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Le « tournant affectif » désigne ce moment scientifique où la recherche a reconsidéré les émotions. En les objectivant, par de nouveaux protocoles de mesure ou par une prise en compte de leur rôle dans les activités humaines et sociales, les disciplines relevant autant des sciences du vivant que des humanités ont placé les émotions à la source des phénomènes psychosociaux, les émotions « précédant » la raison (Damasio, 1994). Or, dans ce grand virage épistémique, les émotions et les affects se sont parfois retrouvés mélangés. Les sciences du vivant, celles de la psyché et même des sciences du social se sont chacune emparées de cet objet, revigorant les approches qui font leur spécificité, pour au final produire au sein du champ des connaissances des acceptions très diverses de ce que sont les émotions et les affects. Dans ce contexte, comment les sciences de la communication peuvent-elles se positionner? Que peuvent-elles s’approprier pour enrichir leur compréhension des phénomènes communicationnels? Que peut apporter une approche communicationnelle à la compréhension des émotions et des affects?

Le propos de cette introduction est de revenir, dans un premier temps, sur une somme d’approches qui ont toutes différemment modélisé les émotions, en partant du corps pour aller vers le social (et vice versa). Nous verrons globalement les principales incidences que ces approches ont pu produire dans les disciplines, aussi bien en matière d’apports que d’impasses. Le deuxième temps de cette introduction sera celui d’une mise en relief des propositions centrées sur une approche affective, et avouons-le d’emblée fortement inspirée de la philosophie de Spinoza. À travers la relecture qu’en font des auteurs contemporains, nous établirons de quelle manière cette pensée éclaire un certain nombre de processus communicationnels qui ont cours dans l’environnement numérique. Pour les auteures et auteurs de ce numéro, dont les textes seront présentés par la suite, chacun à sa manière, avec son cadre théorique et ses méthodes, dans des terrains tous différents, propose une instanciation de ce qui apparaît comme des « modes » affectifs, partant des éléments qui vont nous permettre de décomposer ce qui dans un affect produit de la puissance. Comme l’appel situait les propositions dans l’environnement numérique, le lecteur sera alors en mesure de comprendre la puissance dont sont investis conjointement les infrastructures du web et leurs usagers, c’est-à-dire les tensions qui les animent et qui circulent entre les uns et les autres.

Cerner les émotions et les affects

Les émotions : entre fonction et relations

Dans un premier mouvement, un ensemble de chercheurs se situent dans une perspective darwinienne des émotions, les présentant comme des fonctions de survie propres aux mammifères (Darwin et Prodger, 1998; Ekman, 1999; Plutchick, 1980). Cependant, il n’y a pas de consensus sur le nombre basique d’émotions postulées comme universelles ni sur la composition ou le fonctionnement des réactions émotionnelles. Comme le montre Petit (2018),

les émotions ont été introduites principalement par le canal de l’utilité (la valence[1]) et en insistant sur la dimension communicative (les expressions), cognitive (les croyances) et comportementale (la prise de décision) de l’affect. La majorité des travaux se situent dans le prolongement de l’individualisme méthodologique et négligent presque totalement la dimension sociale, culturelle ou historique de l’émotion (p. 44).

On retrouve ainsi ce qui est devenu le triptyque de l’analyse psychologique, s’attachant à saisir la conjugaison des processus cognitifs, émotionnels et comportementaux[2]. Même si on en trouve trace déjà chez Aristote, qui articule la compréhension, la sensation et la volition, cette combinaison va irriguer la psychologie moderne principalement à partir des travaux de Moses Mendelssohn, en 1755, qui le premier appelle à étudier ensemble ces trois processus. Mendelssohn fera ainsi le pont entre la théorie de l’action de Spinoza, dont il s’avoue être un disciple, et la psychologie clinique qui naîtra peu après (Hilgard, 1980). On retrouvera ensuite cette même combinaison dans la psychologie du consommateur, avec les travaux fondateurs de Howard et Sheth (1969), depuis lors enseignée dans toutes les formations en commerce et communication.

Les émotions sont alors autant une question hormonale et de plasticité cérébrale (Damasio, 1994; Ledoux, 1994) qu’un moyen de comprendre, d’analyser, de mesurer, voire de réguler certains comportements (Cosnier, 2015). Cette vision psychophysiologique, centrée sur l’individu et ses mécanismes neurocognitifs, a irrigué de nombreuses recherches en sciences sociales, au rang desquelles les sciences de gestion, qui voient dans les émotions un moyen de mieux cerner le consommateur (Derbaix et Pham, 1989), ou encore l’économie, qui peut dès lors confronter des décisions qui se veulent rationnelles à d’autres qui, dirigées par nos émotions, le seraient beaucoup moins (Elester, 1998; Kahneman, 2012). Cette dichotomie entre rationalité et émotions, entre des comportements réfléchis, conscientisés, et d’autres presque impulsifs, inconscients et mécaniques, nourrit une littérature en sciences sociales qui apparaît comme instrumentale ou fonctionnaliste : les émotions remplissent des fonctions bien précises qui, si elles sont identifiées et instrumentées, permettent par exemple de gagner en efficacité au travail grâce à une « intelligence émotionnelle » bien entraînée (Salovey et Mayer, 1990).

Face à ce modèle dominant, des approches dites « constructionnistes » proposent en contrepoint de reconsidérer la réaction émotionnelle à l’aune de la situation qui la fait émerger, la rendant de facto complètement contingente et non universelle. Ce serait alors la situation, avec tout ce qu’elle a de singulier, qui viendrait construire de manière toujours ad hoc la réaction émotionnelle (Feldman Barrett, 2017).

