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La première école de sciences criminelles belge fut créée à l’Université de Louvain, en 1929. D’autres écoles naquirent, quelques années plus tard, dans les autres universités belges. Dès sa création, l’enseignement de l’anthropologie criminelle fut confié au docteur Étienne De Greeff (1898-1961), alors médecin anthropologue de la prison centrale de Louvain. C’est lui qui allait, jusqu’en 1961, former plusieurs générations d’étudiants à sa vision originale de la criminologie, de l’homme criminel et de l’Homme lui-même. Il allait ainsi donner naissance à une criminologie clinique de nature particulièrement riche, parfois aussi qualifiée de dynamique (Gassin, 1994 : 10). Si l’École de Louvain a développé différents domaines d’enseignement et de recherche, nous avons choisi de limiter à la clinique criminologique la présentation que nous en ferons, dans la mesure où elle nous paraît particulièrement féconde.

Le propos de cet article consiste donc à expliciter les développements internes de la criminologie clinique, plutôt que d’en présenter les contextes d’émergence et les liens avec les autres champs de la criminologie. Plus précisément même, il se centre sur l’émergence d’une criminologie clinique d’inspiration phénoménologique, pour en montrer les prolongements jusqu’à la fin du xxe siècle au sein de l’École de criminologie de l’Université catholique de Louvain en Belgique[2]. Après avoir retracé brièvement les principales étapes de la construction et de l’évolution de l’École, nous développerons certains aspects de la carrière et de l’oeuvre d’Étienne De Greeff (1898-1961). Nous présenterons ensuite le travail clinique réalisé dans le cadre pénitentiaire par une équipe universitaire pluridisciplinaire, à partir de la fin des années 1960. Puis l’on verra comment Christian Debuyst, qui enseigna à l’Université de Louvain jusqu’au début des années 1990 et qui poursuit aujourd’hui un travail intellectuel important, a repensé le sens de la clinique criminologique par rapport au développement des sciences humaines et aux politiques de répression. On montrera enfin comment, sous l’impulsion de Jean Kinable, l’apport de la psychanalyse a enrichi cet héritage.

Courant toujours un peu « contestataire » dans la discipline criminologique, regard « désaccordé » sur le monde, les autres et soi-même, la criminologie clinique de Louvain recèle, selon nous, une originalité et une pertinence théorique et pratique qui méritent d’être mieux connues. À travers elle ont été formées des générations d’étudiants qui eurent la chance d’apprendre à réfléchir par la remise en question des évidences, par la rigueur du questionnement, plutôt que par l’apprentissage de certitudes. Les positions théoriques, éthiques et cliniques prônées par De Greeff, puis par Debuyst et par leurs collaborateurs, apparaissent aujourd’hui comme à la fois claires et complexes, engagées mais aussi marquées par l’ambiguïté et respectueuses de la part de mystère ou d’impensé qui caractérise l’action humaine. Elles contraignent tant le chercheur que le praticien à s’interroger sans cesse sur son propre regard et sur l’impact de ce regard sur les connaissances produites et sur les pratiques effectives.

1. Naissance et évolution de l’École de criminologie de Louvain

La fin des années 1920 constitue une période de changement important dans la pensée pénale belge, qui trouvera sa concrétisation dans la création, en 1930, d’une loi dite de « défense sociale » sur les aliénés, les anormaux mentaux et les délinquants d’habitude. La création de cette loi apparaît en effet comme un moment central dans l’intégration législative de notions issues de la criminologie comme discipline à prétention scientifique, battant en brèche un certain nombre de postulats sur lesquels était fondé le droit pénal classique. Comme son nom l’indique, la loi de défense sociale prétend en effet mettre en place des modalités d’inculpation et de traitement des individus délinquants dont la « responsabilité pénale » apparaît atténuée, voire inexistante. Ces modalités devront être définies en fonction d’une connaissance objective de l’individu et d’une évaluation de sa dangerosité.

Dans un petit ouvrage intitulé Essai de contribution à l’évolution du droit pénal (1929), Louis Braffort, fondateur de l’École de criminologie de Louvain, justifie d’ailleurs la nécessité de l’existence d’une école de criminologie par « la crise profonde de transformation du droit criminel » et l’urgence qu’il y a à former des professionnels et des chercheurs par des méthodes scientifiques. Qu’ils soient juristes, experts en médecine mentale ou légale, experts en police scientifique ou psychologues, les « groupes de collaborateurs de l’oeuvre répressive » (Braffort, 1929 : 10) doivent acquérir des compétences scientifiques et, pour certains, devenir des chercheurs qui, « après avoir embrassé dans son ensemble le problème de la criminalité, pourront en explorer des régions particulières pour le plus grand progrès des sciences criminelles ».

