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Introduction

Autant la théorie de la dissuasion tire profit d’un corpus cumulatif de nombreuses recherches, autant la théorie pourtant complémentaire des bénéfices que retirent les délinquants de leurs activités délictuelles (Cusson, 1983 ; Katz, 1988) n’a suscité qu’un nombre restreint d’études empiriques. Le caractère circonscrit de cette étude doit cependant être souligné d’entrée de jeu. Tout d’abord, nous nous limitons aux bénéfices financiers que procurent les délits d’appropriation (vols, fraudes) et de marché (recel, trafic de drogues illicites) et ne prenons pas en considération d’autres bénéfices, plus intangibles, mais tout aussi réels. Deuxièmement, nous ne nous intéressons pas à l’ensemble des délinquants occasionnels mais au sous-ensemble des délinquants d’habitude pour lesquels les risques d’incarcération constituent un enjeu prévisible et une conséquence assumée de leurs activités. Enfin, l’objectif de cette étude est principalement « méthodologique » et peut être défini par la question suivante : Comment établir que les réponses des délinquants interrogés sur leurs « revenus criminels » dans le cadre d’enquêtes indépendantes soient relativement valides ?

Cette question préliminaire mérite d’autant plus d’être traitée que la dizaine de recherches déjà effectuées sur les revenus criminels (voir le bilan proposé par McCarthy et Hagan, 2001 ; Uggen et Thompson, 2003) ne procèdent pas à cet examen préalable, pour différentes raisons. La principale est sans doute l’absence d’une mesure « objective » du revenu réel des délinquants qui permettrait d’établir, par convergence, la validité des revenus autodéclarés. Sans unité de comparaison, certains chercheurs (notamment Matsueda et al., 1992) ont préféré évacuer de leur recherche les considérations de validité. D’autres (Pezzin, 1995) ont préféré une stratégie indirecte, utilisant les tests de validité des sondages de délinquance autorélévée (Hindelang et al., 1981) comme point de comparaison. Cette stratégie suppose toutefois que l’exactitude de différentes mesures autodéclarées de l’activité criminelle (notamment les arrestations et la fréquence de commission) est transposable à un ensemble plus général de mesures, dont le revenu.

D’autres études ont tenté de minimiser l’importance des erreurs d’estimation en s’assurant qu’elles sont stables. Par exemple, Uggen et Thompson (1999 ; 2003) reconnaissent la possibilité de « biais systématiques » dans les déclarations de revenus criminels, mais neutralisent leurs effets dans la mesure où ils s’intéressent moins à l’authenticité des montants déclarés qu’à leur stabilité dans le temps. Suivant cette logique, la proportion (inconnue) de répondants qui mésestiment leurs gains criminels ne devrait pas influencer les résultats de recherche pour autant que ces biais ne diminuent pas à l’intérieur d’une même entrevue ou à l’intérieur des différentes phases de cueillette (avec l’augmentation des liens de confiance entre le délinquant et l’intervieweur par exemple). Dans ce cas-ci, comme dans les études précédentes, les stratégies indirectes ont dû soustraire de leurs critères de validité toute mesure de l’ampleur ou du comportement des biais pour adopter des critères qui relèvent plutôt de la constance ou du caractère « exportable » d’autres indicateurs du crime.

L’absence d’une mesure objective des gains criminels n’implique pas qu’une appréciation de la cohérence ou de la consistance des revenus soit impossible. Une stratégie alternative consiste à demander aux participants d’évaluer plusieurs fois, de manière à chaque fois différente, leurs revenus (une sorte de test/retest). Elle repose sur l’idée que deux estimations qui convergent vers un même revenu sont susceptibles de contenir moins de biais que deux estimations qui divergent. Utilisant trois mesures indépendantes des gains, Reuter et al. (1990) ont développé une série d’hypothèses intéressantes sur la direction des biais et les facteurs susceptibles de les influencer. La mesure initiale estimait les gains moyens spécifiques à différents types de délits sur une période d’analyse de six mois. Plus loin dans le questionnaire, les répondants ré-estimaient les gains provenant seulement de la vente de drogue, sur une base hebdomadaire, en précisant le nombre de semaines où ils avaient été actifs (sur une possibilité de 26). En isolant les revendeurs de drogue dans la mesure initiale et en convertissant les deux mesures sur une base mensuelle, les estimations pouvaient être corrélées. La convergence des deux mesures est modérée (r = 0,39). Reuter et al. (1990) expliquent ces divergences apparentes par une attention sélective des répondants aux périodes les plus profitables, au détriment des périodes d’activité plus « typiques ».

Cette première hypothèse suggère que le choix de l’unité de temps pour apprécier le gain n’est pas trivial. Une mesure qui fractionne les revenus en fonction de différentes composantes (ici, le revenu hebdomadaire moyen et le nombre de semaines d’activité) serait davantage exposée aux imprécisions qui se combinent à chacune des étapes du calcul. En revanche, lorsque le gain résulte d’une appréciation générale (une mesure bi-annuelle ou mensuelle), les déclarations de revenus seraient généralement plus conservatrices et, selon Reuter et al. (1990), plus plausibles. L’utilisation d’une seconde mesure de comparaison, basée sur une unité temporelle (le mois) qui se situe entre les deux premières, viendra appuyer cette hypothèse. Les niveaux de gains générés par cette deuxième mesure se situent entre les deux premières et la mesure mensuelle est associée plus étroitement avec la mesure initiale des revenus sur six mois (r = 0,60). En d’autres termes, plus l’unité temporelle se raffine et, conséquemment, plus le calcul se complexifie, plus l’estimation des revenus s’accroît et s’éloigne d’une estimation générale, conservatrice et probablement plus valide des gains.

