Corps de l’article

Introduction

L’objectif de cet article est de prolonger les réflexions menées ces dernières années sur les enjeux de la téléconsultation, c’est-à-dire les consultations médicales à distance via des technologies de l’information[1], au regard de la crise sanitaire inédite que nous connaissons avec la COVID-19.

Depuis une quinzaine d’années, les outils de téléconsultation et notamment ceux destinés aux consultations à distance se sont multipliés (Habib, Béjean, Dumond, 2017). Dans le même temps que leur déploiement, les sciences humaines et sociales se sont intéressées à ces dispositifs et aux enjeux qu’ils soulèvent. Si des recherches font état des vastes possibilités qu’offrent ces nouvelles technologies (Da Silva, Rauly, 2016 ; Gallois, Rauly, 2020) : allègement des soins, participation des patients, économies des services de soins et d’accompagnement, d’autres auteurs se sont intéressés aux limites que l’usage de ces outils introduit (déshumanisation des soins, standardisation des procédures, etc.).

Mais le contexte exceptionnel de la crise sanitaire nous invite à réinterroger les enjeux que soulèvent ces outils sous un regard nouveau, en considérant le contexte inédit comme potentiel facteur de transformations des pratiques médicales et usages des outils de téléconsultation. L’objectif de cet article est ainsi de répondre à la question suivante : quels sont les nouveaux enjeux que soulèvent l’usage de ces outils et quelles en sont les représentations de la part des professionnels dans un contexte de crise sanitaire comme celle de 2020 ?

Pour y répondre, nous nous appuierons sur les témoignages de médecins généralistes que nous avons recueillis lors d’une enquête menée à partir de mars 2020 et durant la période du premier confinement en France. Nous avons mené cette étude en nous intéressant particulièrement aux discours de ces médecins ainsi qu’à leurs usages des outils de téléconsultation.

Notre article s’inscrit dans une perspective critique des sciences de l’information et de la communication selon laquelle les dispositifs et innovations dans le champ de la communication ne peuvent être étudiés indépendamment de l’organisation sociale dans laquelle ils prennent place (Mayère, 2015). Les dispositifs de téléconsultation représentent un objet de recherche permettant d’étudier « tout autant les savoirs qu’ils contiennent que la vie de l’organisation qui les entoure, constituant ainsi de précieux indicateurs sur l’organisation (…) qui les a créés et fait vivre ». (Appel, Heller, 2010, p.42) Sous cet angle, nous envisageons les outils de téléconsultation comme « la résultante d’un projet qu’ils signalent et organisent » (Appel, Heller, 2010, 41) ainsi que des « révélateurs » de stratégies, d’enjeux et de visées organisationnelles (Appel, Heller, 2010, p.42).

Cette perspective nous a conduits à étudier les enjeux des outils de téléconsultation dans un contexte à la fois de crise sanitaire de la COVID-19, mais également d’inscrire cette recherche dans le contexte général de la santé aujourd’hui en France. Comme le soulignait Anne Mayère en 2015, « dans le domaine de la e-santé, le discours est celui de la table rase, d’une technologie qui arriverait dans un no man’s land et qui y aurait d’emblée toute sa place, qui ne poserait aucun problème en termes d’intégration dans les écologies personnelles, organisationnelles, techniques et sociales ». (Mayère, 2015, p.268. Notre recherche vise au contraire à penser les outils de téléconsultations à la lumière des organisations dans lesquelles ils s’inscrivent en tenant compte des transformations qu’ils provoquent dans les pratiques médicales. A ce titre, les paroles des médecins recueillis lors de notre recherche ainsi que les observations que nous avons menées auprès d’eux constituent non seulement notre méthodologie pour cette enquête, mais également un fondement conceptuel grâce auquel nous étudions les dispositifs de téléconsultation, articulés à un ensemble de pratiques et de discours.

Présentation de la méthodologie d’enquête

Les résultats présentés dans cet article sont issus d’une enquête menée en France lors du premier confinement entre mars et avril 2020 auprès de 42 médecins généralistes. Ces médecins avaient été recrutés pour une précédente enquête que nous menions depuis six mois concernant les usages de la téléconsultation. Pour composer cet échantillon, nous avions identifié en 2019 les médecins correspondant aux critères de l’enquête grâce à un annuaire proposé sur le site internet du Conseil national de l’ordre des médecins (https://www.conseil-national.medecin.fr/annuaire). Nous avons ainsi pu prendre contact par voie électronique avec une soixantaine de médecins, hommes et femmes, répertoriés par l’annuaire d’après les critères suivants : médecine générale, avec ou sans spécialités complémentaires, toujours en activité, répartis sur les 13 régions françaises avec un souci de diversité des zones géographiques. Au total, 48 médecins ont répondu favorablement à notre demande et ont participé à notre enquête exploratoire en 2019. Par la suite, 42 d’entre eux ont accepté de poursuivre le travail amorcé lors du premier confinement en 2020.

Notre étude repose principalement sur une combinaison de deux sources de données.

Lors d’une première phase au mois de mars, nous avons construit, puis diffusé un questionnaire à choix multiples à l’ensemble des médecins de notre échantillon afin de recueillir des informations auprès d’eux sur le type, la fréquence et les modalités d’usage de la téléconsultation. Ces données ont ensuite été analysées quantitativement, en nous appuyant sur le logiciel d’analyse Tropes qui a permis de procéder à une première analyse des usages que les médecins déclarent avoir de ces outils. Lors de cette première étape, les données ont révélé un usage nouveau et massif des outils de téléconsultation de la part des médecins, en particulier des plateformes de téléconsultation. En effet, la totalité des médecins de notre échantillon avait eu recours à ces outils depuis le début du confinement, la majorité d’entre eux ayant utilisé pour la première fois ces outils, soulignant ainsi le caractère inédit dans l’usage d’un dispositif en période de crise.