Dans son programme de 1929, l’École inscrit donc, à côté des cours d’introduction à l’étude des sciences criminelles, de droit pénal et de procédure pénale, de médecine légale et de police scientifique, des enseignements de psychologie individuelle, de psychiatrie, mais aussi un cours de « questions spéciales de morale » et un cours intitulé « La notion du libre arbitre ». Le cours d’anthropologie criminelle étant attribué, comme on l’a mentionné, au Dr De Greeff.

D’abord considérée comme une formation complémentaire, la criminologie devient, notamment à la demande des travailleurs sociaux de plus en plus intéressés à s’y inscrire, une licence à part entière. C’est ainsi que, à la différence de ce qui se passe dans la plupart des pays européens et notamment en France, la formation en criminologie acquiert une autonomie par rapport au droit et devient une véritable orientation d’étude de nature pluridisciplinaire. C’est sur ce modèle que Denis Szabo construira plus tard l’École de criminologie de l’Université de Montréal.

En 1944, De Greeff devient président de l’École de criminologie et le reste jusqu’à son décès en 1961. Durant toutes ces années, il marque profondément l’enseignement de la criminologie et, plus largement, la réflexion des nombreux étudiants, criminologues ou non, qui suivront ses « séminaires du mardi soir », lieux de questionnements et de débats scientifiques et éthiques.

Christian Debuyst, qui était assistant de De Greeff depuis 1951, défend sa thèse de doctorat en 1959 et est nommé maître de conférences dès 1962. Il reprendra plus tard la présidence de l’École de criminologie. Sous son impulsion, les enseignants de l’École décident d’élargir le programme des cours et d’y intégrer l’ensemble des sciences humaines. À partir de ce moment-là, l’organisation des programmes se structure autour de quatre pôles : droit pénal, psychologie criminelle, bio-psychiatrie criminelle, sociologie criminelle. Les étudiants s’y inscrivent pour compléter une autre formation universitaire, mais ils peuvent également la considérer comme un programme complet, donnant accès à une licence universitaire propre. Ils accèdent à la criminologie après l’acquisition d’un diplôme de premier cycle en droit, sociologie ou psychologie, ou après une formation supérieure non universitaire d’assistants sociaux ou d’assistants en psychologie. Cette tendance s’accentue avec le temps pour devenir dominante aujourd’hui.

Dès la fin des années 1960, les études de sociologie de la déviance, qui s’étaient développées aux États-Unis, sont inscrites dans les programmes d’enseignement en criminologie et donnent avec vigueur une nouvelle orientation à ceux-ci, entraînant également de profonds changements dans les recherches de psychologie criminelle. L’article publié par Debuyst dans la Revue de droit pénal et de criminologie, intitulé « Les nouveaux courants de la criminologie contemporaine. La mise en cause de la psychologie criminelle et de son objet » (1975) est significatif de cette évolution.

Au début des années 1990, on crée un diplôme d’études complémentaires en criminologie (DEC) destiné aux étudiants disposant déjà d’un diplôme universitaire de deuxième cycle et, en 1998, un diplôme d’études approfondies (DEA), formation à la recherche. Le doctorat en criminologie existe, quant à lui, depuis le début de la création du programme.

2. La clinique phénoménologique d’Étienne De Greeff

Médecin spécialisé en psychiatrie, De Greeff assume tout d’abord, durant deux ans, la direction médicale et psychiatrique d’une colonie pour anormaux éducables où existait, depuis le Moyen Âge, une tradition de traitement en liberté. Dès ce moment, il prend ses distances par rapport à la psychiatrie officielle et s’engage dans une perspective phénoménologique. Son Essai sur la personnalité du débile mental, qui date de 1927, est significatif à cet égard. De Greeff devient ensuite médecin adjoint à l’hôpital psychiatrique universitaire puis, en 1926, est nommé médecin anthropologue de la prison centrale de Louvain, où il complète ses recherches psychiatriques par des recherches criminologiques. Durant trente ans, il accumule une expérience clinique considérable en milieu pénitentiaire mais, compte tenu de son indépendance d’esprit et de ses initiatives, ses rapports avec l’administration pénitentiaire ne seront guère aisés. En 1952, il est nommé médecin-directeur du service d’anthropologie pénitentiaire mais il démissionne de cette fonction dès mars 1955 (De Greeff, 1955 : 649-674). Parallèlement à cette carrière criminologique, il crée un centre de neurologie à Bruxelles et, en 1954, est nommé professeur de psychopathologie à l’Institut de psychologie de l’Université de Louvain.