L’utilisation des mesures indépendantes de revenus a également permis de préciser l’importance de la question destinée à évaluer les revenus. Dans l’enquête réalisée auprès de détenus par la Rand Corporation en 1978, on demandait premièrement aux délinquants d’estimer la part des revenus déclarés attribuable aux activités criminelles. Cette appréciation, sous forme de pourcentage, pouvait ensuite être utilisée pour différencier les revenus criminels des revenus légaux. La seconde mesure estimait directement les gains criminels spécifiques à chaque type de délit commis durant l’année précédant l’entrevue. La réanalyse que propose Robitaille (2001) de l’enquête de 1978 est instructive sur la manière dont la formulation des questions influence l’évaluation des gains. Il note que lorsqu’on demande aux délinquants d’estimer leurs revenus criminels en fonction d’un pourcentage des revenus globaux, ces gains représentent plus de la moitié des revenus totaux pour 42 % des délinquants. Lorsqu’on leur demande d’estimer directement leurs revenus licites et illicites, cette proportion augmente à 68 %. Nonobstant ces différences, les mesures directes et indirectes sont corrélées. L’association n’est toutefois pas aussi forte qu’attendu (r = 0,47).

Ces résultats, combinés à ceux de Reuter et al. (1990), permettent de dégager une série d’hypothèses sur l’ampleur des différences, leur direction et leurs causes probables. Les corrélations modérées entre les mesures indépendantes de revenus suggèrent d’abord une part non négligeable d’écarts. Une première interprétation serait de penser que les déclarations de revenus criminels ont, a priori, une validité incertaine puisque les répondants ont de la difficulté à fournir des évaluations comparables de leurs propres gains. On supposerait alors que la capacité à atteindre un niveau élevé de convergence ne devrait pas être influencée par la diversité et la nature des stratégies d’estimation. En d’autres termes, si les délinquants ont une idée relativement précise de leurs revenus, ils devraient pouvoir les estimer avec le même résultat, que l’on fasse appel à leur capacité de synthèse (un gain total pour les six derniers mois) ou à leur capacité d’analyse (un gain hebdomadaire moyen et une fréquence d’activité). Une contribution importante de Reuter et al. (1990) et de Robitaille (2001) a été de mettre en doute une conception limitée de la validité en proposant une première explication des « patterns » de dissemblances des estimations de gains et l’importance des stratégies utilisées pour les estimer. Sans nier qu’une mesure de gains, quelle qu’elle soit, contient inévitablement une part d’imprécision, ces travaux ont permis de voir que l’imprécision n’est pas attribuable exclusivement aux répondants mais aussi aux choix des chercheurs. Une mesure directe, spécifique à chaque délit ou portant sur un intervalle de temps restreint produira nécessairement des gains différents d’une mesure indirecte ou portant sur une période de temps plus vaste.

Des études mentionnées jusqu’ici, aucune n’a explicitement remis en question la validité des revenus criminels. Wilson et Abrahamse (1992) sont les seuls à avoir formellement contesté l’honnêteté des délinquants, notamment l’échantillon de détenus fédéraux interrogés en 1976 par Chaiken et Chaiken. Ce scepticisme est alimenté par une série d’irrégularités observées dans les déclarations des répondants. Les auteurs notent premièrement que les gains apparaissent étrangement uniformes, malgré la diversité des activités criminelles. Cette uniformité contraste avec les fortes variations des pertes financières observées dans les sondages de victimisation (National Crime Survey). Également, la fréquence de commission des activités criminelles n’a pas d’impact sur les sommes déclarées. Les délinquants plus actifs ne déclarent pas des revenus supérieurs aux délinquants épisodiques ; la relation entre les lambdas (la fréquence de commission) et les gains est même négative pour certains types de crimes (les vols et les cambriolages). L’absence de relation est expliquée, entre autres, par une évaluation stéréotypée et imprécise des gains, indépendamment de leur provenance ou de la fréquence d’activité. Enfin, Wilson et Abrahamse (1992) remarquent que les revenus autodéclarés sont environ dix fois supérieurs aux pertes déclarées par les victimes (NCS) pour les mêmes délits. Le cumul de ces incohérences amène les auteurs à supposer que les délinquants surestiment leurs gains criminels. Partant de la prémisse que le crime est une avenue « déficitaire », la poursuite des carrières criminelles doit être justifiée par une appréciation à la hausse des bénéfices du crime. C’est précisément cette distorsion de la réalité (le bragging effect) qui discrédite l’authenticité des déclarations de revenus.

En réponse à cet article, Tremblay et Morselli (2000) procèdent à une « déconstruction » des stratégies fautives d’analyse de Wilson et Abrahamse (1992). Les auteurs soulèvent premièrement que plus de la moitié des répondants investis dans une délinquance de marché ou d’acquisition (qui auraient donc pu être inclus dans l’étude) ont été éliminés par Wilson et Abrahamse (1992) dans le but de corriger l’asymétrie de la distribution des gains. Sans s’interroger sur l’efficacité de cette mesure draconienne, Wilson et Abrahamse (1992) ne considèrent en aucun cas l’utilisation des logarithmes, qui corrigent précisément ce problème (voir Matsueda et al., 1992 : 761). En utilisant cette stratégie, Tremblay et Morselli (2000) observent que la fréquence des activités est positivement et fortement corrélée avec les gains criminels (r = 0,47 ; p < 0,001). La principale raison pour laquelle ce résultat a échappé à Wilson et Abrahamse (1992) repose sur la stratégie de confiner les délinquants à l’intérieur de catégories spécifiques de délits et non en fonction de leurs revenus. En préconisant cette stratégie, Wilson et Abrahamse (1992) ont fait l’erreur de supprimer artificiellement les variations des gains à travers leurs groupes en tronquant les distributions de lambdas tout en créant des catégories de délinquants qui se chevauchent. Une autre erreur a été d’utiliser deux échantillons fort différents – les sondages de victimisation et les sondages de délinquance autorévélée – pour établir la validité des derniers. Les sondages de victimisation, composés principalement de populations hétérogènes de femmes, d’hommes, d’adultes et de jeunes peuvent difficilement être comparés avec un échantillon d’hommes incarcérés pour des délits graves. Également, les sondages de victimisation permettent de comparer les gains criminels selon différents types de crime alors que le sondage de la Rand (1976) a été construit pour comparer les différences de gains entre les délinquants. On peut donc difficilement se surprendre d’observer des différences entre les deux mesures. En dernière analyse, Tremblay et Morselli (2000) remettent en question l’hypothèse selon laquelle les déclarations de revenus élevés renferment davantage de biais que les déclarations plus modestes. Une analyse attentive des « patterns » de réponses permet de voir que si un effet de vantardise est effectivement présent, il s’applique plus précisément aux délinquants qui déclarent des revenus criminels modestes, l’inverse de l’hypothèse de Wilson et Abrahamse (1992). En tenant compte de la concordance entre la perception du succès dans le crime et les revenus déclarés, les auteurs remarquent que les gains criminels maigres motivent la surévaluation de la perception du succès dans le crime, et non l’inverse comme le supposaient Wilson et Abrahamse (1992). La vantardise, comme source d’erreur, affecte essentiellement l’image que les délinquants se font d’eux-mêmes et non les niveaux de revenus illégaux qu’ils disent avoir atteints.