La première phase ayant révélé cette dynamique, nous avons poursuivi notre recherche en menant dans un second temps des entretiens semi-directifs avec chacun des médecins par téléphone ou plateforme de visioconférence. L’objectif de cette seconde étape était de recueillir les témoignages des médecins afin de comprendre les enjeux des outils de téléconsultation en période de crise sanitaire. Les transcriptions de ces entretiens ont été soumises à une grille d’analyse centrée sur les discours et usages des médecins. Nous nous sommes en particulier concentrés sur la manière dont les médecins évaluent les outils de téléconsultation, l’utilité qu’ils représentent pour eux ainsi que les limites qu’ils en perçoivent. Pour cette phase de l’enquête, nous avons donc adopté une approche qualitative en nous servant des outils de l’analyse sémio-pragmatique (Meunier, 2004). En avril 2020, nous avons pu mener trois observations lors de téléconsultations en tant que participant-invité sur une plateforme de téléconsultation avec l’accord préalable des patients. Le but était alors d’identifier les règles communicationnelles que suppose l’usage des outils informatiques dans la pratique médicale.

Parallèlement à ces deux sources principales et afin de bien saisir les modalités d’usage des dispositifs numériques, nous avons pu consulter à partir du mois de mars, deux ingénieurs informatiques, spécialisés dans la mise en œuvre d’outils de téléconsultation, que nous avons contactés par le biais de la plateforme Médecin Direct. L’objectif de ces entretiens parallèles était d’enrichir nos connaissances des plateformes de téléconsultation ainsi que de saisir comment ces outils avaient été pensés pour l’usage de la médecine à distance.

Enfin, dans le but de comprendre le contexte juridique, politique et sanitaire, nous avons mené une analyse documentaire d’un corpus constitué de 31 documents, rapports officiels, circulaires ministérielles et articles de presse collectés entre le mois de mars et juin 2020 ayant pour objet les dispositifs de téléconsultation.

Ainsi, l’objectif de cette approche méthodologique pluriel était de pouvoir faire émerger par les questionnaires et témoignages de médecins les nouveaux enjeux que soulève l’usage des outils de téléconsultation en période inédite de crise sanitaire et de confinement général.

Dans les prochaines parties, nous présenterons comment la situation exceptionnelle de pandémie de COVID-19 a tout d’abord poussé les politiques de santé publique à proposer aux médecins des outils adaptés de téléconsultation et, pour cela, comment elles ont ajusté les cadres normatifs et législatifs qui les entourent. Ensuite, nous présenterons dans les parties suivantes comment la crise sanitaire et les outils de téléconsultation pour y faire face ont engagé les médecins à adapter leurs pratiques professionnelles.

Des cadres juridiques ajustés

D’après les documents officiels, les outils numériques ont été présentés, depuis leur déploiement dans le domaine médical, comme un moyen de partager les informations et les données plus facilement entre praticiens et institutions médicales. Prévu ainsi pour permettre de créer des ponts entre secteurs médicaux et professionnels de la santé, le partage d’information a néanmoins posé immédiatement le problème de la sécurité et de la protection de ces données. À ce titre, plusieurs mesures ont été prises entre 2009 et 2010 en France de la part des politiques de santé publique visant à mettre en œuvre des conditions favorables au déploiement de systèmes d’information partagés de santé en cohérence avec un cadre national (Horquin, 2011, p.13).

C’est en 2010 que fut décrétée la première loi en France définissant les outils de téléconsultation et en délimitant leurs pratiques[2]. Par la suite se succédèrent, sur plusieurs années, des lois et décrets venant spécifier et préciser les cadres réglementaires jusqu’à la création en 2012 d’un programme d'e-santé à l’échelle nationale. Parallèlement à ces décrets, des lois propres au domaine médical ont été appliquées au numérique, notamment en ce qui concerne le secret professionnel, la protection des données personnelles et médicales, la transparence des dossiers médicaux des patients, ou encore la confidentialité des usagers face aux stratégies industrielles. Ainsi, les téléconsultations étaient-elles fortement encadrées par un « empilement législatif et réglementaire ». (Biclet, 2010) Cet ensemble juridique mêlait ainsi « une réglementation relative à l’informatique et aux communications, et l’autre relative à la santé, inscrite principalement au sein du code de la santé publique ». (Beranger, Bouadi, 2017, p.98)

Cet encadrement législatif avait pour objectif de déterminer les modalités d’usage de ces outils en identifiant précisément qui pouvait les utiliser et dans quel contexte. En effet, tous les professionnels de santé ne pouvaient faire usage de la téléconsultation et un formulaire d’éligibilité était mis en ligne par le ministère des Solidarités et de la Santé. De la même manière, les patients ne pouvaient pratiquer la téléconsultation qu’avec leur médecin traitant ou sans avoir eu un rendez-vous physique avec lui durant les 12 derniers mois. Les praticiens devaient posséder l’équipement médical et informatique (à leur charge) nécessaire, avoir reçu une formation appropriée à la téléconsultation et être parfaitement informés des législations sur les conditions d’utilisation des informations médicales. Quant aux outils et à l’hébergeur des données de santé, ils devaient disposer de conditions de sécurité spécifiques, répondre à des critères de protection de données et être validés par une commission de spécialistes émanant du ministère de la Santé (Béranger, Bouadi, 2017, p. 115). Selon des enquêtes menées auprès des personnels soignants, ces cadres juridiques étaient perçus comme des contraintes, freinant souvent l’usage des dispositifs plutôt que d’assurer leur bonne utilisation (Durupt et al., 2016 ; Beranger, Bouadi, 2017 ; Gaglio, Mathieu-Fritz, 2018).

Cependant, d’après nos enquêtes, le contexte de crise sanitaire a eu pour répercussion d’inciter les politiques de santé publique à ajuster les cadres législatifs, notamment en assouplissant les règles.