De Greeff est donc présent à l’École de criminologie de Louvain dès la naissance de celle-ci. Sa personnalité et son enseignement marqueront fortement le « style » de l’École, tant au niveau de l’approche théorique de la question criminelle que des pratiques et des positions éthiques. S’il reste relativement peu de traces de la période qui précède la guerre, on sait néanmoins que les premiers doctorats en criminologie, présentés entre 1945 et 1950, furent réalisés sous la direction de De Greeff (Mlle Declercq et l’abbé Snoeck sur la culpabilité ; le père Godin sur le suicide). Ils approfondissent une thèse de De Greeff, importante en criminologie, selon laquelle la psychologie du délinquant doit, sauf exception, être étudiée dans le cadre de la psychologie de l’homme « normal » et non comme phénomène pathologique. En cela, De Greeff se démarque des courants criminologiques européens de son époque, centrés sur les recherches de différences exclusives entre délinquants et non délinquants. Pour lui, le passage à l’acte délinquant doit se comprendre, du point du vue du sujet, comme la meilleure solution à un problème vécu à travers le concept de psycho-criminogenèse.

Par ailleurs, le docteur De Greeff n’était pas, aux dires de ceux qui l’ont connu, un homme ordinaire. Intellectuel brillant, il fut aussi un puissant observateur et analyste de son temps, dénonciateur, avant la guerre, d’une société qui serait bientôt peuplée d’une masse d’individus amorphes où l’ « ennemi est en nous », où « l’ennemi, c’est le renoncement consenti et joyeux de millions d’hommes à la vie autonome de l’esprit » (De Greeff, 1945 : X). Il apparaît souvent comme un homme « révolté » et en décalage permanent avec les milieux traditionnels qu’il était amené à fréquenter.

2.1 Une démarche particulière

Un ouvrage récent, consacré à De Greeff, situe son oeuvre « dans la foulée d’une mouvance phénoménologique chrétienne dont Scheler[3] fut un pilier » (Tange, 2001:17). Lui-même ne s’expliquera guère sur ses rapports avec la phénoménologie, mais il est indéniable que sa démarche de recherche, comme son attitude de praticien, s’inscrivent dans ce courant philosophique et psychiatrique qui marqua une partie importante du xxe siècle. C’est probablement une fidélité remarquable à cette manière d’être dans la vie, par rapport à soi et par rapport aux autres, qui l’amena à se démarquer d’une criminologie positiviste et étiologique objectivante. Une présentation chronologique de ses principaux écrits permet de montrer comment certaines intuitions étaient déjà présentes dès le début de sa carrière, mais aussi comment certains thèmes se sont complexifiés, voire élargis. Elle permet aussi de situer les ambiguïtés qui ont donné lieu à des interprétations contradictoires. Nous nous appuierons, pour ce faire, sur les analyses de Debuyst qui apparaît, pour l’École de Louvain, comme son interprète le plus important, et qui construira sa propre pensée en référence à celle de son maître.

2.1.1 L’approche des débiles mentaux

L’expérience que De Greeff acquiert à travers ses contacts avec les débiles mentaux de Gheel peut apparaître comme fondatrice d’une attitude phénoménologique et, déjà, d’une prise de distance par rapport à la psychiatrie officielle de l’époque. Dans une de ses premières publications, « Essai sur la personnalité du débile mental » (1927), De Greeff se centre principalement sur la « manière de voir » des débiles, il tente d’entrer dans le point de vue de ceux-ci afin de comprendre leur perception du monde et des autres. Plutôt que de les observer de l’extérieur, ce qui lui paraît essentiel c’est de comprendre « le débile tel qu’il se voit », d’appréhender « comment le débile voit les autres », de déterminer « la manière dont il envisage l’avenir », etc. Les tests, dit-il, ne peuvent donner une vision suffisante du sujet, ils sont « statiques » ; or, c’est un « point de vue dynamique » qui est éclairant. « Seule l’étude de la vie du sujet peut nous éclairer sur la valeur de la personnalité » (De Greeff, 1928 : 30). Par ailleurs, les tests donnent toujours de l’autre une signification par référence à un « homme normal », pris comme étalon. Il n’est alors vu que comme une image altérée de nous-mêmes, ou comme déficitaire, mais jamais dans ce qui le constitue en tant que sujet, en tant qu’il donne sens à autrui et au monde qui l’entoure. Cette manière d’appréhender l’autre, qu’il soit débile, délinquant, citoyen ordinaire, cet effort pour entrer dans son cadre de référence propre se retrouvera dans tous les travaux de De Greeff ; ils sont le fondement de son attitude clinique.

