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Le livre collectif dirigé par Dieudonné Ouédraogo et Victor Piché nous rappelle, à travers le cas du Burkina Faso, la réalité des flux migratoires africains qui, paradoxalement, fait rarement la une des médias internationaux. Depuis plusieurs années, l’actualité internationale est plutôt dominée par les tentatives incessantes d’entrée clandestine des jeunes subsahariens dans les pays européens et par les nombreux débats sur le statut et l’intégration des migrants africains dans ces pays. Cet ouvrage présente les résultats de recherches et les réflexions menées par quelque dix-sept auteurs sur les différentes facettes du phénomène migratoire burkinabé.

La particularité des articles de ce livre repose sur l’utilisation de données uniques sur la migration qui proviennent de l’Enquête migration, insertion urbaine et environnement (EMIUB) menée au Burkina Faso. L’EMIUB consiste en fait en une série de deux enquêtes rétrospectives réalisées entre 2000 et 2002; elle comprend un volet individuel (ménages et individus) et un volet communautaire (villages et villes). Les données de cette enquête offrent la possibilité de prendre en compte plusieurs niveaux d’analyse, précisément les niveaux micro, méso et macro, et de réaliser des analyses de transition. L’EMIUB est la première enquête à aller au-delà des zones de résidence actuelle des personnes enquêtées et permet de relier les biographies individuelles aux données contextuelles des localités de résidence passée et actuelle.

La migration burkinabé est un sujet qui a passionné le monde de la recherche, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. Le rôle des migrants d’origine burkinabé dans l’essor des économies ghanéennes et ivoiriennes a grandement contribué à accroître cet intérêt scientifique, suscitant plusieurs enquêtes de terrain et une quantité appréciable d’écrits sur le thème. Mais la connaissance du phénomène migratoire burkinabé reste une quête sans cesse renouvelée puisque cette migration évolue dans ses motifs, dans ses formes et dans ses destinations au gré des contextes socio-économiques et politiques du Burkina Faso et des pays d’accueil. Il n’est donc pas surprenant qu’en 2000, le département de démographie de l’Université de Montréal, le Centre d’études et de recherche sur la population pour le développement (CERPOD) de Bamako et l’Institut supérieur des sciences de la population (IUSSP) de l’Université de Ouagadougou aient lancé une enquête nationale (l’EMIUB) pour retracer l’évolution du régime migratoire burkinabé.

Les articles abordent des sujets aussi divers que l’apport de l’EMIUB à la connaissance de la migration burkinabé (articles 1 et 2), l’évolution des flux migratoires burkinabé (article 3), l’impact des politiques de développement local sur les flux en direction de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso (article 4), l’influence de l’environnement naturel sur la migration (article 5), l’insertion des migrants (article 6) et des migrantes dans le marché du travail (articles 6 et 7), l’évolution du mode de passage à l’âge adulte dans les villes de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso (article 8) et la question de l’accès à l’eau courante à Ouagadougou (article 9). Le dernier article, dans lequel l’auteur s’intéresse au rôle de la mobilité géographique dans l’ascension sociale des individus, tient lieu de conclusion. Au terme d’un travail de recherche qui allie interdisciplinarité, originalité des données d’analyse et utilisation de méthodes avancées d’analyses statistiques, les auteurs de ces articles proposent des éclairages, des réflexions, des pistes d’actions politiques et des perspectives de recherche sur la migration et les migrants burkinabé.

Les deux premiers articles exposent le potentiel des données de l’EMIUB pour l’étude des stratégies de reproduction élaborées par les populations sahéliennes confrontées aux situations de crise, tant en milieu rural qu’en milieu urbain. À travers le concept « des stratégies de reproduction », les auteurs ont voulu recourir à un concept qui soit mieux à même de faciliter l’étude des processus sociaux impliquant les choix des individus, les contextes et le moment. Dans le premier article, Poirier, Piché, Le Jeune, Dabiré et Rabby Wane présentent les possibilités offertes par les données des biographies individuelles : reconstitution des trajectoires individuelles, analyse des interactions entre différentes trajectoires de la biographie des individus et étude de l’influence des caractéristiques du ménage sur les trajectoires individuelles. Les auteurs admettent que les données individuelles ne permettent pas de cerner pleinement les stratégies de reproduction. Ils proposent d‘intégrer les facteurs opérant à des niveaux supérieurs sur les comportements individuels. C’est l’objet du deuxième article rédigé par Schoumaker, Dabiré et Gnoumou-Thiombiano, qui est centré sur l’apport du volet biographique communautaire. Selon ces auteurs, malgré la richesse des données recueillies, l’enquête communautaire reste lourde en termes d’organisation et de coût. Le défi majeur a en effet résidé dans l’organisation du travail de terrain qui n’a bénéficié d’aucune expérience antérieure. Cependant, à partir de cette expérience burkinabé, ils estiment qu’il est possible de collecter des données contextuelles dans un nombre élevé de localités dans des délais et à un coût raisonnables.