En effet, dès le mois de mars 2020, ministères et instances de santé publique, telle que la Haute Autorité de Santé (HAS), ont mis en avant la téléconsultation comme un moyen de suivre les patients tout en maintenant une distanciation sanitaire. Le 10 mars, un décret publié au journal officiel annonçait l’assouplissement des modalités pour l’usage de la téléconsultation. Le 18 mars, une circulaire ministérielle était envoyée à l’ensemble des structures de santé et aux cabinets médicaux, insistant sur l’urgence de « favoriser [les] exercices en télésanté ! » (HAS, 14 avril 2020) Dans ce contexte, le ministère de la Santé ainsi que les instances de santé publique ont décrété le 23 mars « l’urgence sanitaire » et, pour y faire face, un arrêté concernant les mesures à mettre en œuvre. Il s’agissait notamment d’« adapter les modalités pratiques » à la mise en place et à la généralisation des outils de télésanté et notamment en ce qui concerne le développement des téléconsultations. Dix jours plus tard, le 2 avril, l’HAS éditait sur son site Internet « les dispositions particulières [concernant] les téléconsultations et télésoins. » (HAS, 2 avril 2020)

Dès cette période, les outils de téléconsultation ont été l’objet d’un ajustement inédit et exceptionnel. Les cadres juridiques ont été adaptés, ouvrant les téléconsultations à des outils de télésanté qui n’étaient pas encore validés par des commissions d’experts de santé et par les autorités de système de surveillance des systèmes d’information. En effet, le ministère de la Santé éditait au mois de mars une circulaire accordant la possibilité aux médecins et patients d’utiliser jusqu’aux outils numériques « grand public », tels que Skype ou Messenger, pour mener des consultations à distance[3]. Le site Internet du ministère de la Santé proposait également une liste de liens directs vers des outils de téléconsultation. Au total, 89 dispositifs de téléconsultation classés de façon aléatoires étaient ainsi proposés pour les professionnels de la santé. Parallèlement, la liste des professionnels et des patients « éligibles » aux téléconsultations s’est elle aussi ouverte à des secteurs de soins jusque-là exclus de cette pratique comme les sages-femmes, orthophonistes ou encore pharmaciens, et s’est généralisée à des institutions comme les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) ou les maisons de retraite. (Ministère des Solidarités et de la Santé, 2020 -) Des actes de soins, jusque-là exclus des dispositifs de télésanté ont été autorisés « dans le cadre d’une téléconsultation », telle que la réalisation d’une interruption volontaire de grossesse par voie médicamenteuse. Les cadres législatifs concernant le remboursement des soins ont eux aussi été adaptés. Le 20 mars était en effet annoncé le remboursement à 100 % des actes de téléconsultations par l’assurance maladie obligatoire (AMO) pendant une période limitée à la crise sanitaire.

Pour l’ensemble des soignants que nous avons interrogés, ces ajustements juridiques et législatifs ont été perçus comme des moyens de mener des actes de téléconsultation plus facilement. Les outils mis à disposition sur le site du ministère de la Santé ont en partie favorisé cette généralisation de la téléconsultation. Les médecins n’ayant pas l’habitude des outils numériques pouvaient ainsi être accompagnés par des guides d’utilisation en plus d'obtenir des conseils et recommandations via des circulaires ministérielles. De plus, en ouvrant les listes des personnels et des patients éligibles à la téléconsultation, l’usage de la téléconsultation a été vécu comme facilité. Selon un médecin interrogé :

Là on est dans une crise exceptionnelle, alors ce n’est pas le moment de se demander qui a le droit de pratiquer la téléconsultation, avec qui, avec quoi. Les circulaires qu’on a reçues, c’est plus simple, plus clair… On utilise tout, pour tout le monde. (Entretien n°9, 5 avril 2020)

Ainsi, d’après notre enquête, « l’empilement » juridique identifié par Biclet en 2010 comme une des limites et contraintes pour les médecins dans l’usage de la téléconsultation semble avoir été atténué par une ouverture exceptionnelle de la législation en contexte pandémique.

Cependant, un flou législatif semble demeurer concernant la responsabilité et la protection des données. Si la question de la responsabilité a elle aussi été l’objet d’un ajustement, les décrets ont néanmoins laissé certaines zones d’ombre. D’après le ministère de la Santé, les outils de e-santé, « pour être référencés, doivent respecter un certain nombre de prérequis techniques et réglementaires, et plus généralement s’inscrire dans le cadre des recommandations officielles. » (Agence du numérique en santé, 4 avril 2020) Mais dans ce contexte d’urgence sanitaire et d’ouverture rapide aux outils de téléconsultation, leur fiabilité « est établie à partir d’une autodéclaration par les éditeurs de solutions, qui engagent ainsi leur responsabilité ». Le contexte inédit conduit ainsi les politiques de santé publique à se baser sur des déclarations de confiance et non pas sur un contrôle des autorités nationales. Parmi la liste des outils de téléconsultation proposée par le ministère, beaucoup apparaissent comme en cours d’évaluation ou encore non évalués nationalement en ce qui concerne la protection des données. Par exemple, très peu de ces outils ont été notés par l’Agence nationale de sécurité des systèmes d'information (ANSSI).

Selon l’un des ingénieurs informatiques que nous avons interviewés, si « l’ANSSI n’assure pas à 100 % que les données ne seront pas divulguées », et si « tout peut arriver », elle demeure tout de même « un moyen de contrôle en général efficace pour vérifier les systèmes de sécurité » (Entretien n°6 du 12 avril 2020). Toujours selon cet ingénieur : « il y avait un choix rapide à faire, je pense. On facilite l’utilisation de la téléconsultation, mais on prend le risque d’utiliser des outils qui ne sont pas sécurisés ». Le risque que représente cette ouverture législative n’a pas échappé à des experts dès le mois de mars. Ainsi, selon Nesrine Benyahia, spécialiste de la protection des données de santé et interviewée le 10 mars 2020 par le journal TIC santé

On est à contre-courant des recommandations de la Commission nationale de l’informatique et des libertés [Cnil] sur la protection des données et des discours sur la souveraineté numérique. (Granier et al., 2020)

Le contexte de la crise sanitaire, s’il implique de la part des politiques de santé publique d’atténuer les contraintes juridiques, ne gomme pas semble-t-il les problèmes de protection des données. En effet, selon l’un des médecins interrogés, les inquiétudes quant à la protection des données demeurent :

C’est nettement plus facile aujourd’hui. Là, on va dire que presque tous les outils informatiques peuvent servir pour les téléconsultations. Moi par exemple j’utilise Zoom en ce moment, parce que je connais et c’est facile d’utilisation (…). Par contre, ça me fait un peu peur concernant les données… Mais bon… à contexte exceptionnel, réactions exceptionnelles ! (Entretien n°2, 27 mars 2020)

