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Introduction

Les travaux du Programme de recherche en démographie historique (PRDH) et du Groupe de recherche interdisciplinaire en démographie et épidémiologie génétique (GRIG) ont montré l’importante contribution des pionniers d’origine française au peuplement initial du Québec et jusqu’à quel point les descendants de ces pionniers ont façonné la croissance et la structuration de la population québécoise au fil des siècles (voir notamment Charbonneau et collab., 1987 ; Charbonneau, 1990 ; Desjardins, 1990 ; Bouchard et collab., 1995 ; Heyer et collab., 1997 ; Charbonneau et collab., 2000 ; Gagnon et Heyer, 2001 ; Vézina et collab., 2005 ; Tremblay et collab., 2008b ; Bherer et collab., 2011). Il a notamment été démontré qu’au moins 80 % du « pool génique canadien-français », c’est-à-dire, grosso modo, l’ensemble des gènes portés par la population québécoise contemporaine de religion catholique, provient de quelque 3 000 immigrants français qui ont fait souche en Nouvelle-France au xviie siècle. En ajoutant la contribution des pionniers d’origine française qui se sont établis au siècle suivant (jusqu’à la fin du Régime français), on atteint près de 90 % de ce pool génique (Vézina et collab., 2005). Des pionniers d’autres origines ont cependant contribué au peuplement et au développement des régions du Québec pendant le Régime français et au cours des décennies qui ont suivi la Conquête. Pensons par exemple aux nombreux Acadiens (de 2 000 à 4 000 selon les sources) qui se sont installés au Québec après leur déportation en 1755 (Dickinson, 1994 ; Hébert, 1994 ; Landry et Lang, 2001). Bien que les Acadiens soient d’origine française, leur histoire démographique et leurs lieux de provenance en France diffèrent de ceux des pionniers français qui se sont établis au Québec aux xviie et xviiie siècles. Une étude sur la contribution de ces fondateurs d’origine acadienne au peuplement des régions du Québec a révélé que de 46 % à 100 % des généalogies, selon la région, comprennent au moins un ancêtre d’origine acadienne (Bergeron et collab., 2008). Après l’arrivée des Acadiens et à la suite de la prise de contrôle du territoire par les autorités britanniques, des milliers d’immigrants en provenance du Royaume-Uni et des colonies anglaises (notamment les Loyalistes) ont commencé à affluer en terre québécoise. Certains de ces nouveaux arrivants se sont particulièrement bien intégrés à la population canadienne-française, notamment les Irlandais (Grace, 2003 ; Houston et Smyth, 1990). Les fondateurs irlandais seraient à l’origine d’environ 1 % du pool génique québécois actuel et près de 21 % des Québécois auraient au moins un ancêtre irlandais dans leur généalogie (Tremblay et collab., 2009 ; Bherer et collab., 2011).

Par ailleurs, on sait qu’un important contingent d’immigrants d’origine allemande (surtout des hommes) s’est établi au Québec durant le dernier quart du xviiie siècle. Il s’agit principalement de mercenaires engagés dans l’armée britannique au cours de la Guerre d’indépendance américaine (Wilhelmy, 2009). La Révolution américaine incita en effet la Couronne britannique à engager des milliers de soldats provenant de l’Europe continentale, afin d’augmenter la taille de son armée en Amérique. Les sujets de Georges III ne suffisaient plus à combler les besoins pressants créés par la révolte des Américains. La plus grande partie de ces combattants étrangers ont été recrutés en Allemagne, ou plutôt dans l’un ou l’autre des divers duchés, principautés ou seigneuries faisant partie de l’Empire germanique à cette époque (Duby, 2006). Bien qu’il soit difficile de connaître le nombre exact des contingents, on estime qu’environ 30 000 mercenaires d’origine germanique ont ainsi participé, d’une manière ou d’une autre, à « l’effort de guerre » britannique entre 1776 et 1783 (Le Conte, 1922 ; Wilhelmy, 2009). Plus des deux tiers de ces mercenaires ont été envoyés par le landgraviat de Hesse-Cassel et le duché de Brunswick, territoires situés au nord-est de Francfort. L’État de Hesse-Cassel était reconnu à l’époque comme une terre particulièrement fertile dans la production de soldats : vers la fin du xviiie siècle, un résidant sur quatorze (tous âges et sexes confondus) et plus du tiers des hommes âgés de 15 à 24 ans faisaient partie de l’armée hessienne (Taylor, 1992). On ne connaît pas les origines précises de tous les autres mercenaires, mais on sait qu’il en est venu d’un peu partout dans l’empire germanique et aussi de Suisse et d’Alsace (Wilhelmy, 2009). Près de 13 000 des 30 000 mercenaires ne seraient pas retournés en Europe (Le Conte, 1922 ; Wilhelmy, 2009). Bon nombre d’entre eux sont décédés pendant la guerre, mais la plupart se sont établis définitivement en Amérique. Beaucoup d’imprécisions demeurent cependant en ce qui concerne leurs destinations. Pour le Canada, les estimations varient de 1 200 à 2 500, dont 600 à 1 400 au Québec (Drouin et Rioux, 2007).