2.1.2 Une zone de non-communication au coeur d’une communauté de destin

C’est à travers une réflexion sur lui-même en tant que clinicien face à l’autre que De Greeff va construire le double axiome qui fonde la possibilité de la rencontre d’autrui. Pour lui, il existe une identité fondamentale, de nature, entre deux personnes qui se trouvent dans la relation clinique, mais aussi une différence irréductible. L’autre est semblable à moi au sens où il participe à une communauté de destin qui préexiste à la formation des rôles sociaux et des personnages qu’ils construisent. Le « drame humain » est la scène sur laquelle se rejoignent les différents destins des hommes et c’est dans la tentative d’impossible coïncidence de soi avec soi que chacun peut se retrouver dans l’autre (Digneffe, 1989a : 182 et suivantes). Mais, en même temps, l’autre possède une manière particulière d’être sensible et de réagir qui est liée à son inscription au monde, à son histoire et à ses aptitudes. Cet autre a donc un « moi » différent, qu’il importe de comprendre à partir de son rapport au monde singulier, personnel. Cette exigence suppose que le clinicien tente, dans une certaine mesure, de mettre entre parenthèses son propre cadre de référence, pour accéder à celui de l’autre.

Un des apports essentiels de l’oeuvre de De Greeff a consisté à réaliser dans la pratique, et à expliciter à un niveau plus théorique, cet effort pour tenter de réduire, tout en la reconnaissant, la zone d’incommunicabilité qui existe entre les hommes et que chacun a trop souvent tendance à nier ou à évacuer, au risque de projeter dans ses représentations de l’autre ses propres préjugés et ses propres représentations.

2.2 Deux modes de connaissance et de reconnaissance : la sympathie et la défense

De Greeff a marqué la criminologie de son époque, notamment par son ouvrage Instincts de défense et de sympathie, paru en 1947. Ce qu’il découvre dans son travail clinique et qu’il tente de théoriser, c’est une ambivalence fondamentale de chaque être humain vis-à-vis du monde et des autres. Il propose l’hypothèse de l’existence, en l’homme, de deux groupes d’instincts, qu’il appellera par la suite des « modes de rattachement » ou des « fonctions incorruptibles ». Il s’agit de manières fondamentales de connaître autrui, de projeter sur lui une image valorisante ou dévalorisante, sacralisante ou réductrice. Les modes de rattachement sont considérés tantôt comme innés, dépendants d’une infrastructure biologique dont on ne peut se défaire, tantôt comme « disposition interne à être émotionnellement sensible », cette disposition permettant, par le biais des émotions vécues, de prendre conscience de la situation dans laquelle on se trouve et, dès lors, d’opérer une sorte de « choix » visant soit à aller dans le sens de l’impulsion vécue, soit à bloquer cette impulsion qui irait à l’encontre de la manière dont le sujet s’est structuré.

Les modes de rattachement agissent également comme modes de connaissance, d’appréhension du réel. L’intelligence, selon De Greeff, si elle permet de prendre distance par rapport aux instincts, ne parvient jamais à s’en séparer complètement et chacun restera marqué, dans son rapport au monde, par les réactions de défense et de sympathie qui se sont structurées en fonction de son histoire propre. Cela ne vaut évidemment pas seulement pour les déliquants, mais concerne chaque homme et s’observe également dans le fonctionnement des institutions. On connaît l’attitude critique de De Greeff par rapport à l’institution judiciaire qui est, selon lui, plus souvent dominée par des mécanismes de défense que par un souci de rendre la « justice » entendue comme une valeur.

Bien que l’idée d’instinct ait évolué dans la pensée de De Greeff, il faut, pour en saisir toute la densité clinique, insister sur le fait qu’elle se distingue de l’acception que ce terme pourrait recevoir dans le domaine de la biologie. On est en effet bien plus proche de ce que Freud a nommé trieb, traduit par pulsion. Il s’agit bien, du point de vue de De Greeff, d’un concept fondamental qui, à l’instar de ce qu’écrit Freud, permettra aux générations futures de cliniciens de distinguer le plan de l’humanité et celui de la naturalité. L’instinct de De Greeff ne procède pas d’une réponse déterminée par l’environnement extérieur, somme toute toujours la même, mais d’un mouvement interne au sujet lui-même dans la rencontre avec un tel environnement. Ces nuances apparaîtront décisives pour la conception de « l’objet », y compris de l’objet scientifique dans la mesure où l’instinct « pulsionnel », l’homme lui-même, prête, par l’entremise de mécanismes projectifs, des caractéristiques et des attributs à un objet donné. Aujourd’hui, cette conception continue d’inspirer les travaux menés à Louvain qui ont pour projet clinique, comme le formule André Levy (1997), de « réinsérer le sujet humain dans l’acte de connaissance » scientifique. Ainsi, les anciennes notions des précurseurs se voient réactualisées et ressaisies dans une portée véritablement méthodologique, car l’homme et la femme de science sont eux-mêmes le lieu de tels mouvements pulsionnels déterminant la connaissance. Il relève donc de leur propre responsabilité d’en prendre conscience et d’observer comment et en quoi ils orientent nécessairement toute élaboration théorique.