Le deuxième mouvement s’intéresse aux émotions comme « des produits du social » (Bernard, 2015). Elles s’inscrivent dans des structures sociales et contribuent aux reconfigurations constantes de ces structures dont elles dépendent aussi. Les émotions participent aux conventions sociales (Goffman, 1961) autant qu’elles supposent d’être saisies en contexte pour mieux comprendre en quoi elles agissent ou non sur nos sociabilités. Ainsi, il devient courant, spécifiquement dans les relations marchandes de service, d’inciter les salariés à produire un travail émotionnel (Hochschild, 2012), défini comme la capacité à contrôler ses propres émotions afin d’influer sur celles des autres (pour calmer un client énervé, inciter un autre à consommer, rassurer un patient, etc.). Ce travail émotionnel repose en partie sur des « signes performateurs » (Bernard, 2015), c’est-à-dire des gestes spécifiques ou des attitudes dans les relations interpersonnelles, ainsi que leur transposition graphique dans les textes ou les images (Fontanille, 2007), véritables « signes-traces » des imprégnations du corps par les expériences vécues (Galinon-Mélénec, 2013). Les émotions se dévoilent enfin, dans cette approche centrée sur le social, comme des enjeux de pouvoir, des possibles moyens de domination du corps par une biopolitique (Foucault, 1974), au sein d’un capitalisme émotionnel (Illouz, 2006) où nos émotions seraient des marchandises autant qu’un moyen de déterminer ce que nous pouvons ou nous devons consommer (Martin-Juchat, 2014). Dans cette perspective, rares sont les travaux qui prennent appui sur les mouvements issus véritablement du corps. Toutefois, des propositions comme la cognition incarnée (Varela et Maturana, 1994) prennent appui sur une multitude de penseurs, occidentaux ou non, contemporains ou non, ainsi que sur les avancées dans les neurosciences.

Les travaux en communication font appel à ces deux mouvements, cherchant souvent à agencer ce qui, dans l’un ou dans l’autre, permet un éclairage nouveau des problématiques communicationnelles. D’abord axées sur la communication non verbale avec des approches structurales (la kinésique de Birdwhistle), les études communicationnelles prennent ensuite leur distance de ces postures (Martin-Juchat, 2008) pour porter leur attention sur les émotions dans les médias et les industries culturelles (Martin-Juchat et Staii, 2016), l’emploi de signes émotionnels dans la communication médiatisée sur ordinateur (Gauducheau, 2008; Marcoccia, 2000), la référence aux émotions dans la communication des marques (Le Breton, 2008), les pratiques professionnelles des communicateurs (en l’espèce les journalistes : Le Cam et Ruellan, 2017), l’intensité des controverses (Quemener, 2018), la communication organisationnelle (Dumas et Martin-Juchat, 2016), la gestion du social (Martin-Juchat, Lépine et Ménissier, 2018), ou encore le storytelling (Papacharissi et de Fatima Oliveira, 2012).

Il apparaît cependant que, dans ces différentes approches, les émotions restent présentées comme des processus physiologiques et cognitifs propres aux sujets, mais qui leur échappent par des processus organisationnels ou industriels qui prennent le devant dans l’analyse. Dans ces études, les émotions sont périphériques. Ainsi, qu’elles permettent de s’inscrire dans un collectif (Courbet, Fourquet-Courbet et Marchioli, 2015), qu’elles reposent sur un travail conscient ou non (Soares, 2003), qu’elles soient vues comme des compétences (Lhuillier, 2006) ou une attitude (Ashforth et Humphrey, 1993), les émotions s’inscrivent dans un spectre intra-individuel qui appelle au contraire à se déployer dans une dynamique plus intersubjective (Richard et Rudnyckyj, 2009) ou relationnelle (Laflamme, 1995).

Afin de dépasser cela, nous proposons, à la suite d’autres auteurs (Citton et Lordon, 2008; Hillis, Paasonen et Petit, 2015), de traiter non pas d’émotions, mais d’affects. Il ne s’agit pas d’aborder ici les affects comme un ensemble de ressentis plus diversifiés que les émotions (Cahour, 2006), mais comme le « nom le plus général donné à l’effet qui suit l’exercice d’une puissance » (Lordon, 2016, p. 16).

Les affects : une économie de la tension

« Par affects, nous dit Spinoza (1661), j’entends les affections du corps par lesquelles la puissance d’agir de ce corps même est augmentée ou diminuée, favorisée ou empêchée » (Eth, III, déf. 3). Trois distinctions sont nécessaires : corps/esprit, affect/affection, puissance/pouvoir.

L’affect est à la fois un changement du corps, et par l’idée qu’il se fait de ce changement, l’esprit se trouve également affecté. Il est donc possible qu’un changement de l’esprit affecte le corps. Chez Spinoza, les deux vont toujours de pair : ils correspondent au mode de la pensée et au mode de l’étendue, qui sont les deux seuls attributs de la Substance entendable par l’être humain. Le mode de la pensée est composé des idées (dont celles que l’on se fait de l’état de notre corps), en nombre illimité, tandis que le mode de l’étendue connaît deux états opposés : le mouvement et le repos.