Avant l’arrivée de ces mercenaires, d’autres immigrants d’origine allemande ou provenant de pays ou de régions où la langue allemande était prédominante avaient déjà fait souche au Québec, dont certains dès le xviie siècle (Charbonneau, 1990 ; Drouin et Rioux, 2007). On sait notamment que des soldats d’origine germanique ont été recrutés par l’armée française durant la guerre de Sept Ans (1756-1763). Selon Fournier (2009), environ 300 Allemands, auxquels on peut ajouter 240 Alsaciens, une quarantaine de Suisses ainsi que quelques Autrichiens et Luxembourgeois, ont fait partie des troupes françaises. La plupart des soldats survivants ont été rapatriés à la fin de la guerre, mais quelques-uns sont demeurés au Canada (Fournier, 2009).

Comme les Britanniques et contrairement aux Acadiens et aux Irlandais, les immigrants d’origine germanique étaient principalement de religion protestante. Plusieurs ont pourtant épousé des Canadiennes françaises catholiques et se sont donc ainsi rapidement intégrés à la population locale (Drouin et Rioux, 2007). Quel fut l’impact de cet apport germanique sur la population québécoise ? Jusqu’à quel point les descendants de ces immigrants ont-ils contribué à l’essor démographique des diverses régions du Québec ? Y a-t-il des différences importantes entre les régions ? À partir de données généalogiques s’étendant sur plus de trois siècles, cette étude apporte quelques éléments de réponse.

Données et méthodes d’analyse

Les données généalogiques utilisées dans le cadre de cette étude proviennent du fichier de population BALSAC. Ce fichier, construit principalement à partir d’informations tirées d’actes de mariages catholiques, contient des données démographiques et généalogiques sur l’ensemble de la population du Québec du xviie au xxe siècle (Projet BALSAC, 2011). Les actes des xviie et xviiie siècles ont été fournis par le Programme de recherche en démographie historique (PRDH, 2011).

Échantillons généalogiques

La reconstruction des corpus généalogiques utilisés pour cette étude a été effectuée dans le cadre d’un vaste projet de recherche sur les caractéristiques démogénétiques des populations régionales du Québec (GRIG, 2011). Au total, 1 500 généalogies ascendantes ont été analysées, soit 300 généalogies pour chacune des cinq populations régionales étudiées (figure 1).

Figure 1

Régions à l’étude

Régions à l’étude
Source : adapté d’une carte de l’ISQ (www.stat.gouv.qc.ca/clacon/reg-adm-carte.htm)

