaire à la compréhension de la communication internationale. On y retrouve une multitude d’informations sur l’évolution à la fois des médiums techniques – du télégraphe en passant par la radio jusqu’à la télévision – et des médias d’information – tel le développement des agences de presse. Des études de cas, comme la couverture médiatique de Radio Free Europe et de Radio Liberty (deux radios de propagande anticommuniste financées par les États-Unis) pendant la Guerre froide, sont proposées aux lecteurs pour concrétiser les réflexions plus théoriques. La lecture de ce chapitre fait émerger un lien direct entre la communication et la consolidation des puissances politiques autant archaïques (les empires) que modernes (les États).

Le deuxième chapitre décrit les approches théoriques nécessaires à l’étude de la communication internationale. Les théories de l’économie politique de la communication et les Cultural Studies sont largement mobilisées pour contextualiser les enjeux internationaux. La première approche est l’étude des relations sociales, en particulier la mutualisation des relations de pouvoir à des fins de production, de distribution et de consommation de ressources, y compris les ressources communicationnelles. La deuxième approche, elle, vise l’étude du rôle de la communication et des médias dans la création et le maintien des valeurs, des identités et du sens partagés (p. 40). L’auteur donne aussi une place de choix à plusieurs autres théories liées au développement, entre autres la théorie de la modernisation, qui lie la communication internationale au processus de modernisation et de développement des pays émergents, mais aussi la théorie plus critique de la dépendance[1] développée en Amérique latine dans les années 1970.

Le troisième chapitre trace l’expansion des médias transnationaux et des industries des télécommunications dans le contexte du capitalisme néolibéral post-1980. Ces entités sont analysées sous la loupe macroéconomique de la privatisation, de la dérèglementation et de la libéralisation et de la montée des nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC). Une grande place est accordée aux changements de politiques favorisant les corporations transnationales adoptés par des institutions multilatérales comme l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et l’Union internationale des télécommunications (UIC). La dernière partie du chapitre explore particulièrement l’expansion de l’industrie satellitaire fournissant la matière pour la communication internationale dématérialisée.

Le chapitre suivant puise dans les prémisses du chapitre trois, sur le néolibéralisme, pour approfondir les transformations affectant le marché mondial médiatique (global media market). Les principaux acteurs de ce marché se voient passer en revue : la publicité, le cinéma, la musique, l’édition, la télévision et les agences de presse. Thussu aborde plusieurs questions, par exemple l’impact sur la pluralité des médias, sur la marchandisation de la culture, le divertissement de masse, liées à la concentration de la propriété de la presse et à l’intégration verticale des industries culturelles (par exemple Disney ou Time Warner). Deux propositions d’études de cas, respectivement sur l’empire médiatique de Rupert Murdoch et sur la chaîne américaine CNN, viennent contextualiser les propos du chercheur en montrant comment, entre autres, la libéralisation de la propriété de la presse a favorisé la création de conglomérats médiatiques. Ce chapitre permet de mettre le doigt sur la domination américaine du marché mondial médiatique, bien que des médias non occidentaux aient maintenant des ambitions mondiales, sujet abordé dans le sixième chapitre.

Le chapitre cinq examine les effets de l’hégémonie américaine au sein du flux international d’information. Pour Thussu, l’aspect unilatéral du flux d’information (one-way flow of international communication) est une menace pour la souveraineté culturelle des États-nations : l’homogénéisation des contenus vers la langue anglaise promeut un mode de vie consumériste nord-américain. L’exportation des émissions pour enfants américaines (la chaîne Nickelodeon) vers les autres cultures depuis les années 1990 est un bon exemple de l’impérialisme culturel américain visant les nouvelles générations. Finalement, le chercheur aborde comment la culture et la communication sont déployées comme soft-power – la capacité à définir les préférences des autres de manière non coercitive – par les États qui en ont les moyens financiers, politiques ou culturels.