L’affection est donc la rencontre entre le corps ou l’esprit et une cause extérieure, celle-ci pouvant être le corps ou l’esprit d’un autre, un fait de la nature ou du social. Causé par l’affection, l’affect est donc une variation, un « transitif » (Deleuze, 1981) de la puissance d’agir (conatus) de l’individu : si la cause est entendue et qu’elle est conforme à la disposition de corps et d’esprit de l’individu (ingenium), alors l’individu est affecté de Joie (avec une valence positive plus ou moins grande). Si la cause est hors de l’entendement ou si elle est contraire à ses dispositions, l’individu est affecté de Tristesse. Dans son souci de persévérer dans son être, l’être humain va donc chercher à connaître plus de Joie que de Tristesse, mais le défaut d’entendement des dispositions d’autrui ou l’incompréhension des causes extérieures peut l’amener à connaître plus de Tristesse que de Joie : malgré ses efforts à persévérer, la vie peut ainsi être pensée comme une oscillation permanente de cette puissance d’agir.

Cette puissance est aussi nommée « désir » chez Spinoza, ou « appétit » (quand le désir n’est pas conscient). C’est donc la rencontre avec une cause extérieure qui, selon l’ingenium évoluant au gré des expériences, va affecter chacun différemment et guider son action. Ainsi que le souligne Gilles Deleuze, il s’agit bien d’une puissance, et non d’un pouvoir : celui-ci est attaché à une volonté, notamment de domination, tandis que la puissance est attachée à la nécessité de persévérer dans son être, ce qui passe par la compréhension des événements qui affectent. Tandis que le pouvoir tend à augmenter ou à limiter les droits, la puissance tend à comprendre les déterminations et à agir en toute connaissance de cause. Cette puissance se calcule en degrés, dont l’individu hérite en un certain nombre. Libre à lui d’user de ces degrés de puissance pour persévérer dans son être. De la sorte, si l’étude des émotions permet de saisir les rapports de domination, et les voies empruntées pour une reconnaissance des droits, l’étude des affects permet de saisir la manière dont les individus agissent (Deleuze, 1981) et les oscillations, entre Joie et Tristesse, que ces agissements produisent pour eux comme pour les autres.

Avec Félix Guattari, dans la co-écriture de l’ouvrage Mille-Plateaux (Deleuze et Guattari, 1980), Deleuze ajoute une dimension topologique à la définition des affects. Les deux auteurs expliquent ainsi que les mouvements de déterritorialisation sont produits par des vecteurs, entendus comme « convertisseur d’agencement » (p. 399). Les armes sont données comme exemples de ces vecteurs, qui combinent, conformément à la définition physique, une vitesse et une direction. Cette combinaison se retrouve quand Boedker et Chua (2013) évoquent les technologies affectives : les affects requièrent un « véhicule de transport qui leur permette de vivre et bouger » (p. 146). De manière générique, Deleuze et Guattari (1980) en viennent à considérer les affects comme des « projectiles » (p. 498), qui, dès lors, vont laisser des traces. Il y a ainsi une « sémiotique affective », c’est-à-dire des signes sur la matière qui catégorisent et engagent. Cette matérialité va inviter chacun différemment, de même qu’elle produira sur chacun des traces différentes.

Le collectif réuni autour de l’ouvrage Networked Affect (Hillis, Paasonen et Petit, 2015) se réfère à Spinoza et Deleuze, ainsi qu’à des auteurs nord-américains centraux comme Brian Massumi (2015). La composition de l’ouvrage est structurée entre intensité, sensation et valeur, présentées là aussi comme éléments de définition de l’affect. Dans ce cadre, la valeur est associée à la question du travail immatériel (Terranova, 2012) et à la production de données affectives (Alloing et Pierre, 2017; Hardt et Negri, 2004). Cette valeur s’entend d’abord sur le plan économique, mais les auteurs soulignent aussi les « implications sociopolitiques » des affects (Hillis, Paasonen et Petit, 2015, p. 22). L’accent est mis sur la circulation de ces valeurs selon le modèle de l’économie capitaliste, et dans cette économie affective, la valeur est produite en « vivifiant et modulant les affects » (Boedker et Chua, 2013, p. 246), notamment à travers un travail « d’ingénierie affective » (Thrift, 2004) englobant les modes de valorisation analysés dans Networked Affect. Ainsi intensité et orientation contribuent à définir les affects (changement du corps ou de l’esprit dépendant de l’ingenium), tandis que la valeur définit ce que produit l’ingénierie affective (une rencontre, une affection, voire une affectation).

Par cette ingénierie affective, les affects ont donc cette capacité à faire émerger de nouveaux territoires, ou à tout le moins, dans certains d’entre eux, de produire de nouvelles orientations, aussi bien dans le mode de l’étendue que dans celui de la pensée. Pour Citton (2008), les affects ont maille à partir avec l’économie de l’attention : ce sont « des opérateurs de frayage dans la distribution psycho-sociale du temps d’attention et des traces mémorielles » (p. 59). La société est alors « envoûtée par les affects », selon l’expression du géographe Thrift (2004) qu’on retrouvera plus tard chez Citton, Neyrat et Quessada (2012), un envoûtement qui captive autant qu’il soutient et structure : les chemins tracés par les diverses technologies affectives et médiatiques peuvent conduire vers plus de Joie ou de Tristesse. Mais cela nécessite d’éviter les « bifurcations », de procéder à des « re-routages ».

Nous pouvons donc considérer les affects comme des vecteurs tendus entre humains ou non-humains et traçant pour eux un devenir potentiel par des oscillations d’intensité, des orientations émotionnelles, cognitives et comportementales et l’attribution de valeurs. La trajectoire de ces vecteurs se dessine entre l’ingenium de chacun et les « ingénieries affectives », par exemple celles des plateformes du web social dans un environnement numérique. Cette trajectoire dépend ainsi des structures (sociales, techniques ou encore expérientielles) dans lesquels les entités affectées et affectantes s’insèrent, autant que ces mêmes vecteurs délimitent les contours de ces structures.