L’article trois traite des migrations burkinabé proprement dites, qui ont commencé au début du 20e siècle. Kabbanji, Piché et Dabiré examinent l’évolution des flux et des caractéristiques des migrations internes et internationales au Burkina Faso entre les périodes 1969-1973 et 1995-1999, au moyen des données de deux enquêtes nationales : l’EMIUB de 2000 et l’Enquête nationale sur les mouvements migratoires en Haute-Volta de 1974-1975. D’après les résultats des analyses, durant les deux périodes (1969-1973 et 1995-1999), la majorité des migrations au Burkina Faso se sont effectuées vers l’extérieur. Les migrations entre le milieu urbain et le milieu rural burkinabé ne représentent qu’une faible proportion et n’ont que légèrement augmenté entre les deux périodes. Les migrations inter-rurales sont les plus importantes. Entre les deux périodes, on a assisté à une diminution de l’émigration rurale et à une augmentation de l’immigration rurale. En 1995-99, la zone rurale représente la première destination des migrants burkinabé venant de l’extérieur et du monde rural. Cette augmentation des flux migratoires vers le milieu rural serait en partie liée aux effets de la crise économique que connaît depuis les années 1990, la Côte-d’Ivoire, pays d’accueil de la plupart des migrants burkinabé. D’après les auteurs, au début des années 2000, le système migratoire du Burkina Faso subit de profondes mutations : le milieu rural supplante l’étranger comme destination et les femmes sont de plus en plus nombreuses dans les rangs des migrants.

Le quatrième article, signé par Beauchemin et Schoumaker, aborde l’immigration dans les villes de Ouagadougou et de Bobo-Dioulasso. Les auteurs s’intéressent à l’impact des politiques de développement local mises en oeuvre dans les zones rurales et dans les villes secondaires pour réduire l’immigration dans les grandes villes. Depuis le début des années 1960, le Burkina Faso a mis en place diverses politiques de développement local dont l’efficacité n’est pas connue par manque de données appropriées pour les évaluer. Avec les données de l’EMIUB, la réalisation de telles évaluations devient possible. Les résultats de cette étude montrent que, contrairement aux « opportunités » économiques qui ont un pouvoir de rétention dans les villages et les villes secondaires, les équipements collectifs (écoles, centres de santé, routes, eau potable, etc.) ont un effet répulsif sur la migration. Selon les auteurs, les décideurs politiques ne devraient donc pas s’attendre à ce que la diffusion des équipements et des infrastructures limite la migration vers les grandes villes. De même, si l’on constate un ralentissement de l’exode rural au Burkina Faso, celui-ci se justifie moins par les actions des pouvoirs publics dans le développement local que par le faible pouvoir d’attraction des villes.

Le cinquième article rédigé par Henry se démarque par son originalité. Il s’intéresse à l’environnement naturel, un facteur moins souvent utilisé en démographie pour l’étude de la migration. L’auteure combine les données des recensements de la population de 1985 et 1996, les données de l’EMIUB de 2000, les données pluviométriques et les données sur la dégradation des terres pour évaluer l’impact des conditions environnementales sur la migration au Burkina Faso. Les résultats de son étude montrent que les individus vivant dans une zone où les pluies sont rares risquent plus de quitter leur village. Cependant, de manière générale, les migrations de long terme sont moins liées aux conditions climatiques que les migrations de court terme. La disponibilité des terres dans les provinces d’origine influence également la migration. Selon Henry, l’hypothèse qu’un environnement naturel défavorable exerce un effet répulsif et qu’à l’inverse un environnement naturel favorable exerce un effet attractif semble partiellement confirmée. Pour l’auteure, la réalité de la migration au Burkina Faso est complexe et la réponse des individus et des ménages face aux conditions environnementales peut varier suivant les circonstances économiques et écologiques.

