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Outre des objectifs démographiques (freiner le déclin réel ou anticipé de la population et rajeunir la structure par âge de celle-ci) et humanitaires (réunion des familles, accueil des personnes persécutées, réfugiées, etc.), la politique d’immigration du Canada, tout comme celle des autres pays d’immigration, poursuit des objectifs économiques. Plus précisément, les diverses politiques d’immigration sont presque toujours fondées — explicitement ou implicitement — sur le postulat selon lequel l’apport de nouveaux immigrants ne peut que contribuer positivement à la croissance du revenu par habitant, et plus généralement aux conditions économiques, du pays d’accueil.

L’objet de notre article est d’examiner comment l’on peut vérifier la validité de ce postulat et d’évaluer les résultats obtenus par les études empiriques qui ont tenté de mesurer l’impact économique de l’immigration internationale. Encore faut-il définir ce que l’on entend par « impact économique de l’immigration internationale ». La première section de notre article sera donc consacrée à la définition de la problématique. Dans les quatre sections suivantes, nous examinerons les quatre grandes approches méthodologiques que l’on peut adopter pour mesurer cet impact, et produirons pour chacune de ces approches quelques résultats empiriques. Une brève conclusion permettra de dégager les principales implications méthodologiques et politiques des résultats obtenus.

Définition de la problématique

La première question à résoudre est évidemment celle de savoir ce que l’on entend par « impact économique ». Les deux indicateurs le plus souvent utilisés dans les études d’impact économique de l’immigration internationale sont le revenu par habitant et le taux de chômage. Le premier de ces deux indicateurs se justifie dans la mesure où l’on entend estimer le bénéfice économique de l’immigration pour la population d’accueil : la question de la mesure de l’impact économique de l’immigration devient alors celle de savoir si le revenu par habitant de la population d’accueil eût été différent sans immigration. On pourra dire que l’immigration a été avantageuse pour la population d’accueil si le revenu par habitant de cette population après immigration est supérieur à celui que l’on aurait observé en l’absence de cette dernière. En d’autres termes, la comparaison du revenu par habitant de la population totale avant immigration et après immigration n'est pas suffisante, car le revenu par habitant de la population totale après immigration peut être supérieur sans que la population d’accueil ne voie son revenu augmenter.

On remarquera que, dans notre problématique, le revenu total n’est pas un indicateur pertinent, puisque dans ce cas le résultat est immédiat : l’immigration internationale ne peut qu’augmenter le revenu total (ou le produit national) puisque si l’on ajoute (par immigration) des facteurs de production, on ne peut que faire croître la quantité produite. La question n’est pas de savoir si l’immigration contribue à la croissance du revenu total, mais plutôt de vérifier si cette immigration contribue à la croissance du revenu par habitant de la population d’accueil. Comme le soulignaient en 1985 Marr et Percy dans leur analyse des travaux existants, « Le problème fondamental vient de ce que les études ne précisent jamais si c’est le bien-être des résidants originaires ou celui des immigrants qui importe, lorsqu’on évalue les conséquences de l’immigration » (Marr et Percy, 1985 : 91).

Quant à la prise en considération de l’impact de l’immigration sur le taux de chômage, elle permet de répondre, du moins en termes globaux, à la question de savoir si les immigrants « volent » des emplois aux travailleurs de la population d’accueil. On pourrait en effet concevoir une situation où l’immigration permet d’augmenter le revenu par habitant au sein de la population d’accueil, tout en mettant au chômage une partie de cette dernière, par substitution de travailleurs immigrants à des travailleurs « natifs ».

Outre la définition de ce sur quoi porte l’impact économique, il y a lieu de préciser sur quelle longueur de temps sera mesuré cet impact. Analyser les conséquences de l’immigration sur la croissance à long terme a une tout autre signification qu’examiner l’influence de cette immigration sur l’évolution de courte période. Dans le second cas, on suppose, par définition, que la structure et la capacité de production, la technologie, la productivité, les conditions de l’offre de biens sont données, tandis que lorsqu’on analyse un phénomène sur longue période, on laisse le temps à ces facteurs de s’ajuster, ce qui implique, dans notre cas, qu’on examine la réponse de ces facteurs à l’immigration elle-même. Il nous semble évident que si l’on entend dégager l’impact de l’immigration sur l’économie du pays d’accueil, il importe de se situer dans une perspective de longue période (20 à 30 ans), car il faut que tous les effets de l’immigration sur la croissance du revenu et sur le taux de chômage aient eu le temps de se manifester.

À la nécessité de se situer dans la longue période est liée la question de la prise en compte des descendants d’immigrants lorsque ces descendants sont nés dans le pays d’accueil. En excluant ces derniers, on risque en effet de sous-estimer l’impact de l’immigration. Cette question soulève cependant plusieurs problèmes, tant d’ordre méthodologique (faut-il s’arrêter à la deuxième génération, ou à la troisième, ou encore plus loin ? comment résoudre les cas de descendants issus d’unions « mixtes ») que socio-politique (est-il souhaitable, voire légitime, de considérer comme « immigrants » les enfants et petits-enfants nés dans le pays d’immigration de leurs parents ?). En limitant le long terme à un horizon de 20 à 30 ans, on peut cependant plus aisément justifier la non-prise en compte des descendants d’immigrants, dans la mesure où nombre de descendants nés durant cette période ne seront pas encore actifs ou n’auront été que peu longtemps actifs sur le marché du travail au cours de la période.

Enfin, il s’agit de préciser quels sont ces immigrants internationaux dont on veut mesurer l’impact économique. Théoriquement, toute personne arrivant de l’étranger et ne faisant pas partie de la population d’accueil peut exercer un impact sur l’économie du pays d’immigration. Les « natifs » (et les « naturalisés ») qui ont temporairement séjourné à l’étranger ne seront donc pas considérés comme des immigrants, car ils font partie de la population d’accueil. Les résidents non permanents (diplomates, étudiants étrangers, travailleurs saisonniers, etc.) ne sont en règle générale également pas pris en compte, car leur durée de séjour est trop brève et leur nombre trop limité pour avoir un impact significatif.

Le problème principal dans la définition des immigrants à prendre en compte réside dans la différence entre le nombre d’immigrants entrés au cours d’une période et le nombre d’immigrants qui résident encore en fin de période sur le territoire d’accueil. Cette différence est bien sûr due à la mortalité et surtout à la migration des immigrants après leur arrivée, et elle croît avec la longueur de la période. À titre d’exemple, à peine la moitié (55 pour cent) des immigrants arrivés au Québec entre le 1er janvier 1951 et le 31 mai 1971 résidaient encore au Québec lors du recensement du 1er juin 1971 (Termote et al., 1978 : 15), soit après une durée moyenne de séjour d’environ 10 ans. La situation n’a guère changé pour les périodes récentes. Ainsi, Renaud et al. (2001 : 193), dans leur enquête longitudinale portant sur un millier d’immigrants adultes arrivés en 1989, n’ont pu en retracer que 46 pour cent en 1999.

Les immigrants qui ne sont pas restés dans le pays (ou la région) d’immigration, soit parce qu’ils sont décédés, soit parce qu’ils sont partis pour un autre pays (ou pour une autre région, si l’on étudie l’impact de l’immigration sur une région spécifique) ont cependant contribué à l’économie du pays (ou de la région) qui les a accueillis. Le problème est que l’on ne connaît pas le profil de ces personnes, de telle sorte qu’il est très périlleux, voire impossible, d’estimer l’impact qu’elles ont pu avoir. On sait cependant que beaucoup d’entre elles sont parties dans les premières années après leur arrivée. Par exemple, dans le cas du Québec, en comparant le nombre d’immigrants reçus enregistrés annuellement au cours de la période quinquennale précédant un recensement au nombre de personnes qui lors de ce recensement ont déclaré avoir immigré au cours de cette même période, on obtient un taux de déperdition (après donc une durée moyenne de séjour de 2,5 années) variant de 15 à 25 pour cent selon les recensements; pour la période 1976-1986, donc après une durée moyenne de séjour de cinq ans, le taux de déperdition est de 28 pour cent.

