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Introduction

Cette contribution fait référence à une pratique de soin encore peu connue et reconnue dans le système de santé français : la musicothérapie. Pour autant, de nombreux musicothérapeutes interviennent dans des institutions sanitaires, médico-sociales ou médico-éducatives. Depuis le début de la crise en lien avec la COVID-19, ils ont dû adapter leurs pratiques pour permettre la continuité des soins de nombreux usagers. Entre autres, ils ont instauré des séances à distance via des dispositifs musicothérapeutiques remédiés par le numérique. Alors que la musicothérapie fait fondamentalement appel à la sensorialité du patient et que la mise en place des séances nécessite des procédures organisationnelles (indication, prescription, discussion, prise de contact avec le bénéficiaire, etc.), ces mutations de pratiques soulèvent plusieurs questions. Comment se sont-elles mises en place ? Avec quels dispositifs ? Selon quelles logiques sociales de communication ? Et quels en sont les effets sur les pratiques communicationnelles et professionnelles des acteurs ?

Pour mieux comprendre ces processus du point de vue des Sciences de l’Information-Communication (SIC), nous avons mené une enquête dans deux organisations : un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) et un service d’éducation spéciale et de soins à domicile (SESSAD) qui accompagne au quotidien des enfants pouvant présenter des troubles divers : intellectuels, du comportement ou des troubles du spectre autistique.

Dans ce qui suit, nous présenterons notre objet à partir d’une définition de la musicothérapie et de l’évolution de ses contextes de pratiques depuis le début de la pandémie. Nous préciserons l’approche communicationnelle et la méthodologie que nous avons mobilisées pour mener l’étude, en faisant référence à des travaux relevant du champ de la communication des organisations, en lien avec celui de la santé, et qui renvoient au rôle de la communication dans les processus organisationnels, soulevant par là-même des enjeux d’ordre technologique, social et stratégique (Mayère et Grosjean, 2016). Nous présenterons nos résultats selon une analyse réflexive qui permettra d’identifier les processus à l’œuvre dans les lieux enquêtés et de mieux comprendre les adaptations de pratiques des acteurs.  

1. Musicothérapie et contextes de pratiques

Selon la Fédération Française de Musicothérapie (FFM), la musicothérapie est « une pratique de soin, de relation d’aide, d’accompagnement, de soutien ou de rééducation, utilisant le son et la musique, sous toutes leurs formes, comme moyen d’expression, de communication, de structuration et d’analyse de la relation [1]  ». Du point de vue des SIC, nous pouvons approcher la musicothérapie en mobilisant les concepts de « dispositif »et de « médiation »qui sont particulièrement discutés dans la discipline [2] . Ainsi, nous la définirons comme un micro-dispositif de soins dans lequel s’enchevêtrent différentes médiations, d’ordre à la fois culturel, thérapeutique et institutionnel (Vandeninden, 2015).

Dans ce « dispositif », la musique constitue déjà une « médiation ». Elle peut offrir la possibilité d’exploiter certains ressorts de la communication — non verbale — afin de développer des compétences d’expression et des habilités sociales. Elle peut aussi permettre l’amorce d’un travail d’ordre psychocorporel amenant le patient à exprimer verbalement son ressenti de la musique, ce qui le conduit parfois à rebondir sur des questions plus personnelles. Pour mieux comprendre les potentialités de la musicothérapie, nous pouvons nous inspirer des travaux de Céline Lambeau (2010) qui interrogent les pratiques musicales selon plusieurs façons de penser la communication. Elle propose la notion de « communication-médiation » pour questionner l’expérience musicale dans toute sa complexité, accordant à la musique une place de tiers dans le processus de communication autour duquel la rencontre de différents actants s’organise. Cette approche intègre potentiellement d’autres modes de communication : la« communication-transmission » et la « communication-participation ». Le premier renvoie à une conception linéaire de la communication impliquant émetteur et récepteur ; par exemple musicien(s) et public(s) en situation de concert. Le second s’intéresse aux interactions pouvant exister dans un groupe de musiciens et fait écho à la notion de « communication orchestrale » ouvrant à une approche systémique de la communication interne (Winkin, 1981). L’auteure applique ainsi le concept de « communication-médiation » à la situation d’un groupe de musiciens dans lequel le matériau musical entraîne des effets sur les relations entre musiciens, ce qui agirait aussi sur leur musique (Lambeau, 2010). Dans cette perspective, qui dépasse les fonctions poétique, métalinguistique et phatique de la communication musicale, nous pouvons transposer cette notion dans la situation créée par une séance de musicothérapie. Ici, la musique occupe une place de tiers entre le patient et le musicothérapeute. En continuité, nous avançons que dans ce dispositif, ce n’est pas la musique qui contient un pouvoir thérapeutique mais plutôt l’utilisation qui en est faite dans un contexte bien précis et selon une technique spécifique. La notion de médiation apparaît alors « […]chaque fois qu’il y a besoin de décrire une action impliquant une transformation de la situation et du dispositif communicationnel, et non une simple interaction entre éléments, et encore moins une circulation d’un élément d’un pôle à un autre. » (Davallon, 2004, p. 43).

Ces considérations renvoient aussi à la place qu’occupe le musicothérapeute dans les séances, celle d’un « médiateur » à la fois culturel et thérapeutique avec son art singulier du « prendre soin ». Pourtant, si l’on se réfère aux textes réglementaires, la musicothérapie n’est pas reconnue en tant que « profession »dans le système de santé actuel [3] . Aussi, de nombreux musicothérapeutes diplômés par les universités disposent d’un statut relativement précaire dans les institutions. Néanmoins, ils participent à des exercices connexes avec les autres professionnels des secteurs d’activités dans lesquels ils exercent. Dans ces cadres, ils développent des routines professionnelles conditionnant les prises en charge : utilisation d’un espace institutionnel, prescriptions, participation à des réunions interdisciplinaires, etc. (Verdier, 2019) Si ces catégories de praticiens qui occupent une fonction plurielle de « médiateur » — également institutionnel du fait, entre autres, de leur propre marginalité dans le système de santé — ne constituent pas de grandes masses salariées dans les institutions, elles existent quand même et font système avec d’autres (Miège, 2008). Ainsi, face à la difficulté de prise en charge de certains « publics », la musicothérapie peut se révéler être un choix pertinent d’indication dans différents champs de la médecine (en psychiatrie, en gériatrie, etc.) ou de l’action médico-sociale et médico-éducative. Dès lors qu’elle s’inscrit dans un dispositif plus global permettant la mise en œuvre d’une dynamique des soins entre usager / musicothérapeute / équipe soignante / institutions / système de santé et société, la musicothérapie affirme sa valeur thérapeutique. 