L’article six explore la question de l’insertion des migrants dans le marché du travail (emplois rémunéré, formel et indépendant) selon les milieux de destination, urbains ou ruraux, avec un accent particulier sur le milieu urbain (Ouagadougou). Pour Zourkaléini et Piché, les études sur l’insertion dans le marché du travail ont de tout temps été fondées sur l’hypothèse que les emplois rémunérés sont concentrés dans le milieu urbain. Toutefois, dans le contexte burkinabé, l’importance de la migration rurale par rapport à l’ensemble des migrations internes mérite qu’on s’intéresse aussi à l’accès à l’emploi rémunéré dans le monde rural. Les analyses de cet article ont été effectuées en utilisant une approche transversale et une approche longitudinale. Les résultats montrent que les liens entre la migration et l’emploi sont complexes et multidimensionnels. Suivant l’approche longitudinale, la migration vers le milieu rural en provenance de l’étranger a un impact positif sur l’emploi, alors que la migration en provenance d’un autre milieu rural a un impact négatif. Pour l’emploi formel, les deux approches indiquent peu d’effet net de la migration. Mais dans les deux cas, c’est la migration vers le milieu urbain qui augmente les chances d’un individu d’occuper un emploi formel. Enfin, pour l’emploi indépendant, les deux approches conduisent à des résultats différents. S’agissant de la ville de Ouagadougou, les migrants semblent avantagés sur le marché de l’emploi grâce à leur capital humain. Sur la base de ces résultats, les auteurs estiment que les problèmes du marché du travail urbain ou rural ne peuvent être imputés à l’arrivée massive des migrants, comme le laisse croire la littérature sur l’insertion économique des migrants.

Dans le septième article, Le Jeune s’interroge sur le rôle des rapports entre conjoints dans l’insertion des femmes dans le marché du travail urbain. L’étude combine les données des biographies individuelles de l’EMIUB et les données des entretiens approfondis menés en 2001 à Ouagadougou auprès d’une vingtaine de femmes migrantes, d’origine rurale pour la plupart. D’après les résultats, la migration à destination du milieu urbain augmente les chances des femmes d’origine rurale d’accéder à l’emploi rémunéré. Pour l’accès à l’emploi dans le secteur protégé de l’économie urbaine (administration, services et fonctions libérales), ce sont les caractéristiques des migrantes et leur statut matrimonial qui déterminent leurs chances de réussite. Les déterminants de la non-insertion des migrantes sont liés au statut matrimonial du moment. Le fait d’être célibataire, veuve ou divorcée augmente les probabilités de retour vers le milieu rural. Il ressort des entretiens approfondis que les femmes qui mènent des activités relativement prospères sont celles qui ont bénéficié d’un capital initial et de la bienveillance du conjoint. Les migrantes arrivées dans le cadre du mariage et qui n’ont pas eu à choisir leurs conjoints sont plus défavorisées. Selon Le Jeune, l’entrée des femmes dans le marché du travail se fait plus par nécessité que par choix. De son côté, le travail indépendant est loin d’assurer l’autonomie financière des femmes qui restent largement dépendantes de leurs conjoints. En définitive, la dynamique des échanges entre conjoints détermine la capacité d’intégration des femmes dans le marché du travail urbain.

Calvès, Kobiané et Tissot nous font remarquer dans l’article huit que le contexte socio-économique est déterminant dans les transitions des âges des populations urbaines (de Ouagadougou et Bobo-Dioulasso). Les auteurs comparent trois générations de jeunes citadins âgés de 15-24 ans afin de comprendre l’évolution de la transition entre l’enfance et l’âge adulte. Les analyses sont fondées sur des données de parcours résidentiels, professionnels, matrimoniaux et génésiques. Elles mettent en évidence que les jeunes burkinabé ont plus de chances d’être à l’école en 2000 que par le passé. Cependant, ils vivent, à même époque, une scolarité plus longue et une insertion plus difficile. Durant cette période, de plus en plus d’étudiants exercent un emploi rémunéré tout en poursuivant leurs études, tandis que les jeunes entrent dans le marché du travail plus tardivement qu’il y a deux décennies. En comparaison aux années 1980, les secteurs publics et privés de l’économie urbaine ne constituent plus une option d’emploi pour les jeunes, qui accèdent en majorité à un premier emploi rémunéré dans le secteur informel. Les trajectoires professionnelles des individus non scolarisés ne varient pas sensiblement dans le temps. Les auteurs observent que les difficultés d’accès à un premier emploi rémunéré ont entraîné un report du mariage, de la formation de la famille, de la naissance du premier enfant ainsi qu’une montée des unions consensuelles et des naissances hors mariage. De nos jours, les jeunes des milieux urbains semblent demeurer de plus en plus tard au sein de la résidence familiale. Pour les auteurs, l’émergence de nouvelles catégories sociales chez les jeunes et l’allongement de la période de dépendance vis-à-vis des aînés soulèvent plusieurs questions sociales.