Comme on peut supposer que le taux de déperdition croît avec le niveau socio-professionnel (les plus qualifiés, les plus scolarisés sont souvent les plus mobiles) [1], on sera tenté d’avancer que ceux dont l’apport à la croissance économique pourrait être le plus élevé sont aussi ceux qui sont le plus sujets à des séjours relativement brefs, et que donc, d’une manière générale, l’impact économique des immigrants « en transit » devrait être faible. Si l’on ajoute à cela que de toute manière les données existantes ne permettent pas d’estimer la contribution de ces immigrants « de passage », la conclusion est évidente : seul l’impact économique des immigrants qui « survivent » en fin de période dans le pays (ou la région) d’accueil sera pris en compte.

On pourra donc conclure qu’une étude de l’impact économique de l’immigration internationale pour une période donnée portera sur le stock d’immigrants arrivés au cours de cette période et survivant en fin de période, et non sur l’ensemble des flux d’entrées enregistrés au cours de la période, étant entendu que cette période sera suffisamment longue pour permettre à tous les effets économiques de l’immigration de se manifester.

Si l’on accepte cette définition de notre problématique, on peut passer à l’étape centrale de notre réflexion, à savoir la mise au point des méthodes permettant de mesurer l’impact économique de l’immigration tel que défini ci-dessus. Selon les fondements théoriques auxquels il est fait référence, on peut distinguer quatre types d’approche : une mesure basée sur un modèle d’équilibre général, une mesure obtenue à partir d’un modèle économétrique que nous qualifierons de « partiel », une mesure basée sur un modèle comptable, et une mesure basée sur la comparaison des performances économiques des immigrants et des « natifs ». La section suivante est consacrée au premier type de mesure.

L’approche par la théorie de l’équilibre général

L’approche la plus cohérente et la plus rigoureuse pour répondre au problème défini ci-dessus serait d’élaborer un modèle de croissance fondé sur la théorie de l’équilibre général et caractérisé par un système d’équations simultanées, permettant de rendre compte des interrelations entre l’immigration et les divers processus de la croissance économique. Un tel système d’équations simultanées est en effet indispensable si l’on veut résoudre l’important problème de la direction de la causalité et celui, tout aussi considérable, des effets indirects de l’immigration.

La question de savoir dans quelle mesure l’immigration est la conséquence de la demande de travail et dans quelle mesure elle est elle-même génératrice d’emplois nous fournit l’exemple le plus évident d’un problème de direction de la causalité. Le même problème d’interdépendance est soulevé par l’évolution des revenus : dans quelle mesure une hausse de ces derniers augmente-t-elle l’immigration et dans quelle mesure est-elle une conséquence de cette immigration ?

La grande majorité des théoriciens « classiques » du 18e et du 19e siècles estimaient que la migration représentait un processus d’équilibre économique international, dans la mesure où la baisse de l’offre de travail qu’elle implique dans le pays d’émigration y entraîne une hausse de la rémunération de ce facteur. « Tous les secours devraient être apportés à ces malheureux qui […] se dévouent pour leurs frères en s’éloignant d’eux » affirmait Adam Smith en 1776. Pour John Stuart Mill (1848), la migration est un moyen de combattre la tendance aux rendements décroissants de la terre, un remède aux bas taux de salaire et au déclin des taux de profit (« plus nous envoyons [de capitaux et d’hommes] à l’étranger, plus […] nous pouvons en garder chez nous »).

Tous ne partagent cependant pas cette opinion. Ainsi, Malthus reste conséquent avec sa « loi de population » lorsqu’il insiste sur le caractère inadéquat de l’émigration comme solution à la surpopulation d’un pays. En effet, si grâce à l’émigration le taux de salaire parmi la population restée au pays dépassait le niveau de subsistance, l’accroissement naturel de la population qui en résulterait neutraliserait bientôt les effets bénéfiques de cette émigration. Marx reprendra d’ailleurs cette idée, en soulignant que la révolution agricole et l’accroissement naturel de la population restante peuvent neutraliser les conséquences positives de l’émigration, comme cela fut le cas pour « l’Irlande, où la production d’une surpopulation relative a plus que compensé le dépeuplement absolu ».

On remarquera que les auteurs classiques se préoccupaient essentiellement de l’impact de la migration sur l’économie du pays d’émigration, considérant que l’avantage pour le pays d’immigration, qui était le plus souvent un pays de colonisation, était en quelque sorte évident. Aujourd’hui, par contre, on est beaucoup plus intéressé par les conséquences de la migration sur le pays d’immigration, les études sur l’impact de la migration internationale dans le pays d’émigration étant relativement rares (sauf pour des aspects particuliers, comme le « drainage des cerveaux » ou les transferts de capitaux des émigrants vers leur pays d’origine). Il est clair cependant que si l’on veut évaluer le rôle d’« engin d’équilibre » de la migration, il faut analyser simultanément l’impact sur le pays d’émigration et celui sur le pays d’immigration.

En outre, on aura noté que les auteurs classiques, en se limitant à l’impact de la migration sur l’offre de travail, sans se préoccuper des effets induits de cette migration sur la demande de travail, ne tenaient compte que d’une seule direction de la causalité. Afin de permettre une prise en compte simultanée des effets de la migration à la fois sur le pays d’origine et sur le pays d’immigration, et des effets de la migration sur l’offre aussi bien que sur la demande de travail, on peut faire appel à une version « spatialisée » du marché du travail (voir à ce sujet Termote, 1993).

Soit le pays A où l’offre de travail de la part des travailleurs est faible et très peu sensible au niveau des salaires (parce que, par exemple, il y a relativement peu de travailleurs et qu’il n’y a pas de réserve de main-d’oeuvre) et où la demande de travail est élevée et également très peu sensible au niveau des salaires (parce que, par exemple, il y a relativement beaucoup d’unités de production et que celles-ci sont très capitalistiques). Dans ce pays, le point de rencontre entre la courbe d’offre de travail (qui est inclinée positivement, puisque plus le salaire est élevé, plus nombreux sont les travailleurs qui offrent leur capacité de production) et la courbe de demande de travail (inclinée négativement) détermine un niveau élevé du taux de salaire. Par contre, dans le pays B (qui serait par exemple un pays densément peuplé mais avec relativement peu d’unités de production), la rencontre de l’offre et de la demande de travail entraîne un niveau beaucoup plus bas du taux de salaire. Dans ces conditions, si l’écart des salaires est nettement supérieur aux coûts de la migration entre les deux pays, les travailleurs migreront de B vers A.

Selon la théorie « néo-classique », cette migration fera baisser le niveau des salaires dans le pays d’immigration, car l’arrivée d’une main-d’oeuvre immigrée y implique une augmentation de l’offre de travail, c’est-à-dire un déplacement vers la droite de la courbe d’offre de travail, qui rejoindra maintenant la courbe de demande de travail à un point plus bas. Dans le pays d’émigration, par contre, la baisse de l’offre de travail qui résulte de cette émigration entraîne une hausse du taux de salaire. Au total, le niveau des salaires augmentera donc dans le pays le plus pauvre (le pays d’émigration) et baissera dans le pays le plus riche (ou du moins la croissance des salaires y sera moins rapide). La migration se poursuivra de B vers A tant que l’écart des salaires sera supérieur aux coûts de la migration. À cette dernière réserve près, elle aura été un processus d’équilibre du système économique international.

Nombre de théories et modèles du développement international (et régional) se sont inspirés de ce schéma (néo-)classique et continuent de se baser sur lui, alors que, malgré deux siècles de migrations internationales parfois massives et d’exode rural quasiment continu, force est de constater que les écarts du salaire réel entre pays riches et pays pauvres (et entre régions riches et régions pauvres) se sont dans la plupart des cas maintenus, s’ils n’ont pas augmenté. Bien des éléments expliquent la faible pertinence de ce modèle. Le progrès technologique, dans le cadre de la nécessaire dynamisation de la théorie, n’est pas le moindre de ceux-ci. Mais il est une faiblesse fondamentale qui vicie ce modèle, tel qu’il vient d’être très succinctement esquissé, et c’est la négligence de la migration comme délocalisation de la consommation.