Si cette analyse arrive à miner les stratégies analytiques et les conclusions de Wilson et Abrahamse (1992), une démonstration négative des conclusions auxquelles ces derniers aboutissent ne constitue pas en soi une analyse explicite de la validité des revenus auto-révélés des détenus interrogés. Cet examen critique souligne plutôt la pertinence de procéder à une analyse directe des biais associés aux revenus autodéclarés. C’est précisément l’objectif de cet article. Notre première hypothèse de travail est de regrouper les répondants selon le degré de convergence ou de divergence de leurs déclarations selon deux questions. Nous supposons ici que les revenus des délinquants qui se contredisent sont davantage inexacts que les revenus de ceux qui ne se contredisent pas. Nous souhaitons évaluer la proportion des sujets dont les revenus seraient inexacts, l’ampleur de ces différences, ainsi que les facteurs qui contribuent à l’imprécision des réponses. En deuxième analyse, nous évaluons les mérites d’une hypothèse alternative selon laquelle l’écart observé entre deux estimations peut être compris, non pas comme un indicateur du degré de cohérence ou d’incohérence des répondants, mais comme l’indication ou la manifestation d’un processus de réajustement opéré par les répondants, lorsque nous leur en donnons l’occasion. En s’intéressant à la direction des coefficients de convergence, nous souhaitons comprendre les facteurs qui provoquent une surestimation ou une sous-estimation des gains dans l’une ou l’autre des mesures et, indirectement, les raisons qui incitent les répondants à ne pas réajuster leurs revenus ou à les réévaluer soit à la hausse, soit à la baisse. La première section de cet article présente les mesures de revenus utilisées, l’ampleur de leurs différences, ainsi que les correctifs possibles. La deuxième section se consacre à l’examen des facteurs susceptibles d’influencer ces écarts et leur direction (complexité relative de la tâche, traits de personnalité, effets de contexte institutionnel).

Données et stratégies d’analyse

La validité des revenus criminels autodéclarés sera analysée en utilisant les données d’un sondage sur la situation financière de 262 détenus masculins incarcérés dans 5 pénitenciers du Québec en 2000 et 2001. En raison des objectifs de recherche, 92 répondants ont été retranchés, soit parce qu’ils n’avaient pas déclaré de revenus criminels (n = 79), soit parce que les estimations des revenus dans l’une ou l’autre des deux mesures étaient incomplètes (n = 13). L’échantillon final est donc composé de 170 répondants.

Mesures du revenu criminel

Durant le sondage, nous avons d’abord demandé aux détenus d’estimer leurs gains illicites en fonction de trois paramètres. Nous leur avons demandé d’indiquer le type d’activité criminelle pratiqué durant les 36 mois de la période d’analyse (les 3 ans avant l’incarcération), la fréquence d’activité de chaque type de crime commis et les revenus moyens par crime ou par transaction. Cette première mesure peut être qualifiée d’« unitaire », parce que les délinquants se limitent à estimer leurs revenus par crime ou par transaction. Elle peut être également qualifiée d’« analytique », parce qu’ils estiment chacun des paramètres (gains par crime, fréquence des crimes commis par type d’activité criminelle, variété d’activités criminelles pratiquées) qui, combinés ensemble, « produisent » leurs revenus globaux. Dans une seconde section du sondage, nous avons demandé aux détenus d’estimer leurs revenus illicites mensuels pour chacun des mois de la période de référence durant lesquels ils étaient « actifs » avant l’incarcération (en utilisant 3 calendriers de 12 mois chacun). Cette deuxième mesure peut être qualifiée de « directe » ou de « synthétique », parce que ce sont les sujets qui estiment eux-mêmes le montant total de leurs revenus criminels pour chacun des mois. Les deux mesures prennent en considération les mois d’activité ou d’inactivité des sujets, de sorte que la « période d’activité » délinquante peut être considérée comme une constante.

Ces deux mesures n’ont pas le même statut. Étant donné que les délinquants estiment eux-mêmes la totalité de leurs revenus illicites, la seconde mesure nous renseigne sur leurs revenus déclarés. Dans le premier cas, les délinquants nous renseignent sur leurs revenus unitaires par délit, la fréquence des délits commis, et la variété de leurs activités criminelles. En revanche, ce sont les chercheurs qui estiment la totalité de leurs revenus criminels en (1) multipliant les revenus unitaires par les délits qu’ils commettent et (2) en additionnant les revenus de chaque activité criminelle. Il s’agit donc de leurs revenus estimés. Par ailleurs, les deux mesures exigent des répondants qu’ils procèdent à des opérations intellectuelles différentes (esprit d’analyse dans le premier cas, esprit de synthèse dans le deuxième cas). Compte tenu de ces différences, une association imparfaite entre les deux mesures est attendue et observée (r = 0,45).

Il est difficile de trancher a priori sur la valeur relative des revenus déclarés ou estimés. D’un point de vue stratégique (ou sceptique), on peut s’attendre à ce qu’une segmentation des différentes composantes du gain criminel (la stratégie utilisée pour le revenu estimé) limite les biais de surestimation puisque, à chacune des étapes, les répondants n’ont qu’une idée imprécise du résultat final de leurs estimations. En revanche, si une manipulation à la hausse des gains devait apparaître (en raison de la vantardise par exemple), elle devrait plutôt se préciser lorsqu’on demande aux délinquants d’évaluer directement leurs gains, précisément parce qu’ils sont en mesure, à ce moment, d’en saisir l’ampleur réelle ou souhaitée. Selon cette hypothèse, les revenus estimés devraient être plus conservateurs et probablement plus valides que les revenus déclarés.

