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Pour montrer la richesse et la variété des métiers de la sécurité d’aujourd’hui, il convient de rapidement les situer à l’arrière-plan des mutations du monde contemporain. Ils émergent dans le creuset d’un nouveau référentiel dominant, celui de la « sécurité globale », ou plus exactement, au sein d’un processus évolutif de sécurisation du monde tel qu’il a été théorisé par l’École de Copenhague (Buzan et al., 1998). On assiste à un phénomène inédit de dilatation du champ de la sécurité où se cristallisent quatre processus dynamiques en interdépendance : un processus ontologique où se reformulent des idées sécuritaires sur le monde et corrélativement, des processus stratégiques et sociologiques par lesquels des acteurs revendiquent une expertise spécifique originale ; des processus bureaucratiques laissant apparaître des institutions investies d’autorités et de compétences nouvelles ; des processus technologiques marqués par une nette inflexion et emprise de technologies dédiées à des objectifs sécuritaires inédits. Et tous ces processus ont des implications réelles sur le remodelage des métiers de la sécurité.

Parmi les gestionnaires du sens sécuritaire ou des « entrepreneurs de morale » de sécurisation, on voit poindre des travailleurs intellectuels s’estimant objectivement dotés d’une assise et d’une influence suffisantes pour apporter des explications ou des interprétations aux évolutions du monde. On peut déduire de leurs représentations véhiculées de l’insécurité ou de la sécurité les moyens de l’enrayer ou de l’améliorer. Ce sont aussi bien des universitaires, des experts, des journalistes, des écrivains néo-philosophes, que des prédicateurs de toutes tendances. Leur action sur la construction des menaces majeures à conjurer demande à être décryptée à partir de la compréhension de leurs propres engagements et de leurs intérêts. Il ne semble pas qu’aient été encore épuisées par exemple toutes les implications du passage de la menace communiste du temps de la guerre froide « contre le monde dit libre » à celle de la menace terroriste ou cyberterroriste d’un monde devenu multipolaire. Quant aux nouveaux praticiens de l’expertise des risques, leurs travail et compétences beaucoup plus pragmatiquement ciblés que naguère s’articulent autour des notions de vulnérabilités dans « la société du risque » (Beck, 2001). Dans le monde globalisé, une hypothèse courante veut que les notions de vulnérabilités et les mises en protection qui en découlent aient tendance à détrôner la seule focalisation sur la menace issue d’un ennemi clairement identifié, car la figure de l’ennemi se serait nettement diluée (Conesa, 2011). Beaucoup de praticiens mobilisent des stratégies de prévention et de protection des systèmes destinés à muscler les faiblesses et failles des infrastructures critiques de nos sociétés par où surviennent les plus grands accidents et catastrophes. Les gestionnaires de risques (naguère engagés dans le seul travail de prévention des conséquences des catastrophes, crises, risques sanitaires et naturels) s’associent à de nouveaux risk managers d’entreprises agissant sur des malveillances diffuses à enrayer pour peu qu’elles soient susceptibles de déclencher lesdites catastrophes. Des savoirs experts éparpillés mais de plus en plus souvent interconnectés s’ajustent autour d’États stratèges essayant de fédérer au mieux l’ensemble des compétences dont ils n’ont plus le monopole, hormis celui de la force de justification ultime. La figure du spécialiste du risque NTBCE (nucléaire, technologique, bactériologique, chimique, électronique) prend la forme d’un civil qui nous éloigne progressivement des deux figures dominantes du contexte géopolitique de la guerre froide, celle du militaire et celle du diplomate (Baumard, 2012). Les métiers de l’ingénierie du risque ne seraient-ils pas l’avenir de la figure traditionnelle du militaire et du policier tenus, chacun selon son propre mandat, par le devoir de leur emboîter le pas, sinon d’ajouter à leurs compétences et savoir-faire traditionnels une nouvelle intelligence de la prévention de risques diffus ?