Selon l’approche néo-classique, la migration n’est vue que comme processus de délocalisation de la capacité de production, et son impact sur le niveau des salaires se manifeste uniquement par le biais d’un déplacement de l’offre de travail. Le migrant est cependant à la fois producteur et consommateur, il est d’ailleurs (en règle générale) producteur parce que consommateur. La migration entraîne donc dans le pays d’immigration non seulement une augmentation de l’offre de travail, mais aussi une hausse de la demande de biens et services et donc une augmentation de la demande de travail de la part des entreprises qui produisent ces biens et services. Corrélativement, dans le pays d’émigration, la baisse de l’offre de travail est accompagnée d’une baisse de la demande de biens et services, et donc d’une baisse de la demande de travail.

En raison de cette double délocalisation, à la fois de la capacité de production et de la capacité de consommation, pour déterminer les conséquences économiques de la migration sur les lieux d’émigration et d’immigration il ne suffit plus de connaître les fonctions de production (comme dans le schéma néo-classique) en chacun des deux lieux, il faut aussi prendre en considération les fonctions de consommation (sans négliger le fait que celles-ci seront généralement différentes pour les migrants et les non-migrants) et connaître la relation entre ces fonctions de consommation et la demande de travail qui permet de répondre à cette demande de consommation. La conclusion principale de cette argumentation est qu’il n’est plus possible de savoir a priori si, dans le pays d’immigration, la demande de travail supplémentaire résultant de la demande de consommation provenant des immigrants sera supérieure ou inférieure à l’offre de travail supplémentaire entraînée par l’immigration. Tout dépend de la fonction de consommation des immigrants (plus précisément de leur propension à consommer des biens produits dans le pays d’immigration), de la relation entre demande de biens et demande de travail pour la production de ces biens, et de l’élasticité de l’offre et de la demande de travail par rapport au niveau des salaires.

Dans ces conditions, la migration peut aussi bien réduire les disparités de revenu que les augmenter, elle peut aussi bien être un processus d’équilibre économique international qu’un processus de déséquilibre. La théorie et le modèle sombrent dans l’indétermination. Cette conclusion théorique se double d’une implication méthodologique importante. La migration, étant à la fois la réponse à une disparité spatiale (des revenus, des taux de chômage) et la cause d’une augmentation ou d’une baisse de cette disparité, doit être considérée à la fois comme variable dépendante et variable indépendante. Il faut donc se méfier des théories et des modèles qui s’expriment par une seule équation, c’est-à-dire qui ne considèrent qu’une seule direction de la causalité. Seul un système d’équations simultanées permet d’obtenir des résultats théoriquement fondés.

Les modèles d’équations simultanées permettant d’analyser la migration à la fois comme conséquence et comme cause des disparités économiques sont rares, pour ne pas dire rarissimes. En outre, les modèles existants basés sur cette approche soit sont non opérationnels, soit portent sur la migration interrégionale. Le modèle typique est celui de Borts et Stein (1964), qui considère deux régions et deux facteurs (le travail et le capital), mais qui, en supposant l’homogénéité du facteur travail, évacue une des dimensions importantes de la migration, à savoir son caractère très sélectif, et, en ne prenant en compte que la seule délocalisation de la main-d’oeuvre, ignore la délocalisation de la demande. Le même genre de reproches peut être adressé au modèle bien connu de Muth, qui, dans un article au titre évocateur (« Migration: Chicken or Egg? », 1971) a démontré à quel point le fait de prendre en compte la double direction de la causalité peut changer les résultats [2].

Si, contrairement à la migration interrégionale (entre régions d’un même pays), la migration internationale n’a pas donné lieu à des modèles empiriques fondés sur la théorie de l’équilibre général, cela est dû à deux contraintes. La première est d’ordre statistique : les données sur l’émigration internationale sont peu fiables, voire inexistantes. Par exemple, dans le cas du Canada, il faut recourir à des estimations basées sur le fichier des allocations familiales et celui de l’impôt (fédéral) pour obtenir une idée du niveau de cette émigration; l’expérience montre que ces estimations sont pour le moins discutables.

La seconde raison est à la fois conceptuelle et technique. Lorsqu’on entend appliquer ce type de modèle à la migration internationale, il importe de définir le niveau d’agrégation du système « international » auquel il est fait référence. Trois options sont théoriquement possibles : un système « à deux régions », avec d’une part le pays pour lequel on veut étudier l’impact de l’immigration et d’autre part le reste du monde; un système « multinational », où chacun des pays est explicitement pris en compte; et un système intermédiaire (« multirégional ») constitué du pays d’immigration et de certains pays ou blocs de pays avec lesquels les échanges migratoires sont importants. La seconde option est difficilement concevable, non seulement parce qu’elle implique un modèle de dimension quasiment intraitable (près de deux cents flux d’entrées et deux cents flux de sorties), mais surtout parce que les données sur les flux origine-destination pour un tel système désagrégé n’existent tout simplement pas. La troisième option n’est guère plus réaliste, car elle pose non seulement le problème de la définition des « blocs » de pays à prendre en considération, mais également celui de la construction et de la signification des variables économiques de ces blocs (que signifierait, par exemple, le taux de chômage du bloc « Amérique latine », ou « Afrique », etc. ?). Enfin, la première option, qui à première vue serait la plus aisée, pose — par définition — un problème d’agrégation encore plus grand : que signifierait le taux de chômage, le niveau du revenu, etc., du « reste du monde » ? quel sens donner à l’émigration du « reste du monde » vers le pays d’immigration, puisqu’en nombres absolus les émigrants du reste du monde sont les immigrants du pays considéré ? et si l’on a recours à des taux de migration, que peut représenter un taux d’émigration où le dénominateur s’élève à environ 7 milliards ?

S’il paraît donc impossible, à cause des diverses contraintes que nous venons de mentionner, de construire un modèle d’équilibre général permettant de mesurer l’impact de l’immigration sur le revenu et le taux de chômage du pays d’accueil, cela ne signifie pas que nous devons oublier les résultats théoriques de ce modèle, plus particulièrement la conclusion selon laquelle on ne peut déterminer a priori ce que sera l’impact de la migration sur le pays d’immigration, cet impact pouvant être aussi bien positif que négatif, selon la spécification des fonctions de consommation et de production, et des fonctions d’offre et de demande de travail.

Les modèles économétriques « partiels »

Puisqu’une approche fondée sur la théorie de l’équilibre économique général est empiriquement très difficile, voire impossible, la quasi-totalité des modèles existants sont centrés sur certains aspects particuliers de l’impact de la migration, par exemple l’impact sur certains secteurs d’activité, sur certaines catégories de travailleurs, sur la balance des paiements, sur la demande de biens domestiques, sur la pénurie de travail, etc., et lorsqu’ils considèrent les effets sur le revenu et le chômage, cet impact est analysé de manière unidirectionnelle (l’immigration affecte le revenu, mais le revenu n’influence par le niveau d’immigration) et sans prise en compte de l’émigration. Il ne nous est évidemment pas possible, dans le cadre de cet article, d’analyser l’ensemble de ces études. Nous devrons nous contenter, à titre exemplatif, d’examiner les résultats d’une dizaine de travaux, portant sur quatre pays différents, à savoir le Canada, l’Australie, les États-Unis et la France, sans pouvoir faire état de plusieurs autres études importantes qui, d’une manière générale, confirment d’ailleurs les conclusions qui se dégagent de celles qui font partie de notre échantillon.

Une des premières tentatives pour quantifier l’impact économique de l’immigration au Canada est celle d’Epstein (1974), qui proposait deux modèles, consacrés respectivement aux effets de l’immigration sur le salaire réel et le revenu réel par habitant, et sur la distribution du produit national. Ces modèles ne couvrent que l’immigration, sans tenir compte des interférences de l’émigration, et ils sont basés sur un certain nombre d’hypothèses très restrictives : l’économie ne comporte que très peu de secteurs (un seul dans le premier, deux dans le second) et très peu de facteurs de production (trois dans le premier modèle, à savoir le capital et deux sortes de travailleurs, et deux dans le second, à savoir le capital et le travail); l’offre de travail et de capital est exogène (déterminée en dehors du modèle); les rendements d’échelle sont constants; il n’y a pas de commerce extérieur, et donc pas de problème de balance des paiements, etc.