Le neuvième article par Dos Santos traite de la santé des populations urbaines à travers la question de l’équité dans l’accès à l’eau courante dans la ville de Ouagadougou. L’accès à l’eau courante serait un facteur dynamique et dépendant des trajectoires professionnelle, familiale, résidentielle et migratoire des individus. Les analyses montrent que la majorité de la population n’a jamais eu accès à un logement raccordé au réseau de distribution d’eau. Parmi les facteurs explicatifs de l’accès à l’eau courante, on retiendra la mobilité intra-urbaine, le statut migratoire, le statut dans la résidence et le statut socio-économique, en particulier le niveau d’instruction. Le rôle du statut dans la résidence serait capital, mais son effet apparaît paradoxal. Ainsi, la population accepte de s’installer dans une propriété en zone non lotie même si cette mobilité s’accompagne d’une perte de l’accès à l’eau courante. Selon l’auteure, une telle attitude des citadins pose la question des priorités dans un contexte de stratégie de survie. S’agissant du statut migratoire, on note que les personnes venant de l’étranger ont plus de chances d’avoir accès à l’eau courante que les natifs de Ouagadougou.

Dans le dernier article, Ouédraogo part du constat de la nécessité d’un renouvellement de la problématique des études sur les migrations au regard de l’accumulation des connaissances, du développement récent de méthodes avancées de recherche en science sociale, du changement de certains paradigmes de la migration et de l’émergence de nouveaux concepts. Son article est centré sur l’importance de la mobilité géographique dans l’ascension sociale au Burkina Faso. La mobilité géographique ne serait-elle pas le principal déterminant du changement de la position sociale de pauvre à celle de non pauvre? Cette question est particulièrement pertinente dans un pays caractérisé à la fois par de nombreux mouvements migratoires et par une forte incidence de la pauvreté. Selon la théorie du capital humain de Becker (1964), la mobilité géographique est un des principaux moyens permettant à un individu d’échapper à la pauvreté. Au Burkina Faso, cette question s’adresse essentiellement aux agriculteurs qui représentent la majorité des pauvres. L’ascension sociale suppose une mobilité professionnelle, caractérisée par l’accès à un emploi rémunéré, qui est elle-même liée à la mobilité géographique.

En somme, cet ouvrage est un véritable document de référence sur la migration burkinabé. Il nous apprend que le phénomène migratoire burkinabé a pris naissance dès le début du 20e siècle et qu’il se maintient encore de nos jours même si les caractéristiques des flux et des migrants ont évolué. Dans le contexte socio-économique et l’environnement climatique du Burkina Faso, la migration fait partie des stratégies mises en place par les populations et les sociétés pour survivre et assurer leur reproduction sociale. Bien que les pouvoirs publics se soient efforcés de mettre en oeuvre des politiques et des programmes de développement local, ceux-ci n’ont eu que peu d’effets sur l’élan migratoire. La complexité et la persistance des facteurs à l’origine de cette stratégie justifient son maintien. Cette migration ne doit pas être perçue comme une simple mobilité impliquant un individu ou sa famille; elle est aussi un facteur potentiel de transformation sociale qui mérite une attention particulière, tant dans les lieux d’origine que de destination. Pourtant, l’intégration des migrants dans les milieux de destination n’est pas souvent garantie et peut conduire dans certains cas à un retour au lieu d’origine. Il est surtout reconnu que l’insertion des migrants dans le marché du travail reste assez complexe à appréhender. Néanmoins, dans l’ensemble, la migration est un facteur d’amélioration de la situation professionnelle et sociale des migrants, ainsi, c’est à travers la migration et grâce aux revenus d’emplois que les populations rurales réalisent leur mobilité professionnelle et leur ascension sociale.

L’ouvrage « Dynamique migratoire, insertion urbaine et environnement au BurkinaFaso. Au-delà de la houe », par la diversité de ses angles d’approche et l’intérêt de ses articles, constitue un document de travail pour les chercheurs et un outil d’information valable sur la population burkinabé et ses caractéristiques migratoires. En coordonnant les efforts des chercheurs et des institutions de recherche du Nord et du Sud, Dieudonné Ouédraogo et Victor Piché ont réussi dans ce projet de livre à concrétiser et à consolider un modèle de collaboration Nord-Sud qui mérite d’être poursuivi.