S’agissant des réformes au sein des processus bureaucratiques et de leurs impacts sur la recomposition des métiers de sécurité, notons encore ceci. L’expansion des appareils étatiques, la dissémination des lieux d’autorité et de pouvoir en leur sein, la promotion de nouveaux dispositifs de coordination des principales administrations régaliennes, tous ces phénomènes patents et bien étudiés au sein des sociétés post-industrielles ne sont pas encore suffisamment interrogés dans les dimensions concrètes de leur mise en oeuvre pratique. Qu’ils soient étiquetés comme participant à des phénomènes de décentralisation, de privatisation, ou de recentralisation, il importe surtout de comprendre comment ils affectent la mise en réseau des polices publiques et des appareils judiciaires à l’échelon supra et infranational, les échanges d’information à ces différents niveaux, au-delà de ce que produisent dans leur fonctionnement à la performance l’injection des normes de productivité privée ou du nouveau management public. Que produisent sur les savoir-faire collectifs les dispositifs de coordination des mondes public et privé de la sécurité (prestataires externes sous-traitants, agents internes aux entreprises, implication des donneurs d’ordres) unissant des métiers d’encadrement et d’exécution salariés ou de professions libérales disparates ? Pensons notamment aux gardes du corps ou aux agents de sécurité des biens, aux convoyeurs de fonds, aux enquêteurs privés, aux agents de sûreté aéroportuaire, aux installateurs d’alarmes et préposés à la détection électronique, aux prestataires d’audits et de conseil en sécurité urbaine, aux profilers, etc. Comment se réajustent par ailleurs les dispositifs de coordination des sociétés de conseils dédiées à l’intelligence économique (protection des entreprises vulnérables contre l’espionnage industriel) avec les entreprises liées à la défense nationale, dans un moment où les « complexes » militaro-industriels en crise se cherchent de nouveaux marchés à l’international et de nouveaux débouchés en sécurité intérieure ?

Il faut enfin raisonner à partir du paradoxe des usages et impacts sécuritaires des nouvelles technologies de l’information et de la communication, car les TIC se présentent à la fois comme des vecteurs de nouvelles sources de vulnérabilités et des facteurs de leurs solutions. L’explosion phénoménale des systèmes et industries de contrôle, de surveillance et d’identification a provoqué une évidente technologisation de la sécurité. Son impact demande à être décrypté aux différents paliers verticaux de la société (gouvernement, entreprise, individus), mais également, au sein des sphères de diffusion horizontale et sectorisée (gestion des banques de données informatiques ; gestion des caméras de vidéosurveillance sur les voies publiques et les espaces hybrides, impacts de la biométrisation de l’identité individuelle, des puces électroniques, des écoutes généralisées et de la traçabilité des navigations et des flux financiers, etc.). Comment dès lors penser l’enrôlement par l’État des ingénieurs et techniciens spécialistes de la sécurité informatique et de la maintenance des réseaux ?… Comment s’assurer de la non-ambivalence de ces agents de hacking, dans leur mandat d’être à la fois le bouclier et l’épée des libertés et des vulnérabilités propres à l’apparition du cyberespace ? … Le travailleur de la sécurité informatique serait-il appelé à détrôner les autres travailleurs de la sécurité et de la protection, dans une redistribution des cartes d’agents de plus en plus dépendants de machines et de systèmes de traitement de l’information de plus en plus performants ? Les agents publics et privés spécialisés seraient-ils voués à devenir inféodés à une nouvelle division du travail hommes/machines de la mise en protection collective ?

C’est au sein de ces multiples interrogations que prend place le présent dossier qui prend le parti de multiplier et de croiser des regards inédits et variés. En étudiant les modalités de coexistence et de redistribution de l’action d’anciens et de nouveaux travailleurs de la sécurité, des plus prestigieux aux plus humbles, des plus sales aux plus secrets, des plus licites aux plus illégaux, bref des plus ou des moins légitimes, il explique et compare des métiers en situation, dépeints avec leurs systèmes de contraintes et de ressources propres. Outre la démarche comparative délibérément adoptée par certains auteurs, le dossier thématique se distingue surtout par la richesse théorique et empirique des contributions qui y sont rassemblées. Des quartiers sensibles de Paris aux bureaux feutrés des banques londoniennes, des services d’urgence des hôpitaux montréalais aux aérogares de Roissy, des salles de cours des écoles de police aux commissariats ruraux d’Haïti, ou encore des postes de contrôle où des murs d’écrans déversent des torrents d’images de vidéosurveillance aux sièges sociaux des grandes entreprises canadiennes, les métiers et les pratiques de la sécurité sont regardés dans tout leur relief, quitte à ce que certaines théories trop élégantes subissent des éraflures au contact des aspérités du réel. Les neuf articles du dossier peuvent être divisés en trois grands blocs.