En distinguant deux types de travailleurs dans son premier modèle, Epstein peut analyser comment l’impact de l’immigration dépend de la structure « occupationnelle » des deux populations actives (la native et l’immigrante). Il applique ensuite ce modèle à l’économie canadienne de 1969-1970, en considérant que les travailleurs du second type sont classés dans les occupations de direction (« managerial »), les occupations « professionnelles » et les occupations « techniques », et que les immigrants fournissent proportionnellement plus de travailleurs de ce deuxième groupe. Après avoir estimé les divers paramètres du modèle, il conclut que l’immigration a influencé négativement les salaires dans tous les cas analysés, l’effet négatif étant surtout prononcé pour les travailleurs du deuxième groupe. Mais cela ne vaut pas pour le revenu réel : seuls les travailleurs du second groupe connaissent une baisse de leur revenu réel, les autres (ceux à salaire relativement bas) pouvant espérer une hausse de leur revenu réel suite à l’immigration (ce résultat suppose cependant que chaque travailleur immigrant apporte la même quantité de capital, quelle que soit son occupation…).

Le second modèle d’Epstein distingue les immigrants des natifs du point de vue de leur structure de consommation (tout en gardant cependant l’hypothèse d’une propension à consommer identique). En regroupant dans le deuxième secteur l’agriculture, le commerce, la finance, l’immobilier et les services, et dans le premier secteur toutes les autres activités économiques, le modèle tend à montrer que, dans le cas de l’économie canadienne des années 1969-1970, l’immigration entraîne une baisse du revenu moyen dans tous les secteurs, et qu’il faut des hypothèses très particulières, voire irréalistes, pour qu’il puisse légèrement augmenter dans un secteur.

Les modèles d’Epstein, comme d’ailleurs la plupart des modèles, sont des modèles très agrégés (très peu de secteurs, très peu de types d’occupation, aucune distinction selon l’âge et le sexe, ce qui pour un démographe est difficile à accepter). Si l’on entend multiplier le nombre de secteurs d’activité, de types d’occupation, de groupes d’âge, etc., il nous faut, en l’absence de données, recourir à des modèles de simulation. Un bel exemple de ce type de modèle est celui de Davies (1973), qui propose un modèle d’équations simultanées comportant environ 600 variables. On y retrouve une distinction par âge, sexe et type d’occupation, ce qui donne déjà 335 équations pour la population; s’y ajoutent 48 équations pour l’offre de travail, 60 pour la formation de capital humain et 49 pour la consommation, l’investissement, les activités gouvernementales et la taxation, 14 pour le commerce international, 17 pour le produit national brut et 45 pour les prix, les salaires et les revenus. Parmi les hypothèses, mentionnons celle de l’absence d’économies d’échelle (le coût moyen de production est le même que l’on produise en petite ou en grande quantité), celle d’une fonction de consommation identique pour les natifs et les immigrants, et celle de l’absence de relation entre le niveau des dépenses gouvernementales et celui de la population (et donc, l’immigration). Le modèle est typiquement keynesien, dans la mesure où le produit national brut y est une fonction de la demande uniquement (avec les catégories keynesiennes habituelles que sont la consommation, l’investissement, les dépenses gouvernementales, etc.).

Malgré la négligence du rôle de l’offre (changements dans les conditions techniques de production, augmentation de la productivité, etc.), Davies étendra à la longue période (en l’occurrence, 1951-1968) un modèle qui a été conçu pour le court terme. L’exercice de simulation auquel il se livre avec des données canadiennes comporte deux cas : qu’arrive-t-il au revenu réel, aux prix à la consommation et au chômage si (a) on réduit de 50 pour cent la migration internationale nette pour la période 1951-1968; (b) on augmente de 50 pour cent cette même migration ?

Les résultats sont très nets : l’immigration augmente sensiblement le taux de chômage, et réduit le taux annuel de croissance des prix à la consommation en même temps qu’elle réduit le taux annuel de croissance du revenu réel; l’impact sur l’évolution du revenu réel est cependant relativement faible : dans l’exemple choisi par Davies, le taux annuel de croissance (entre 1951 et 1968) aurait été de 2,38 pour cent si l’on avait réduit de 50 pour cent l’immigration de cette période, et il aurait été de 1,68 pour cent si l’on avait augmenté de 50 pour cent cette immigration.

Un autre exercice de simulation a été effectué par Rao et Kapsalis (1982). Cette simulation était basée sur le modèle CANDIDE, ou du moins une version modifiée de celui-ci, et elle aboutissait au même type de conclusion : le passage d’une immigration nette de 50 000 à 100 000 par an à partir de 1980 réduirait de 0,24 pour cent le PNB réel par habitant en 1980, et après dix ans (en 1990) la baisse ne serait que de 1,50 pour cent par rapport au résultat de la simulation de base (avant augmentation de l’immigration).

La Commission Macdonald sur l’union économique et les perspectives de développement du Canada a consacré une étude de fond à l’immigration internationale. Dans leur rapport, les auteurs de cette étude présentent une analyse critique des travaux réalisés avant 1985, et concluent qu’« Il s’en dégage un certain consensus selon lequel un accroissement de l’immigration se traduirait par une hausse des variables d’ensemble, telles que la population active, l’investissement et les dépenses réelles brutes, mais occasionnerait […] une baisse du revenu réel par habitant et des salaires réels » (Marr et Percy, 1985 : 89). Affirmer que l’immigration a un effet positif sur l’effectif de la population active, le niveau de l’investissement et celui des dépenses, constitue quasiment un truisme : si la population augmente par immigration, l’effectif de la population active croît également (à moins de ne faire entrer que des non-actifs…), et cette immigration crée nécessairement un besoin d’investissement et une croissance des dépenses de consommation et des dépenses gouvernementales. Seule la conclusion relative à l’impact négatif sur la croissance du revenu par habitant et des salaires nous importe ici, et cette conclusion rejoint celle des auteurs précédents.

Marr et Percy (1985) ajoutaient cependant un point important, à savoir que la quasi-totalité, sinon la totalité des travaux sur l’impact économique de l’immigration ne tiennent pas compte des rendements d’échelle, des économies de la grande dimension. Au début de la dernière décennie, le Conseil économique du Canada a publié les résultats d’une vaste étude qui mettait précisément l’accent sur ces économies d’échelle, l’argument étant que puisque l’on obtient toujours un impact marginal, non significativement différent de zéro (mais le plus souvent légèrement négatif), cela est peut-être dû à l’hypothèse de rendements constants. Après avoir réalisé une étude sectorielle, les auteurs concluent que « pour une grande partie du PIB — 70 %, en fait — les économies d’échelle sont nulles. Celles-ci pourraient être importantes uniquement dans le secteur de la fabrication et celui des transports, des communications et des services publics. […] nous obtenons un facteur d’échelle [pour l’ensemble des secteurs] de 1,03, ce qui représenterait, pour une augmentation d’un million d’habitants par l’immigration, une augmentation de 0,1 % de la productivité moyenne à l’échelle nationale » (CEC, 1991 : 32). Ici aussi l’effet est minime, non significativement différent de zéro.

Avec des économies d’échelle aussi faibles, il n’est pas surprenant d’aboutir, comme dans les études antérieures, à un impact marginal. « En ce qui concerne le revenu disponible par habitant, une augmentation de l’immigration a un effet positif, mais très limité. Si les niveaux d’immigration étaient doublés par rapport à la moyenne des 25 dernières années, le taux de croissance du revenu disponible par habitant s’en trouverait augmenté de 0,06 % par an. […] Il est presque certain que l’incidence de l’immigration sur le chômage est elle aussi négligeable, du moins à long terme. L’existence d’effets temporaires semble même très improbable, à moins que l’immigration n’augmente très rapidement. […] L’effet que peut exercer l’immigration en comblant les lacunes du marché du travail […] est presque certainement très minime par rapport à la solution de rechange qui consiste à combler ces lacunes par des ajustements du marché intérieur » (CEC, 1991 : 145). Et les auteurs du rapport du Conseil économique de conclure : « Des retombées positives sont souvent attribuées à l’immigration. Cependant, il n’y a guère d’arguments théoriques, ni de données empiriques, en faveur de ce point de vue; celui-ci se trouve au contraire infirmé par certaines constatations empiriques » (CEC, 1991 : 146).