2.3 La démarche clinique du criminologue

La communication faite par De Greeff lors du IIe Congrès international de criminologie, qui eut lieu à Paris en 1950, fait date dans l’histoire de la criminologie. Elle retiendra notre attention en ce qu’elle précise l’attitude clinique adoptée par De Greeff dans son travail en milieu pénitentiaire, plus particulièrement avec les détenus coupables de faits « graves », tels les homicides[4]. Intitulée « Criminogenèse », elle est pour lui l’occasion de faire le point sur l’état des connaissances et, surtout, de prendre ses distances par rapport aux savoirs criminologiques dominants. L’étude de la criminogenèse, dit-il d’emblée, « suppose l’homme présent, implacablement présent ». Or,

Il suffit de lire un certain nombre d’études pour se rendre compte que beaucoup de criminologues ne se le sont jamais demandé. Ils supposent, très souvent et avec une inquiétante candeur, qu’un homme est le lieu où se passent certaines choses biologiques, sociales, psychologiques, etc. et que ses actions sont le résultat des choses qui se sont passées en lui... Bref, l’homme est à leurs yeux, une unité économique ou sociale, douée de qualités plus ou moins parfaites et qui réagit au milieu selon certaines lois.

De Greeff, 1950 : 296

Une telle manière de voir les choses rend la compréhension des problèmes criminels fort aisée mais, dit De Greeff, si elle n’est pas totalement inexacte, elle ne mène pas très loin et seule une véritable attitude clinique peut amener à comprendre l’homme criminel. Elle suppose certes un ensemble de connaissances, mais l’essentiel consiste en ceci : « L’homme criminel doit être approché [...], comme tout homme auquel on s’intéresse, dans un élan de sympathie complète [souligné par l’auteur], qui vous permette, sans l’approuver d’ailleurs, de retrouver sa ligne à lui et lui permette d’établir avec vous une certaine communication [...] il est essentiel de se débarrasser momentanément de tout schéma préconçu, de toute tendance à résoudre le cas en portant un diagnostic ou en rangeant le sujet dans une catégorie » (De Greeff, 1950 : 272).

L’attitude clinique, rencontre entre deux subjectivités, requiert du clinicien qu’il ait conscience de son propre rapport aux normes et au crime, mais en même temps qu’il soit capable de « résister à la simplification criminelle, de réduire l’homme à une intelligence et une volonté » (De Greeff, 1950 : 273). Bien qu’il s’agisse d’un exercice « malaisé », De Greeff tente de décrire l’attitude clinique du criminologue. Il le fait d’abord par la négative :

Je parle d’une attitude clinique, l’opposant à celle qui aurait pour objet d’étudier l’acte incriminé en tant que faute; l’opposant à celle qui étudierait le fait comme s’il n’avait qu’un aspect économique ou social et exclurait tout aspect de faute; l’opposant à celle qui ne verrait dans l’acte que l’aboutissement d’un raisonnement, l’opposant à celle qui, tout en analysant les facteurs psychologiques ou les mécanismes psychanalytiques, néglige le fait que [...] la conscience du sujet reste le point où tout se manifeste.

De Greef, 1950 : 273

Pour De Greeff, l’attitude clinique « comporte avant tout l’étude de l’état de conscience, les événements qui s’y passent s’expriment au “moi” » (De Greeff, 1950 : 273). La criminogenèse, poursuit-il, doit s’étudier depuis la conscience, à travers un effort de compréhension et d’interprétation qui exige du clinicien d’accéder à la perspective particulière de l’autre, à partir de laquelle son comportement prend sens. C’est donc une certaine qualité de la relation à l’autre, qui se réalise dans la durée, qui permettra d’accéder à cet univers de sens, permettant de comprendre comment, même dans les passages à l’acte les plus graves, c’est le « meilleur choix » qui a été opéré par le sujet. C’est également une certaine autonomie par rapport aux exigences et aux contraintes de l’administration pénitentiaire qui permettra que s’installe une relation de confiance suffisante pour que, dans les interactions qui se nouent, puisse émerger le mode d’être au monde et d’être avec autrui, propre au sujet et qui est déterminé, pour De Greeff, par ces fonctions incorruptibles que sont les instincts de défense et de sympathie. Ce n’est qu’en reconnaissant, puis en acceptant, ces déterminations fondamentales que, selon De Greeff, le sujet peut prendre distance par rapport à elles pour éventuellement s’engager dans des voies nouvelles. « Une thérapeutique, qu’elle soit psychologique ou psychiatrique, vise à libérer l’individu des déterminismes qui rendent impossible une vie de relation et par le fait même perturbent ses engagements vécus, quels qu’ils soient » (Debuyst, 1956 : 146).