Or, on remarque plutôt l’inverse. Les revenus estimés sont plus élevés que les revenus déclarés, en moyenne et dans chacun des quartiles des deux distributions. Les écarts entre les estimations s’intensifient également à mesure qu’augmente le revenu (tableau 1, dernière colonne). D’une différence triviale de 32 $ pour le premier quartile de chaque distribution, les écarts s’accentuent rapidement pour atteindre plus de 11 000 $ (par mois en moyenne) dans le dernier quartile. Le fait que le revenu estimé est généralement plus élevé que le revenu déclaré suggère que l’erreur captée par la corrélation n’est pas complètement aléatoire ou attribuable uniquement à l’imprécision des délinquants. Une part appréciable de l’inadéquation entre les estimations est probablement produite « à la source » par une des deux mesures.

Nous avons de bonnes raisons de croire que le revenu estimé est plus sensible aux biais d’estimation. D’abord parce que l’estimation rétrospective des lambdas est une tâche particulièrement complexe, notamment pour les délinquants qui commettent un nombre élevé de délits. Cette complexité expliquerait pourquoi les écarts les plus importants s’observent à l’intérieur des quartiles où les délinquants ont probablement les lambdas ou du moins les gains les plus élevés. De plus, les composantes du revenu estimé sont établies sur la base de moyennes : une moyenne de lambdas par mois d’activité et une moyenne de gains par délit. L’utilisation de moyennes ajoute inévitablement une part d’imprécision qui devrait affecter autant la fréquence des délits que le gain unitaire. Résultat, les gains estimés sont supérieurs aux gains déclarés, soit parce que certains délinquants surestiment leurs lambdas moyens, soit parce qu’ils portent une attention sélective aux périodes les plus payantes, soit encore parce que la plupart des délinquants ne calculent tout simplement pas leurs revenus de cette façon.

Tableau 1

Revenus criminels mensuels estimés et déclarés ($ CAN 2000-2001)

Revenus criminels mensuels estimés et déclarés ($ CAN 2000-2001)

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L’augmentation des biais et l’efficacité de la transformation logarithmique

Comment expliquer l’augmentation des biais d’estimation à mesure qu’augmentent les lambdas ou les gains ? Ce sont les psychophysiciens qui se sont le plus intéressés aux dissonances entre la perception d’un stimulus et son intensité réelle. Les travaux de Weber et de ses successeurs (Tiberghien, 1984) ont permis de voir que la capacité des sujets à discriminer entre deux intensités d’un même stimulus diminuait en fonction de l’intensité de base de ce même stimulus. Par exemple, l’augmentation de 20 décibels à l’intérieur d’une salle où un son ambiant est fixé à 10 décibels est facilement décelable par la majorité des sujets. Toutefois, cette même augmentation à l’intérieur d’une salle où le niveau ambiant est fixé à 200 décibels ne sera pas perçue par la plupart des sujets. Le niveau de variation minimal pour qu’une différence soit tout juste perceptible (le seuil discriminant) augmente donc en fonction du niveau d’intensité de base du stimulus. Appliquée aux gains, une différence de 100 $ pour un délinquant qui gagne mensuellement 300 $ aura une valeur discriminante beaucoup plus importante que cette même augmentation pour un délinquant qui en gagne 1 000 $. La variation devra probablement atteindre plus de 300 $ pour que ce dernier en prenne conscience. C’est précisément l’augmentation du seuil discriminant qui serait responsable de l’augmentation des erreurs d’estimation.

La relation entre le seuil discriminant et le stimulus de référence ne suit pas une logique linéaire (une augmentation proportionnelle), mais plutôt une logique logarithmique. Dans une distribution logarithmique du revenu, le même montant n’aura pas une valeur discriminante constante tout le long de la distribution ; cette valeur diminue plutôt à mesure que le référent augmente. Une transformation logarithmique devrait donc aplanir les effets de surestimation des gains attribuables à l’augmentation du seuil discriminant en réévaluant à la baisse les estimations se situant dans la portion droite de la distribution (les gains les plus élevés). Les moyennes géométriques présentées dans le tableau 1 ne rendent pas justice à l’effet du logarithme, puisque nous comparons ici des moyennes de quartiles et non des paires d’estimations. Une corrélation permet de mieux saisir l’impact de distributions qui conservent la logique des écarts entre la perception des gains et leur réalité attendue. L’effet « correctif » de la transformation logarithmique est tel que la corrélation entre les deux mesures double en force (passant de 0,45 à 0,93).

Pourquoi cette transformation est-elle si efficace ? Précisément parce qu’elle réajuste le segment de la distribution où les erreurs sont les plus susceptibles d’apparaître. Le dernier quartile des distributions de gains était le seul où l’association initiale n’était pas statistiquement significative (r = 0,29). La convergence modeste des mesures de gains (r = 0,45) est donc imputable, en grande partie, aux délinquants dont les revenus sont les plus élevés. Dans les trois premiers quartiles, le logarithme améliore modestement les corrélations déjà fortes (pour le premier quartile, la corrélation passe de 0,81 à 0,90 ; pour le deuxième quartile, de 0,41 à 0,57 ; pour le troisième, de 0,58 à 0,64 ; et pour le dernier quartile de 0,29 à 0,59). L’impact croissant de la transformation logarithmique est en soi une preuve que les imprécisions se concentrent plus particulièrement dans l’extrémité droite de la distribution.