Une des raisons pouvant expliquer l’impact marginal de l’immigration sur l’économie canadienne a été avancée par Stafford et McMillan (1986), qui rappellent que le Canada est très dépendant du commerce extérieur, et qu’en conséquence la croissance de la demande locale et l’amélioration du niveau de qualification de la main-d’oeuvre, qui sont deux des leviers principaux par lesquels l’immigration peut exercer un effet positif, ne peuvent avoir qu’une influence minime sur l’évolution de l’économie.

À côté de ces études « macro-économiques », il existe un nombre considérable de travaux sur les effets « ponctuels », portant sur des secteurs d’activité particuliers ou des problématiques spécifiques. Nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, examiner l’ensemble des études consacrées à l’impact économique de l’immigration internationale au Canada. Dans leur revue de la littérature sur le sujet, Basavarajappa et al. (1993), après avoir souligné que « si la dimension démographique de l’immigration est relativement facile à évaluer, il n’en va pas de même de ses implications économiques » (p. 79, notre traduction), concluent que si les résultats sont souvent contradictoires (alors que les études « macro » conduisent toutes à un impact négligeable), cela est précisément dû au fait qu’elles sont ponctuelles, soit parce qu’elles se limitent à des cohortes spécifiques d’immigrants, soit parce qu’elles ne considèrent qu’une dimension particulière (l’impact sur l’accumulation du capital, sur les recettes et les dépenses publiques, sur certains secteurs d’activité, comme les services publics et le logement, etc.). Ces auteurs, à la suite de Ternowetsky (1986) et Blackburn (1990), constatent également que trop souvent on néglige les coûts de l’immigration, et particulièrement les coûts socio-culturels.

L’Australie a pendant longtemps été un pays d’immigration massive. Au début des années 1980, le gouvernement australien avait demandé au Committee for Economic Development (qui remplissait plus ou moins le même rôle que feu notre Conseil économique du Canada, dissous peu après la publication du rapport dont nous avons fait état précédemment…) de réaliser une étude d’envergure pour tenter d’estimer les effets de l’immigration sur l’économie australienne. Après trois ans d’efforts, les chercheurs chargés de cette étude n’ont pu constater aucun effet marqué de l’immigration sur un quelconque indicateur économique (sauf évidemment sur la taille absolue de l’économie australienne). Plus spécifiquement, « le rapport […] [ne peut dire] si l’immigration a ou non pour effet d’élever le niveau de vie moyen des Australiens en place et des immigrants. Si l’on ne peut s’attendre en toute confiance à ce que l’immigration améliore la situation des Australiens, l’arrivée en masse d’immigrants sur le territoire australien ne peut guère se justifier économiquement » (R. Griffin, cité dans Norman et Meikle, 1985 : 30, notre traduction).

Au cours des deux dernières décennies, un nombre considérable d’études sur les conséquences économiques de l’immigration ont été publiées aux États-Unis. Tout comme pour le Canada, quelles que soient les méthodes utilisées pour quantifier cet impact, quelles que soient les périodes et les données prises en compte, les résultats sont remarquablement convergents. Signalons particulièrement ceux obtenus par Grossman (1982), qui conclut qu’un afflux supplémentaire d’immigrants n’a qu’une incidence très limitée, voire négligeable, sur l’emploi des natifs blancs, et qu’une augmentation de 10 pour cent du nombre d’immigrants n’entraîne qu’une baisse minime (entre 0,2 et 0,3 pour cent) du salaire des natifs blancs. Borjas (1987, 1989, 1994) obtient des résultats fort semblables, mais ajoute un élément particulièrement intéressant. Il conclut en effet que le seul effet significatif du niveau d’immigration sur les salaires porte sur les salaires des immigrés eux-mêmes. Il constate en effet une très forte sensibilité des salaires des différents groupes d’immigrés à une augmentation de leurs effectifs : une augmentation de 10 pour cent de leur effectif fait baisser le salaire moyen des immigrés noirs de 6 pour cent, la baisse étant de 8 pour cent pour les immigrés asiatiques, de 11 pour cent pour les immigrés blancs (hispaniques exclus) et de 14 pour cent pour les immigrés hispaniques. En d’autres termes, la concurrence sur le marché du travail s’exerce surtout entre les groupes les plus semblables, très peu entre les immigrants et la population d’accueil.

Parmi les travaux portant sur les États-Unis, ceux de J. Simon (1989, 1990, 1992) sont incontournables. Un des mérites de Simon est d’avoir élargi la problématique de l’impact économique en comparant les gains résultant du commerce international avec ceux créés par la migration : l’immigration internationale ne procure pas au consommateur un bénéfice aussi considérable que l’échange des biens. En effet, dans le cas d’une importation de biens, la différence dans le coût du travail entre le pays fournisseur et le pays acheteur profite au consommateur, qui paie moins cher que si le bien importé était produit chez lui. À l’inverse, l’immigration n’influence guère le pouvoir d’achat et le niveau de vie des natifs : les principaux bénéficiaires sont les migrants eux-mêmes, qui reçoivent des salaires plus élevés dans le pays qui les accueille que dans leur pays d’origine.

Peu d’études ont tenté de quantifier les conséquences de l’immigration pour le marché du travail en France. L’approche modélisée, et particulièrement celle de Borjas, a cependant été appliquée à des données françaises par Garson et al. (1987) et par Tribalat (1991). Cette application conduit à des coefficients qui, de l’aveu même des auteurs, sont peu significatifs, ce qui tend à montrer l’absence de tout impact sur les indicateurs économiques utilisés. Les résultats portent à conclure que « les groupes de main-d’oeuvre étrangère sont plutôt complémentaires à la main-d’oeuvre nationale et substituables entre eux. […] L’hypothèse […] qui permet à certains d’affirmer que les travailleurs français peuvent occuper les postes tenus par les travailleurs étrangers est donc à rejeter. Un retour massif des travailleurs étrangers entraînerait rapidement une élévation importante des coûts salariaux de beaucoup d’entreprises et une chute de leur rentabilité » (Tribalat, 1991 : 216).

Toutes les études que nous venons de mentionner, et toutes celles auxquelles, par souci de brièveté, nous n’avons pu rendre justice (par exemple certaines études importantes portant sur le Royaume-Uni, la Suède et l’Allemagne), convergent donc vers la même conclusion : l’immigration internationale n’exerce qu’un impact marginal sur le niveau du revenu et du chômage du pays d’accueil. Mais toutes ces études ont également en commun de négliger la dimension spatiale du phénomène, négligence qui caractérise d’ailleurs l’ensemble de la théorie économique.

Or, l’immigration internationale est spatialement très concentrée. Dans tous les pays d’accueil, que ce soit en Amérique du Nord, en Australie ou en Europe, les immigrants ont tendance à s’établir dans les principales régions métropolitaines (par exemple, quelque 70 pour cent des immigrants canadiens s’installent à Toronto, Vancouver et Montréal). Dans ces conditions, estimer l’impact économique au niveau national, comme le font toutes ces études, n’est sans doute guère pertinent. C’est au niveau régional, voire local, qu’il faudrait effectuer l’analyse, car en analysant au niveau national un phénomène qui se manifeste au niveau local, on risque de diluer les conséquences que ce phénomène peut entraîner.

C’est d’ailleurs à cette même conclusion qu’aboutissent les auteurs d’une étude portant sur les États-Unis. Après avoir souligné que même si l’immigration peut être profitable à l’ensemble de l’économie du pays d’accueil, il ne faut pas négliger ses effets au niveau micro-économique, car, si « la majorité de la population réalise un gain économique, [cela se fait] aux dépens d’une minorité » (les immigrants eux-mêmes, les travailleurs « marginaux », à emploi précaire, etc.), ces auteurs avancent que « Le même principe s’applique géographiquement. […] Les régions [d’immigration] doivent développer leur infrastructure et leurs services […]. Une telle expansion est coûteuse et financée par le niveau local plutôt que fédéral. En conséquence, au niveau local la différence entre les bénéfices économiques et les coûts de l’immigration peut être négative. En outre, les autorités locales ne peuvent guère déterminer le nombre d’immigrants qu’elles reçoivent. Les politiques d’immigration sont définies au niveau fédéral » (Weller et al., 1994 : 116; notre traduction).