Des affects numériques : entre matérialité et instrumentalisation

Dans ce numéro, nous souhaitons, tout d’abord, insister sur le fait que la question affective ne se limite pas aux approches cognitivistes des émotions. Nous souhaitons aussi interroger ce que nos technologies informatiques actuelles relèvent de « technologies affectives » et en quoi elles participent ou non à l’analyse et la compréhension de phénomènes communicationnels. Le « tournant affectif » en sciences sociales (Gregg, Seigworth et Ahmed, 2010; Kim et Bianco, 2007) s’accompagne-t-il aussi d’un tournant affectif des recherches (communicationnelles) sur et par le numérique? Et, le cas échéant, que nous apprend cette numérisation des affects, de leurs modes de constitution, de circulation?

Ce numéro ambitionne d’aller plus loin dans ces interrogations. À la suite des travaux fondateurs sur les affects présentés supra, et puisque les dispositifs numériques se font forts de produire des signes, de les mettre en circulation, de les transposer d’une plateforme à une autre pour former des territoires (Le Béchec et Alloing, 2018), nous pouvons nous demander comment se matérialise la « sémiotique affective » en ligne. Si les affects sont des « projectiles », peut-on instrumentaliser leur trajectoire? En somme : comment se forment à l’écran ces vecteurs, peut-on évaluer leur intensité ou même influer sur elle, et pour produire quelle valeur?

Des affects numérisés et matérialisés?

De prime abord, les affects comme signes s’identifient assez aisément dans les différents émoticônes, emoji[3] et autres cœurs qui aujourd’hui sont mis à disposition par tous les dispositifs informatiques dont nous faisons usage. Par exemple, d’une économie du « like » (Gerlitz et Helmond, 2013) il y a 10 ans, Facebook a choisi d’élargir ses fonctionnalités et ses signes performateurs par le développement des « Réactions » (Pierre et Alloing, 2019) permettant de signaler un état émotionnel tout en marquant affectivement les contenus mis en circulation sur la plateforme. Lorsqu’ils sont associés à d’autres éléments comme les filtres ou les stickers, ils participent à un « mix sémiotique » central dans l’expressivité numérique permise par nos téléphones et autres machines (Allard, 2018). Ils sont un moyen de maintenir les relations sociales (Stark et Crawford, 2015) et peuvent alors glisser vers une forme de travail émotionnel ou affectif lorsqu’ils sont utilisés par les communicateurs (Pierre et Alloing, 2018) ou les « influenceurs » (Ge et Gretzel, 2018).

Or ils permettent aussi de quantifier ce travail émotionnel ou affectif, offrant dès lors aux propriétaires des plateformes et des dispositifs, comme aux chercheurs, un renouvellement des analyses textuelles et sémantiques. L’analyse de ces signes affectifs, tout du moins interprétés comme tels, permet en effet, avec divers degrés de fiabilité, de segmenter des utilisateurs de Twitter (Magué, Rossi-Gensane et Halté, 2020) et, surtout, de faire de l’analyse de sentiments à grande échelle (Felbo et al., 2017; Novak et al., 2015). Comme pour les questions émotionnelles en général, deux visions se confrontent toutefois. La première envisage les emoji et les autres signes émotionnels ou éléments textuels (LOL, MDR, etc.) comme un moyen d’expression universel des émotions (qui, elles, le seraient aussi) et qui rend alors possible l’automatisation de certaines analyses. La seconde, à l’inverse, perçoit ces signes et ces expressions affectives comme des marqueurs culturels (Abidin et Gn, 2018) nécessitant une prise en compte des contextes de production et de circulation pour mieux saisir leurs dynamiques intersubjectives (Ghliss, 2016; Marccocia, 2000). Ces signes sont aussi dépendants de nombreux standards (Berard, 2018), nous interrogeant ainsi sur l’universalité de cette grammaire affective (Ge et Herring, 2018; Pierre et Alloing, 2018) autant que sur la manière dont ils participent, en tant que données informatiques, au ciblage publicitaire des industries du numérique.

Depuis les prémices de l’affective computing (Picard, 1995), la production, la collecte et le traitement de ce que l’on pourrait qualifier de « données affectives » dirigent de nombreuses recherches et de multiples investissements (dans des start-up, des brevets, etc.). Que cette collecte se fasse par l’identification des sentiments dans les textes (sentiment analysis) ou encore celle des émotions sur les corps (reconnaissances faciale et vocale, biométrie), le décodage des émotions et des affects est rarement effectif et relève plus de stratégies marketing (Amato, 2018), voire d’imaginaires que la technique viendrait performer. La couche affective et émotionnelle ajoutée aux technologies biométriques ou aux programmes informatiques s’adapte donc, depuis plus de 20 ans, aux tendances propres aux mondes des technologies numériques et de la publicité. Ainsi, le développement de l’« intelligence artificielle émotionnelle » (McStay, 2018) génère de nombreuses attentes, pour l’enseignement par exemple (McStay, 2019), autant que des questionnements en ce qui a trait au respect de la vie privée chez les différents acteurs impliqués (usagers, concepteurs, ONG de défense de la vie privée) (McStay, 2020). Elle s’appuie pour cela sur les promesses de l’affective computing et du traitement (non) supervisé des données afin de favoriser des interactions homme-machine construites sur des bases émotionnelles. Les machines, les dispositifs, les écrans, les contenus qui y circulent pourraient donc nous affecter, à partir du moment où ces affections sont modélisables et quantifiables grâce à la captation et la production de données qualifiées d’« émotionnelles » ou d’« affectives » (Bonenfant, Lafrance Saint-Martin et Crémier, sous presse). Cette production et captation, autant qu’une possible affection qui serait alors distribuée en fonction des affordances avec les dispositifs (Alloing et Pierre, 2020), repose sur des choix en matière de design, un design qui se veut lui aussi émotionnel, puisque réactivant les émotions (au niveau viscéral) dans un chaînage avec le comportemental et le cognitif (Ho et Siu, 2009; Norman, 2013). S’élabore ainsi tout un cadre de références (de Darwin à Ekman, de Norman à Picard) qui structure les pratiques au sein des équipes de designers des acteurs dominants du numérique.