Une situation sanitaire qui transforme les contextes de pratiques de la musicothérapie

Déjà en situation ordinaire, la gouvernance du système de santé est soumise à des logiques socio-économiques et politiques dont les évolutions sont portées par des processus communicationnels. Ces derniers agissent parfois comme des leviers pour repenser les formes de mises en relation et de médiations, contribuant à l’instauration d’une nouvelle régulation sociale dans le champ de la santé (Carré, 2010). Avec la crise sanitaire, la place des musicothérapeutes dans les institutions s’est trouvée encore plus fragilisée. En guise d'exemple, une injonction gouvernementale a contraint les EHPAD à un confinement strict environ deux semaines avant la date de celle adressée à l’ensemble de la population. Cela a entraîné une période de repli des personnels et des résidents dans les EHPAD ainsi que la suspension des interventions de nombreux professionnels extérieurs (psychologues, musicothérapeutes, etc.). Les témoignages que nous avons recueillis lors de notre enquête rendent compte de la difficulté organisationnelle des EHPAD depuis le début de la crise, dont les médias se sont fait le relais auprès de l’opinion publique (Treille, 2020). Le confinement strict des aînés a aussi soulevé des questions d’éthique dans le milieu médico-social et la presse professionnelle : « L’urgence sanitaire ne justifie pas une décision nationale de confinement individuel des résidents. » (Levray, 2020). Par ailleurs, des clusters se sont formés dans certaines localités et des SESSAD [4] ont dû fermer leur porte pendant plusieurs jours avant de trouver une nouvelle organisation pour répondre aux besoins de leurs usagers. 

Dans ce contexte inédit, le gouvernement a fortement encouragé le télétravail. En cas de risque épidémique, la législation française l’autorise, sous certaines conditions (Art. L122-11 du Code du travail). Dès lors, les acteurs ont déployé une certaine inventivité en mobilisant divers dispositifs pour pouvoir s’adapter à la situation. Après une tendance à la sidération des acteurs, des musicothérapeutes ont été interpellés par leurs collègues pour venir en renfort aux équipes institutionnelles et répondre aux besoins émergeant avec leurs compétences spécifiques. Face à cette demande, ils ont proposé, entre autres, des séances à distance. Ces mutations des pratiques ont introduit de nouvelles médiations au cœur même des dispositifs initiaux : mobilisation de différents objets techniques (téléphones portables, plateformes de visio-conférence, messagerie électronique) ; co-présence d’un ou plusieurs aidants (soignants, éducateurs, membres de la famille). En relocalisant leurs pratiques respectives sur les réseaux de télécommunication, les acteurs ont rendu possible la réorganisation de leur activité professionnelle. Mais, que penser du déploiement des usages de nombreux dispositifs numériques par les musicothérapeutes depuis le début de la crise ? Dans quelles dynamiques communicationnelles se sont inscrites ces adaptations ? À quelles évolutions ont conduit ces mutations ?

2. L’approche communicationnelle des pratiques des acteurs et de leur adaptation à la situation pandémique

Selon un positionnement constructiviste et une approche systémique situés en SIC, notre étude exploratoire cherche à comprendre la complexité des dynamiques communicationnelles qui se sont mises en œuvre dans les établissements enquêtés, permettant aux musicothérapeutes d’adapter leurs pratiques à la situation pandémique (Le Moigne, 2012). Comme énoncé plus haut, ces derniers ont mobilisé des dispositifs numériques pour mener leurs séances. Nous nous intéresserons donc également aux usages qui ont pu être faits de ces dispositifs, considérant l’« usage » comme un « phénomène complexe qui se traduit par l’action d’une série de médiations enchevêtrées entre les acteurs humains et les dispositifs techniques » (Breton et Proulx, 2012, p. 266). 

Inspirés par la sociologie des usages, nous mettons ici en lien les notions de « dispositif » et de « médiation ». En effet, les SIC ne réduisent pas la notion de « dispositif » à une vision techniciste et déterministe qui tend à le définir selon ses fonctions stratégique et politique visant la normalisation des comportements et la régulation de la société. Elles prennent aussi en compte ses dimensions interactionnelle et sociale qui en font un espace symbolique de communication-médiation. Celui-ci peut alors « être envisagé comme un instrument de captation et de compréhension des processus de médiation et des situations (ou contrats) de communication, en identifiant les composants en jeu et leurs articulations » (Appel, Boulanger et Massou, 2010, p. 10). Dans cette sorte « d’entre deux » que concrétise le dispositif, l’individu peut renverser le destin de ses forces assujettissantes en s’accordant le pouvoir de son propre désir pour se resituer en tant qu’acteur central du dispositif (Monnoyer-Smith, 2013). Dans l’espace symbolique que propose le dispositif s’amorcent aussi des constructions nécessaires aux acteurs engagés dans la communication qui façonnent et transforment les objets, les réunissent pour contribuer à l’établissement ou l’évolution de leurs relations (Régimbeau, 2011). Aussi, à quelles constructions entre les acteurs la remédiation numérique des séances de musicothérapie pourrait-elle conduire ?

Des chercheurs de la discipline relèvent les enjeux des dispositifs communicationnels pour les organisations quand le dispositif permet l’enchevêtrement de différents systèmes (social, technologique, langagier) visant l’articulation d’un réseau d’acteurs (Appel et Boulanger, 2011). Dans le champ de la santé, la complexité de la coordination des soins à différents niveaux de dispositifs sociotechniques a déjà pu être observée, par exemple concernant les articulations qui existent entre nouvelles technologies et pratiques de soins. En effet, les systèmes d’information des activités médicales et soignantes permettent aux acteurs de la santé de prescrire, planifier et tracer l’administration des soins via le dossier du patient (Mayère et Grosjean, 2016). Si ce dossier est lapierre angulairedes systèmes d’information dans le secteur médical, on trouve des outils similaires dans les EHPAD et les SESSAD avec le Projet d’accompagnement personnalisé (PAP). Ils visent à recueillir les besoins des usagers dont les données sont déterminantes de la dotation des établissements par l’État. Ces données permettent aux acteurs d’adapter leur stratégie organisationnelle en justifiant leur choix et leur activité par rapport à des critères de qualité et de sécurité des soins ou de services proposés, en fonction d’actes quantifiables et tarifiables (Mayère et Grosjean, 2016). Ces systèmes sont aussi des outils d’aide à la décision qui permettent d’entretenir une politique managériale catégorisante des professionnels intervenant dans le champ de la santé. En France, depuis avril 2018, la fusion de l’Agence nationale d’évaluation de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux avec la Haute autorité de santé renforce un sentiment de volonté politique des changements à l’œuvre également dans les secteurs médico-social et médico-éducatif.

