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La crainte d’une pénurie de main-d’oeuvre généralisée alimente parfois le discours entourant les conséquences du vieillissement démographique. On fait alors un lien direct entre la croissance éventuelle du bassin de main-d’oeuvre et celle du groupe des 15-64 ans dont l’effectif est appelé à fléchir légèrement d’ici 2030 au Québec. On projette en effet une baisse d’environ 112 000 personnes sur un effectif total de plus de 5,43 millions d’individus (Institut de la statistique du Québec, 2014). Par la suite, l’effectif devrait se relever graduellement pour atteindre 5,7 millions en 2060. Si le lien entre l’effectif de la population dite en âge de travailler et celui de la main-d’oeuvre est important, il est cependant tout à fait insuffisant pour expliquer la forte croissance de la main-d’oeuvre québécoise au cours des cinquante dernières années. Au cours de ces décennies, le Québec a d’abord connu les effets du baby-boom puis du baby-bust. Toutefois, à cette évolution purement démographique se greffaient des changements importants de comportements des différents groupes sociaux face au marché du travail.

Par exemple, si le baby-boom a pu avoir un effet indéniable sur la croissance de la main-d’oeuvre au cours des années 1970 et 1980, le comportement des femmes face au marché du travail aura lui aussi eu un effet particulièrement significatif. À la hausse du taux d’activité des femmes, s’ajoutait aussi l’arrivée de cohortes d’immigrants de plus en plus nombreuses, surtout depuis les années 1990. Le poids des immigrants dans la population québécoise n’était que de 8,7 % en 1991, alors qu’il était de 12,6 % en 2011 (MIDI, 2017). Depuis 2001, l’immigration représente d’ailleurs la principale source de la croissance de la population du Québec. De plus, les adultes de 55 ans et plus tendent à reporter leur retraite depuis le milieu des années 1990 (Carrière, Légaré et Purenne 2016). Ce phénomène nous conduit d’ailleurs à revoir ce que l’on définit comme le groupe « en âge de travailler ». Longtemps, et encore, associé aux 15-64 ans, ce groupe devrait probablement inclure les 65-69 ans qui présentent les changements de comportements les plus marqués face au marché du travail depuis les vingt dernières années.

Finalement, si la croissance de la main-d’oeuvre est, en partie, le reflet des vagues successives de naissances et d’immigration ainsi que des changements de comportements, elle est aussi influencée par la mise en place de politiques publiques qui favorisent une plus grande participation au marché du travail. Les politiques publiques visant, par exemple, à accroître l’équilibre travail-famille et celles qui ont pour objectif de favoriser l’insertion sur le marché du travail de certains groupes sociaux (immigrants, travailleurs âgés, autochtones, personnes avec incapacité, etc.) auront aussi un effet sur la croissance future de la main-d’oeuvre. Les politiques économiques ainsi que les politiques de gestion de main-d’oeuvre adoptées par les employeurs viendront aussi encourager ou réduire l’offre de main-d’oeuvre.

Dans un contexte de vieillissement démographique et de faible croissance de la population en âge de travailler, il est important de mieux comprendre le rôle de chacun de ces déterminants et de leur interaction sur l’offre de travail et le nombre de personnes en emploi. Comme le soulignaient Laplante et Godin (2003), « […] la relation entre l’évolution de la population active et de la population employée d’une part, et les phénomènes démographiques stricto sensu d’autre part, est maintenant un système complexe où la décision de participer au marché du travail joue vraisemblablement un rôle plus important que l’offre d’emploi. Dans un tel contexte, prévoir l’utilisation de la population active et de la population employée requiert vraiment des hypothèses sur la nature et la répartition des comportements […] ».

Ce numéro thématique « Démographie et main-d’oeuvre » regroupe quatre articles qui sont issus de présentations faites lors du colloque organisé conjointement par l’Association des démographes du Québec, la Chaire de recherche Industrielle-Alliance sur les enjeux économiques des changements démographiques et le Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales (CIQSS) dans le cadre du 84e congrès de l’ACFAS tenu à l’UQAM les 9 et 10 mai 2016. En lien direct avec le thème du congrès, « Points de rencontre », ce colloque avait pour principal objectif de réunir des chercheurs d’horizons disciplinaires variés et de différents milieux de travail et qui s’intéressent, d’une part, aux processus démographiques et, d’autre part, aux tendances économiques et sociales qui interagissent avec ces processus et qui ensemble déterminent l’effectif, la composition et la productivité de la main-d’oeuvre. Le colloque a connu un grand succès, comme en témoignent à la fois la richesse du programme, la qualité des présentations (dont les diapositives sont accessibles sur le site web du CIQSS) et le nombre élevé de participants.

