Corps de l’article

« Fondamentalement, la démographie n’est autre que l’étude statistique des populations humaines. »[1]

Vallin, 2002 : 7

Un retour aux sources s’impose si l’on veut saisir les enjeux contemporains de l’analyse démographique. La démographie a fait ses débuts comme discipline scientifique au xixe siècle en lien indissoluble avec la statistique. Elle reçoit son baptême sous la plume d’Achille Guillard, un statisticien désireux d’appliquer la statistique à l’étude des populations humaines, dans son ouvrage Éléments de statistique humaine ou démographie comparée où elle est nommée pour la première fois avec un terme spécifique. La démographie est donc née « fille de la statistique, notamment du calcul de probabilités, mais appliquée aux populations humaines » (Rollet, 2005 : 10)[2].

Ce sont les analyses statistiques (pour la plupart descriptives) sur des données agrégées au niveau de populations qui vont être les plus développées en démographie jusqu’aux années 1950. Les analyses au niveau de l’individu vont devoir attendre l’essor des enquêtes de terrain et les progrès de l’informatique pour se développer chez les démographes. Ceux-ci vont alors élaborer progressivement des modèles statistiques de plus en plus complexes intégrant un nombre élevé d’observations pour analyser les comportements individuels ainsi que leurs déterminants en matière de mortalité, fécondité et migrations. Ces développements récents ont rapproché encore plus l’analyse démographique et l’analyse statistique : aujourd’hui démographie appliquée et statistiques sociales sont souvent employées comme synonymes de l’analyse de microdonnées individuelles qui utilise des techniques de régression multivariée.

Ce numéro des Cahiers québécois de démographie, consacré aux enjeux de l’analyse démographique et aux nouvelles pistes méthodologiques, vise donc à donner un panorama des recherches démographiques qui font appel à des méthodes statistiques complexes ou novatrices pour approcher l’étude des populations. Les sources exploitées et les approches choisies sont diversifiées, mais tous les textes ont en commun l’illustration des enjeux liés aux définitions, bases de données et méthodes d’analyse utilisées en démographie, enjeux qui, bien que reconnus, restent peu traités dans la littérature.

Le premier article, rédigé par Évelyne Lapierre-Adamcyk, Céline Le Bourdais et Valérie Martin, propose une réflexion sur la définition de base de la famille et les effets de la contrainte qu’elle impose sur l’identification et le repérage des structures familiales « nouvelles » résultant d’une rupture d’union. L’article fournit une importante contribution à la littérature puisque les auteures tentent pour la première fois de mesurer l’ampleur du réseau familial extra-résidentiel créé par la circulation des enfants entre les ménages de leurs parents séparés. À la lumière d’une recherche sur les données de l’Enquête sociale générale de 2001, les auteures se livrent à un examen des indicateurs concernant la distance entre parent non résidant et enfant, la fréquence des contacts et le soutien financier qu’apporte le parent non résidant. Les résultats rendent compte de la complexité du problème et des incertitudes rencontrées qui ne permettent pas au stade actuel de corriger les estimations des structures familiales englobant le réseau familial extra-résidentiel.

Ce n’est pas seulement l’analyse démographique de la famille du point de vue transversal qui est confrontée à des difficultés de définition. L’analyse longitudinale des changements familiaux et de leurs impacts sur les comportements démographiques peut être aussi problématique. C’est ce que montrent Simona Bignami-Van Assche et Visseho Adjiwanou, dans le deuxième article traitant du début de l’activité sexuelle. L’analyse des transitions sert à examiner le rôle des dynamiques familiales lors du premier rapport sexuel précoce au Canada à l’aide de données de l’Enquête longitudinale nationale sur les enfants et les jeunes. À la différence de la plupart des études récentes sur les changements familiaux, ceux-ci sont modélisés ici de façon dynamique et les résultats montrent l’importance de ce choix de définition. Même s’ils sont importants individuellement, ni la structure familiale à la naissance ni le nombre des changements de situations familiales ne se révèlent comme facteurs significatifs pour expliquer l’entrée précoce dans la sexualité des jeunes au Canada ; c’est plutôt la combinaison de ces deux variables dans la dynamique de la structure familiale qui est le facteur explicatif le plus important.