Le contraflow des productions médiatiques internationales, défini comme la tendance à la circulation des produits culturels du Sud vers le Nord, est analysé dans le chapitre suivant. Contrairement aux chapitres précédents, qui démontrent clairement la domination occidentale, l’auteur analyse ici la présence montante des médias provenant de pays non occidentaux comme les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Ces produits médiatiques sont divisés en deux sous-genres : le divertissement et le journalisme. Le premier genre concerne l’influence grandissante des telenovelas latino-américaines ainsi que l’industrie cinématique en Inde (Bollywood), en Corée du Sud (Hallyu) et au Nigeria (Nollywood), tandis que le deuxième se concentre sur l’ambition mondiale des chaînes de nouvelles Al Jazeera et RT, basées respectivement au Qatar et en Russie.

Le dernier chapitre, augmenté par rapport aux deux premières éditions du livre, identifie les principaux défis à l’ère de la communication internationale informatisée et numérique. La montée d’Internet, mais aussi de Google, des fausses nouvelles et de l’infodivertissement y sont discutés. Le chercheur décrit comment les TIC peuvent être utilisées à des fins de surveillance et d’espionnage, mais également comment le potentiel libérateur de ces mêmes technologies est neutralisé par leurs accès inégaux. Si, dans la deuxième édition de l’ouvrage, ce chapitre se concentrait sur les corporations américaines Facebook, Google et YouTube, cette nouvelle édition, moins axée sur les États-Unis, est beaucoup plus diverse. L’auteur y analyse par exemple l’Internet chinois comme un « cyber-capitalisme aux caractéristiques chinoises[2] » (p. 234), ce système étant caractérisé par la grande priorité accordée à la cyber-souveraineté, mais aussi à la création et au maintien d’un marché numérique intérieur fort[3]. Le chapitre se conclut sur des réflexions originales concernant le phénomène « Chindia » (Chine et Inde) pour le développement futur des communications internationales. Selon Thussu, le futur d’Internet et des explorations spatiales est fort probablement entre les mains de ces deux nations (à ce sujet, voir son dernier livre China’s Media Go Global [2018], coédité avec Hugo de Burgh et Anbin Shi).

Une référence non occidentalo centrée

Une des contributions les plus significatives de cette troisième édition du livre de Thussu est très certainement son caractère non occidentalo centré. Des phénomènes, telles la « révolution Facebook » et la « googlisation » des communications internationales, discutés avec beaucoup d’intérêt dans la deuxième édition du livre, sont maintenant remis en cause ou, du moins, nuancés par l’influence des contraflow médiatiques, principalement chinois et indiens. Si la plupart des études de cas proposées dans chaque chapitre concernent le monde anglo-saxon, l’auteur prend cependant le temps de comparer chacune de ces analyses à l’aide d’exemples non occidentaux. Ces parties, dépourvues de toute forme d’orientalisme[4], sont intégrées avec soin et originalité au propos de l’ouvrage. Ce travail soutenu offre un vent de fraîcheur aux études en communication internationale et en communication qui sont, la plupart du temps, tournées vers l’Occident[5] (Brlek et Prodnik, 2017). Les développements sur l’industrie du cinéma en Inde au chapitre six, liés au contraflow, sont particulièrement bien documentés.

L’autre point fort du livre est la mise en contexte historique et politique qui accompagne chacune des analyses de médiums ou de médias. Comme l’affirme lui-même l’auteur dans une entrevue (cité dans Brlek et Prodnik, 2017), très peu de chercheurs enseignent la communication internationale comme faisant partie de la discipline plus large des relations internationales. Selon Thussu, cet imbriquement problématise le champ de recherche des communications internationales à un niveau plus riche, car il est alors nourri par l’interdisciplinarité de la communication, de l’histoire, de la science politique et des relations internationales.

Salué depuis sa première parution comme œuvre majeure (Malaolu, 2011), le livre International Communication: Continuity and Change fait toujours figure de référence pour les étudiants et les chercheurs travaillant au sein du champ d’études de la communication internationale. Il est particulièrement intéressant de constater comment la fascination de l’auteur pour les phénomènes occidentaux comme les GAFA a diminué depuis la deuxième édition du livre en 2006, et comment l’internationalisation et la numérisation de la communication internationale n’ont pas renforcé l’emprise de ces compagnies, mais bien délié l’ambition des pays non occidentaux. L’auteur n’a pas déménagé de Londres à Beijing l’an dernier en vain : le centre d’attraction du champ de recherche semble se déplacer vers la Chine.