De manière générale, l’ouverture des cadres juridiques a été vécue par les médecins interrogés comme un moyen d’utiliser plus souvent les outils de téléconsultations, mais reste perçue comme vecteur de risques concernant la divulgation des données personnelles. Un médecin nous explique :

On nous dit qu’on peut faire ce qu’on veut, avec ce qu’on veut comme outils… mais où vont les infos ? Qui peut les voir ? Ça reste un problème. Je fais des téléconsultations… de toute façon là en ce moment c’est nécessaire, mais… ça m’inquiète toutes ces consultations et informations qui circulent sur le web.(Entretien n°7, 30 mars 2020)

Un autre insiste sur la responsabilité dont il se sent porteur quant à la protection des données :

J’ai peur d’utiliser un outil qui ne soit pas fiable… On me dit de privilégier la téléconsultation, mais si les infos sont utilisées, on dira que c’est parce que j’ai mal utilisé l’outil ou parce que c’est l’outil qui n’était pas fiable ? (Entretien n°4, 29 mars 2020)

En situation générale, cette méfiance chez les médecins semble constituer une limite dans l’usage des outils de téléconsultations et expliquer pourquoi ils ne sont pas plus utilisés par la communauté médicale ces dernières années (Durupt et al., 2016 ; Beranger, Bouadi, 2017 ; Gaglio, Mathieu-Fritz, 2018).

Mais il apparait qu’en période de pandémie, les médecins se sont autorisé un usage à risque des outils numériques. Tout en étant conscients des limites de la téléconsultation, ils ont adapté leurs pratiques en opérant une forme de « consentement implicite » (Giddens, 1994). Les médecins ont ainsi consenti à utiliser des outils pour lesquels ils n’ont pas totalement confiance accordant alors un crédit suffisant aux responsables de santé publique et aux cadres législatifs pour dépasser leur perception des risques.

Mais dans la partie suivante, nous montrerons que ce consentement semble temporaire chez les médecins pour qui les outils de téléconsultation sont circonscrits au temps de la crise.

Un outil de gestion de crise

Malgré les risques qui subsistent en matière de protection des données et les critiques de la part des médecins interrogés quant aux cadres juridiques, la période du 1er confinement en France, entre le 16 mars et le 10 mai 2020, a vu se développer massivement l’usage des téléconsultations. En effet, durant cette période, les consultations à distance se sont multipliées jusqu’à augmenter de 40 à 50 % dans certaines régions. (Millet, 2020) Ces chiffres montrent que l’usage de la téléconsultation semblait alors répondre au contexte inédit d’une pandémie. Mais si cette « explosion » d’actes de téléconsultations a culminé jusqu’à un million par semaine au mois d’avril (Sénat, 2020), les chiffres officiels de l'Agence France-Presse (AFP) montrent en revanche une nette décroissance dès le déconfinement (Le Figaro, 2020 ; La Dépêche, 2020), soulignant l’aspect temporaire de ces dispositifs.

Nos enquêtes auprès des médecins confirment cette idée d’un outil propice à une situation pandémique, mais dont l’usage reste pour eux circonscrit au temps de la crise. En effet, un mois après le début du 1er confinement, en avril 2020, tous les médecins que nous avions interrogés avaient utilisé au moins une fois des outils de téléconsultation. Cependant, la majorité d’entre eux n’envisageait pas de généraliser cette pratique à l’avenir et considérait le dispositif comme utile, mais circonstancié et temporaire (Tableau 1.).

Figure

Tableau 1. Fréquences d’usage de la téléconsultation passées et estimées dans le futur.

-> Voir la liste des figures

Alors, comment expliquer cet usage massif des outils de téléconsultation ?

L’usage généralisé des outils de téléconsultation s’explique par la situation de crise sanitaire et par certains avantages des outils informatiques perçus comme des « dispositifs d’urgence ». (Entretien n°12, 29 juin 2020). En effet, selon les médecins, la téléconsultation s’inscrit dans un contexte défini comme de la « médecine de guerre » qui permettrait « d’aller au plus urgent » (Entretien, n°12, 29 juin 2020), de traiter plus rapidement les patients ainsi que de limiter les rencontres. D’après un médecin interrogé :

On doit aller au plus pressé et faire avec la situation, et ça correspond au type de la téléconsultation […]. On interroge, on capte les symptômes, on identifie l’urgence, on met en place un protocole de suivi et hop… on passe à un autre. (Entretien n°9, 5 avril 2020)

Dans ce cas, la téléconsultation permettrait une certaine économie de temps. Les outils de téléconsultation sont en effet construits de telle façon que, avant même de rencontrer à distance le médecin, le patient entre les informations sur son état de santé (température, évaluation de la douleur, traitements, allergies, poids, âge). Cette étape de la consultation est appelée anamnèse, c’est-à-dire l’interrogatoire des patients. Dans le cas de la téléconsultation, une partie de cette phase se déroule sans la présence du médecin. Une fois les informations validées, les médecins ont alors accès à ces informations et peuvent effectuer une sorte de « tri ». (Entretien n°2, 27 mars 2020) des cas urgents et graves. Selon l’un d’eux, ce fonctionnement copie celui des « urgences à l’hôpital […]. C’est une sorte de maille. À partir des informations, on privilégie ou on écarte une maladie […]. Avec la téléconsultation, le tri est plus rapide. » (Entretien n°3, 28 mars 2020) Selon un autre médecin interrogé, le fait que les patients entrent les informations eux-mêmes permet un « gain de temps » et une plus grande « rapidité pour trier entre COVID et non COVID ». (Entretien n°9, 5 avril 2020)

Les outils de téléconsultation sont ainsi définis en véritables « technologies de crise », s’inscrivant dans une « logique de l’urgence » (Bonneville, Grosjean, 2006, p.2) où le temps est compté, économisé et rationalisé. Mais alors que la littérature interroge cette rationalisation du temps médical et y voit de possibles risques, notamment en ce qui concerne le manque de liberté d’adaptation de la pratique médicale, la crise sanitaire a conduit les médecins à privilégier au contraire ces outils de rationalisation.