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Les populations en question sont celles des régions administratives de Lanaudière, de la Mauricie, de la Montérégie, de Chaudière-Appalaches et du Bas-Saint-Laurent, telles qu’elles sont définies par l’Institut de la statistique du Québec (2010). Diverses raisons ont motivé le choix de ces régions. D’abord, au moment d’entamer cette étude, la reconstruction des corpus généalogiques de chacune de ces cinq régions était terminée et validée. D’autre part, divers documents historiques font état de l’établissement d’immigrants germaniques, vers la fin du xviiie siècle, dans des villes, paroisses ou villages situés dans l’une ou l’autre de ces régions (Wilhelmy, 2009 ; Drouin et Rioux, 2007). On sait aussi que des mercenaires allemands ont été cantonnés dans des camps militaires britanniques situés à Repentigny, Saint-Sulpice, l’Assomption et Berthier (Lanaudière), Trois-Rivières, Batiscan, Sainte-Anne-de-la-Pérade et Yamachiche (Mauricie), Coteau-du-Lac, La Prairie, Saint-Denis et Sorel (Montérégie), Saint-Vallier et Saint-François (Chaudière-Appalaches) et à Kamouraska et Rivière-du-Loup (Bas-Saint-Laurent) durant la Guerre d’indépendance américaine, ce qui a pu favoriser l’établissement, dans ces localités ou aux environs, des mercenaires qui ont décidé de demeurer au Québec après la fin de la guerre (1783). Enfin, la région du Bas-Saint-Laurent a aussi fait l’objet de l’étude de Drouin et Rioux (2007) portant sur les origines germaniques d’individus atteints d’une maladie héréditaire rare.

Les points de départ des généalogies (les sujets) sont tous des individus qui se sont mariés dans leur région entre 1966 et 1985. Ces sujets ont été choisis au hasard à partir des informations contenues dans les répertoires de mariages catholiques disponibles pour ces régions et couvrant cette période. La distribution géographique des sujets est proportionnelle aux effectifs recensés dans les municipalités de chacune des régions en 1976, ce qui correspond à peu près au milieu de la période de mariage des sujets. Les branches généalogiques ont été reconstruites jusqu’aux premiers ancêtres établis au Québec. La plupart des généalogies remontent donc au xviie siècle, soit à l’époque de la fondation de la Nouvelle-France. Ces généalogies comportent notamment des informations sur les dates et les lieux de mariage des ancêtres ainsi que sur les lieux d’origine des immigrants.

Identification des fondateurs germaniques

Le terme fondateur est utilisé ici pour désigner les ancêtres immigrants repérés dans les généalogies, c’est-à-dire ceux qui ont laissé une descendance, jusqu’à nos jours, dans l’une ou l’autre des populations régionales étudiées[1]. Les origines déclarées par ces immigrants au moment de leur mariage ont servi à identifier les fondateurs germaniques. En plus des fondateurs d’origine allemande, ceux provenant d’Autriche, de la Suisse et du Luxembourg ont été désignés comme fondateurs d’origine germanique. Les populations de ces territoires se situent en effet, du moins en grande partie, dans la sphère d’influence germanophone. À l’instar de Drouin et Rioux (2007), les immigrants originaires de la région de l’Alsace, en France, ont aussi été ajoutés au groupe des fondateurs germaniques. Cette région frontalière a longtemps fait partie de l’Empire germanique et les traces de cette appartenance sont encore très perceptibles aujourd’hui, malgré le fait que la population alsacienne soit devenue majoritairement francophone (Meyer, 2008).

Analyses généalogiques

Diverses analyses ont été effectuées afin de bien mesurer la présence et l’impact des fondateurs germaniques dans les populations régionales à l’étude. Les corpus généalogiques ont d’abord fait l’objet d’une analyse sommaire visant à fournir le nombre et la fréquence d’apparition de l’ensemble des ancêtres identifiés. Les calculs de complétude par génération (Jomphe et collab., 2002) et de profondeur moyenne des généalogies (Cazes et Cazes, 1996) ont ensuite été effectués pour chacun des corpus. Ces indices permettent de faire ressortir la richesse des informations généalogiques obtenues.

Parmi l’ensemble des ancêtres repérés dans les généalogies, les ancêtres fondateurs, et plus particulièrement ceux d’origine germanique, ont été distingués. Les répartitions de ces fondateurs germaniques selon leur sexe, leur provenance, la date de leur mariage et les régions où ils apparaissent sont présentées. Afin de mieux cerner l’importance relative de la contribution des fondateurs germaniques au peuplement, des calculs de recouvrement généalogique (nombre de généalogies dans lesquelles apparaissent les fondateurs) et de contribution génétique (proportion des pools géniques régionaux expliqués par les fondateurs) ont été effectués. La contribution génétique des fondateurs dépend de leur fréquence d’apparition dans les généalogies et de la distance, en termes de générations, qui les sépare de chacun des sujets auxquels ils sont apparentés (Heyer et collab., 1997 ; Vézina et collab., 2005).