L’ensemble de ces plateformes, de ces dispositifs de production et de captation de données, de ces programmes et ces algorithmes peuvent être envisagés, de manière plus globale, comme des « infrastructures affectives » dont les réponses informationnelles aux interactions des usagers s’adapteraient à leurs ressentis (Hallinan, 2019). Dans cette lignée, Gilroy-Ware (2017) propose de considérer notre expérience d’usagers sur les médias sociaux numériques, au sein de ces infrastructures affectives, comme une affective timeline composée de l’agencement chronologique des contenus, des sites, des profils et de toute autre information à laquelle nous sommes exposés en ligne. En fonction des types de sources d’information (familières ou non, rassurantes ou pas), de l’abondance de contenus, ou encore de leur imprévisibilité, nos émotions se régulent ou se déploient. Cette hypothèse pourrait expliquer pourquoi il est courant de voir de nombreuses organisations et usagers produire des contenus chargés affectivement afin de favoriser une possible propagation émotionnelle participant à des phénomènes de viralité (Berger et Milkanm, 2010, 2013; Nikolinakou et King, 2018; Tellis et al., 2019). Or ces approches, qui proposent d’aborder les dispositifs sociotechniques du web comme un moyen de réguler ou de provoquer des états psychologiques et affectifs, nous ramènent à une vision psychophysiologique des affects et s’inscrivent dans la myriade de travaux s’intéressant aux liens possibles entre certains états psychologiques (du bien-être à la dépression) et l’usage d’internet (Courbet et Fourquet-Courbet, 2020; Fourquet-Courbet et Courbet, 2017). Les médias sociaux numériques sont-ils alors à penser comme les « régulateurs d’émotions collectives » (Courbet, Fourquet-Courbet et Marchioli, 2015; Martin-Juchat et Pierre, 2015)?

Néanmoins, cette « timeline affective » fait écho à la proposition d’un « sentiment général » d’Adam Arvidsson (2011). Pour l’auteur, les dispositifs qui mesurent aujourd’hui les valeurs sur un marché fonctionnent de manière performative. Son hypothèse est que ces dispositifs ont besoin d’insérer les représentations des acteurs principaux quant à la nature des processus soumis à la mesure et au calcul afin d’asseoir leur « pouvoir performatif », qui plus est lorsqu’on s’intéresse à des valeurs intangibles comme la marque. Dans une approche tardienne, la circulation des opinions participe à la production d’une valeur, et cette circulation repose sur un investissement affectif de la part des publics. Les médias sociaux deviennent alors un moyen de faire circuler ces affects et, surtout, de mesurer l’investissement affectif des publics, ce qu’Arvidsson nomme un « sentiment général ».

Partant de cela, il devient possible de s’interroger sur ce que certains acteurs font avec ces traces, ces données, ces signes d’affections. Dit autrement, si les dispositifs numériques permettent de tracer les vecteurs que sont les affects, peut-on les orienter, réguler leur intensité et en capter la valeur?

Des affects numériques instrumentalisés?

Le terme instrumentalisation ouvre la voie à une approche à la fois fonctionnaliste (les affects/affections numériques pour quoi faire?) et critique (à qui profitent l’analyse et la construction de ce « sentiment général »?). De manière schématique, cette possible instrumentalisation s’opère à trois niveaux : macro, avec l’émergence d’un capitalisme affectif numérique; méso, avec différents acteurs et discours visant à associer l’affection et sa gestion à une forme de performance; micro, entre les individus, afin de tracer les vecteurs numériques nécessaires à l’établissement de structures sociales en ligne (même éphémères, comme les dites « communautés virtuelles »).

Nous utilisons la notion de capitalisme affectif pour décrire un mode particulier de capture où les résonances entre les corps – aussi bien humains que non humains – entrent dans des systèmes de valeur et de production de valeur. Le capitalisme affectif fait appel à nos désirs, il a besoin de relations sociales, il les organise et les établit. Nos capacités à affecter et à devenir affectées sont transformées en actifs financiers, en biens, en services et en stratégies de gestion[4]. (Karppi et al., 2016, p. 9.)

Au sein d’infrastructures numériques, ce capitalisme affectif apparaît comme un métadispositif (Pierre et Alloing, 2015) : il accompagne, oriente, favorise ou encore diversifie la production et la captation de valeur. Il nécessite dès lors que les plateformes numériques développent des fonctionnalités permettant diverses formes de travail affectif (Coté et Pybus, 2007; Hardt et Negri, 2004) afin d’augmenter nos capacités à affecter et à être affectés. Quand ce travail affectif, qui consiste à manipuler les émotions, le bien-être ou la passion (Hardt, 1999), s’insère dans des stratégies organisationnelles ou marchandes, il est principalement effectué par des travailleurs du clic, des gestionnaires de communautés, des microtravailleurs des plateformes (Casilli, 2019) ou des modérateurs de contenus (Roberts, 2016). Cependant, il repose aussi sur les usagers eux-mêmes, constamment incités à partager ce qui les affecte en contrepartie de « récompenses » réputationnelles et affectives (des cœurs, des likes, des emoji, des statistiques élevées, etc.), ce que nous nommons du « digital affective labor » (Alloing et Pierre, 2017).