Centrée essentiellement sur le sujet, cette démarche clinique n’est cependant pas insensible aux rapports à l’environnement social et relationnel. Car, d’emblée, la manière dont les instincts de défense et de sympathie s’organisent est reliée à la naissance et à l’enfance du sujet. C’est de ces premières expériences que surgissent sa vision du monde, la nature de ses rapports avec les autres et l’élaboration de ses références éthiques. Il ne faudrait cependant pas en déduire une conception déterministe car, pour De Greeff, le destin de chacun est intimement lié aux « engagements » qu’il prend face aux « drames » qu’il rencontre : la résolution de ceux-ci, du point de vue du sujet, apparaîtra toujours comme un « choix » de la conscience, une direction dans laquelle il « décide » de s’engager, un certain nombre de « risques » qu’il accepte de prendre. Celle-ci sera également déterminée par l’environnement du sujet et ses interactions avec les autres. L’art du clinicien réside alors dans sa capacité à soutenir le sujet dans une démarche qui lui permettra de reconnaître en lui les orientations prises et leur inscription dans la durée.

L’attitude clinique criminologique ainsi définie prend évidemment ses distances par rapport à une criminologie de l’« acte ». C’est en effet toute la trajectoire, ou encore la carrière du sujet qu’il s’agit de comprendre, l’acte n’étant pas perçu comme le symptôme d’une « faille » de la personnalité, mais comme la résultante normale de toute une série d’interactions vécues, qui produisent progressivement une modification du cadre de référence du sujet et l’amènent à prendre distance par rapport au groupe et/ou à être mis à distance par les autres.

3. La clinique pénitentiaire

Dès 1935, De Greeff a élaboré une « fiche d’observation » des détenus qui, au-delà des questionnaires et passations de tests, donne, de façon très claire, la priorité à l’examen clinique. À de multiples reprises, il répète que l’examen clinique « l’emportera toujours en certitude ». C’est lui, dit-il, qui fait découvrir les problèmes (De Greeff, 1935 : 40). Cet examen clinique a pour fonction essentielle d’entrer en contact avec le « je » du sujet, avec sa manière propre d’être au monde et avec les autres. Comme le soulignera Debuyst, cette fiche d’observation n’est pas seulement utilisée en clinique criminologique, « c’est-à-dire face à des délinquants qui seraient les seuls dont les actes déclencheraient cette “mise en question” » (Debuyst, 1976 : 28). De Greeff a, en effet, analysé de la même manière le comportement de ceux qui se trouvent « de l’autre côté de la barrière », ceux qu’il définit comme représentant l’ « homme moyen », voire les représentants de la justice chargés d’appliquer la Loi. Cette volonté de considérer le déliquant dans ce qui fait de lui une personne, plutôt que dans des caractéristiques spécifiques qui le rendraient différent, marquera tout le développement de la criminologie à Louvain. On peut dire qu’aujourd’hui encore, elle poursuit, à sa manière, cet objectif de situer le sujet au coeur de ses recherches, quelles que soient par ailleurs les références théoriques mobilisées pour ce faire.

Durant les trente années où il travailla en milieu pénitentiaire, De Greeff s’efforça de développer cet « esprit clinique » qui, selon lui, ne concernait pas le seul psychiatre ou psychologue, mais tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, entraient en contact avec les détenus. Cet esprit clinique aurait dû, selon lui, se diffuser au sein de la prison et guider les attitudes de l’ensemble du personnel vis-à-vis des détenus. Il consiste, comme on l’a vu, dans une manière d’être, de regarder et de considérer l’autre qui, seule, peut amener à le comprendre et, peut-être, à entretenir l’espoir que, à travers ce contact valorisant, cet autre puisse lui aussi reconsidérer le regard qu’il porte sur le monde. Si De Greeff fut finalement déçu de l’accueil reçu par l’administration pénitentiaire, au point qu’il ne resta que deux ans directeur du service d’anthropologie pénitentiaire de Belgique, l’esprit qu’il impulsa fut entretenu par C. Debuyst durant toute sa thèse de doctorat (1952-1960) et plus tard, par un groupe de chercheurs pluridisciplinaire qui poursuivit, durant plusieurs années, un programme de recherche (action) socio-clinique en collaboration avec l’administration pénitentiaire. Aujourd’hui encore, la formation et la supervision d’intervenants pénitentiaires est assurée notamment par le professeur J. Kinable qui réalise ainsi la nécessaire articulation entre la recherche universitaire et la pratique clinique.