Enfin, les lignées paternelles associées aux fondateurs germaniques ont été examinées. Il s’agit des branches généalogiques remontant strictement par les pères. Ces lignées sont souvent utilisées comme marqueurs des origines et de l’enracinement familial, en raison de la transmission des patronymes d’une génération à l’autre (Sagnes, 2004 ; Brunet et collab., 2008). Sur le plan biologique, les lignées paternelles sont celles par lesquelles s’effectue la transmission intergénérationnelle du chromosome Y, dont les variations génétiques fournissent des renseignements précieux pour l’étude de l’évolution des populations humaines (Oota et collab., 2001 ; Wilkins, 2006).

Toutes les procédures d’analyse ont été effectuées à l’aide du logiciel GENLIB, développé par le GRIG (2011).

Résultats

Caractéristiques des corpus généalogiques

Chaque corpus généalogique contient environ un million de mentions d’ancêtres (tableau 1). Mais plusieurs ancêtres apparaissent plus d’une fois dans un même corpus et même plusieurs fois dans une même généalogie. Le nombre moyen d’apparitions par ancêtre varie entre 14,2 (Montérégie) et 28,0 (Bas-Saint-Laurent). On constate donc une variabilité importante d’une région à l’autre, qui peut se traduire par une plus grande homogénéité génétique entre les sujets des régions où la concentration d’ancêtres est plus élevée. Parmi les cinq régions à l’étude, on remarque ainsi une gradation de l’hétérogénéité de l’est vers l’ouest du Québec, phénomène qui a déjà été évoqué et décrit dans d’autres études (voir, par exemple, Bouchard, 1990 ; Bouchard et collab., 1995 ; Gagnon et Heyer, 2001 ; Tremblay et collab., 2001 ; Vézina et collab., 2004 ; Bherer et collab., 2011).

Tableau 1

Caractéristiques générales des cinq corpus généalogiques

Caractéristiques générales des cinq corpus généalogiques

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En moyenne, la profondeur des généalogies tourne autour de dix générations, ce qui constitue sans doute une des valeurs les plus élevées observées pour des corpus généalogiques de taille comparable. Jusqu’à la huitième génération, plus de 90 % des ancêtres ont pu être identifiés dans quatre des cinq corpus (figure 2). Les généalogies de la Montérégie sont, dans l’ensemble, un peu moins complètes que celles des autres régions, mais leur complétude se situe tout de même à près de 89 % à la huitième génération. Après la neuvième génération, la proportion d’ancêtres identifiés baisse rapidement, en raison de la forte proportion d’immigrants parmi ces générations. Les plus longues branches généalogiques atteignent la quinzième génération.

Figure 2

Complétude des cinq corpus généalogiques, par génération

Complétude des cinq corpus généalogiques, par génération

Note : la génération 1 correspond aux parents des sujets.

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Caractéristiques des ancêtres fondateurs

Le nombre total d’ancêtres fondateurs identifiés varie entre 3 863 (Bas-Saint-Laurent) et 5 602 (Montérégie), ce qui représente un écart assez important compte tenu du fait que les corpus généalogiques contiennent le même nombre de sujets (tableau 2). On constate donc, ici encore, une plus grande homogénéité parmi les sujets du Bas-Saint-Laurent et une plus grande hétérogénéité parmi les sujets de la Montérégie. De même, le gradient est-ouest est aussi apparent, à l’instar des résultats observés au tableau 1.

Tableau 2

Caractéristiques des ancêtres fondateurs identifiés dans les cinq corpus généalogiques

Caractéristiques des ancêtres fondateurs identifiés dans les cinq corpus généalogiques

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On compte au moins deux fois plus d’hommes que de femmes parmi ces immigrants, quelle que soit la région. Ce résultat reflète bien l’histoire migratoire dans les premiers temps de la colonie, période durant laquelle l’immigration masculine était prédominante (Charbonneau et collab., 1987 ; Charbonneau et collab., 2000). Le rapport de masculinité est nettement plus élevé parmi les fondateurs d’origine germanique : il oscille entre 6,5 (Lanaudière) et 13,8 (Montérégie). Le poids des militaires allemands explique ces résultats.