Les deux premiers articles abordent des questions liées à la participation des immigrants au marché du travail. Boudarbat et Ebrahimi dressent un portrait statistique de la situation des jeunes issus de l’immigration en les différenciant selon le statut des générations et l’âge au moment de l’immigration. Les auteurs tirent profit des données du recensement de 2001 et de l’Enquête nationale auprès des ménages de 2011 pour analyser l’évolution des caractéristiques des jeunes et leurs résultats sur le marché du travail sur une période de dix ans. Plusieurs résultats intéressants ressortent de cette étude en ce qui concerne les connaissances linguistiques, l’obtention d’un diplôme universitaire, le taux de chômage et le salaire. La relation observée entre l’âge au moment de l’immigration et la situation dans le marché du travail appelle à réévaluer les politiques en place pour faciliter l’intégration des jeunes immigrants.

Bélanger et Vézina s’intéressent au phénomène de surqualification de la main-d’oeuvre au Canada. Plusieurs études soulignent les difficultés d’intégration sur le marché du travail auxquelles font face les immigrants. La surqualification a été parfois utilisée comme un indicateur traduisant cette réalité. À partir des données de l’enquête du Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes (PEICA), Bélanger et Vézina mesurent l’effet des compétences en littératie sur le risque plus élevé pour les immigrants d’être surqualifié par rapport aux natifs chez les travailleurs âgés de 25 à 64 ans détenant au moins un diplôme d’études secondaires. Cette enquête permet en effet de mesurer les compétences en littératie dans le contexte de tâches à exécuter dans le cadre de la vie quotidienne. Les résultats apportent des nuances importantes aux conclusions d’autres études comparant le risque de surqualification des immigrants et des natifs et montrent à quel point le lien entre démographie et main-d’oeuvre est complexe. S’il est vrai que l’immigration peut favoriser une croissance plus rapide de la main-d’oeuvre, elle soulève toutefois des questions fondamentales quant aux critères de sélection et aux investissements en formation nécessaires pour une intégration réussie au marché du travail.

Les deux autres articles de la partie thématique de ce numéro s’intéressent plus particulièrement au parcours professionnel de générations spécifiques. Fleury et Paré dressent d’abord un portrait du parcours professionnel de la génération X au Québec. Pour plusieurs, cette génération, composée des personnes nées entre 1962 et 1971, serait plus à même de prolonger sa vie professionnelle pour ainsi répondre à certains défis posés par le vieillissement démographique. L’objectif de cet article n’est pas tant de remettre en question le bien-fondé des préoccupations liées au vieillissement de la population québécoise, mais bien d’apporter des nuances importantes aux arguments mis de l’avant pour justifier cet éventuel prolongement de la vie professionnelle. À partir de plusieurs sources de données, les auteurs comparent certains aspects du parcours professionnel de cette génération à celui des cohortes qui l’ont précédée. Si certaines tendances militent en faveur d’un prolongement de la vie professionnelle de la génération X, d’autres pourraient toutefois indiquer que les aspirations de cette dernière ne seront pas nécessairement bien différentes de celles des générations précédentes quant à la prise de la retraite.

Dans le quatrième article, Cloutier-Villeneuve analyse l’évolution de la situation des mères en emploi au Québec selon trois dimensions : la qualification de l’emploi, la surqualification et le niveau de rémunération. L’analyse s’inscrit dans le cadre d’une approche comparative, entre le Québec et l’Ontario, d’une part, et entre les mères et les pères, d’autre part. La démarche méthodologique est fondée sur l’étude d’une « cohorte dynamique », les personnes nées entre 1969 et 1978 et avec enfants de moins de 25 ans, suivies sur 22 ans à partir des données de l’Enquête sur la population active (EPA) de Statistique Canada. Pour l’auteur, les résultats suggèrent que les mères au Québec sont la plupart du temps en meilleure posture que celles de l’Ontario et qu’il subsiste un retard appréciable chez les mères par rapport aux pères dans l’accès aux emplois les mieux rémunérés, en particulier ceux du quintile supérieur. Selon lui, le recours à des techniques d’analyse multivariée pourrait permettre de mieux comprendre les différences entre les deux régions, en captant notamment l’effet de l’immigration.