Pour les travailleurs sous contrat avec des organisations, la gestion émotionnelle devient alors une compétence qui, si elle est maîtrisée, est un gage de performance, car le tournant affectif du management, ou ce qu’en dit la recherche, n’a évidemment pas attendu le développement des technologies numériques pour s’opérer (Martin-Juchat, Lépine et Ménissier, 2018). Les organisations incitent par exemple leurs collaborateurs à valoriser leurs compétences émotionnelles afin de favoriser leur promotion ou recrutement interne, au risque d’exprimer certaines fragilités pouvant leur porter préjudice sur le plan de l’évolution de carrière (Dumas, 2018). La transposition en ligne du travail émotionnel est par conséquent un objet d’étude en développement. S’appuyant sur les recherches pionnières d’Arlie Hochschild (2012), de récents travaux s’appliquent à interroger ce travail et son management chez les femmes gestionnaires de communautés (deWinter, Kocurek et Vie, 2017), les blogueurs (Lopez, 2014), les wikipédiennes (Menking et Erickson, 2015) ou encore les surfeurs professionnels devant assurer leur promotion en ligne (Evers, 2019). À la fois stratégie organisationnelle, tactique individuelle et risques psychosociologiques, le travail émotionnel numérique est souvent un outil critique permettant de tracer les contours de l’exploitation de l’intime des travailleurs (ou des usagers des dispositifs numériques en général) induite par un capitalisme où les affects sont une valeur économique reconnue. Pratiquer le travail émotionnel de surface (la sympathie) amène une baisse de satisfaction au travail pour les chargés de clientèle en ligne (Ishii et Markman, 2016), là où celui plus en profondeur (empathie) des modérateurs volontaires de communautés de joueurs sur Twitch produit de la détresse (Wohn, 2019). Afin de pallier ces risques d’épuisement professionnel identifiés hors ligne (Brotheridge et Grandey, 2002), certains travailleurs, comme des modérateurs de forums Reddit exposés à de nombreux contenus violents (photos, vidéos, témoignages, etc.), développent leurs propres tactiques et outils pour se désaffecter, mettre à distance les effets émotionnels préjudiciables de ces contenus (Dosono et Semaan, 2019).

Dans une perspective de travail du consommateur (Dujarier, 2010) et de digital labor, ce travail émotionnel est donc aussi effectué (à divers degrés d’intensité et de conscientisation) par chacun d’entre nous. Il révèle alors, à un niveau individuel et de groupe, le rôle central des affects pour nos sociabilités, connectées ou non, car cette approche par l’instrumentalisation, au-delà des critiques et des analyses socioéconomiques, fait aussi le lien, comme nous allons le voir, avec les approches en cultural studies des affects numériques. Pour Döveling, Harju et Sommer (2018), les émotions médiatisées par les dispositifs numériques créent une forme de culture affective numérique accompagnée de pratiques affectives spécifiques. Cette culture affective est observable à trois niveaux : micro, soit l’utilisation des médias sociaux numériques pour exprimer des émotions à un niveau individuel; méso, par la constitution de groupes en ligne (certains diraient donc de communautés) afin de faire « résonner » les émotions exprimées; et macro, lorsque ces émotions circulent à un niveau mondial. En effet, par le prisme des cultural studies, et notamment par l’apport des travaux de Sarah Ahmed (2004), les affects sont des émotions qui « colleraient » aux objets, ce qui permet cette circulation autant qu’une résonnance.

Partant de cette conception de la circulation affective, Nelly Quemener (2018) propose de repenser l’analyse des controverses en sciences de la communication. Ce sont alors les discours produits par les acteurs d’une controverse qui attachent, collent, des émotions aux objets débattus ou discutés. Ces affects circulent ensuite avec les objets des controverses. S’appuyant sur les travaux de Grossberg (1992), l’auteure met aussi en relief l’importance de l’intensité affective, entendue ici comme ce qui permet d’identifier ce qui est significatif pour chaque acteur, ce qui fait sens puisqu’il suppose une charge affective particulière, pourrions-nous dire. Ce qui attire notre attention, dans un discours par exemple, n’est dès lors plus (seulement) l’idéologie qu’il véhicule, mais l’intensité affective qui s’en dégage. Pour Quemener, prendre en compte les dimensions affectives des controverses suppose d’appréhender l’intensité affective comme un ensemble de réactions (interventions publiques) performatives participant à hiérarchiser les objets/sujets des controverses.

De manière générale, la croisée des cultural studies et des medias studies renouvelle l’analyse des publics et de leur manière de se constituer en groupes ou en communautés, spécifiquement en ligne. Les affects permettent de situer ce qui attire l’attention des publics. L’effet possible des médias pour la constitution des idées ne peut dès lors être uniforme et unique (Pailler et Vörös, 2017), car il dépend de l’intensité affective de ces idées et de l’investissement (émotionnel, cognitif) que chaque public souhaite y mettre pour en débattre ou les faire circuler. Dans son ouvrage sur les « publics affectifs » (2015), Zizi Papacharissi s’interroge sur ces « structures of feelings » (Williams, 1961) qui permettent aux publics, en ligne, de se mobiliser, de se connecter et de se déconnecter au travers de l’expression de leurs émotions et leurs sentiments. Papacharissi prend en exemple les fils de messages agrégés par les hashtags sur Twitter, qu’elle présente comme des mécanismes affectifs amplifiant l’intensité avec laquelle un sentiment exprimé est ressenti. Cette expressivité affective permise par l’utilisation des hashtags participe ainsi à la mise en lumière de rapport de force et de tensions sociales (Cervulle et Pailler, 2014).