Au total, 177 fondateurs d’origine germanique ont été identifiés, dont 160 hommes et 17 femmes. Ils représentent autour de 1 % de l’ensemble des fondateurs dans chaque région. Sept d’entre eux sont communs aux 5 corpus régionaux, 5 apparaissent dans 4 des 5 régions, 14 dans 3 régions, 44 dans 2 régions et 107 sont spécifiques à une seule région.

Origines et périodes de mariage des fondateurs germaniques

Les fondateurs d’origine allemande représentent les trois quarts des fondateurs germaniques identifiés dans l’ensemble des corpus généalogiques (figure 3). Au niveau régional, cette proportion varie entre 63 % (Bas-Saint-Laurent) et 72 % (Chaudière-Appalaches). C’est donc dire qu’il y a proportionnellement plus de fondateurs allemands qui sont spécifiques à une région, par rapport aux autres fondateurs. Les Alsaciens arrivent au second rang, avec 21 représentants, suivis par les Suisses avec 18. On compte cinq fondateurs d’origine autrichienne et un fondateur luxembourgeois.

Figure 3

Distribution des fondateurs germaniques, selon la région et l’origine

Distribution des fondateurs germaniques, selon la région et l’origine

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La plus grande partie (58 %) des fondateurs germaniques se sont mariés durant le dernier quart du xviiie siècle (figure 4). C’est au cours de cette période que se sont établis les mercenaires allemands embauchés par l’armée britannique. Un peu plus du quart (27 %) des fondateurs se sont mariés au cours de la période précédente, entre 1751 et 1775, période marquée notamment par la guerre de Sept Ans (1756-1763) qui se solda par la fin du Régime français au Canada et durant laquelle de nombreux militaires furent appelés au service des autorités françaises et britanniques. Cette période est celle où l’on retrouve la majorité des fondateurs d’origines alsacienne, autrichienne, luxembourgeoise et suisse. Parmi la quinzaine de fondateurs germaniques mariés avant 1751, on compte six Suisses, quatre Allemands, trois Alsaciens et deux Autrichiens ; environ la moitié de ceux-ci se sont établis au xviie siècle.

Figure 4

Distribution ( %) des fondateurs germaniques selon leur période de mariage, par origine

Distribution ( %) des fondateurs germaniques selon leur période de mariage, par origine

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Recouvrement généalogique et contribution génétique des fondateurs germaniques

Au moins un fondateur germanique se retrouve dans la plupart des généalogies de chacune des régions (figure 5). Les proportions varient entre 94 % (Lanaudière) et 99 % (Chaudière-Appalaches). Mais il faut noter que ces fortes valeurs s’expliquent en bonne partie par la présence d’un fondateur d’origine suisse, marié en 1631, qui apparaît dans 89 % à 99 % des généalogies.

Figure 5

Proportion (%) des généalogies qui contiennent au moins un fondateur germanique, par région et selon l’origine

Proportion (%) des généalogies qui contiennent au moins un fondateur germanique, par région et selon l’origine

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Si l’on exclut ce fondateur, les proportions des généalogies comprenant au moins un autre fondateur d’origine germanique ne dépassent pas 51 % (région de Lanaudière) et baissent jusqu’à 26 % dans le cas des sujets de Chaudière-Appalaches. C’est donc dire l’importance de ce fondateur pour chacune des régions étudiées. En excluant ce fondateur principal, les proportions des généalogies où apparaît au moins un autre fondateur suisse varient de 3 % (Chaudière-Appalaches) à 25 % (Montérégie). D’autre part, on retrouve au moins un fondateur d’origine allemande dans 19 % (Chaudière-Appalaches) à 34 % (Lanaudière) des généalogies. Les fondateurs d’origine alsacienne (maximum de 10 % dans Lanaudière), autrichienne (11 % en Mauricie) ou luxembourgeoise (1 % dans le Bas-Saint-Laurent) sont plus rares que les Allemands ou les Suisses.