Néanmoins, les métiers de soin sont différents et les soins relèvent d’une pratique collective pouvant inclure soignants, aidants et différents types d’intervenants, dont des musicothérapeutes (Mayère et Grosjean 2016). À une échelle plus globale, les pratiques professionnelles s’enchevêtrent aux dispositifs communicationnels mobilisés par les acteurs de la santé tout autant qu’aux discours d’une multitude d’autres catégories d’acteurs qui donnent du sens à leur action dans le champ de la santé (Bourret et Andonova, 2010). Dans ces processus, bien que les technologies numériques favorisent le déploiement des réseaux d’acteurs, l’humain reste fondamental aux pratiques soignantes et le corps y joue un rôle essentiel. Il est à la fois source, lieu et objet de la communication pouvant permettre à la relation thérapeutique de prendre un sens qui dépasse la relation soignant-soigné, impliquant l’ensemble des acteurs engagés dans un système de significations(Viard, 2017). Cette dimension corporelle des soins interroge à la fois la pertinence des pratiques de musicothérapie à distance et la capacité d’implication de certains usagers dans ce type de dispositif (Paquienséguy, 2007 ; Mayère, 2018). 

Ainsi, à partir de notre enquête, nous nous intéresserons également à ce qui caractérise les mutations des pratiques professionnelles des acteurs (aspects culturels) et des pratiques communicationnelles leur ayant permis de s’adapter à la situation sanitaire. Dans cet objectif, notre cadre d’analyse visera, entre autres, à mieux comprendre les diverses modalités de l’interpénétration et du déplacement des sphères d’action des acteurs (Miège, 2004). Cette perspective nous conduira à observer l’évolution des logiques communicationnelles des acteurs de terrain ainsi que l’influence de la crise sur celles-ci.

3. Méthodologie : une stratégie inductive de triangulation 

Notre étude s’inscrit en continuité avec une thèse en SIC soutenue en 2019, portant sur les représentations de la musicothérapie, et des relations nouées dans ce contexte avec deux praticiens engagés dans sa représentation professionnelle au sein de la FFM, qui sont co-auteurs de cette contribution. Dans ce projet, nous avons tous les trois un intérêt commun vis-à-vis de la musicothérapie, mais aussi un positionnement, des objectifs et des enjeux respectifs sensiblement différents. Ainsi, cette collaboration a conduit à mettre en œuvre une stratégie inductive de triangulation (Denzin et Lincoln, 1998). Dans ce qui suit, nous préciserons l’articulation des opérations de triangulation que nous avons réalisées, en regard des différents types de triangulation convoqués et de leurs objectifs respectifs.

Triangulation du chercheur

Selon une méthodologie d’ordre ethnographique [5] , voire auto-ethnographique, nous avons mené cette enquête exploratoire sur un terrain relativement « hybride » construit pour l’étude. Ce dernier prend forme entre : lieux in situ — au SESSAD et à l’EHPAD —, contexte de crise sanitaire, communautés d’acteurs, contextes de pratiques et dispositifs de communication à distance (Quinton, 2002).

Pour la docteure en SIC, l’étude soulève des enjeux disciplinaires. Et, pour comprendre son intérêt vis-à-vis de la musicothérapie, il est important de préciser ici qu’elle a mené sa thèse dans une posture complexe de « praticien-chercheur », à la suite d’une expérience professionnelle de musicothérapeute pendant plus de 10 ans dans une clinique neuropsychiatrique. Pour le préciser ici brièvement, cette posture signifie que « l’activité professionnelle génère et oriente l’activité de recherche, mais aussi de façon dialogique et récursive, que l’activité de recherche ressource et réoriente l’activité professionnelle » (De Lavergne, 2007, p. 29). Dans ce processus de construction identitaire, il s’agit de prendre du recul vis-à-vis de l’activité antérieure tout en s’appropriant une discipline scientifique, ses enjeux et ses méthodes (Rondeau, 2011). Pour cette étude, l’expérience professionnelle préalable est utile à l’approche compréhensive des adaptations de pratiques des acteurs que nous questionnons ici du point de vue des SIC, d’autant que l’on observera au travers de la méthodologie mise en œuvre une certaine distance entre la docteure et les lieux in situ de l’enquête.

Pour les deux musicothérapeutes, l’étude soulève d’autres enjeux, notamment par rapport à leur rôle au sein de la FFM, l’une étant actuellement investie dans sa présidence, l’autre l’ayant été jusqu’en décembre 2020. Alors que la situation pandémique avait déjà donné lieu à une réflexion éthique au sein de la FFM qui les avait conduits à reprendre leur activité à distance, l’étude leur a permis de réinterroger leurs pratiques en considérant les changements occasionnés par le confinement et de prendre du recul sur les adaptations de pratiques qu’ils ont mis en œuvre via le numérique. De plus, au cours de l’étude, ils ont été sensibilisés à l’approche communicationnelle des organisations et se sont intéressés à la place et au rôle de la représentation professionnelle dans les logiques communicationnelles des acteurs sociaux. Leur contribution à l’enquête a nécessité un temps de préparation afin de pouvoir recueillir, auprès de leurs collègues, des données significatives pour cette étude en SIC. Cela les a amenés à communiquer sur un registre différent avec les acteurs du SESSAD et de l’EHPAD. Eux-mêmes ont été interviewés par la docteure pour les besoins de l’enquête.

Dans ce projet, nous avons donc mis en œuvre une forme particulière de « triangulation du chercheur » qui reste expérimentale, mais qui a néanmoins permis d’organiser la collecte de données pour l’étude et de croiser nos regards pour l’analyse et l’interprétation des résultats, au moyen de nombreux échanges, phases de relecture et de réécriture. Les phases d’écriture ont été réalisées par la docteure. Ainsi, leur participation à l’enquête apporte un enrichissement, de la validité à l’étude et l’expérience en musicothérapie de la docteure a facilité les échanges.  