À la fin des années 1960, une « équipe pénitentiaire » de l’UCL entreprit, « à la demande conjuguée de l’Université et de l’administration pénitentiaire » (François, 1979 : 175), de construire « une pratique sociale et clinique qui se voulait quelque peu différente de celle qui s’y effectuait alors ». Ce travail marque une évolution dans la perspective clinique introduite par De Greeff qui est d’ailleurs, on le verra plus loin, complémentaire des développements amenés par Debuyst sur les plans épistémologique et théorique. Il s’agit d’une intervention dite « socio-clinique » qui, fondée sur une analyse de l’institution pénitentiaire et de ses contraintes, tente de se centrer sur le détenu, « dans une logique de soins, d’aide et de service », se démarquant ainsi d’une pratique « normative [...] soumise à une logique de contrôle social » (François, 1979 : 172). Elle soutient que des pratiques aussi diverses que le travail social, médical, l’aide juridique ou l’orientation professionnelle peuvent correspondre à cette pratique clinique, à condition d’accepter que l’objectif du travail clinique « n’est pas de traiter la délinquance [souligné par l’auteur] mais de tenter de répondre aux demandes d’un individu ou d’un groupe d’individus (le groupe familial par exemple) » (François, 1979 : 172). Le schéma d’analyse de cas est articulé à « un projet concret d’intensifier la solution réelle des problèmes que rencontrait le détenu et de préparer ainsi son retour à la vie libre » (François, 1977 : 27). On constate donc que cette « clinique alternative », consciente des contradictions inhérentes au projet de « traitement » en milieu carcéral (entre normalisation et soin), se propose, malgré tout, d’y soutenir la possibilité d’une véritable clinique, à condition de mettre en place un certain nombre de balises qui laissent à l’équipe clinique une autonomie suffisante. À condition également d’opter pour un schéma socio-clinique qui privilégie « des approches psychologiques, sociologiques, psychanalytiques qui évitent l’objectivation toujours aliénante du sujet » (François, 1977 : 30). On retrouve ici l’exigence centrale, posée par De Greeff, de toujours être attentif à considérer l’autre, fût-il délinquant ou détenu, comme une personne, comme un « je » qui possède un point de vue propre et qui ne peut être réduit à des caractéristiques, quel que soit le degré d’élaboration ou de perfection des tests ou des épreuves qui les dévoilent. Cette même exigence est reprise aujourd’hui par Kaminski, à propos de l’usage de l’examen de personnalité réalisé dans le cadre des demandes de libération conditionnelle, en opposition avec les impératifs de gestion des risques de plus en plus présents (Kaminski, 1998).

L’expérience de l’équipe pénitentiaire universitaire fut malheureusement arrêtée, pour des raisons extérieures à son fonctionnement, suite aux grèves de détenus qui eurent lieu à la prison centrale de Louvain en 1976. Cependant, le travail de cette équipe et les analyses produites furent importants pour la construction des savoirs cliniques à l’École de criminologie. Ils se déroulaient par ailleurs parallèlement à des transformations profondes dans la conception de la psychologie criminelle qui était enseignée alors par C. Debuyst et dont s’inspirent encore aujourd’hui les recherches menées dans le cadre de la clinique pénitentiaire. Ainsi, les travaux d’Adam[5] s’inscrivent-ils de manière fondamentale dans cette tradition clinique en entendant prolonger les propositions des tenants de l’École de Louvain. Consacrés à l’articulation des « modèles » thérapeutiques, des « modèles » de traitement pénal et également des réponses répressives au départ de l’épineuse question des délinquants sexuels, ces travaux sont conduits dans une perspective épistémologique plus générale qui vise à tenter de construire des rapports entre sociologie pénitentiaire et psychopathologie, ce que la criminologie clinique de Louvain invite à réaliser. Outre le caractère inédit du matériau empirique, l’originalité de l’entreprise réside sans doute dans le fait que le chercheur, conformément à la démarche clinique, est activement impliqué dans l’acte de connaissance et dans la construction de son objet. La conceptualisation proposée fait place à une telle implication et le rapport entre le chercheur et « son » objet n’apparaît plus simplement comme un rapport d’extériorité absolue qui représenterait le commun dénominateur des positivismes. En ce sens, le fil conducteur de ces travaux s’inspire bien des « manières de connaître » et de leur pouvoir de détermination, sur lesquels les cliniciens de Louvain ont insisté dans leurs écrits et dans leurs enseignements.