On peut d’ailleurs se demander si le fait que les résultats de toutes les études convergent vers la même conclusion, celle d’un impact nul ou négligeable, n’est pas plus le reflet de ce biais spatial que celui d’une réelle absence d’impact. Après tout, ajouter annuellement 1 pour cent d’habitants (ce qui est déjà un taux d’immigration extrêmement élevé, très rarement atteint) ne peut modifier significativement une moyenne calculée sur un ensemble par définition cent fois plus grand, même si le profil socio-économique de ce 1 pour cent est très différent de celui des autres 99 pour cent (ce qui n’est pas toujours le cas, il s’en faut de beaucoup). Par contre, au niveau local, là où se manifeste le phénomène, le nombre annuel d’immigrants peut représenter un pourcentage important de la population d’accueil et exercer un impact considérable sur l’économie locale. En matière d’immigration internationale, c’est d’ailleurs souvent en fonction de ce qui est perçu au niveau local que réagissent l’opinion publique et les décideurs politiques, plutôt que sur la base de moyennes nationales abstraites.

Parmi les très rares études ayant tenté de quantifier les conséquences économiques à un niveau infranational, on peut signaler deux études québécoises. La première (Termote et al., 1978) est déjà ancienne et sera brièvement présentée dans la section suivante, car elle utilise un type de modèle très différent des modèles économétriques discutés ici. La seconde étude émanait du Bureau (aujourd’hui Institut) de la statistique du Québec, qui entendait estimer l’impact d’un quasi-doublement du nombre d’immigrants admis annuellement au Québec (de 22 000 à 42 000). Les résultats montrent que « l’hypothèse d’une immigration accrue sans emploi assuré voit le taux de chômage augmenter de 0,8 % [en points de pourcentage] et le revenu per capita diminuer de 1,3 %. Dans l’autre cas, celui d’une proportion initiale d’emploi chez les immigrants égale à celle des autres Québécois, le taux de chômage baisse de 1,1 % et le revenu per capita s’élève de 1,24 %. Mais cette dernière simulation pose des hypothèses très fortes qui impliquent que le PIB croîtrait de 3,9 % durant la période de simulation, 1986 à 2001 » (BSQ, 1987 : 79).

Cette dernière étude confirme donc au niveau provincial ce que l’on a pu observer au niveau national, à savoir que l’impact de l’immigration sur l’économie du pays d’accueil est marginal, peut-être légèrement négatif (pour que l’impact devienne positif, il faut supposer une croissance économique très forte, jamais réalisée sur longue période).

Les études dont il a été question dans cette section font toutes appel à une ou plusieurs relations fonctionnelles dans lesquelles l’immigration apparaît comme variable indépendante et les indicateurs économiques retenus (essentiellement le niveau des revenus et des salaires et le taux de chômage) comme variables dépendantes. Il existe une autre manière d’évaluer l’impact de l’immigration, celle qui, au lieu de tenter de dégager des relations « causales », consiste à décomposer la croissance économique en une série de « facteurs de croissance ». Les modèles de croissance qui ont adopté cette approche peuvent être regroupés sous le vocable, nullement péjoratif, de modèles comptables. C’est à ces derniers qu’est consacrée la section suivante.

Les modèles comptables

Un premier type de modèles comptables qui pourrait être utilisé pour évaluer l’impact de la migration sur la croissance économique est celui de l’analyse structurale-régionale chère aux économistes régionaux. Selon cette approche, la croissance d’un agrégat régional (par exemple l’emploi, le revenu national, la production) au cours d’une période donnée est décomposée entre, d’une part, la croissance due à la structure économique initiale et au taux de croissance national au cours de la période (il s’agit donc là d’effets structurels dus à des effets exogènes — le taux national de croissance — ou prédéterminés : la structure initiale) et, d’autre part, la croissance due à des facteurs spécifiquement régionaux (effet de « dynamisme régional »). En appliquant le taux national de croissance de chaque secteur à l’emploi (ou à la production) initial de ce secteur dans la région considérée, on obtient donc la croissance de l’emploi que cette région aurait connue si chacune des activités économiques de cette région avait crû au rythme national. En soustrayant cette croissance « attendue » de la croissance réellement observée, on obtient la croissance due à des facteurs régionaux, tels qu’une bonne localisation, une infrastructure développée, des salaires et des conditions d’investissement favorables à la croissance, une reconversion efficace de la structure économique, une expansion relativement plus rapide du marché local, la disponibilité d’une main-d’oeuvre abondante et qualifiée, etc.

Ce type de modèle connaît un certain succès en analyse économique régionale, popularité qui se justifie tant par son intérêt théorique que par sa simplicité et son opérationnalité. Pourtant, il n’a — du moins à notre connaissance — jamais été utilisé pour mesurer la contribution de l’immigration internationale à la croissance économique d’une région. On peut comprendre qu’il n’ait jamais été appliqué pour évaluer l’impact de l’immigration sur une économie nationale, car dans ce cas on retrouve tous les problèmes liés à la prise en considération d’un agrégat « mondial » (les facteurs exogènes et prédéterminés étant alors obtenus à travers des taux de croissance mondiaux pour chaque secteur d’activité, taux mondiaux dont la signification est pour le moins discutable). Et si ce type de modèle n’a pas été utilisé dans un cadre régional, c’est sans doute parce que, comme nous l’avons souligné, jusqu’à présent la dimension régionale de l’impact économique de l’immigration a été quasi totalement négligée [3].

Une fois que l’on a dégagé la composante « dynamisme régional », c’est-à-dire la croissance régionale « purgée » de sa composante prédéterminée et exogène, il y a cependant encore lieu d’estimer la contribution de l’immigration internationale à ce dynamisme régional. La manière la plus simple et directe serait d’effectuer une analyse de régression entre, d’une part, cette composante régionale et, d’autre part, les divers facteurs régionaux de croissance que la théorie nous indique et dont une liste non limitative vient d’être proposée, liste à laquelle on ajouterait un indicateur de l’immigration internationale dans la région. Comme l’on sait, une telle analyse de régression requiert cependant un nombre suffisamment élevé d’observations. Plus concrètement, pour obtenir des résultats statistiquement significatifs, il faudrait recourir à un système régional comprenant au moins une vingtaine d’observations, ce qui, dans le cas du Canada, implique de descendre à un niveau infraprovincial, et plus précisément, au niveau des régions métropolitaines.

En attendant les résultats d’une éventuelle application de cette approche, on peut considérer ceux obtenus par un autre type de modèle comptable. En effet, au lieu de décomposer la croissance de longue période en une composante prédéterminée et exogène et une composante de dynamisme régional, on peut décomposer la croissance entre les divers facteurs de cette croissance (le facteur travail, le facteur capital, etc.), la part de chacun de ces facteurs étant obtenue à partir d’une simple relation comptable. C’est l’essence même du modèle de Denison (Denison, 1974). On calcule ensuite, selon une règle de proportionnalité, la part de l’immigration dans chacun de ces facteurs (sans donc passer par une analyse de régression multiple, comme dans le cas de l’extension de l’approche structurale-régionale proposée ci-dessus). C’est à une telle méthode que nous avions recouru dans une étude déjà ancienne (Termote et al., 1978) visant à estimer l’impact de l’immigration internationale sur la croissance économique du Québec.