Triangulation méthodologique

Pour mener l’enquête, nous avons donc disposé d’un accès au terrain par le biais de l’activité professionnelle des deux musicothérapeutes qui ont pu mener des entretiens qualitatifs auprès de leurs collègues. Au SESSAD, il a été possible d’interviewer trois personnes dont le directeur, le chef de service ainsi que la monitrice qui a facilité l’organisation des séances à distance et y assistait déjà régulièrement avant le confinement. Deux de ces entretiens ont été réalisés en face à face, le troisième en visio-conférence. À l’EHPAD, nous avons recueilli les propos de deux membres du personnel ayant joué un rôle majeur dans l’organisation des prises en charge. En l’occurrence, ceux de la psychologue qui occupe une fonction de coordination dans l’établissement et d’une animatrice s’étant particulièrement investie auprès des résidents pendant le confinement, pour leur permettre de communiquer avec l’extérieur (familles et musicothérapeute). Ces deux autres entretiens ont été menés au téléphone pour des raisons de précaution sanitaire. Tous ces entretiens ont fait l’objet d’un enregistrement et d’une retranscription littérale par la docteure dans un objectif d’appropriation.

La trame de ces entretiens a été co-construite par la docteure et l’un des musicothérapeutes autour de quatre thèmes principaux cherchant à identifier : 

  • le niveau de responsabilité de l’acteur dans l’organisation ou la coordination des prises en charge ;

  • les types de dispositifs communicationnels mobilisés pendant le confinement ;

  • les dynamiques communicationnelles qui se sont déployées au sein de l’institution pour permettre aux acteurs de s’adapter à la situation de crise ;

  • leur perception de la musicothérapie vis-à-vis de ces adaptations de pratiques via les technologies numériques.

Ces entretiens ont donné lieu à une analyse de contenu thématique pour mieux comprendre les processus et les mutations à l’œuvre au travers des pratiques communicationnelles des acteurs et le déploiement de leurs usages du numérique pendant le confinement.

Les musicothérapeutes contribuant à l’article ont eux-mêmes été sollicités par la docteure, dans le cadre d’entretiens plus informels et récurrents qui ont fait l’objet de nombreuses prises de notes. Ces échanges se sont déroulés au téléphone ou en visio-conférences. Ils visaient à mieux comprendre leur rôle dans l’instauration des séances à distance et l’évolution de leurs propres pratiques communicationnelles avec les équipes institutionnelles. Ils ont aussi permis de prendre note du déroulement des séances de musicothérapie avant, pendant, voire après le confinement, afin d’étudier les changements significatifs dans leurs pratiques de la musicothérapie. Pour compléter ce recueil, ils ont mis à disposition de l’enquête :

  • des notes d’observation concernant le suivi hebdomadaire de cinq personnes sur une période de cinq semaines à l’EHPAD ;

  • deux vidéos filmées au SESSAD, l’une avant et l’autre après le confinement. Ces documents ont permis de mieux se représenter les séances de groupe, notamment concernant l’évolution des interactions entre les acteurs, de la communication verbale et non verbale et les effets des différentes médiations mises en œuvre dans le dispositif. 

Ces derniers matériaux ont été mis à disposition selon un accord tripartite demandé par les musicothérapeutes pour des raisons éthiques, visant à préserver l’anonymat des personnes suivies et leur famille. 

L’ensemble de ce corpus a fait l’objet d’une analyse de contenu tenant compte du positionnement des acteurs dans l’étude (Silverman, 1974) et venant compléter l’approche systémique de l’organisation. Les contenus des entretiens ont également conduit à visiter différents sites web institutionnels — ARS Occitanie, ARS Bourgogne-Franche-Comté, etc. — auxquels nous ferons référence dans nos résultats pour préciser notre analyse en regard des éléments les plus significatifs pour l’article (Bardin, 2013).

Cette stratégie inductive de triangulation intègre donc aussi une « triangulation de données » engageant les trois contributeurs. Elle apporte une profondeur, une ampleur et une validité à l’étude qui a demandé un effort pédagogique et une attention particulière à la docteure pour qu’elle soit pertinente à la fois en SIC et pour les deux autres contributeurs (Denzin et Lincoln, 1998). Elle a aussi permis aux deux musicothérapeutes de contribuer à la recherche selon un intérêt particulier visant a priori une analyse réflexive sur leurs pratiques respectives et qui les a conduits à mieux comprendre leurs relations avec les acteurs des organisations enquêtées et leur rôle au sein de la FFM. Ces observations renvoient également à la dimension auto-ethnographique de notre méthodologie dans cette étude, par laquelle un processus de réflexivité transformateur est à l’œuvre pour les trois contributeurs (Dubé, 2016). Chacun évolue dans sa « discipline », dans une dialectique instaurée par de nombreux allers-retours entre éléments autobiographiques, culturels, immersion dans l’intimité des données, analyse et interprétation située en SIC. 

Dans ce qui suit, nous présenterons nos résultats en regard du cadre d’analyse que nous avons précisé plus haut et qui nous permettra de mieux comprendre les processus et les mutations à l’œuvre au travers des pratiques professionnelles et communicationnelles des acteurs ainsi que les modalités de « l’interpénétration et du déplacement »de leurs« sphères d’action ». Pour ce faire nous prendrons en considération le positionnement des acteurs et leurs enjeux respectifs, pouvant être relatifs à un cadre de normes sociales qui induit la possibilité de diverses logiques de communication.

4. Des adaptations qui s’inscrivent dans les dynamiques communicationnelles émergeant de la situation de crise 

Le SESSAD où nous avons enquêté est une petite structure qui accueille une vingtaine d’enfants. En temps ordinaire, son équipe intervient aussi bien dans ses locaux qu’à l’extérieur : dans le groupe scolaire de référence de l’enfant, à domicile, etc. Le SESSAD a donc une vocation relativement ambulatoire : son équipe est mobile. L’EHPAD est un lieu de résidence pouvant accueillir 42 personnes. Il comprend une unité Alzheimer qui reçoit jusqu’à 14 résidents. Habituellement, chaque musicothérapeute intervient sur son lieu de travail, disposant d’une salle et d’un matériel souvent complété par son propre matériel : instruments de musique, matériel de diffusion, etc. Dans ces établissements, les prises en charge en musicothérapie font l’objet de procédures plus ou moins formelles nécessitant la rencontre physique des acteurs. Au SESSAD, elles s’amorcent à partir de la proposition d’un membre de l’équipe éducative. Le musicothérapeute effectue alors un bilan psychomusical avec l’enfant concerné et rediscute la pertinence de l’indication en équipe. Le cas échéant, elle fait l’objet d’une prescription médicale formalisée dans le Plan d'accompagnement personnalisé de l’enfant-usager. À l’EHPAD, c’est la psychologue qui suggère les indications. Elles peuvent aussi s’initier à la demande d’un résident qui est alors reçu en entretien par la musicothérapeute pour réaliser un bilan initial. Ce dernier est restitué à la psychologue qui échange avec l’équipe pluridisciplinaire et valide généralement l’indication.