Cathia Papi (2017) ainsi que Virginie Julliard et Fanny Georges (2018) s’intéressent quant à elles aux « communautés d’affects numériques » et aux « communautés émotionnelles » en ligne se formant lors de deuils. Par l’analyse de pages Facebook et d’entretiens avec des participants, ces auteures soulignent l’importance des pratiques d’écritures permises par les dispositifs dans l’expression d’affects s’attachant à une personne décédée. Exprimer ses affects puis les faire « valider » par le groupe (par le « like » d’un commentaire, par exemple) est à la fois un moyen de s’inscrire dans une communauté en deuil et de se réapproprier ses propres affects (Papi, 2017).

Pour synthétiser cette rapide revue de littérature introductive, nous pouvons mettre en relief le fait que les travaux portant sur les affects et la communication sont en développement dans la recherche francophone, mais ne trouvent pour l’instant pas la même dynamique que ceux provenant de la sphère anglo-saxonne. Comme dans les revues anglophones d’ailleurs, de plus en plus de travaux francophones sur la question s’inscrivent dans le champ des cultural studies par les études de genre ou portant sur la sexualité, par exemple. Les approches ne s’adossant pas spécifiquement aux cultural studies s’inscrivent dans une vision plus computationnelle et autonomisant en partie l’objet affect (souvent réduit à une simple émotion). La question affective y est tantôt centrale (et l’aspect numérique est là pour interroger sa transposition), tantôt périphérique (au sens où elle vient expliquer certaines observations faites sur des terrains numériques). Le champ de recherches sur les affects numériques est donc traversé par plusieurs tensions : une question de vocabulaire qui oppose radicalement émotions et affects; des traditions de recherche entre fonctionnalisme et constructivisme; et des postures qui placent les affects au centre ou à la périphérie des propositions. Ainsi, du côté d’un « premier tournant affectif », le principe a été de considérer qu’il est possible de prendre la mesure des émotions et, dès lors, de prendre des mesures à propos des émotions, telle une ressource qu’il serait possible de gérer. Un « deuxième » tournant affectif a eu lieu en tenant paradoxalement à distance les émotions pour se recentrer sur les affects. Cela dit, en situant les émotions dans le champ politique, le principe a été de considérer les affects comme des leviers de pouvoir, aussi bien en matière de contrôle que d’émancipation. Ce faisant, ce deuxième tournant affectif n’a fait que recroiser le premier : l’un comme l’autre définissent les émotions à l’aune des rapports de pouvoir qu’elles induisent ou provoquent. La question centrale de ce dossier a donc été de savoir s’il était possible de construire une critique qui ne serait pas centrée sur des logiques de domination sans pour autant les mettre de côté.

Présentation du numéro

Si les travaux de recherche sur les affects numériques sont affaire de tension, ce numéro de la revue Communiquer entend proposer des lignes tendues par les auteurs entre les nombreuses approches théoriques et méthodologiques pour l’analyse des affects numériques. Faisant suite à un colloque lors du 88e Congrès de l’ACFAS (2018) et à un dossier de la Revue française des Sciences de l’Information et de la Communication (2017), ce numéro interroge ces tensions à partir de terrains et de corpus originaux. La variété de ces terrains, des objets analysés, des champs disciplinaires et des auteurs convoqués, mais aussi des méthodes mobilisées, s’inscrit dans une volonté de montrer toute la richesse et les potentialités des études affectives numériques pour la communication (et au-delà). Pris dans leur ensemble, ils permettent de dégager les différentes composantes de l’affect, cumulant intensité, orientation et valeur.

Dans l’article de Pierre Halté qui ouvre ce numéro, « Les émoticônes : de la signification des affects aux stratégies conversationnelles », les emoji tiennent une place particulière dans la matérialisation des affects. Pour l’auteur, dont le travail se base sur un corpus de tweets et s’inscrit en linguistique, ils agissent comme des modalisateurs en indexant les émotions du locuteur. La combinaison des « iconèmes » permet ainsi de catégoriser les dispositions affectives (logique de prédicat) et d’en indiquer leur intensité (notamment avec des iconèmes intensificateurs, comme les larmes de 😂). Les emoji se trouvent mobilisés dans des stratégies conversationnelles permettant de guider l’interlocution : à chaque tour de parole, un emoji peut suffire pour demander plus d’explications ou pour montrer son empathie.

Justine Le Flo’ch, dans son article « Standardisation et différenciation des emplois des emoji sur Facebook », met en application les propositions de Pierre Halté en regardant comment les marques, à l’aide des emoji, « engagent la conversation » avec leurs publics. Dans cette perspective, elles tendent à suivre les conventions d’usage en vigueur sur le web social, reproduisant les jeux d’écriture d’une conversation numérique. Comme pour les iconèmes uniques, l’écriture se fait parfois à l’économie, minimaliste, parfois plus chargée. Il faut alors suivre un cheminement ponctué d’emoji et de références communautaires pour comprendre le sens du message, qui en plus peut être renforcé par un « infléchissement sémantique » (par les « iconèmes intensificateurs »).

Dans un article centré sur les praticiens de la communication, « Visualisation de données et design émotionnel peuvent-ils se conjuguer? », Tiffany Andry met en exergue le fait que, dans la littérature, la visualisation de données procède généralement par un minimalisme graphique (data-ink ratio) qui cherche à désaffecter les sens au profit de l’intellection. Or les expérimentations produites par l’auteure, à l’aide d’eye tracking et d’entretiens, montreraient au contraire que les ornements graphiques permettent d’orienter la cognition. Ces artifices, qui sont plus que de simples fioritures en dessin vectoriel, serviraient alors à réguler l’intensité de l’effort à fournir pour comprendre la visualisation.