Les résultats obtenus par ce modèle confirment l’impact marginal de l’immigration sur le niveau du revenu. Selon nos estimations, la part du revenu moyen du Québec en 1974 qui serait due à l’immigration de la période 1951-1974 serait d’environ 5 pour cent. En d’autres termes, le revenu moyen de la population québécoise en 1974 aurait été inférieur de quelque 200 dollars si, au lieu d’enregistrer 720 000 immigrants admis entre 1951 et 1974, le Québec avait connu une immigration nulle. Chacun de ces immigrants aurait donc contribué pour 3/100 d’un sou au revenu moyen du Québec, ce qui est d’autant plus dérisoire qu’il faudrait également tenir compte des coûts de la migration elle-même. En outre, un tel résultat ne signifie pas que les membres de la population d’accueil ont bénéficié de l’augmentation du revenu moyen réalisée grâce à l’immigration. Cette dernière peut avoir « causé » une hausse du revenu par habitant tout simplement parce que les immigrants avaient un revenu moyen supérieur à celui des non-immigrants, ce qui était précisément le cas. Enfin, il ne faut pas oublier les nombreuses hypothèses très fortes utilisées dans l’application de ce modèle.

Une de ces hypothèses concerne l’estimation des économies d’échelle. À cet égard, les auteurs du rapport du Conseil économique du Canada dont il a été fait état précédemment font la remarque suivante : « Termotte ( sic ) et al. ont donc constaté un effet positif minime, contrairement à presque tous les autres chercheurs. Ils en sont presque sûrement arrivés à ce résultat parce qu’ils ont tenu compte des économies d’échelle, et c’est tout à leur honneur. Leur observation est malheureusement moins digne de foi qu’il n’y paraît, car ils ont employé une estimation peu fiable des économies d’échelle […]. C’est pourquoi nous concluons que l’étude […] ne contredit pas vraiment les résultats plus pessimistes d’autres chercheurs » (CEC, 1991 : 22). Effectivement, comme nous l’avons déjà signalé, les estimations produites par le Conseil économique du Canada tendent à conclure que les économies d’échelle sont très faibles et que donc nous aurions surestimé leur rôle dans l’apport de l’immigration.

Le modèle de Denison permet — c’est d’ailleurs son objectif premier — de mesurer la part relative de chacun des facteurs de production dans la croissance du revenu, et donc, en ce qui nous concerne, de dégager quels sont les principaux leviers par lesquels l’immigration agit sur cette croissance. Nous avions ainsi pu estimer que près de la moitié de la contribution de l’immigration à la croissance du revenu entre 1951 et 1974 pouvait être mise sur le compte de l’apport de l’immigration (de 1951-1974) en tant qu’input de travail, l’apport en capital et en productivité se partageant l’autre moitié de façon plus ou moins égale. En outre, beaucoup plus que les caractéristiques personnelles (âge, sexe, niveau de scolarité, etc.) des immigrants, c’était le faible nombre de leurs dépendants qui avait été déterminant dans leur apport à la croissance du revenu par habitant, à tel point que nous avions pu conclure que « Si la part des actifs dans le flux total d’immigration devait baisser au même niveau que la part des actifs dans la population totale du Québec, cela réduirait de moitié le faible impact positif de l’immigration sur le revenu moyen de longue période » (Termote et al., 1978 : 60).

Chacune des trois approches examinées jusqu’à présent requiert des données nombreuses portant sur un vaste ensemble de variables, et l’application des modèles auxquels ces approches conduisent implique de nombreuses hypothèses parfois très fortes. Aussi peut-il être tentant de recourir à une quatrième approche, que nous qualifierons d’approche par comparaison des performances.

L’approche par comparaison des performances

Cette approche consiste tout simplement à comparer la performance économique des immigrants à celle des natifs, la performance étant saisie à partir de certains indicateurs traditionnels tels que le revenu et le taux de chômage. Cette méthode est souvent utilisée, car le plus souvent les données nécessaires à son application sont relativement faciles à obtenir. Le problème principal est qu’on veut lui faire dire plus qu’elle ne peut révéler.

S’il s’agit uniquement de comparer la performance respective des immigrants et des natifs sur le marché du travail, une telle méthode est incontournable, à condition de prendre certaines précautions. Les deux sous-populations que l’on compare ont en effet des structures différentes (par âge et sexe, par niveau de scolarité, par durée de séjour, etc.) dont il importe de tenir compte lorsqu’on entend évaluer leur performance respective. Une standardisation au moins par âge et niveau de scolarité est donc indispensable. En ce qui concerne la durée de séjour, il y aura lieu de désagréger les immigrants selon leur période d’arrivée, puisque la performance d’un immigrant qui vient d’entrer sur le marché du travail ne peut être comparée à celle d’un immigrant installé depuis des décennies. En outre, lorsqu’il s’agit de comparer l’intégration économique et la performance des immigrants à celles des natifs, il importera de prendre en compte le fait que, par définition, ces derniers ont un avantage en termes de durée de séjour. Par exemple, au Québec, l’âge moyen des immigrants au moment de leur arrivée est d’environ 30 ans, ce qui représente quelque sept ans de moins que l’âge moyen de la population d’accueil; ces immigrants plus jeunes commencent avec une durée de séjour nulle, contrairement au travailleur natif moyen, qui peut être sur le marché du travail depuis 15 à 20 ans.

Lorsque toutes ces précautions auront été prises, il faudra encore être très prudent dans l’interprétation des résultats de la comparaison. Le niveau des salaires et des revenus et le taux de chômage des individus dépendent de bien plus que de leurs âge, sexe, nombre d’années de scolarité et expérience (durée de séjour). Le nombre d’années de scolarité n’est qu’une approximation discutable du niveau de scolarité, et si l’on adopte comme critère le niveau du dernier diplôme obtenu, on se retrouve devant le problème de la comparabilité internationale des diplômes. En outre, le niveau du diplôme est dans bien des cas moins important que le domaine de qualification. Enfin, même à caractéristiques personnelles identiques, il ne faut pas sous-estimer le rôle que peuvent jouer des facteurs plus subjectifs, comme la discrimination de la part des employeurs et les difficultés d’adaptation à une nouvelle culture (au sens large) de la part des travailleurs immigrants.

Même si la comparaison des « performances » est déjà en soi un exercice périlleux, certains vont cependant beaucoup plus loin dans l’interprétation des résultats que ne l’autorise ce type d’approche. Les études qui utilisent cette méthode pour évaluer l’impact économique de l’immigration ne sont en effet pas rares, même si en aucune manière on ne peut prétendre mesurer par cette approche les conséquences de l’immigration pour l’économie d’un pays ou d’une région [4]. Un exemple pas si lointain d’une extrapolation indue des résultats obtenus par cette approche nous est fourni par l’« étude démographique » commanditée à la fin des années 1980 par Santé et Bien-être social Canada. Dans leur rapport, les auteurs, après avoir affirmé que « La contribution globale des immigrants à l’économie de leur pays d’accueil est une question importante mais assez facile à évaluer », ajoutent : « Le revenu moyen constitue une bonne mesure de la contribution d’un groupe à l’économie du pays et celui des immigrants est supérieur à la moyenne nationale » (Santé et Bien-être, 1989 : 35). Effectivement, si l’on considère que le revenu moyen des immigrants est une bonne mesure de leur contribution globale à l’économie du pays d’accueil, alors il est facile d’évaluer cette contribution. Le problème est qu’en aucune manière on ne peut considérer avoir mesuré cette contribution globale sur la base d’une comparaison entre le revenu moyen des deux sous-populations.

En effet, ce type de comparaison ne permet pas de répondre à la question fondamentale, qui est celle de savoir dans quelle mesure l’immigration affecte le revenu moyen (et le taux de chômage) de la population d’accueil. Ce n’est pas parce que le revenu moyen des immigrants est supérieur à celui des natifs que le revenu moyen de ces derniers a augmenté grâce à cette immigration. En outre, le revenu moyen dont il est question ici n’est pas standardisé selon les caractéristiques personnelles des immigrants par rapport à celles des natifs. Enfin, il faut prendre en compte que la contribution des immigrants à l’économie du pays d’accueil peut se manifester de plusieurs manières et pas seulement par leur contribution marginale à la production, censée — selon la théorie économique — être reflétée par leur revenu. L’impact des immigrants peut aussi se traduire par le biais des économies d’échelle, du commerce extérieur, de la balance de paiements, etc. Et par ailleurs, les coûts socio-économiques de l’immigration que doit supporter la société d’accueil doivent être pris en compte dans le calcul de l’apport économique des immigrants.