Une mesure de discordance standardisée

Les transformations logarithmiques sont fréquemment utilisées pour corriger les distributions sensibles aux erreurs perceptuelles (concernant le revenu criminel, voir Matsueda et al., 1992 ; Tremblay et Morselli, 2000 ; McCarthy et Hagan, 2001 ; Robitaille, 2001 ; pour le lambda, voir Longshore et al., 1996 ; Morselli et Tremblay, 2004). Leur utilité est toutefois compromise lorsqu’on s’intéresse, comme c’est le cas ici, aux causes des divergences entre les estimations. La raison est bien simple : avec une corrélation de 0,93, l’ampleur des divergences initiales est pratiquement anéantie[2]. Nous préconisons, comme mesure alternative, un coefficient de discordance qui permet de préserver l’amplitude des écarts entre les revenus estimés et déclarés tout en considérant les difficultés d’estimation proportionnellement plus grandes que les répondants éprouvent lorsque leurs revenus sont élevés. Par exemple, un premier délinquant peut déclarer des revenus mensuels de 1 000 $ et des revenus estimés de 1 200 $. Le degré de discordance de ses revenus estimés et déclarés est de 200 $ en termes absolus, mais de 20 % en termes relatifs (si on le rapporte à la plus conservatrice des mesures). Un second délinquant pourrait déclarer des revenus mensuels de 5 000 $ et des revenus estimés de 6 000 $. Son degré de discordance, en termes absolus, est de 1 000 $. Le degré de discordance absolu des revenus est donc cinq fois plus élevé pour le second délinquant que pour le premier. En revanche, en termes relatifs, leurs revenus présentent le même degré de discordance (20 %). Pour évaluer la validité relative des déclarations, il est donc préférable de rapporter la différence des revenus estimés et déclarés à un des deux revenus (Revenus estimés - Revenus déclarés/Revenus déclarés). On obtient de cette façon une mesure du coefficient de discordance standardisée des revenus criminels déclarés et estimés.

Multiplié par cent, ce coefficient représente le pourcentage de discordance des estimations en fonction du revenu. L’écart moyen entre les deux mesures représente 49 % du revenu déclaré (avec une médiane à 0,1 %). Les coefficients positifs représentent les délinquants dont les revenus estimés sont supérieurs aux revenus déclarés. Ces écarts positifs sont beaucoup plus fréquents mais aussi beaucoup plus importants que les écarts négatifs, comme en témoigne l’asymétrie de la distribution. Au centre, on trouve un bon nombre de répondants ayant fourni des estimations qui convergent, peu importe la stratégie utilisée. Finalement, un plus petit nombre de délinquants ont déclaré des gains plus importants que ne le suggéraient leurs revenus estimés.

Figure 1

Distribution des différences standardisées entre les revenus estimés et les revenus déclarés

Distribution des différences standardisées entre les revenus estimés et les revenus déclarés

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Devons-nous nous intéresser à la direction des écarts observés ou simplement à la grandeur des différences entre les revenus déclarés et estimés ? Nous pensons que les deux mesures sont importantes. Une mesure directionnelle a pour avantage de nous renseigner sur la manière dont les sujets réajustent implicitement les estimations de leurs revenus illicites, mais elle présuppose qu’une mesure est en soi supérieure à l’autre. Vont-ils réajuster leurs gains à la baisse (revenus déclarés inférieurs aux revenus estimés), à la hausse (revenus déclarés supérieurs aux revenus estimés) ou fournir des estimations comparables ? Un examen préliminaire de ces trois cas de figure est fort instructif.

La moitié des individus de notre échantillon ont déclaré des revenus plus bas que leurs revenus estimés (coefficient de discordance positif). Il s’agit de délinquants dont le revenu mensuel médian durant la période fenêtre est de 5 111 $. Leur degré d’activité médian est de 0,1 délit par mois pour les délits d’appropriation (vols et fraudes) et de 37,5 « transactions » par mois pour les délits de marché (trafic de drogues, recel, prêt usuraire, contrebande). Leurs revenus médians sont de 300 $ par délit d’acquisition et de 50 $ par transaction de marché. Les 30 % qui ont réévalué à la hausse leurs gains la seconde fois (coefficient de discordance négatif) ont un revenu mensuel médian similaire aux premiers (5 964 $). Leur degré d’activité médian est de 0,2 par mois pour les délits d’appropriation et de 1,6 par mois pour les délits de marché. C’est une différence fort importante dans le nombre de transactions effectuées en moyenne par mois. Leurs revenus par délit d’appropriation est de 433 $ et de 20 $ par délit de marché. Le 20 % de délinquants dont les revenus estimés et déclarés sont identiques doit être considéré à part. Il s’agit de détenus qui commettent peu de délits ou en retirent peu de bénéfices. Leur revenu mensuel médian est de 208 $. Leur degré d’activité médian est de 0,08 par mois pour les délits d’appropriation et de 0 par mois pour les délits de marché (moyenne de 8). Leurs délits d’appropriation génèrent habituellement une valeur médiane de 200 $ par délit et une valeur médiane de 0 $ par transaction (moyenne de 5,22 $). On peut sans doute utiliser leur coefficient de discordance comme un indicateur de validité. Mais on doit bien réaliser qu’il s’agit en réalité d’une validité par défaut : leurs revenus convergent précisément parce qu’ils sont médiocres ou parce que leur investissement dans des activités criminelles lucratives est minime.

Hypothèses de travail

Une première hypothèse de travail est donc que la validité des revenus déclarés est d’autant plus élevée que leur coefficient de discordance (Revenus estimés - Revenus déclarés/Revenus déclarés) est bas. Plus le réajustement entre les gains estimés et déclarés est petit, plus les uns et les autres devraient être valides. Ici, la valeur négative ou positive du coefficient de discordance importe peu : ce serait sa valeur absolue qui serait décisive (c’est-à-dire : Revenus estimés - Revenus déclarés/Revenus déclarés).

Une deuxième hypothèse de travail supposerait au contraire qu’un réajustement à la baisse entre le revenu estimé et le revenu déclaré serait en soi un indicateur de validité des revenus déclarés. En effet, on peut considérer que les revenus estimés sont plus sensibles aux biais d’estimation et que la question directe par laquelle on obtient le revenu déclaré facilite la tâche des répondants. De ce point de vue, notre deuxième hypothèse de travail serait que la validité des revenus des sujets devrait être d’autant plus grande que les revenus estimés et les revenus déclarés ont un niveau de discordance positive élevé. Dans cette perspective, on s’intéresse à la fois à la valeur absolue des discordances et à la direction des discordances observées. Lorsque les délinquants réajustent leurs revenus déclarés à la baisse (par rapport à leurs revenus estimés), ont-ils de bonnes raisons de le faire ?