La compréhension est également facilitée par le recours à la réalité virtuelle dans le cas du journalisme immersif, traité par Céline Ferjoux et Émilie Ropert Dupont dans « Journalisme immersif et empathie : l’émotion comme connaissance immédiate du réel ». Cette « machine à empathie » permet au journaliste d’orienter les sens du spectateur vers le sujet filmé, et cette immersion est double, tant les discours d’escorte tendent à plonger les prospects dans le régime de la promesse : les promoteurs de la réalité virtuelle s’engagent ainsi à maximiser l’empathie, affectant l’expérience avant même qu’elle ne se déroule.

La réalité virtuelle n’est pas la seule à produire ce sentiment de présence, un « petit geste » suffit, nous dit Inès Garmon dans son article intitulé « Donner à toucher, donner à sentir : étude du capitalisme affectif sur mobile ». Cette manipulation numérique, qu’elle appelle « digipulation », est conçue par les designers d’applications mobiles de manière à réduire les frictions, avec l’interface et dans l’interface, dans ce qu’elle permet comme rencontres (ou affections). Guidé par les affordances, le doigt reste en suspens au-dessus des visages et des icônes, et le geste qui en découle relève de l’affectation, entraînant les recommandations de potentielles occasions à venir. Le capitalisme peut se sentir au bout des doigts.

Au sein de ce capitalisme affectif (numérique), pour faire face aux images violentes, haineuses ou sexuelles, les individus vont développer des tactiques. Dans « Le travail émotionnel des adolescents face au web affectif », Sophie Jéhel et Serge Proulx se sont intéressés à plusieurs cohortes d’adolescents, s’appuyant notamment sur les travaux de Stuart Hall pour saisir leur comportement. Il est intéressant de considérer ces tactiques comme des vecteurs et de voir dans quelle mesure les images affectent le récepteur. En termes d’orientation, ces tactiques consistent à choisir l’évitement, l’indifférence ou l’autonomisation, qui sont des formes de mise à distance ou, à l’inverse, de rapprochement par une tactique d’adhésion. Concernant l’intensité, les auteurs évoquent d’un côté l’indifférence (valence nulle), l’évitement ou l’autonomisation qui peuvent être considérés comme étant une désaffection (le retour à une intensité plus faible). En contrepoint, les auteurs proposent l’adhésion, ce que Spinoza pourrait considérer comme un affect de Joie (quel que soit le contenu de l’image). En matière de valeur, justement, cette adhésion, si elle pose des questions morales, est compensée par une autre tactique d’autonomisation, qui permet de se questionner sur les valeurs affectées à cette image.

Enfin, l’arnaque est le dernier vecteur abordé dans ce dossier, avec l’article de Bruno Vétel : « Se jouer des cadres de l’expérience : arnaques et prises de tête dans un jeu vidéo ». L’auteur y analyse la manière dont se comportent les joueurs quand l’un d’entre eux est lésé. Les jeux de cadrage et de recadrage goffmaniens permettent de saisir, d’une part, comment l’arnaqueur arrive à se glisser dans le cadre du « pigeon », nécessitant de sa part de développer des compétences herméneutiques pour orienter le joueur vers le piège. D’autre part, pour le joueur lésé, des compétences managériales sont nécessaires pour gérer les émotions provoquées par la découverte de l’arnaque : entre atténuation et altération, la colère, la résilience, la honte, l’amusement ou la reconnaissance peuvent ressortir de cette situation, et conduire ou non à la plainte. C’est ici qu’intervient la plateforme de jeu, qui choisit de réguler les plaintes (réduire l’intensité) tout en maintenant la possibilité des arnaques (orientation et valeur).

Ce sont ainsi plusieurs vecteurs qui se dessinent dans ce dossier sur les affects numériques. Entre matérialité et instrumentalité, ils laissent présager la puissance d’agir qui se niche dans les infrastructures numériques aussi bien que dans les relations que les humains entretiennent entre eux et avec ceux qui occupent la même niche écologique qu’eux. D’autres travaux sont en cours, et d’autres invitations seront lancées pour répertorier ces affects. Pour autant, il n’est pas nécessaire d’établir le répertoire exhaustif de ces affections : cela pourrait conduire à penser que toute communication est affection. D’autres logiques sont à l’œuvre au sein des processus communicationnels, et c’est la combinaison de ces modèles d’explication qui permettra de décrire plus justement ces processus. De plus, il nous paraît opportun de comprendre ce que ces affects instancient, dans le numérique ou ailleurs, au niveau collectif. En effet, toute la théorie de l’action de Spinoza tourne autour de l’individu et de ses affections : elle annonce ainsi le primat des démarches centrées utilisateur qui structurent aujourd’hui l’offre du marketing et du design. La relation ne va pas au-delà, et si toute une arithmétique permet de saisir que des causes l’affectent et des désirs l’animent, elle peine à passer à une échelle plus vaste, où l’individu se trouve enchâsser dans des configurations complexes, aux déterminations multiples. Les affections auxquelles est sujet l’individu sont multifactorielles. Il y a donc tout lieu d’étudier la manière dont l’individu se trouve aux prises d’un maillage de lignes affectives, à la croisée de courants tantôt contradictoires tantôt venant le supporter par tout un jeu d’affordances affectives qui lui permettent de distribuer son affection entre ses propres dispositions, celles des collectifs avec lesquels il agit et celles qu’imposent les dispositifs.