La plupart des généalogies ne contiennent donc qu’un ou deux fondateurs germaniques (figure 6). Entre 45 % (Lanaudière) et 74 % (Chaudière-Appalaches) n’en contiennent qu’un seul (le principal fondateur suisse la plupart du temps) et entre 19 % (Chaudière-Appalaches) et 27 % (Mauricie) en contiennent deux. De 6 % (Bas-Saint-Laurent) à 24 % (Lanaudière) des généalogies contiennent au moins trois fondateurs germaniques. Un sujet de la Mauricie compte jusqu’à 7 fondateurs germaniques parmi ses ancêtres.

Figure 6

Distribution (%) des généalogies selon le nombre de fondateurs germaniques qu’elles contiennent, par région

Distribution (%) des généalogies selon le nombre de fondateurs germaniques qu’elles contiennent, par région

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En termes de contribution génétique (figure 7), la présence germanique dans les généalogies régionales se traduit par des proportions variant, au total, entre 0,69 % (Montérégie) et 0,95 % (Bas-Saint-Laurent).

Figure 7

Contribution génétique (%) des fondateurs germaniques, par région et selon l’origine

Contribution génétique (%) des fondateurs germaniques, par région et selon l’origine

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On peut remarquer que la contribution relative des fondateurs d’origine suisse est nettement plus grande que leur poids parmi l’ensemble des fondateurs germaniques (voir figure 3). Ici encore, cela s’explique par la présence du fondateur suisse mentionné précédemment, qui est responsable de la plus grande part de la contribution totale des fondateurs suisses, soit entre 61 % et 94 %, selon la région. Les fondateurs allemands expliquent quant à eux entre 0,25 % (Chaudière-Appalaches) et 0,45 % (Bas-Saint-Laurent) des pools géniques régionaux, ce qui est inférieur à leur poids relatif parmi l’ensemble des fondateurs (de 0,65 % à 1,02 %). À part le cas des fondateurs suisses, la contribution génétique relative des autres fondateurs germaniques est aussi, en moyenne, plus faible que celle attendue selon leur poids parmi l’ensemble des fondateurs. Ce résultat s’explique essentiellement par le fait que ces fondateurs sont arrivés plus tardivement, en moyenne, que la plupart des autres fondateurs. En effet, l’année moyenne de mariage des fondateurs germaniques est 1775, alors que celle des autres fondateurs, qui sont pour la plupart d’origine française, tourne autour de 1700. Il y a donc un écart moyen entre les deux groupes équivalent à deux ou trois générations, ce qui confère un avantage indéniable, en termes de descendance, aux fondateurs non germaniques. Cet avantage se répercute sur la mesure de la contribution génétique, puisque les fondateurs plus anciens ont plus de chances d’apparaître à plusieurs reprises dans les généalogies des sujets contemporains que les fondateurs plus récents (Bouchard et collab., 1995).

Les lignées paternelles associées aux fondateurs germaniques

Les lignées paternelles des 1 500 sujets ont été analysées afin d’identifier celles qui remontent à un fondateur d’origine germanique. La figure 8 présente la distribution de ces lignées selon l’origine et la région. Les résultats montrent qu’entre 0,7 % (Chaudière-Appalaches) et 2,7 % (Bas-Saint-Laurent) des lignées paternelles régionales remontent à un fondateur germanique. Ces proportions sont donc un peu plus élevées que celles des contributions génétiques correspondantes (voir figure 7). Neuf fondateurs allemands, trois suisses et un autrichien ont été retracés dans ces lignées. L’un des fondateurs suisses (le même que précédemment) est à l’origine de plus du tiers des lignées paternelles germaniques identifiées. En moyenne, ces lignées paternelles ont une profondeur de 7 générations (de 3 à 11 générations).

Figure 8

Proportion (%) des généalogies dont la lignée paternelle remonte à un fondateur germanique, par région et selon l’origine

Proportion (%) des généalogies dont la lignée paternelle remonte à un fondateur germanique, par région et selon l’origine

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Le tableau 3 présente les patronymes des fondateurs germaniques repérés dans les lignées paternelles. Certains de ces cas montrent bien jusqu’à quel point les patronymes peuvent se transformer avec le temps. On sait que les variations patronymiques constituent un phénomène assez répandu dans la population québécoise depuis les débuts de la colonie, et celles qui ont affecté les noms allemands ont sans doute été beaucoup plus fréquentes que la moyenne, en raison des différences importantes entre la langue allemande et la langue française (Bouchard, 1990 ; Jacob, 2006 ; Picard, 2007 ; Wilhelmy, 2009). Plusieurs patronymes allemands auraient ainsi été rapidement transformés ou même francisés. Parmi ceux qui figurent dans les généalogies à l’étude, notons Chelosse (probablement Schloss à l’origine) devenu Serrurier, Schumpf devenu Jomphe, Walburger devenu Smith et Weber devenu Bernard.