Résultats et discussion

Nous prenons en considération, dans un premier temps, les facteurs de complexité cognitive des tâches demandées aux répondants. On peut supposer que les répondants qui disposent d’une diversité de sources de revenus illicites sont confrontés à une tâche plus complexe que les sujets qui ne retirent des revenus que d’une seule activité délinquante. C’est également vrai pour les délinquants qui commettent davantage de délits que pour ceux qui en commettent peu et pour les répondants qui ont des revenus unitaires par délit ou par transaction plus élevés. Nous distinguons ici les lambdas des délits d’appropriation des lambdas de transactions, afin de voir si une fréquence élevée dans l’une ou l’autre de ces sphères d’activité aura un impact sur le coefficient de discordance. Nous avons fait de même pour les gains unitaires, afin de vérifier si les répondants qui transigent à un bénéfice unitaire plus élevé dans l’une ou l’autre des sphères d’activité sont plus précis. La mesure de diversité est donnée par le degré de concentration des gains. Par exemple, si deux activités génèrent respectivement 60 % et 40 % des revenus totaux, le degré de concentration sera fixé à 60 %. Plus un degré de concentration est bas, plus il devrait être complexe d’estimer les gains, puisqu’ils se répartissent dans plusieurs activités.

Le but de cette analyse est de spécifier quels sont les facteurs les plus directement responsables des divergences observées entre les revenus estimés et les revenus déclarés. Les modèles de régression multiple[3] 1.1 et 1.2 du tableau 2 s’intéressent à la direction du coefficient de discordance entre revenus estimés et déclarés. Les modèles 2.1 et 2.2 s’intéressent à la valeur absolue du coefficient de discordance. Par ailleurs, on peut supposer que les lambdas et les gains unitaires, tout comme les revenus eux-mêmes, sont sujets aux erreurs perceptuelles, notamment pour les participants qui ont des lambdas ou des gains unitaires élevés. Le cas échéant, les distributions logarithmiques de ces variables devraient permettre de mieux saisir les relations entre ces indicateurs et la variabilité des estimés de revenus (les modèles 1.2 et 2.2 du tableau 2) que les données brutes (les modèles 1.1 et 2.1).

Les résultats présentés au tableau 2 indiquent que la direction du coefficient standardisé de discordance entre revenus déclarés et revenus estimés (modèle 1.2), tout comme sa grandeur ou valeur absolue (modèle 2.2), augmentent en fonction du degré d’activité délinquante des répondants (b = 0,229 et p < 0,003 pour le modèle 1.2, et b = 0,116 et p < 0,05 pour le modèle 2.2) et de leurs gains unitaires par transaction (b = 0,165 et p < 0,01 pour le modèle 1.2, et b = 0,206 et p < 0,005 pour le modèle 2.2). Les délinquants particulièrement actifs sont ceux dont les estimations de revenus divergent le plus. Ils sont également ceux qui ont de bonnes raisons de ne pas connaître exactement leurs lambdas et leurs gains unitaires. Il est d’autant plus rassurant de voir qu’ils réajustent eux-mêmes, dans leurs revenus déclarés, les paramètres utilisés pour calculer leurs revenus estimés.

Tableau 2

Analyse de régression de l’impact des paramètres de l’activité criminelle sur les différences standardisées directionnelles (modèles 1.1 et 1.2) et absolues (modèles 2.1 et 2.2)

Analyse de régression de l’impact des paramètres de l’activité criminelle sur les différences standardisées directionnelles (modèles 1.1 et 1.2) et absolues (modèles 2.1 et 2.2)

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Par ailleurs, on peut se demander pourquoi la fréquence des transactions de marché influence le degré de discordance des revenus estimés et déclarés alors que la délinquance d’acquisition n’a pas cet effet. La réponse se trouve probablement dans le volume des transactions de marché qui est en moyenne 25 fois supérieur au volume des délits d’appropriation. On peut difficilement se surprendre que la difficulté de l’évaluation des lambdas de marché soit plus grande que la difficulté suscitée par les lambdas d’appropriation. En revanche, et contrairement à nos attentes, la diversité des sources de revenus (ou le degré de concentration des revenus à l’intérieur des différentes activités délinquantes) ne semble pas avoir d’impact sur les écarts observés entre revenus déclarés et estimés. La moitié des délinquants présentent des taux de concentration dépassant les 85 %. Cette concentration des sources de revenus peut expliquer pourquoi cette variable n’a pas d’effet discriminant. Finalement, il est clair que les modèles qui introduisent comme postulat auxiliaire que les erreurs de perception (ou le seuil discriminant) augmentent en fonction de l’intensité du stimulus, et qui procèdent par voie de conséquence à une transformation logarithmique des gains unitaires et des lambdas des sujets, sont plus performants que les modèles qui ne le font pas : la variance expliquée des équations en témoigne (12 % et 10 % pour les modèles 1.2 et 2.2, 2 % et 1 % pour les modèles 1.1 et 2.1).

En contrepartie, il est difficile à ce stade de statuer sur la valeur relative d’un modèle qui s’intéresse à la direction du coefficient de discordance des revenus estimés et déclarés (le modèle 1.2) et d’un modèle qui s’intéresse plutôt à sa grandeur en termes absolus (modèle 2.2). Pour tenter de trancher entre ces deux approches, nous introduisons une deuxième série d’hypothèses auxiliaires. Si les revenus déclarés par certains délinquants ne sont pas valides, le coefficient de discordance entre revenus déclarés et estimés devrait être associé à la présence de certaines caractéristiques des sujets interrogés et assujetti à des effets systématiques de contexte. Nous nous intéressons ici à l’effet de facteurs tels le niveau de scolarité des délinquants, le niveau de contrôle de soi, l’âge, l’intervalle temporel qui sépare la période fenêtre du moment de l’entrevue, les antécédents de détention, le contexte institutionnel dans lequel se déroule l’entrevue et le sexe de l’intervieweur. Si la validité des déclarations de revenus est minée par des caractéristiques individuelles des répondants ou des perturbations reliées au contexte de l’entrevue, on doit s’attendre à ce que la « variance expliquée » par ces facteurs soit élevée ou significative. Dans le cas contraire, elle devrait être faible. Cette stratégie d’analyse devrait nous permettre de trancher entre deux manières de mesurer la validité des revenus. Si la validité des revenus révélés se mesure à l’ampleur des discordances plutôt qu’à la direction des discordances, alors les variables de contexte et de personnalité devraient mieux prédire l’ampleur des discordances que leur direction (modèle 4 supérieur au modèle 3). Dans le cas contraire, cela signifierait que la validité des revenus est mieux captée par la direction des discordances que par leur valeur absolue.