Avec les mesures de confinement strict ou de fermeture qui ont été imposées à ces deux établissements, il a fallu plusieurs semaines aux acteurs pour réorganiser leurs activités professionnelles, en dehors des cadres habituels de leurs échanges. En ce sens, les acteurs ont dû mobiliser différents dispositifs de communication à distance, dont le choix a pu être variable en fonction de la nature de leurs communications et de leur niveau de responsabilité respectif. Au sein des établissements enquêtés, ces choix ont pu également interroger les aspects culturels des pratiques professionnelles des acteurs et soulever des questions d’ordre éthique. 

4.1 Des adaptations de pratiques relativement contraintes par les dispositifs 

Dans un premier temps, les établissements enquêtés ont été contraints d’appliquer les mesures décidées par les instances dont dépend leur fonctionnement. Pour le SESSAD, qui relève à la fois des secteurs sanitaire et éducatif, l’information a circulé via des télé-alertes simultanées de la part de l’Agence régionale de santé (ARS) Occitanie, la Préfecture de l’Hérault et le rectorat de l’Académie de Montpellier. À une échelle plus locale, la municipalité de la commune sur laquelle est implantée l’établissement a aussi favorisé la télé-alerte pour mettre en œuvre une communication descendante vers les acteurs de terrain. Nous pouvons relever ici le choix de ce type de dispositif de communication par les autorités institutionnelles face à l’urgence de la situation pour contraindre l’action des acteurs de terrain. Un choix qui a été généralement doublé par une information circulant via la messagerie électronique des acteurs. Au début de la pandémie, ce type de communication a pu se révéler relativement paradoxal pour les responsables de terrain : « les mesures tombaient tous les jours, voire deux fois par jour et parfois des mesures contradictoires. [6]  » D’autres dispositifs, préexistant à la situation de crise sanitaire, ont fait l’objet d’une mutation vers le numérique. En effet, il existe au sein des ARS des structures régionales d’appui à l’intention des acteurs de terrain. Pendant le confinement, ces dispositifs se sont transformés en webinaires invitant les professionnels à co-construire des outils pour accompagner les établissements dans la gestion de la crise. Les ARS ont ainsi pu mettre à disposition un plan de continuité d’activité pour leur venir en aide, bien que ce soutien technique soit relativisé par les acteurs de terrain : « bien souvent on s’est rendu compte que ce qui nous était demandé en tant qu’établissement par l’ARS c’est ce qu’on leur avait déjà envoyé. [7]  » Les responsables du SESSAD font référence à l’Union Régionale Interfédérale des Œuvres et Organismes Privés Sanitaires et Sociaux (URIOPSS) à laquelle l’établissement est affilié. Ce réseau propose un dispositif de coordination des professionnels ainsi qu’un soutien basé sur l’analyse transversale des politiques publiques nationales et territoriales (Uriopss Occitanie, 2020). Pour le directeur du SESSAD, les outils produits par l’URIOPSS sont « une sorte de vadémécum […] traduisant de façon très synoptique, très, très pragmatique, les consignes du ministère qui sont parfois très lourdes [8]  ». Cela renvoie ici à la complexité de la communication entre les acteurs qui pratiquent une activité langagière propre à leur culture professionnelle.

À l’EHPAD, les données recueillies auprès de la psychologue qui occupe une fonction de cadre dans l’établissement [9] viennent confirmer une difficulté d’interprétation des informations communiquées par l’ARS aux établissements médico-sociaux : « Il y avait des mesures de l’ARS qui arrivaient mais […]j’avais vraiment l’impression que du coup pour eux[les responsables de l’EHPAD] c’était un peu compliqué de prendre des décisions [10]  ». Par ailleurs, à l’initiative de la psychologue, l’adjointe de direction a pu participer à des webinaires organisés par le Réseau qualité dédié à la santé (RéQua). Dans la région Bourgogne-Franche-Comté, l’ARS a établi un partenariat avec ce groupement d’intérêt public qui propose un dispositif permettant de mutualiser les expériences de terrain et d’élaborer des outils d’accompagnement mis à disposition des professionnels sur son site web(RéQua, 2020).

Cette perception relativement « floue » de la communication des acteurs institutionnels par les responsables de terrain, conduit à relever le caractère inédit de la crise sanitaire qui a sans doute affecté l’ensemble des acteurs. Pourtant, au cœur des dispositifs mis à disposition, les acteurs de terrain ont bénéficié de nombreux échanges et d’une certaine marge de manœuvre qui les a conduits à imaginer des solutions pour réorganiser leur activité professionnelle afin de pouvoir répondre aux besoins de leurs personnels et de leurs usagers. Il en ressort une dynamique communicationnelle s’étant mise en œuvre dans un double mouvement, à la fois descendant et transversal-ascendant, qui a à la fois contraint l’action de l’ensemble des acteurs et leur a permis d’être acteurs des dispositifs.

Un double mouvement également perçu dans les dynamiques communicationnelles entre les professionnels de terrain 

Au SESSAD, le directeur a réagi assez vite aux consignes de fermeture de son établissement en décidant d’équiper son personnel en téléphones, ordinateurs portables et d’investir dans un abonnement à une plateforme de visio-conférence : « Tous nos éducateurs sont désormais équipés. [11]  » De plus, le serveur du SESSAD a fait l’objet de nouveaux usages : « On s’est doté en interne d’un serveur interrogeable à distance. [12]  » Ces outils ont permis d’élaborer le plan de continuité d’activité, de maintenir des réunions d’équipe et d’organiser des entretiens « virtuels » avec les usagers. Ces nouvelles pratiques de communication ont pu être mal vécues par certains membres du personnel : « J’avais l’impression d’être tout le temps sur le qui-vive […] en gros de 8 h à 23 h [13]  » ; « J’ai une éducatrice qui me disait :"Ben là vous êtes dans ma chambre" […] "on peut vous entendre" [14]  ». Elles ont posé question sur l’interpénétration des sphères professionnelle et privée ainsi que sur l’aspect confidentiel des échanges professionnels. Elles ont aussi remis en question les certitudes et la culture des professionnels de terrain : « On peut finalement travailler différemment et dans l’avenir ce sera le cas avec le télétravail, d’autant plus avec un SESSAD qui vit de l’ambulatoire. [15]  ».