Au gain de temps de la consultation s’ajoute l’économie de certaines tâches médicales comme la surveillance ou l’administration de soins quotidiens. En effet, la médecine à distance induit une modification des compétences qui a été identifiée par des recherches depuis plusieurs années (Bonneville et Sicotte, 2010 ; Esterle et al., 2011 ; Mathieu-Fritz, Esterle, 2013). Ces recherches révèlent notamment qu’avec les outils numériques, les tâches dévolues aux patients et à son entourage sont étendues (Strauss et al., 1982). Parce qu’il est en dehors d’une institution de santé et accompagné à distance, le patient se voit par exemple chargé de son autosurveillance (Mort, Finch et May, 2009), d’une autoadministration de ses soins (Nicolini, 2010) et d’une responsabilité pour lui ou son entourage pour un ensemble d’actes médicaux ou paramédicaux (Rauly, Gallois, 2014).

Mais alors que ce transfert de tâches du médecin au patient est largement critiqué dans le domaine médical en général, dans le cas de la crise sanitaire, il est apparu pour les médecins interrogés comme un moyen de mieux gérer la pandémie. En effet, face à ce nouveau virus, aux symptômes mal connus et à l’explosion des cas en mars 2020, les médecins expliquent avoir eu besoin que les patients apprennent à s’évaluer, se gérer et se surveiller eux-mêmes.

On leur explique qu’ils doivent se surveiller, contrôler leur température en cas de doute, savoir repérer les signes comme la fatigue ou la toux… S’ils sont malades, ils doivent s’isoler, se surveiller. (Entretien n°3, 28 mars 2020)

Cette autoadministration des patients semble être facilitée par des outils annexes aux téléconsultations. En effet, les plateformes proposent des outils d’autoévaluation pour les patients tels que des questionnaires ou « fiches mémo » pour identifier les symptômes, ou encore des tableaux à remplir quotidiennement pour les patients atteints du coronavirus afin de surveiller leur état. Pour les médecins interrogés, cette responsabilité transférée aux patients aurait permis dès les premiers temps de la crise de gérer collectivement la pandémie.

Enfin, les outils de téléconsultation semblent répondre à un besoin des médecins d’accéder à des protocoles standards. D’après la littérature, l’un des risques encourus dans l’usage de la téléconsultation serait d’avoir affaire à des « protocoles et modalités d’action figeant le savoir médical dans des recettes “prêtes à l’usage” ». (Parolin, 2012) En effet, certains chercheurs ont souligné qu’avec l’usage de ces dispositifs, l’exécution du travail médical serait « dictée par une procédure centralisée qui vise à en contrôler la réalisation ». (Grosjean, Bonneville, 2007, p.149) Les informations données par le patient, le temps de consultation ou encore le moment de la prescription médicale seraient autant d’étapes définies par les dispositifs numériques que patients et soignants doivent suivre selon des protocoles préétablis. Emergerait ainsi un risque de standardisation des pratiques médicales qui a été souligné dans de nombreux ouvrages avant l’épidémie (Nicolini, 2010 ; Da Silva, Rauly, 2016 ; Mathieu-Fritz, Gaglio, 2018 ; Gallois, Rauly, 2020).

Or, lors de la crise sanitaire, la standardisation des pratiques médicales semble au contraire être devenue un atout pour les médecins. En effet, face à un virus mal connu dont les symptômes et effets se découvraient presque au jour le jour à partir du mois de mars, les médecins déclaraient avoir besoin de protocoles standardisés. L’un d’eux nous expliquait :

Le virus est tout à fait nouveau pour nous. On n’y connait pas grand-chose. Il faut qu’on ait une feuille de route, un plan commun… un protocole à suivre… sinon, on est paumé et c’est chacun dans son coin. (Entretien n 9, 5 avril 2020)

Dans les premiers temps de la crise sanitaire, la situation apparaissait à ce point inédite, qu’établir le juste diagnostic relevait alors d’un objectif prioritaire :

Le but, c’était qu’on puisse savoir vite qui était malade, qui avait quoi… qui avait une grippe ou qui avait le COVID. C’était une course contre la montre pour limiter la propagation, identifier les clusters, évaluer la pandémie, et même comprendre cette maladie… Il fallait avoir des outils pour ça (…) Et bien les téléconsultations, je n’ai pas l’habitude… mais au moins ça permettait d’aller le plus vite possible.

En cela, les outils de téléconsultation apparaissent comme de véritables technologies de crise, permettant un gain de temps dans une situation qui s’apparente justement à une « course contre la montre ».

La téléconsultation permettrait de répondre à une logique d’urgence, à une situation de crise, à la rapidité, l’efficacité et l’économie de temps qui en découle. Mais nous allons voir qu’à ce temps de crise s’ajoute celui de l’attente. L’attente d’autres réponses et d’une autre logique que celle de l’économie et de l’urgence.

Un palliatif au manque de moyens

Si l’usage massif des téléconsultations s’explique par le temps de l’urgence, il reste que les médecins soulignent son caractère éphémère et le besoin pour eux de retourner à des consultations plus traditionnelles. En effet, les médecins nous ont décrit les téléconsultations comme des outils provisoires « en attendant les moyens » (Entretien n°1, 21 mars 2020), les blouses, les masques, le gel et tout autre dispositif permettant d’accueillir les patients dans les cabinets médicaux en toute sécurité.

Tout d’abord, cet usage temporaire s’explique par le fait que, selon les médecins interrogés, l’usage des téléconsultations ne représente qu’une réponse temporaire à la crise sanitaire, suppléant, pour un moment, les risques de rencontre entre médecins et patients. Selon eux, si les téléconsultations ont pour avantage de préserver le confinement et les distanciations sociales, elles ne peuvent toutefois pas remplacer les consultations au sein des cabinets médicaux.