Le degré de discordance des répondants est, dans l’ensemble, insensible aux caractéristiques personnelles et au contexte de l’entrevue. La variance expliquée que procure l’ensemble de ces facteurs est faible (5,3 % pour le modèle 3 et 5,9 % pour le modèle 4). Les délinquants qui ont un niveau de scolarité plus élevé ne performent pas mieux que les autres. Le coefficient de discordance des jeunes n’est pas inférieur à celui des délinquants plus âgés. Les problèmes de mémoire susceptibles de rendre plus incertaines une appréciation rétrospective des gains n’ont guère d’impact observable. Un allongement de l’intervalle de temps entre la date de l’entrevue et la date de l’incarcération actuelle du sujet n’a pas pour effet d’accroître le coefficient de discordance. Sur le plan du contexte de l’entrevue, les répondants qui ont déjà eu une expérience de détention et dont le « choc carcéral » devrait être moindre ne présentent pas un coefficient de discordance plus faible que ceux qui en sont à leur première expérience. Le contexte institutionnel de l’entrevue n’a pas d’impact perceptible : la différence entre les revenus estimés et déclarés des sujets rencontrés (au Centre régional de réception) avant qu’ils ne soient « classés » ne diffère pas de ceux qui ont été rencontrés dans un contexte beaucoup moins restrictif (dans les pénitenciers à sécurité minimum). Enfin, si une manipulation des gains, destinée à impressionner l’interlocuteur, devait apparaître, on aurait pu s’attendre à ce que cette manipulation se manifeste par une plus grande incohérence des déclarations lorsque les intervieweurs sont de sexe féminin. Or, ici encore, le sexe de l’intervieweur n’influence pas la convergence des revenus.

Tableau 3

Analyse de régression de l’impact des caractéristiques personnelles et des facteurs contextuels sur les différences standardisées directionnelles (modèle 3) et absolues (modèle 4)

Analyse de régression de l’impact des caractéristiques personnelles et des facteurs contextuels sur les différences standardisées directionnelles (modèle 3) et absolues (modèle 4)

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L’exception la plus intéressante concerne un trait de personnalité particulier des répondants, leur niveau de contrôle de soi, mesuré ici par l’échelle de Grasmick et al. (1993). Ce trait de personnalité mérite une attention particulière, puisque la critique de Wilson et Abrahamse (1992) le place au centre des facteurs susceptibles de miner la crédibilité des délinquants[4]. Selon ces auteurs, l’impulsivité (un thème central du low self-control) serait le principal vecteur du manque de validité des revenus criminels auto-déclarés. On devrait s’attendre à ce que les détenus qui ont des scores élevés sur l’échelle de faible contrôle de soi soient plus enclins à mésestimer les revenus, plus enclins à les surestimer et plus enclins enfin à obtenir un coefficient de discordance important entre leurs revenus déclarés et estimés. Les résultats des modèles 3 et 4 confirment ce point de vue. Plus les répondants présentent un faible contrôle d’eux-mêmes, plus le coefficient de discordance entre les deux mesures de revenu est élevé (b = 0,031 et p < 0,03, modèle 4 du tableau 3) ; plus le faible contrôle de soi est élevé, plus ils seront portés également à réajuster à la baisse leurs revenus déclarés par rapport à leurs revenus estimés (b = 0,029 et p < 0,05, modèle 3 du tableau 3). Doit-on en conclure que ce trait de personnalité exerce un effet direct sur la validité des revenus autodéclarés ? Pas nécessairement. Il est possible que le faible contrôle de soi les incite à commettre davantage de délits et que, lorsque confrontés à l’exercice d’évaluer leurs revenus illicites, la tâche exigée soit par voie de conséquence plus complexe.

Les analyses de Morselli et Tremblay (ce numéro), qui se sont penchés plus attentivement sur la relation entre le faible contrôle de soi et le revenu criminel, suggèrent que l’impact entre ces deux variables n’est pas direct mais plutôt médiatisé par la fréquence des délits commis au cours de la période fenêtre. Pour vérifier cette hypothèse, nous examinons, dans le tableau 4, si les effets de ce trait de personnalité persistent en contrôlant pour le degré d’activité des délinquants interviewés, leurs gains unitaires par délit et la variété de leurs sources de revenus illicites.

Les résultats présentés dans le tableau 4 sont éloquents. Aucune des caractéristiques individuelles des répondants (âge, niveau de scolarité, antécédents carcéraux) et aucun des facteurs contextuels de l’entrevue (intervalle de temps entre la date de l’entrevue et la période fenêtre, sexe de l’intervieweur, contexte institutionnel) n’ont d’impact sur les différences observées entre revenus estimés et revenus déclarés. Par ailleurs, et contrairement à ce que prévoyaient Wilson et Abrahamse (1992), les revenus estimés et déclarés des sujets qui présentent un plus faible contrôle de soi ne sont pas plus discordants que ceux des autres répondants (b = 0,019, p < 0,20). Leurs revenus déclarés sont généralement plus faibles que leurs revenus estimés mais il s’agit d’un réajustement que la majorité des délinquants interviewés opèrent. La principale raison pour laquelle les revenus déclarés diffèrent en termes absolus des revenus estimés tient au fait que les sujets surestiment les gains unitaires moyens par transaction illicite (b = 0,209, p < 0,01). Lorsqu’on s’intéresse à la direction de cette distorsion, il est instructif de noter que les sujets interviewés déclarent des revenus plus faibles que ne le laisseraient supposer une estimation de leurs revenus basés sur la fréquence de leurs activités délinquantes et les gains unitaires moyens qu’ils leur attribuent. La principale raison pour laquelle les revenus déclarés sont inférieurs aux revenus estimés réside dans le fait que les sujets ont tendance à surestimer les gains unitaires par transaction illicite (bêta = 0,277, p < 0,005) et la fréquence des délits de marché (bêta = 0,218, p < 0,02). On admettra qu’il n’est pas facile pour les sujets d’offrir des estimations particulièrement précises de ces deux indicateurs de performance. On reconnaîtra également que les répondants, lorsqu’on leur donne l’occasion de le faire, ont tendance à corriger à la baisse les biais de surestimation incorporés dans la mesure des revenus estimés.