À l’EHPAD, c’est une tout autre dynamique qui s’est mise en œuvre entre les acteurs de terrain. La vocation même de cet établissement, que nous avons défini comme un lieu de vie, a joué un rôle dans le maintien des dispositifs de communication déjà existant. Les réunions dans les unités de soins ont été maintenues, intégrant la participation régulière d’un représentant de la « Caisse de Santé » [16] . Au moment des relèves, elles ont permis à la cadre-infirmière [17] de transmettre aux équipes les consignes de l’ARS et d’échanger avec elles autour de la situation sanitaire au sein de l’EHPAD. La psychologue qui participe à ces réunions interdisciplinaires était en arrêt maladie pour suspicion de COVID-19 au début du confinement. Elle a néanmoins décidé de rester en contact avec le personnel de l’EHPAD, considérant que « toutes les interventions extérieures ont été suspendues [18]  » et a mis à disposition des équipes son numéro de téléphone personnel pour pouvoir répondre à d’éventuels besoins d’accompagnement psychologique. Dès son retour, elle a apporté son soutien organisationnel à l’adjointe de direction, l’invitant à participer aux webinaires du RéQua. Elle a aussi diffusé dans les salles de soins des petites affiches à visée didactique, informant le personnel sur l’anxiété pouvant être générée par la pandémie chez les résidents et des premières réponses à leur apporter. Le sentiment d’isolement à l’EHPAD a fait émerger un fort besoin d’échanger sur la situation : « Vu qu’il y avait une atmosphère assez anxiogène […] y’avait plus de communication que d’habitude. [19]  » Dans cet établissement, le serveur intranet est resté voué à des usages internes. Toutefois, l’isolement des résidents qui ont fait l’objet d’un confinement en chambre dès les mesures gouvernementales a fait réagir les professionnels de terrain. En ce sens, l’animatrice de l’EHPAD a organisé de nombreux rendez-vous entre les résidents et leur famille via l’application WhatsApp de son propre téléphone mobile. L’établissement a aussi mis à disposition sur son site web une fiche contact permettant aux familles d’envoyer à leur proche un message assorti de pièces jointes : lettres manuscrites, photos, etc.

4.2.Entre les établissements, les musicothérapeutes et les usagers : quelques exemples d’adaptations de pratiques

Au SESSAD, le choix du directeur en matière d’équipement a été déterminant d’une communication ré-organisante de l’équipe qui a repris son activité au bout d’une semaine. Après avoir été interpellé par l’équipe, une phase de réflexion [20] et de réajustement, le musicothérapeute a repris son activité quatre semaines plus tard.À l’EHPAD,c’est la musicothérapeute qui a repris contact avec la psychologue et la direction de l’établissement pour proposer, après plusieurs échanges y compris au sein de la FFM, des séances à distance aux résidents.  

Au SESSAD, des adaptations de pratiques inclusives qui valorisent le rôle des parents et favorisent la visibilité de la musicothérapie

L’objectif initial des séances de musicothérapie mises en place au SESSAD vise à développer les capacités attentionnelles de l’enfant, favoriser les interactions, la communication (verbale ou non-verbale), encourager les apprentissages et la socialisation. Avant le confinement, cinq enfants bénéficiaient de ce type de prise en charge, dont deux âgés de 8 et 11 ans suivis dans un groupe impliquant aussi la présence d’une éducatrice. Pendant le confinement, il a fallu adapter ces séances et réviser leur objectif, en anticipant les usages du dispositif proposé avec de nombreux inconnus concernant la pertinence et l’efficacité d’une pratique à distance. En premier lieu, il s’est agi de répondre au sentiment d’isolement des familles, au maintien des acquis de l’enfant et d’un lien extérieur le renvoyant à un environnement en partie connu. Pour cela, la participation des parents a été sollicitée. Il s’agissait de répondre à un besoin d’accompagnement technique de l’enfant. 

Le dispositif utilisé a donné lieu à un déplacement du cadre des séances vers des écrans faisant percevoir la superposition de différents environnements professionnels et privés pendant les connexions. Via l’écran divisé en quatre étiquettes animées, l’éducatrice, chaque enfant et son parent-aidant ainsi que le musicothérapeute étaient tous projetés dans le dispositif (Mayère, 2018). L’agentivité de la technologie a ainsi déterminé les contours d’un nouveau dispositif musicothérapeutique (Proulx, 2015). Dans cette nouvelle configuration, et à une échelle micro s’intéressant au contenu des séances, le rôle et la place de chacun se sont déplacés. L’éducatrice est devenue organisatrice des séances depuis chez elle : programmation via le compte Zoom institutionnel, préparation et envoi de supports visuels aux parents, relayant ainsi son propre rôle dans les séances d’avant le confinement. L’activité du musicothérapeute est devenue visible pour les parents, mettant en scène via l’écran une musicothérapie en action dans une expérience partagée avec leur enfant. Les parents se sont vu attribuer un rôle éducatif dans la prise en charge de l’enfant : utiliser les supports visuels envoyés par l’éducatrice, aider au maintien de l’attention pendant les séances. L’enfant n’était pas seul au centre du dispositif dans lequel on accordait aussi une place à son parent et aux autres. Sa capacité attentionnelle était perceptible, notamment lors des rituels de « bonjour » chantés ou dans leur respect des tours de rôle pour les jeux musicaux. Il montrait une capacité d’adaptation aux nouvelles modalités d’interaction proposées par le dispositif. La flexibilité de ce dernier a permis aux parents-aidants d’introduire des instruments de musique présents à leur domicile. Le musicothérapeute a lui-même utilisé un nouvel instrument : un « handpan », sorte d’instrument mélodique en forme de tambour dont on joue avec des mailloches. L’originalité de cet instrument qui offre des sonorités cristallines et douces a favorisé l’attention des enfants pendant le temps de relaxation musicale. La place occupée par le parent dans ce dispositif a conduit le musicothérapeute à instaurer un temps de parole à leur intention en fin de séance, dès le deuxième rendez-vous. La médiation numérique a renforcé la médiation institutionnelle entre l’ensemble des usagers du dispositif. Celle portée par le parent a créé une rupture d’avec les routines installées auparavant. Ces pratiques ont également déplacé les interrogations qui se posaient au musicothérapeute sur la pertinence du numérique en tant que médiation supplémentaire dans le dispositif musicothérapeutique : et si finalement ces pratiques permettaient d’instaurer un lien de confiance avec les parents et d’envisager l’enfant autrement que vis-à-vis des limites que peut poser une croyance ou un diagnostic ?

Cette expérience a conduit à des discussions au sein du SESSAD, notamment concernant une compétence parentale parfois « oubliée » dans les dispositifs proposés. Avec la reprise de l’activité du musicothérapeute en présentiel au SESSAD et pour la première fois depuis plusieurs années de prise en charge de leur enfant, les parents ont été invités à la dernière séance de musicothérapie de l’année scolaire, une séance qui a été filmée et laissait entrevoir l’émotion partagée des enfants et de leurs familles.