Dans un premier bloc, les contributions renouvellent l’approche classique des métiers policiers en investissant de nouveaux terrains d’étude avec des comparaisons permettant de saisir avec une plus grande acuité les spécificités nationales associées aux fonctions régaliennes de l’État. Un premier article, d’Olivier Chopin et Bastien Irondelle[2], relève simultanément ces deux défis en interrogeant les causes du gouffre qui sépare le statut des recherches sur les services de renseignement en France et au Royaume-Uni. À la fragilité des connaissances françaises, ils opposent une communauté épistémique britannique florissante qui voit proliférer publications et lieux de rencontre académiques entre chercheurs et praticiens de l’ombre. Cet article présente certainement le bilan le plus abouti de l’état des connaissances scientifiques en langue française sur le monde du renseignement dans les deux pays, offrant au lecteur un panorama détaillé de la littérature sur des questions de première importance : la place qu’occupent les services de renseignement dans l’appareil étatique, les mécanismes de contrôle auxquels ils sont soumis ou les pratiques observées en matière de coopération internationale et d’échange. Il donne surtout à comprendre les facteurs de l’inégal développement des connaissances acquises des différentes nations dans l’un des domaines de police réputé le plus difficile d’accès qui soit, mais aussi la nécessité de le démystifier pour que la démocratie puisse mieux en contrôler les faces obscures.

L’article de Marc Alain, Michel Rousseau et Dave Desrosiers repose sur un dispositif comparatif similaire pour analyser deux cultures professionnelles policières, en examinant comment les processus de socialisation des policiers en uniforme français et québécois contribuent à leur formation et à leur transmission. À travers une analyse fine des représentations et des attitudes de deux cohortes de jeunes recrues suivies des deux côtés de l’Atlantique à l’aide d’un même outil méthodologique durant un temps assez long, les auteurs remettent en question comme un mythe l’idée d’une culture professionnelle policière universelle. Les fonctions coercitives communes ne semblent pas être une condition suffisante à la convergence des cultures professionnelles d’un pays à l’autre, qui se distinguent notamment par des visions différentes de la mission du policier, de la banalité de son métier ou de la place qu’occuperait l’« immigré » dans le panthéon des causes de la délinquance. Par contraste, seraient des traits partagés la perception d’un trop grand laxisme de la justice, le fort sentiment de solidarité à l’égard des collègues ou la valorisation de l’honnêteté comme vertu cardinale du métier. C’est donc à la conclusion d’un pluralisme policier qu’aboutissent les auteurs, justifiant par leurs résultats le bien-fondé de poursuivre et d’intensifier les recherches comparatives sur le travail des policiers.

L’article de Samuel Tanner se penche sur un contexte fort différent d’exercice du travail de sécurité, puisqu’il aborde la question de l’intégration des agents de police aux opérations de maintien de la paix des Nations Unies. Dépassant le simple enjeu académique des politistes et des spécialistes des relations internationales qui ont parfois du mal à distinguer ces mandats de missions confiées à de « nouveaux mercenaires », l’auteur analyse les processus par lesquels les policiers issus de sociétés pacifiées (le Canada, en l’occurrence) s’adaptent à leur nouvel environnement de travail, en montrant les frustrations exprimées et les innovations développées. Il souligne à quel point les interactions locales de ces forces supranationales restent un impensé majeur tant des études sur les opérations de paix en général que de la sociologie policière en particulier. Et justifie la nécessité de poursuivre des recherches tant sur ce que fait la police onusienne dans les pays en reconstruction que sur la réception de son action sur les populations concernées.

Dans le deuxième bloc d’articles, trois métiers émergents de la sécurité sont disséqués, plaçant directement le lecteur au coeur du quotidien de travailleurs assez méconnus dans l’envers du décor où ils jouent leur partition au contact d’autres professionnels publics et privés de la sécurité. L’article de Tanguy Le Goff observe le travail d’opérateurs de vidéosurveillance dans deux villes contrastées de la région parisienne. Si cette technologie a connu en France un essor incontesté, à la faveur de sa reconversion terminologique en « vidéoprotection », les agents qui contrôlent les caméras et visionnent les images constituent un élément essentiel du dispositif dont l’auteur nous montre qu’on le réduit trop souvent à une dimension mécaniste, par analogie avec les machines dont ils ne seraient que le prolongement. En réalité, l’autonomie de ces professionnels s’exerce avec subtilité même si elle vise essentiellement à pallier les longues périodes d’ennui rythmant leurs journées et leurs nuits. Les nombreuses activités connexes qu’on leur confie ou qu’ils s’inventent réduisent en fin de compte les périodes où leur attention est exclusivement dédiée aux images transmises par les caméras, ces dernières s’avérant très rarement capables de capter des crimes en cours de déroulement et d’offrir aux forces de l’ordre des éléments de preuve susceptibles de conduire à des arrestations.