Tableau 4

Analyse de régression des impacts des paramètres de l’activité criminelle, des caractéristiques personnelles et des facteurs contextuels sur les différences standardisées directionnelles (modèle 5) et absolues (modèle 6)

Analyse de régression des impacts des paramètres de l’activité criminelle, des caractéristiques personnelles et des facteurs contextuels sur les différences standardisées directionnelles (modèle 5) et absolues (modèle 6)

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En dernière analyse, nous avons introduit une variable qui donne, en quelque sorte, une seconde chance à la proposition de Wilson et Abrahamse (1992). Nous avons demandé aux délinquants d’évaluer leur niveau de succès dans le crime (aucun, faible, moyen et élevé). Selon Wilson et Abrahamse (1992), les revenus criminels sont généralement médiocres, les délinquants qui déclarent avoir eu un succès moyen ou élevé dans le crime pèchent nécessairement par vantardise et devraient être considérés suspects. Si la vantardise provoque une manipulation à la hausse des gains, le niveau de discordance des répondants qui estiment avoir réussi devrait être plus grand que celui des délinquants « plus honnêtes » qui reconnaissent la médiocrité de leurs gains. Les résultats ne corroborent pas la proposition de Wilson et Abrahamse (1992). Bien qu’ils n’atteignent pas le niveau de certitude requis, la direction des coefficients est en fait opposée à celle suggérée par les auteurs. Les délinquants qui estiment avoir réussi dans le crime (réussite réelle ou impression de réussite résultant de dissonances cognitives) présentent un coefficient de discordance légèrement inférieur aux autres délinquants. Ces résultats rejoignent les conclusions de Tremblay et Morselli (2001). On notera enfin que le modèle de validation qui évalue l’exactitude des revenus en se basant sur l’importance relative des correctifs apportés d’un revenu à l’autre est légèrement plus performant que le modèle de validation qui évalue cette exactitude en fonction de la valeur absolue des différences entre les deux revenus. En l’absence de différences importantes, il demeure difficile de trancher définitivement sur la validité des deux approches. Une mesure directionnelle de la discordance a néanmoins le mérite de considérer les processus de réajustement, processus pouvant être associés à tort à une inconsistante des répondants.

Conclusion

Les analyses de validité des gains criminels se sont intéressées, jusqu’à présent, au niveau de convergence ou de divergence des estimations de gains. Elles ne se sont toutefois pas intéressées à en identifier les causes. Une cause première de ces disparités n’est probablement pas imputable aux délinquants eux-mêmes mais plutôt aux chercheurs qui ont tenté de développer des méthodes d’estimation le plus indépendantes possible. Ces différentes stratégies génèrent une part d’imprécision difficilement dissociable de celle qui peut être imputée aux délinquants interrogés ou aux effets de « vantardise ». La question n’est pas tant de savoir si les mesures divergent ou convergent mais plutôt de voir si les répondants ont de bonnes raisons de ne pas connaître exactement leurs gains, de bonnes raisons également de corriger leurs estimations lorsque l’opportunité se présente. Le paradoxe de base est que plus les délinquants sont actifs et performants, plus la tâche cognitive d’évaluer les revenus qu’ils en retirent est complexe et plus les erreurs de mesure augmentent. Cet état de choses a conduit certains chercheurs comme Wilson et Abrahamse (1992) à mettre en cause la validité des enquêtes autorévélées. Il aurait été préférable qu’ils mettent en cause l’adéquation ou la congruence des questions utilisées par les chercheurs pour solliciter ce renseignement. Il est frappant de ce point de vue que la question la plus simple et la plus directe (Quels sont les revenus de telle activité criminelle durant tel ou tel mois de la période fenêtre ?) est plus performante que la combinaison des questions indirectes (Combien de délits ou de transactions illicites de tel type avez-vous commis pendant tel mois ? Quel était le gain moyen par délit ou par transaction ?). De cet angle, la validité des mesures de fréquence en matière de délinquance de marché est particulièrement problématique et biaise à la hausse les revenus attribués aux délinquants interrogés.

Il est quelque peu surprenant de voir que la variabilité des estimations de revenus n’est pas influencée par des effets de distorsion imputables au contexte institutionnel dans lequel se déroulaient les entretiens, la dynamique de l’entretien ou les caractéristiques individuelles des sujets (leur âge, leur degré de scolarité, ou leur trait de personnalité). Il n’est peut-être pas inutile de remarquer que ces entretiens étaient des face-à-face, que ces entretiens étaient longs (une à deux heures, et parfois plus), que les intervieweurs étaient outillés d’un calendrier qui facilitait le repérage rétrospectif des activités délinquantes des sujets interviewés et d’une calculatrice destinée à faciliter le compte des délits et des revenus. De manière générale, la sélection des intervieweurs et la conception du questionnaire avaient été réalisées pour que l’entrevue se déroule dans un contexte de curiosité sympathique et totalement dénué de sous-entendus moralisateurs à l’endroit des activités des délinquants interrogés. On ne s’intéressait pas à ce qu’ils étaient mais à ce qu’ils avaient fait. Il semble que la stratégie adoptée ait été la bonne. On peut penser qu’en matière de délinquance, bon nombre de sujets portent un intérêt marqué aux résultats qu’ils en retirent. Ces résultats sont décisifs puisqu’ils déterminent jusqu’à quel point les délinquants poursuivront ou non leurs activités à leur sortie de prison. Robitaille (2001) a montré que les chances de récidive augmentent en fonction du degré de réussite des délinquants. Ceux-ci n’ont alors guère intérêt à se raconter des histoires. Il est peu probable qu’ils aient souvent l’occasion de procéder avec des interlocuteurs étrangers à une analyse désintéressée et dénuée de moralisme des coûts et des bénéfices de leurs activités illicites. On peut penser que les entretiens réalisés dans cette recherche avaient précisément cette vertu.