À l’EHPAD, des pratiques qui se sont individualisées pour s’adapter au cas de chaque résident

À l’EHPAD, les séances qui se déroulent habituellement en petit groupe visent à utiliser la musique pour stimuler la mémoire (retrouver des paroles de chanson à partir d’une version instrumentale, réanimer des souvenirs pour permettre aux personnes âgées de se situer par rapport à leur histoire de vie, etc.), favoriser l’émergence émotionnelle, en permettre la mise en mots, favoriser la communication et la socialisation. Elles suivent un rythme hebdomadaire.

Après plusieurs échanges téléphoniques avec la psychologue qui lui ont permis de ressentir des besoins au sein de l’EHPAD, la musicothérapeute a souhaité reprendre son activité à distance auprès des cinq résidents qu’elle avait en charge avant le confinement. Afin de respecter les règles sanitaires instaurées dans l’établissement, elle a proposé d’individualiser les séances, ce qui a été validé par la direction de l’établissement. Trois personnes ont souhaité reprendre leurs séances au téléphone, préférant ne pas dépendre d’un personnel déjà fort occupé. Les deux autres ont opté pour des séances en visio-conférence, nécessitant un appui technique au moment de la connexion. L’une d’entre elles a bénéficié d’un suivi de cinq séances requérant aussi le soutien psychologique d’un aidant. La psychologue et l’animatrice de l’EHPAD se sont retrouvées, à tour de rôle, en position de co-thérapeute dans le dispositif pour accompagner cette personne souffrant d’une démence de type Alzheimer. Ci-après nous présenterons un exemple d’adaptation de pratique qui s’est opéré autour du cas de cette dame.

Pour cette résidente, la musicothérapeute a pu faire le choix d’une technique particulière, plus adaptée à la singularité de son cas : la « Musical Mnemonics Training ». Cette approche consiste à utiliser la musique comme médiation pour traiter des fonctions mémorielles diverses d’encodage et de récupération d’informations  : une mélodie connue faisant appel à la mémoire ancienne peut servir de « modèle de mémoire ». Celle-ci peut alors être utilisée comme un moyen d’indiçage permettant d'« accrocher » des mots ou des sons inscrits dans la mémoire immédiate afin de faciliter l’apprentissage d’informations non musicales, en les organisant en séquences structurées temporellement. Dans cette pratique, un support visuel sur lequel figure un texte est utilisé pour encourager l’effort cognitif du patient. La séance se déroule selon différentes phases : temps d’accueil rappelant la séance précédente et le cadre de la rencontre, test de début de séance visant à évaluer les capacités de la patiente à se situer, plusieurs séquences chantées sur une mélodie connue intégrant peu à peu les informations contenues sur le support visuel et faisant référence à la situation présente, test d’évaluation en fin de séance, déférences de fin de séance. La mise en place de ces rencontres à distance a demandé beaucoup d’investissement de la part des professionnels. Il a fallu programmer les séances, s’assurer de la disponibilité de la co-thérapeute, préparer des supports visuels, les lui envoyer pour impression, communiquer par texto pour préciser les rendez-vous, prévenir la patiente en chambre ; puis le jour J, établir la connexion et stimuler, voire rassurer la résidente pendant les séances. Les évaluations de cette patiente avant et en fin de séance montrent les effets de la technique employée : cinq questions d’orientation spatio-temporelle sont posées en début et en fin de séance. Les scores réalisés par cette résidente sur cinq rencontres montrent une amélioration des capacités de la résidente également d’une rencontre à une autre. Bien que sur cinq d'entre elles rien ne prouve que cette amélioration puisse s’inscrire dans la durée, l’intervention de la musicothérapeute a encouragé les efforts cognitifs de cette résidente qui en période de confinement risquerait d’être isolée en chambre et de glisser davantage vers un état d’involution.  

5. Le déplacement et l’interpénétration des sphères d’action des acteurs

À travers cette étude, nous observons que les dispositifs numériques ont permis la mise en œuvre de pratiques communicationnelles inédites entre les acteurs. Les logiques sociales de communication ont été à la fois contraintes par le niveau de responsabilité de l’acteur et ouvertes à l’inventivité des professionnels de terrain. Ces adaptations à la situation pandémique ont entraîné la mutation massive de quasiment l’ensemble des dispositifs sociotechniques des acteurs institutionnels vers le numérique, comme nous l’avons vu avec les webinaires organisés par les ARS, l’URIOPSS et le RéQua. À une échelle plus micro, le directeur du SESSAD a également mis à disposition de son équipe un ensemble d’outils permettant à son personnel de réorganiser leur activité professionnelle à distance. Reconfiguré par la technologie numérique, le cadre institutionnel du SESSAD s’est installé au domicile des professionnels produisant aussi des effets sur le cadre thérapeutique des séances de musicothérapie. Ces dispositifs ont pu alors contraindre les acteurs à développer de nouvelles compétences techniques pour leur permettre d’adapter leurs pratiques à la situation de crise et de maintenir un lien socio-professionnel avec leurs collègues.

Nous l’avons vu, ces mutations de pratiques ont également occasionné certaines dérives, notamment touchant à la confidentialité des données personnelles comme c’est le cas avec l’accessibilité du serveur du SESSAD depuis le domicile des éducateurs. Chez eux, ils ne disposent pas obligatoirement d’une pièce réservée à leur activité professionnelle. Ce type de risque a également existé vis-à-vis des musicothérapeutes, dont les séances appellent quelques aménagements : mise à disposition d’un ordinateur personnel, isolement nécessaire pour mener les séances à distance, matériel de musique. Nous avons aussi identifié le risque psychosocial que ces pratiques peuvent entraîner chez les professionnels, notamment en termes d’organisation du temps de travail et de sentiment de perte de repère comme nous l’a signifié l’éducatrice du SESSAD. 

Toutefois, dans le cadre des séances du SESSAD, les adaptations de pratiques du musicothérapeute ont pu être inspirantes pour les usagers du dispositif. En effet, la mère d’un enfant du SESSAD précise dans l’une des séances qu’elle utilise désormais la musique pour calmer son enfant au moment du coucher. Dans l’espace multidimensionnel proposé par le dispositif à distance, l’action sanitaire et sociale, englobant les pratiques de musicothérapie, est elle-même médiée. Elle a pu donner lieu à certains transferts qui échappent aux professionnels et conduisent à identifier une forme d’interpénétration affective par laquelle les relations entre les acteurs sont modifiées : implication des aidants, davantage de contact entre les musicothérapeutes, les directions des établissements, les équipes interdisciplinaires, les usagers et les familles. Cela apporte, entre autres, une plus grande visibilité à la musicothérapie. Dans cette tendance, la gestion médiée de l’action sanitaire et sociale entraîne aussi des expérimentations hors procédures formelles et changent le regard des acteurs sur leurs propres pratiques. En ce sens, le directeur du SESSAD envisage l’avenir de son établissement par rapport aux aspects pratiques du télétravail.