Dans un cinquième article, la technologie est délaissée au profit du travail de terrain effectué par les correspondants de nuit de la Ville de Paris. Ces agents, qui ne disposent d’aucun des pouvoirs traditionnels de la police, remplissent pourtant des missions de régulation des comportements problématiques dans les espaces publics, témoignant de l’expansion prise en Europe comme en Amérique du Nord par les métiers liés à la gestion des désordres urbains. Jacques de Maillard montre comment, mobilisant essentiellement des aptitudes à la négociation, à la médiation et à la persuasion, ces professionnels se cherchent néanmoins un rôle encore mal défini entre celui des policiers et des intervenants sociaux. Relevant d’une structure organisationnelle fortement centralisée, ils éprouvent de la difficulté à gagner la confiance de la population des quartiers placés sous leur responsabilité, et se retrouvent constamment en porte-à-faux entre l’hostilité de leurs jeunes interlocuteurs et le statut marginal auquel les relèguent encore d’autres acteurs locaux de la sécurité plus légitimes.

Dans un sixième article, Dominique Boullier et Stéphane Chevrier mobilisent une « sociologie de la traduction » (Akrich et al., 2006) afin de revisiter les modes de gestion de l’ordre urbain bouleversé par les événements festifs. À travers une analyse du cadre bâti dans lequel la fête est circonscrite, des décisions prises en matière d’usage des équipements de protection et du rapport aux sons, les auteurs montrent comment les « professionnels des climats urbains » – par delà leurs statuts respectifs –, mêlent collectivement approche formelle et art de l’improvisation afin de négocier avec les foules de fêtards turbulents un modus vivendi propice au bon déroulement de l’événement.

Le troisième et dernier bloc d’articles est quant à lui consacré aux gestionnaires de la sécurité, ces professionnels issus du secteur privé ou parapublic qui opèrent des arbitrages constants entre diversité des risques à contrôler sur le terrain, moyens limités mis à leur disposition par la direction de leur organisation et contraintes imposées par les pouvoirs publics. Massimiliano Mulone examine ainsi comment se déploient les logiques de consommation dans le quotidien d’une dizaine de directeurs de la sécurité de grandes entreprises québécoises. Se définissant avant tout comme des consultants qui se fixent pour mission de vendre de la sécurité à leur direction qui ne les tient pas toujours en très haute estime, ces gestionnaires se reposent sur un réseau relationnel densément peuplé afin de les guider dans le dédale d’une offre pléthorique de produits et de services. L’auteur précise en outre combien la vision de la sécurité, que ces gestionnaires définissent majoritairement comme une pratique continue susceptible d’améliorations constantes, est soumise à des remises en question périodiques, plutôt que comme étant déterminée par la croyance en un risque zéro. L’auteur conclut en soulignant le besoin de se pencher également sur la place qu’occupe l’État, acheteur massif de produits et de services de sécurité privée, dans cette logique marchande.

Frédéric Ocqueteau et Benoît Dupont prolongent cette réflexion en mettant en comparaison deux groupes de gestionnaires de la sécurité français et québécois. L’approche théorique privilégiée par les auteurs décale toutefois le regard vers des « régimes de sécurité » très différenciés selon l’intensité des risques encourus, les uns en zones aéroportuaires, les autres dans le monde hospitalier. Ils sont appréhendés par les professionnels selon des cadres de lecture fortement influencés par leur cursus professionnel ou la composition de leurs réseaux relationnels respectifs. Délaissant les explications trop instrumentales et unidimensionnelles de l’impact de la sécurité privée dans la littérature dominante, les auteurs invitent plutôt à des analyses sectorielles mieux en mesure de refléter la complexité d’une activité professionnelle loin d’être réductible à sa seule dimension économique.

Le dernier texte, signé par Anthony Amicelle, donne à voir comment les deux conceptions professionnelles de la lutte contre le blanchiment d’argent entretenues par les services de police et les unités internes aux institutions financières ne donneraient pas nécessairement lieu à des malentendus et à des interprétations divergentes quant à l’impact. Il montre comment se dégagent entre eux des compromis loin de n’être que strictement symboliques, puisque émanent des effets bien tangibles de leurs échanges de renseignement et de surveillance. Toutefois, comme l’ont également montré d’autres analystes scrutant d’autres domaines de la gestion des risques et des flux sensibles de capitaux et de personnes à l’échelle mondiale (O’Reilly, sous presse), les arrangements ainsi conclus produisent des effets controversés sur les libertés individuelles quand ils ne génèrent pas des inégalités encore plus flagrantes en matière d’accès à la sécurité.

Un champ immense, on le voit, qui reste encore largement à documenter, mais dont on espère que le présent dossier suscitera de nouvelles vocations exploratoires.