Tableau 3

Fondateurs germaniques de lignées paternelles

Fondateurs germaniques de lignées paternelles

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Ces transformations patronymiques ne sont pas toujours faciles à expliquer à priori, car elles peuvent être la résultante de plusieurs modifications intra ou intergénérationnelles successives. Le cas Weber-Bernard est illustré à la figure 9 à titre d’exemple. Le fondateur Bernard Weber s’est marié en 1784 à Saint-Joseph de Lanoraie. Son nom ou celui de ses enfants apparaît dans divers actes sous les vocables Vevre, Vebre, Veve ou Veves (en allemand, le w se prononce comme un v). À son mariage en 1822, le fils du fondateur se dénomme Veve, mais on retrouve les noms Vaive, Veves, Verve et Vevre dans d’autres actes où lui ou ses enfants apparaissent. À la troisième génération, on voit apparaître le nom Bernard à titre de patronyme, qui correspond en fait au prénom du fondateur et de celui d’un de ses fils. Ce patronyme semble se fixer à la cinquième génération de cette branche paternelle.

Figure 9

Lignée paternelle du fondateur Bernard Weber

Lignée paternelle du fondateur Bernard Weber

Note : Les années et lieux indiqués sont ceux du mariage. Dans les cases en pointillé, les variations patronymiques relevées dans les actes où l’ancêtre concerné est nommé.

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Discussion et conclusion

L’objectif principal de cette étude était d’identifier les principaux fondateurs d’origine germanique ayant contribué au peuplement du territoire québécois et de caractériser cette contribution à l’aide de diverses analyses généalogiques. À partir de données remontant jusqu’au xviie siècle, les résultats ont révélé la présence d’ancêtres germaniques dans les généalogies de chacune des cinq populations régionales étudiées.

Les fondateurs germaniques représentent, selon la région, entre 0,9 % et 1,5 % de l’ensemble des fondateurs identifiés. À l’instar des immigrants d’origine française, la majorité des fondateurs germaniques sont de sexe masculin. La proportion d’hommes parmi ces fondateurs germaniques (90 %) est encore plus grande que celle observée parmi les fondateurs français (80 %). Ce résultat s’explique par l’importance relative et l’état matrimonial des soldats engagés pendant la Guerre d’indépendance américaine. La plupart d’entre eux étaient célibataires et très peu parmi ceux qui étaient mariés étaient accompagnés par leur épouse (Wilhelmy, 2009).

Comme prévu, une forte proportion des fondateurs germaniques se sont établis durant le dernier quart du xviiie siècle, période qui coïncide avec l’arrivée des mercenaires allemands recrutés par l’armée britannique. Si l’on se base sur la période de mariage des fondateurs, on peut estimer qu’environ une centaine de ces soldats ont été repérés dans les généalogies étudiées. C’est beaucoup moins que les 600 à 1 400 mercenaires qui, selon les diverses estimations publiées, se seraient installés au Québec après la Guerre d’indépendance américaine. Mais cela ne veut pas dire que ces estimations sont trop élevées. D’abord, il est très probable (et même à peu près certain) que plusieurs de ces mercenaires n’aient pas laissé de descendance jusqu’à nos jours. Une étude préliminaire portant sur les premiers pionniers de la Nouvelle-France a montré que le tiers des immigrants qui se sont établis avant 1800 n’avaient plus de descendance après la 3e génération (Tremblay et collab., 2008a). Ensuite, il est possible que des fondateurs ayant laissé descendance n’aient pas été repérés dans les échantillons généalogiques utilisés pour cette étude. Cependant, les fondateurs non repérés n’ont certainement pas laissé une grande descendance dans la population québécoise, à moins que cette descendance soit restée isolée dans l’une ou l’autre des régions non étudiées, ce qui est peu probable. Des analyses additionnelles seraient toutefois nécessaires pour clarifier cette question.