Selon l’un des médecins interrogés, les diagnostics sont rendus plus délicats par la distance et les outils numériques :

Voir le patient, entendre sa respiration… ça ne peut pas se faire aussi bien sur ordinateur. Nous avons besoin d’être face à lui pour comprendre ce qu’il a.(Entretien n°7, 2 avril 2020)

L’un d’eux nous explique notamment que les patients dont il est le médecin traitant sont souvent âgés, étrangers aux nouvelles technologies, isolés en cette période de confinement, malades et même inquiets. Or, pour ce médecin, les téléconsultations sont « peut-être adaptées à la pandémie, mais pas pour l’ensemble de [ses] patients [qu’il doit] pouvoir retourner voir rapidement ». (Entretien n°3, 28 mars 2020) Les outils de téléconsultation sont ainsi perçus et utilisés par les médecins comme des dispositifs temporaires, pour les temps de la crise, crise sanitaire liée à la pandémie, mais aussi crise liée au manque de moyens pour les soignants.

De plus, s’ils perçoivent l’utilité des téléconsultations en tant de crise, les médecins interrogés manifestent une certaine impatience de retourner aux consultations présentielles et témoignent leur refus de généraliser la téléconsultation à long terme. L’une des raisons de cette impatience est que les téléconsultations sont perçues par les médecins interrogés comme des outils risquant à terme de prolonger, voire aggraver, les inégalités de soins entre leurs patients.

Je me retrouve à mener des consultations avec des patients qui sont à l’autre bout de la France. Dans ce qu’on appelle les « déserts médicaux ». Je veux bien parce que là, la situation est grave. Mais j’ai peur qu’au fur et mesure, ça commence à s’installer et que plutôt que de régler le problème des déserts, on nous dise : « Ben c’est bon, il y a les téléconsultations. » (Entretien n°11, 28 juin 2020)

D’après les documents officiels de notre corpus, les outils de téléconsultation ont été présentés comme de potentiels remèdes aux problèmes liés aux « déserts médicaux » et aux inégalités d’accès aux soins sur le territoire (Lasbordes, 2009 ; Suarez, 2002), permettant notamment de mettre en relation médecins et patients sur l’ensemble du territoire. Mais des recherches universitaires menées ces dernières années soulignent au contraire que les problèmes de santé sont similaires avec la téléconsultation : nombre insuffisant de professionnels de santé par rapport à la population, manque de financement pour le matériel ainsi que de personnel pour assurer la prise en charge à distance et assurer les téléconsultations (Habib, Béjean, Dumond, 2017 ; Habib, Yatim et Sebai, 2019). Des conclusions similaires ont été présentées par une équipe de recherche composée de médecins généralistes et de sociologues en ce qui concerne l’utilisation de la téléconsultation dans les déserts médicaux (Durupt et al., 2016). À partir d’entretiens menés auprès de 32 médecins, l’enquête fait apparaitre que malgré les possibilités que semblent offrir les technologies de téléconsultation, et malgré un certain intérêt de la part du milieu médical, les dispositifs de téléconsultation ne peuvent effacer le manque de médecins dans les déserts médicaux, le nombre de médecin par habitant à l’échelle nationale restant largement insuffisant. Le manque de personnel soignant est jugé comme un facteur limitant l’usage de la téléconsultation, « les disponibilités des médecins spécialistes étant déjà limitées en consultation physique » (Durupt et al., 2016, p.492). L’achat de matériel nécessaire à la téléconsultation est également cité comme une contrainte économique importante, d’autant plus pour les médecins spécialistes. Les limites économiques pour l’utilisation de dispositifs de e-santé concernent également le financement des téléconsultations, des avances de frais de la part des patients ainsi que le remboursement des soignants (Parizel, Marrel, Walltein, 2013 ; Durupt et al., 2016 ; Mathieu-Fritz, Gaglio, 2018).

Selon certains médecins que nous avons interrogés, les outils de téléconsultation sont même qualifiés de « bricolages  ». (Entretien n°12, 29 juin 2020) mis en place dans l’urgence, sans réelle organisation ni moyens adaptés, laissant trop souvent les médecins se « débrouiller seuls ». Dans le contexte de la pandémie, certains médecins ont dénoncé les outils de téléconsultation comme des « palliatifs » (Entretien n 3, 28 mars 2020) au manque d’effectifs et de moyens, ne permettant pas d’accompagner et de soigner les patients de façon efficace. À partir des entretiens que nous avons menés, les critiques concernent particulièrement l’activité médicale qui serait réduite à une succession « d’erzats de consultations »(Entretien n°11, 28 juin 2020), parce que le matériel médical manque.

Je suis très en colère, ils nous disent qu’on est en guerre, mais on n’a pas les moyens pour la faire, pas de masques, pas de gel, rien. On doit se fournir nous-mêmes en masques, on n’a même pas de blouses rendez-vous compte. Un de mes collègues a été contaminé en faisant son travail… Alors oui la consultation par Internet c’est bien en attendant, mais si c’est pour faire en sorte que les moyens n’arrivent pas et justifier l’incurie du gouvernement, là je dis non !»(Entretien n 11, 28 juin 2020)

Alors que les soignants insistent sur la nécessité pour eux de pouvoir se procurer les masques, les blouses, le gel et les désinfectants pour pouvoir « retourner voir les patients »(Entretien n°10, 7 avril 2020), ils témoignent avec une certaine colère de leur impression de se heurter à un certain abandon des politiques publiques.

Quand je dis qu’il nous faut du matériel, on me répond qu’il y a la téléconsultation ! Quand je dis que ça ne suffit pas, on me répond que c’est comme ça ! Mais jusqu’à quand ça va durer cette situation où quand on réclame un simple bout de tissu avec quatre points de colle on a l’impression de demander la lune ! (Entretien n°12, 29 juin 2020)

Il apparait que si les outils de téléconsultation ont souvent été reliés aux manques de moyens, la crise sanitaire semble avoir fait émerger de façon encore plus vive ces carences.