Même si la simple comparaison du revenu (et du taux de chômage) des immigrants et des natifs ne permet pas d’évaluer la contribution des premiers à l’évolution de la situation économique des seconds, il y a cependant un intérêt évident à adopter cette approche.

On peut en effet supposer que si les immigrants ont des revenus nettement supérieurs à ceux des natifs, ils exercent aussi des effets économiques indirects favorables à la croissance des revenus de ces derniers, par le biais de la demande pour les biens et services « locaux » (ceux produits par les natifs). Si en outre leur taux de chômage est nettement plus bas que celui des natifs, les probabilités que ces immigrants aient « volé » les emplois des natifs sont sans doute relativement faibles, les disparités dans les taux de chômage pouvant être le reflet d’une segmentation du marché de travail. A contrario, si les revenus des immigrants sont nettement plus bas que ceux des natifs et leur taux de chômage significativement supérieur, il devient plus difficile de supposer que les effets de l’immigration autres que ceux portant sur la contribution marginale des immigrants (essentiellement comme travailleurs) au produit national par habitant soient assez importants pour conduire à un apport global positif. D’une manière générale, on peut d’ailleurs soutenir que la comparaison des conditions économiques des immigrants et des natifs est une manière appropriée d’analyser le niveau d’intégration des immigrants sur le marché du travail. Mais encore une fois, en se limitant au marché du travail, en ne considérant que le seul apport des immigrants du point de vue de leur capacité de travail, on néglige certains leviers importants par lesquels l’immigration peut influencer l’économie du pays d’accueil.

Une seconde raison pour adopter cette approche réside dans sa relative simplicité et dans son opérationnalité. Comme nous l’avons vu, les autres méthodes doivent introduire des hypothèses toujours très discutables et ont des exigences en matière de données souvent insurmontables, particulièrement lorsqu’il s’agit d’études infranationales. Si l’on accepte que, pour pouvoir saisir les effets de l’immigration, il faut descendre au niveau local et régional, là où se concentre le phénomène, alors la seule approche possible sera le plus souvent celle qui consiste à évaluer la performance économique des immigrants par rapport à celle des natifs.

Un exemple récent de ce type d’étude comparative au niveau régional est fourni par l’étude de Clark (1998), qui, après avoir observé qu’au niveau des États-Unis dans leur ensemble les différences de revenu et de chômage des immigrants et des natifs ne sont pas très importantes, a entrepris d’analyser ces différences au niveau des principales régions métropolitaines. Il obtient alors des disparités régionales considérables, même après standardisation. Plus précisément, dans la plupart des régions métropolitaines du Nord des États-Unis la performance économique des immigrants est nettement supérieure à celle des natifs, l’inverse étant vrai dans les régions métropolitaines du Sud.

En ce qui concerne le Canada, il existe peu d’études régionales récentes ayant eu recours à cette approche comparative, et elles ont des objectifs limités. Ainsi, Renaud et al. (1997) examinent la situation seulement à Montréal, et Preston et Cox (1999) comparent Toronto et Montréal. Une analyse comparative des disparités dans la performance économique des immigrants et des natifs effectuée pour chacune des régions métropolitaines (ou du moins les principales régions d’immigration) serait indiquée. Une telle étude devrait d’ailleurs inclure les régions non métropolitaines, car le profil des immigrants qui s’établissent dans ces régions est le plus souvent très différent de celui des immigrants des régions métropolitaines. En prenant en compte l’ensemble des régions métropolitaines (et non métropolitaines), non seulement disposerait-on d’une vue d’ensemble des performances économiques respectives des immigrants et des natifs au niveau régional, mais on obtiendrait aussi un nombre d’observations permettant de développer une étude économétrique qui tenterait de dégager les causes de ces disparités régionales.

Conclusions

Au terme de cette brève analyse critique des différentes méthodes d’estimation des effets économiques de l’immigration, et des résultats empiriques auxquelles elles ont abouti, quatre conclusions s’imposent.

La première est d’ordre conceptuel. Une certaine confusion règne en effet quant à la manière de définir ce que l’on entend par l’impact économique de l’immigration. Il nous semble à cet égard important de distinguer les conséquences de l’immigration sur les conditions économiques des natifs des effets de la migration sur les immigrants eux-mêmes. En d’autres termes, on ne peut se contenter d’estimer les effets sur le revenu et le taux de chômage moyen pour la population totale, mais il faut tenter de comparer ce qu’auraient été le revenu et le taux de chômage de la population en l’absence d’immigration avec ce qui a été observé après immigration, et cela sur la longue période, afin de laisser le temps aux divers effets de l’immigration de se manifester.

La deuxième conclusion est d’ordre méthodologique. Nous avons en effet constaté que l’on peut distinguer les diverses méthodes existantes selon quatre grandes approches, mais que celle qui est théoriquement la mieux fondée (basée sur la théorie de l’équilibre général), parce que tenant compte à la fois de la double direction de la causalité entre immigration et variables économiques et de l’interférence de l’émigration, est aussi la moins opérationnelle. Elle permet cependant de soutenir que, contrairement à l’opinion des économistes néo-classiques, les conséquences de l'immigration ne peuvent pas être déterminées a priori, et que la migration internationale peut aussi bien augmenter que réduire les disparités économiques internationales.

La majorité des études de l’impact économique de l’immigration font appel à un modèle « partiel », dans la mesure où elles négligent la double direction de la causalité et l’interférence avec l’émigration, ou encore parce qu’elles sont limitées aux conséquences de l’immigration dans certains secteurs ou domaines particuliers. Quelques rares travaux utilisent une approche comptable, par exemple celle par laquelle la croissance des indicateurs économiques (emploi, revenu) est décomposée selon les divers facteurs (travail, capital, productivité, etc.) de cette croissance, la contribution de l’immigration à chacun de ces facteurs étant estimée dans une seconde étape. Enfin, devant les exigences souvent insurmontables en termes de données statistiques et les hypothèses très fortes que présente chacune de ces approches, une quatrième méthode est souvent utilisée, par laquelle on compare les performances économiques (en termes de revenu et de chômage) des immigrants et des natifs. Une telle approche ne permet cependant pas de dégager l’impact économique global de l’immigration, puisqu’elle ne considère l’immigrant que du seul point de vue de sa capacité de travail et de son intégration sur le marché du travail, alors que l’immigration est aussi une délocalisation de la consommation, et peut donc agir sur l’économie d’un pays par le biais des économies d’échelle, des flux commerciaux, de la balance des paiements, etc.

Une troisième conclusion est d’ordre empirique. Quelle que soit la méthode adoptée, quel que soit le pays analysé, quelle que soit la période considérée, les résultats convergent tous vers la même conclusion : l’immigration n’exerce qu’un effet marginal, non significativement différent de zéro, sur l’évolution du revenu par habitant, du salaire et du taux de chômage. Ce type de résultats est évidemment important du point de vue politique, car en constatant son absence d’impact positif, on enlève à la politique d’immigration de la plupart des pays, entre autres celle du Canada, une de ses justifications premières.

Il nous apparaît cependant qu’une telle conclusion est le résultat d’un biais spatial. En effet, la quasi-totalité des études considèrent les effets de l’immigration sur l’économie nationale. Or, l’immigration est un phénomène spatialement très concentré. Si l’on entend dégager les conséquences économiques de l’immigration, c’est donc au niveau local, là où se manifeste le phénomène, que doit se situer l’analyse. En adoptant un cadre trop étendu, on ne peut que diluer les effets que peut exercer l’immigration.

Ce diagnostic nous amène à une dernière conclusion, portant sur les perspectives de recherche. Autant il importe de prendre en compte une période de temps assez longue, pour permettre à tous les effets de l’immigration de se manifester, autant il est nécessaire de choisir un cadre spatial qui puisse maximiser les chances de dégager ces effets. C’est donc dans des études au niveau régional qu’il nous semble devoir investir par priorité, ou plutôt, dans des études multirégionales, prenant en compte l’ensemble des régions où s’établissent les immigrants [5]. Seule une telle perspective multirégionale globale pourra conduire à des résultats théoriquement fondés, empiriquement significatifs et politiquement pertinents.