Dans le troisième article, Alain Bélanger évalue le rôle de l’immigration face aux défis du vieillissement démographique au Canada à l’aide des projections démographiques reprises du rapport des Nations unies (2000) sur le même sujet. Ce sont les immigrants qui, selon certains auteurs, pourraient aider à contrer la diminution des effectifs d’actifs potentiels causée par le vieillissement dans les pays à faible fécondité comme le Canada. En effet, les résultats indiquent que cette « migration de rem-placement » est amplement suffisante pour assurer le maintien de la population canadienne, et même de la population en âge de travailler, à des niveaux supérieurs à ceux observés actuellement à court, moyen et même long terme. L’analyse de la migration interne montre néanmoins qu’une redistribution spatiale des immigrants sur le territoire canadien pourrait être une stratégie plus efficace que la hausse des niveaux de l’immigration internationale.

Les deux articles qui suivent sont de nature méthodologique et identifient des nouvelles avenues pour l’analyse, soit longitudinale, soit transversale des données sur les phénomènes démographiques. L’article de Benoît Laplante considère la nature et l’interprétation de variables indépendantes fonction du temps (VIFT) en démographie. Ces variables sont utilisées dans l’analyse des transitions pour tenir compte d’un caractère dont la modalité peut changer pendant que l’individu est considéré à risque de vivre l’événement étudié. Même si la définition et l’interprétation des VIFT peuvent sembler évidentes au lecteur, le texte de Benoît Laplante nous permet d’apprécier, au niveau théorique et dans l’application pratique, toutes leurs facettes ainsi que les erreurs souvent faites par les chercheurs dans leur utilisation. Dans ce sens, l’article contribue grandement aux analyses démographiques des données longitudinales, prospectives ou rétrospectives, qui se fondent sur l’analyse des transitions.

Par ailleurs, l’article de Herbert L. Smith propose d’appliquer l’analyse des séries chronologiques à un type particulier de projections démographiques. L’auteur montre, du point de vue mathématique, comment le modèle vecteur autorégressif (VAR) peut être utilisé pour mieux comprendre ou même améliorer les dynamiques des modèles de projection démographique d’un usage courant ; et comment, de la même façon, la structure démographique de cohortes peut enrichir l’analyse des séries temporelles. L’auteur en fait la démonstration à travers le cas de la prévision de l’inscription scolaire aux États-Unis, qui se fonde sur la méthode démographique des composantes. Cette étude méthodologique identifie de nouvelles pistes pour harmoniser les modèles habituels de projection démographique et les modèles VAR, afin de mieux estimer à l’avance les erreurs de prévision et mieux formuler des hypothèses sur les paramètres des modèles.

Les données à partir desquelles le démographe travaille ainsi que celles qu’il produit ne sont jamais parfaitement exactes. Néanmoins, on oublie souvent l’effort que requiert la création de bases de données appropriées pour l’analyse démographique. Dans la note de recherche qui suit et en conclusion de ce numéro, Laurence Pilon-Marien, Alain Gagnon, Bertrand Desjardins et Robert Bourbeau abordent ce délicat problème. Les auteurs ont jumelé le recensement canadien de 1901 et les actes de décès de l’état civil québécois dans le but d’étudier l’effet à long terme des conditions de vie vécues dans l’enfance sur la mortalité aux âges subséquents. Cependant, ils s’interrogent sur la validité des données jumelées et sur les sources de biais potentielles concernant leurs analyses. La note présente donc les résultats des vérifications que les auteurs ont effectués par rapport à ces deux aspects. Les conclusions sont mixtes : les données jumelées semblent être valides, mais la réussite du jumelage (c’est-à-dire le fait de trouver ou non un acte de décès dans l’état civil pour un individu recensé en 1901) trouve en partie son explication dans des variables ayant également un effet sur la mortalité ou la longévité — ce que laisse présager la présence d’effets de sélection dans des analyses futures des données.