Avant on avait déjà des difficultés liées au manque de moyens… mais là… c’est encore plus criant (…) Parce que la crise est extrême, le manque se fait encore plus sentir ! (Entretien n°3, 28 mars 2020)

Certains travaux montrent en effet que l’usage de la téléconsultation ne fait en réalité que prolonger, voire aggraver les carences du système de santé. Pour certains auteurs, la disparité des offres de soins sur le territoire n’est en rien réglée par l’usage de la téléconsultation qui induit, au contraire, une fragmentation et une inégale distribution des pratiques de soins (Bruni et al., 2007). De la même manière, les travaux en sciences économiques de Florence Galois et Amandine Rauly (2019) montrent comment la téléconsultation, à l’origine présentée comme moyen de répondre aux problèmes budgétaires des hôpitaux, ne fait en réalité que prolonger les économies faites sur le personnel et l’offre de soin. En effet, pour ces auteurs, la téléconsultation participerait au développement de la médecine ambulatoire, qui induit elle-même une économie de personnel et de services, à un transfert d’offres de soins et d’hôtellerie vers le domicile (économie de budget et de personnel) et à une délégation des soins comme de la surveillance du personnel au patient lui-même et à son entourage. La téléconsultation serait même un moyen d’augmenter les ressources des hôpitaux par l’augmentation du nombre de patients traités et donc, du nombre d’actes médicaux réalisés sans nécessiter plus de personnel et de moyens (Batifoulier et al., 2007).

Pour certains médecins interrogés, les téléconsultations risquent fortement d’aggraver les inégalités en santé parce qu’elles reposent en grande partie sur les capacités du patient à décrire, évaluer, expliquer et transmettre les informations. Or, l’illettrisme et les inégalités relatives à la littéracie parmi la population représentent des freins dans l’usage des technologies de l’information (Boubakar Nobilet, 2017 ; Desbois, 2018) Pour les médecins interrogés, les personnes les plus vulnérables sont justement celles qui ont le plus de difficultés dans l’usage de la téléconsultation. Les téléconsultations ne seraient pas alors un moyen de « lutter contre les inégalités, mais un facteur aggravant ». (Entretien n°12, 29 juin 2020) D’après les médecins, ce fait s’est largement vérifié lors de la période de confinement entre mars et mai 2020, période pendant laquelle leurs patients les plus vulnérables étant ceux qu’ils rencontraient le moins par voie de téléconsultation.

D’après notre étude, les outils de téléconsultation apparaissent comme des « palliatifs » à la crise sanitaire tout autant qu’ils l’étaient dans un contexte de crise du système de santé. Ils sont des outils d’économie de crise, permettant de « réguler », mais non pas de solutionner. La crise sanitaire semble même avoir exacerbé les tensions et les critiques de la part des médecins concernant le manque de moyens et les inégalités en santé. Nous allons voir dans la partie suivante que les critiques de la part des médecins s’articulent également à un sentiment d’avoir été livrés à eux-mêmes, face à des outils numériques complexes et parfois inappropriés.

Un outil à bricoler pour gérer

Dès le mois de mars, les médecins ont dû s’adapter aux outils informatiques, bricoler avec les protocoles, improviser ainsi que mettre en place des initiatives face aux patients. Si les pratiques d’ajustement ne sont pas un phénomène nouveau dans la pratique médicale (Kivits, 2019), l’ampleur de la crise sanitaire, ainsi que le contexte exceptionnel de confinement général a fortement intensifié la nécessité de s’adapter.

Selon Alain Cucchi, les situations de crise sont des moments lors desquels les acteurs sont appelés à « l’improvisation, c’est-à-dire à faire preuve d’ingéniosité et d’esprit d’initiative pour mener à bien leur mission […]. L’improvisation constitue une réponse à [un] vide organisationnel, les acteurs se coordonnant pour développer des nouvelles pratiques collectives ». (Cucchi, 2012, p.144) Ce « vide organisationnel » est défini par l’auteur comme « une situation dans laquelle des ressources et/ou des moyens ne peuvent pas être intégrés à un ensemble d’actions, empêchant leur déroulement » (Cucchi, 2012, p.144.). Les médecins interrogés ont dû en effet composer avec les dispositifs de téléconsultation et les « vides » ou impensés de ces outils, faisant alors appel à des savoirs de connaissance (Charaudeau, 2002) tout autant qu’à des savoirs expérientiels (Gardien, 2017).

Dans le but d’accompagner les médecins dans l’usage de la téléconsultation, les instances de santé publique ont diffusé rapidement des protocoles à destination des soignants. À ce titre, des « fiches mémo » et un « guide de bonnes pratiques » produits en mai 2019 ont été réédités et mis en ligne sur les sites du ministère de la Santé et de l’HAS (HAS, 2 avril 2020) à partir du mois de mars. En revanche, les savoirs pratiques liés à la téléconsultation sont abordés dans ces documents de façon générale, laissant le soin aux médecins de « se former à l’utilisation des outils de communication […] à la communication à distance ». (HAS, 2019, p.11)

Ces recommandations génériques sont perçues par les médecins comme un « vide » (Entretien n°3, 28 mars 2020) en ce qui concerne les pratiques communicationnelles en situation de téléconsultation. En effet, la communication à distance pose de nombreux problèmes pour diagnostiquer, accompagner et rassurer les patients. Pour l’un des médecins interrogés, « ne pas voir en face de soi le patient, c’est une difficulté supplémentaire par exemple dans l’évaluation de la douleur » (Entretien n°12, 25 avril 2020). Alors, face à ces difficultés, les médecins nous ont expliquer devoir composer, improviser et ajuster leurs pratiques. C’est par exemple le cas lorsque les médecins font appel à un proche du patient, à condition de son accord préalable, pour lui demander son avis sur l’état physique et moral. Dans ce contexte de consultation à distance, les médecins doivent également « parler plus fort », « plus lentement », « mimer » leurs propos, « imiter » (Entretien n°1, 5 et 12) les gestes que les patients sont invités à faire.

Face à un patient ne parlant pas français, un médecin nous raconte les techniques qu’il a utilisés :

J’ai mis un logiciel de traduction, les membres de la famille étaient aussi tous autour du patient, ils essayaient de traduire… Je mimais, je faisais des grands gestes, je parlais lentement […]. Quand je lui ai demandé de me montrer son torse, j’ai moi-même soulevé ma chemise… Dans un sens, si je revoyais la vidéo aujourd’hui, je crois que je pourrais presque en rire…(Entretien n°2, 27 mars 2020)

Un autre médecin nous explique avoir imprimer des images du corps humain qu’il présente devant la caméra aux patients pour se faire comprendre. D’autres ont téléchargé des extensions aux programmes informatiques afin notamment de pouvoir prendre eux-mêmes et à distance en photos des parties du corps des patients que ces derniers n’ont qu’à présenter à la caméra.