Plus de 90 % des généalogies régionales contiennent au moins un fondateur germanique. Mais nous avons vu que cette forte proportion s’explique en bonne partie par la présence d’un seul individu, un fondateur d’origine suisse établi en Nouvelle-France au xviie siècle. Il s’agit de Pierre Miville, originaire de Fribourg. Compte tenu de son patronyme et de sa ville d’origine, il est permis d’émettre certains doutes quant aux racines germaniques de cet individu (Drouin et Rioux, 2007). Mais on ne sait rien sur l’origine de ses ancêtres. Quelques autres fondateurs, suisses ou alsaciens, ont des patronymes à consonance plutôt française. Nous les avons quand même inclus parmi les fondateurs d’origine germanique, conformément aux critères de sélection retenus.

Par ailleurs, les résultats ont montré qu’au moins un sujet sur cinq possède au minimum un fondateur d’origine allemande parmi ses ancêtres. Cette proportion atteint un peu plus du tiers des sujets de la région de Lanaudière. Ces résultats sont plus élevés que ceux obtenus précédemment pour l’ensemble de la population québécoise (Vézina et collab., 2005 ; Bherer et collab., 2011). Le choix des régions étudiées, fondé notamment sur la présence documentée de mercenaires allemands à la fin du xviiie siècle dans des localités situées à l’intérieur de ces régions, explique cette différence.

Les mesures de contribution génétique indiquent que les fondateurs germaniques expliquent un peu moins de 1 % des bassins génétiques régionaux étudiés et jusqu’à 2,7 % des lignées paternelles. La contribution génétique totale des fondateurs germaniques est donc relativement plus faible que leur poids parmi l’ensemble des fondateurs, ce qui s’explique par le fait que les fondateurs germaniques se sont établis plus tard, en moyenne, que l’ensemble des autres fondateurs (constitué principalement de fondateurs d’origine française). Cependant, la proportion des lignées paternelles qui remontent à des fondateurs germaniques est comparable à leur poids démographique. En outre, sauf pour les sujets de la région de Chaudière-Appalaches, la proportion des lignées paternelles qui remontent à un fondateur germanique est toujours plus grande que la contribution génétique relative correspondante. Bien que ces deux mesures ne soient pas toujours parfaitement corrélées (Tremblay et Vézina, 2010), on peut supposer que les différences observées ici s’expliquent surtout par la forte valeur du rapport de masculinité parmi les fondateurs germaniques (plus de neuf fondateurs pour chaque fondatrice). Au total, c’est dans la région du Bas-Saint-Laurent que l’on observe les plus fortes contributions. Mais c’est aussi dans cette région, ainsi que dans la région de Chaudière-Appalaches, que la contribution du fondateur suisse qui apparaît dans presque toutes les généalogies est la plus élevée, soit environ la moitié de la contribution génétique et des lignées paternelles d’origine germanique. Le nombre et la diversité des fondateurs germaniques sont d’ailleurs nettement plus grands dans les trois autres régions.

Enfin, l’examen des patronymes a montré que l’on ne peut pas toujours établir un lien évident entre la distribution patronymique des sujets et celle de leurs ancêtres identifiés par les lignées paternelles. En raison des nombreuses transformations et variations orthographiques qui ont touché les noms de famille des fondateurs germaniques, certains descendants de ces fondateurs portent aujourd’hui des noms qui sont complètement différents du patronyme initial et qui sont souvent à consonance française.

Rappelons en terminant que les données généalogiques utilisées pour cette étude concernent essentiellement des individus qui ont fait l’objet d’actes de mariages catholiques. Seuls les individus qui auront contracté un mariage catholique (ou dont les enfants auront contracté un tel mariage) sont susceptibles d’apparaître dans les échantillons généalogiques. Ainsi, certains fondateurs germaniques de religion protestante ont sans doute échappé à l’observation. Cependant, compte tenu de la forte prépondérance catholique dans la population québécoise, on peut émettre l’hypothèse que les fondateurs germaniques ayant contribué le plus fortement, via leur descendance, au peuplement des cinq régions étudiées, voire du Québec tout entier, ont été repérés. Leur contribution, toutefois, est probablement sous-estimée.