De ces adaptations de pratiques, il ressort également une part d’improvisation de l’ensemble des acteurs qui a entraîné le déplacement d’usages personnels des dispositifs connectés vers des usages professionnels. Par exemple, à l’EHPAD, l’animatrice a utilisé son téléphone portable et son application WhatsApp pour permettre aux résidents de communiquer avec leur famille. Ces usages, certes innovants dans le sens où ils ont pu répondre aux besoins communicationnels des résidents, renvoient aussi à un glissement de responsabilité et de tâches dans les logiques organisationnelles des acteurs. N’étant pas protocolaires, ils ont aussi pu tenir à la disponibilité de l’animatrice, voire parfois à la relation particulière que celle-ci a pu mettre en œuvre avec les familles. À l’EHPAD, nous assistons aussi à la multiplication des échanges informels par téléphone, courriel et texto qui peuvent être chronophages pour l’organisation des séances.

Ces usages marquent aussi une accélération de la mutation des pratiques communicationnelles des acteurs vers le numérique. Ils entraînent également une prise de conscience des possibilités et des limites de la médiation numérique qui ne saurait exister sans la participation des acteurs et oblige à repenser les cultures professionnelles. Nous voyons aussi apparaître de nouvelles figures d’usagers du numérique, avec les familles d’enfants autistes et les personnes âgées dépendantes. Cela génère une entraide intergénérationnelle chez certains et la nécessité d’un accompagnement technique dans tous les cas, ce qui resitue l’humain au cœur des dispositifs. Concernant les acteurs de terrain, les pratiques professionnelles sont mises en perspective via ces technologies œuvrant aussi à des interpénétrations organisationnelles : les musicothérapeutes, les éducateurs, les psychologues, les animateurs deviennent organisateurs des séances, s’appropriant de la sorte les dispositifs pour développer des usages qui pourraient sans doute être optimisés. En effet, l’enquête montre que l’accès à distance du serveur du SESSAD n’a pas été utilisé par le musicothérapeute, ce qui pourrait renforcer la visibilité de son travail. En ce sens, relevons également le caractère polysémique des concepts de dispositif et de médiation qui en fonction de spécificités environnementales et pluriculturelles renvoient toujours à de nouveaux lieux de rencontre et de croisements que la recherche en SIC continue d’interroger.

Conclusion

L’intention initiale de l’étude visait à mieux comprendre les adaptations de pratiques des deux musicothérapeutes co-auteurs de cette contribution au contexte de la COVID-19.De nombreuses questions se sont posées au sein de la FFM avant d’opter pour ce choix : comment réagir à distance en cas de problème avec un patient pendant une séance ? Comment assurer la confidentialité des séances, notamment dans le cadre de séances co-animées par une personne qui n'est pas obligatoirement formée au secret professionnel ? Avec quelle visibilité sur la réalité des établissements impliqués ? Selon quel moyen de percevoir le ressenti des personnes prises en charge ? Autant de questions sur lesquelles il reste difficile d’apporter une réponse. Toutefois, la déontologie du musicothérapeute consiste aussi à adapter sa relation au patient quelle que soit la situation. En outre,elle l’oblige à travailler le plus possible en collaboration avec les équipes pluridisciplinaires dans lesquelles s’inscrit son activité professionnelle, ce qui a pu être le cas comme nous l’a montré l’étude. Et, la musicothérapie, bien que peu reconnue dans le système de santé français a pu s’adapter aux besoins institutionnels et surtout à ceux des usagers.

S’appuyant sur un corpus de données qualitatives recueillies auprès des acteurs du SESSAD et de l’EHPAD, l’étude a aussi permis d’explorer les dynamiques communicationnelles qui se sont déployées entre les acteurs pour permettre ces adaptations. La mutation quasi massive des pratiques communicationnelles des acteurs vers le numérique a instauré de nouvelles synergies dans un tout autre espace de travail multidimensionnel, dans le lequel ils ont pu éprouver les effets de l’enchevêtrement de leurs sphères professionnelle et privée. Bien sûr, ce passage au télétravail a créé des incertitudes qui ont d’abord été subies par toutes et tous. Toutefois, l’introduction de plateformes de visio-conférence a conduit à une réappropriation par l’usage des dispositifs initiaux. Confrontés aux contraintes du confinement, les acteurs ont investi de nouveaux outils, parfois inconnus, jusqu’à innover en proposant des séances de musicothérapie à distance inenvisageables en dehors d’un tel contexte. En ce sens, la créativité et l’engagement des acteurs, couplés aux usages des outils numériques, ont permis une certaine résilience des systèmes malgré la complexité de la situation. Nous voyons aussi apparaître de nouvelles figures d’usagers du numérique, avec des publics initialement proscrits de leurs usages : les enfants autistes, les personnes âgées dépendantes, voire atteintes de troubles neurocognitifs (Mayère, 2018). En continuité avec les réflexions menées sur les concepts de « dispositif »et de « médiation » en SIC, cette étude rend aussi compte de la« mutation de longue durée »(Miège, 2004) déjà en œuvre dans les secteurs médical et médico-social (Carré, 2010 ; Mayère, 2018), pour laquelle la crise sanitaire fait l’effet d’un accélérateur des transformations en cours, notamment en faveur d’une gestion médiée de l’action sanitaire et sociale. Les déplacements qui se sont opérés élargissent la notion d’enchevêtrement proposée par quelques chercheurs, introduisant une nouvelle médiation technologique au cœur même des dispositifs initiaux (Bourret et Andonova, 2010).

La crise sanitaire continue d’évoluer. Un précédent existe pour faire face à un éventuel nouveau confinement, toutefois de nombreuses questions demeurent. À plus long terme, nous pouvons nous demander comment évolueront les pratiques communicationnelles instaurées entre les acteurs de terrain. Seront-elles oubliées pour un retour à des pratiques plus traditionnelles ? Feront-elles l’objet d’un ancrage social qui évoluera inévitablement vers de nouvelles normes ? Résisteront-elles au recadrage des institutions ? Comment les professionnels répondront-ils aux questions éthiques et déontologiques posées par ces expériences ? Notre étude a porté sur la phase aiguë de cette crise et a permis de constater une accélération de l’appropriation des dispositifs numériques par les acteurs. De futures études permettraient d’évaluer la pérennité de ces mutations de pratiques ou leurs transformations à venir.