Les médecins ont dû ainsi initier des méthodes communicationnelles et rompre avec une certaine « routine ». (May et al. 2001 ; Pappas, Seale, 2009)

De plus, pour les médecins interrogés, les recommandations génériques d’accompagnement des patients diffusées par les politiques de santé publique se heurtent souvent aux situations qu’ils rencontrent. Face à ces outils inappropriés, les médecins ont dû alors ajuster leurs pratiques et adapter les outils en fonction des patients. C’est particulièrement le cas concernant un questionnaire de suivi des patients qui, selon des médecins, s’adresse à un individu « qui sait évaluer et chiffrer sa douleur », « s’exprime sans problème », « connait le vocabulaire », « n’a pas d’autres maladies », mais également « sait reconnaitre des symptômes de manière objective » ou « n’est pas noyé dans son angoisse ». (Entretien n°8, 9, 13 et 15)

Pour l’un des médecins ayant utilisé ce questionnaire « chaque question doit être reformulée, réexpliquée » et « toutes les réponses des patients sont réévaluées ». (Entretien n°9, 5 avril 2020) Selon lui, ces documents constituent une sorte de programme général, « mais [qu’il doit] adapter » à chaque téléconsultation, pour chaque patient. Selon un médecin :

Chaque téléconsultation est différente, alors les protocoles, on commence avec, mais on les adapte toujours […]. Si on ne fait pas ça, c’est bien on a suivi le protocole, on peut cocher les cases, mais le soin, lui, n’est plus fait correctement..(Entretien n°9, 5 avril 2020)

Pour des médecins interrogés, le fait de ne pas être en mesure d’ausculter soi-même les patients ainsi que de manquer de moyens pour les accompagner représente une limite importante que même les astuces et techniques d’ajustement aux outils numériques ne peuvent corriger.

J’ai essayé plein de choses pour accompagner au mieux mes patients. Dans une certaine mesure, j’ai l’impression d’avoir réussi à faire une partie du job. Mais j’ai quand même l’impression d’avoir laissé toute une partie de mon travail de côté (…) comme si le but n’était que de limiter la casse. (Entretien n°10, 7 avril 2020)

Certains médecins expliquent ainsi avoir le sentiment que leur rôle se limite à fluidifier, rationaliser et contrôler les patients. Certains d’entre eux expliquent en effet avoir l’impression d’être relégués au rôle de « gestionnaire », triant, et sélectionnant plutôt que soignant et accompagnant les malades.

Pour l’un des médecins interrogés, le risque de la téléconsultation est de reléguer l’acte de soin à une « vérification à distance » lors de laquelle la pratique médicale se résumerait à « cocher des cases » et à « évaluer seulement la gravité » (Entretien n°5, 28 mars 2020) de la maladie. Selon un autre médecin réutilisant les termes d’Emmanuel Macron lors de ses interventions publiques :

On est en guerre, mais on n’a pas d’armes […] la téléconsultation, c’est un moyen de surveiller la propagation du virus, pas d’accompagner les malades. (Entretien n°7, 30 mars 2020)

Ces critiques de la part de ces médecins nous renvoient aux limites étudiées par les chercheurs en sciences sociales pour qui les téléconsultations introduisent le risque d’une évolution des soins vers des logiques productivistes (Gallois, Rauly, 2020) et engendrent des formes de « taylorisme à distance » (Bonneville, Grosjean, 2006, p. 11) par lesquelles le médecin est renvoyé à un technicien (Charbonneau, 2006).

Dans le contexte de crise sanitaire, les téléconsultations apparaissent comme des outils limités en ce qu’il s’agit des soins, de l’accompagnement et de la surveillance de tous les patients. Si les médecins ont su développer leur capacité d’ajustement face à des outils complexes, il subsiste chez eux un sentiment d’impuissance à exercer les soins à distance pour certains de leurs patients, notamment les plus précaires, désignant avec regret leurs pratiques comme de la « gestion » de crise.

Conclusion

La situation inédite de pandémie et de confinement a été l’occasion de prolonger et d’enrichir les réflexions autour des enjeux et limites des dispositifs de téléconsultation. La crise sanitaire a été à la fois une période de rupture avec les recherches précédentes concernant les outils de téléconsultation, révélant des pratiques tout à fait nouvelles, et, en même temps, elle a prolongé, et même exacerbé, certaines limites identifiées par les recherches antérieures.

D’une part, nous avons vu que les outils de téléconsultation ont été largement utilisés dans la période du 1er confinement, prouvant ainsi une certaine efficacité face à la situation inédite. La téléconsultation apparait comme un outil efficace dont les modalités d’usage correspondent à l’urgence et à la crise, et qui semble approprié pour faire face à une situation inédite.

Mais cet outil, aussi utile soit-il, ne peut pas compenser à lui tout seul le manque de moyens humains et matériels propre au système de santé en France.

Les dispositifs, aussi novateurs soient-ils, ne sont pas hermétiques au contexte dans lesquels ils s’inscrivent. Les problèmes liés aux inégalités de santé, aux cadres législatifs, aux manques de moyens dans la santé sont en réalité prolongés au-delà des situations de soins traditionnelles jusqu’aux pratiques numériques. La crise sanitaire, loin d’être en rupture avec ces difficultés, les prolonge elle aussi dans un contexte de pandémie et de confinement. Dans ce contexte inédit, la crise apparait comme un révélateur des tensions entre les bénéfices de la téléconsultation et les risques que soulèvent ces dispositifs.

Au-delà de la crise sanitaire et de la gestion de la COVID-19, la question se pose pour l’avenir de ces outils de la façon dont leur accroissement, dès 2020, sera l’objet de choix politiques et économiques. Leur développement sera-t-il accompagné de mesures visant à corriger les carences dans le système de soin, ou en sera-t-il indépendant ? Plus encore, le risque n’est-il pas que les outils de téléconsultation soient utilisés pour justifier et aggraver le manque de moyens, les déserts médicaux et la logique productiviste ?