4. Développement et élargissement de la clinique criminologique

Nous avons déjà évoqué ailleurs (Pirès et Digneffe, 1992) les affinités existant entre la pensée de De Greeff et celle de l’École de Chicago, qui se développe à la même époque de l’autre côté de l’océan. Disons brièvement que ces deux écoles, Louvain et Chicago, adoptent une perspective phénoménologique, conçoivent la trangression comme étant un processus d’adaptation normale des sujets à leurs conditions de vie. L’importance donnée aux « définitions de situation » par Thomas et Znaniecki est comparable à l’axiomatique de De Greeff, qui fait de l’autre un être à la fois fondamentalement semblable et fondamentalement différent. Enfin, les deux écoles s’écartent du positivisme en criminologie, centré essentiellement sur les études comparatives délinquants/non-délinquants. Par exemple, alors que De Greeff (1935) étudie le processus de passage à l’acte homicide comme un processus de « conversion », Sutherland (1937) envisage le « voleur professionnel » comme un processus d’engagement dans un métier. On peut, dans une certaine mesure, comparer la microsociologie de l’École de Chicago à la psychologie centrée sur les interrelations et les interactions telle qu’elle apparaît dans certaines études de cas du psychiatre belge.

En 1962, Christian Debuyst succède à De Greeff et va contribuer à développer une approche clinique de plus en plus interdisciplinaire qui intègre l’apport des diverses sciences humaines. Ses écrits, ses enseignements et la direction de nombreuses thèses de doctorat en criminologie et en psychologie contribuent naturellement à la diffusion de ses idées au sein et en dehors de l’École. En outre, l’organisation de deux congrès internationaux, en 1979 à l’occasion du 50e anniversaire de l’École de criminologie et en 1989 en hommage à Debuyst lui-même, seront des moments privilégiés dans la réflexion.

Après sa thèse de doctorat, Debuyst abandonne le travail en milieu pénitentiaire et s’attache à l’étude de la délinquance juvénile à travers l’approche clinique de jeunes voleurs (1964), puis de jeunes fugueurs. Ces recherches conduiront à un approfondissement de la notion de processus qui progressivement s’opposera à celle de personnalité, même si celle-ci n’est pas totalement évacuée. Il s’agit, au sein du groupe de jeunes voleurs, de discerner des types de processus spécifiques en dégageant la manière dont, progressivement, un comportement va prendre sens, à l’intérieur d’une histoire constituée par un ensemble de situations à travers lesquelles un jeune cherche à s’exprimer ou à s’affirmer. Il s’agit, toujours à travers la clinique, de comprendre les modes d’adaptation adoptés face aux exigences des différents milieux de vie.

En 1973, Debuyst commence à repenser le projet de la criminologie clinique face à la mise en cause provoquée par la nouvelle théorie de l’étiquetage (Debuyst, 1973). Dans un article qui s’interroge sur l’attitude clinique de De Greeff, l’auteur part de ce qui lui apparaît comme une ambiguïté interne à cette attitude. « On est frappé par une contradiction apparente : si nous appelons déviant celui dont le comportement se situe en dehors des normes habituelles et qui, pour cette raison, fait l’objet d’une attention particulière de la société, nous relevons dans son oeuvre autant de passages dans lesquels il insiste sur l’existence d’une identité fondamentale entre tous les hommes, qu’ils soient déviants ou non, que d’autres dans lesquels il relève le fait qu’une différence radicale sépare les premiers des seconds » (Debuyst, 1973 : 283). Pour lever cette contradiction, il faut aller aux fondements de l’attitude clinique qui, nous l’avons vu, ne consiste ni à répertorier des différences, ni à se limiter à l’étude des effets de l’étiquetage. Il s’agit de tenter de comprendre, selon les termes mêmes de De Greeff, la « structure du drame » chez les délinquants, au sens où celle-ci se constitue « à partir des expériences qu’ils ont faites et des caractéristiques qui sont les leurs, l’évolution qu’ils suivent et qui leur paraît correspondre à une nécessité ou à une exigence intérieure, [qui] se heurte aux règles de la société avec cette conséquence qu’elle les met au ban de la société » (Debuyst, 1973 : 288). Pour ce faire, il faut, par l’attitude clinique, reconnaître les zones de non-communication et leur signification et « rechercher, à partir de là, un terrain où ces différences pourront être dépassées et où l’autre pourra être atteint dans son destin personnel qui est, à un certain niveau, le destin de tous » (Debuyst, 1973 : 290).

En 1975, dans un article intitulé « Les nouveaux courants de la criminologie contemporaine. La mise en cause de la psychologie criminelle et de son objet », Debuyst réfléchit sur les conséquences de l’interactionnisme symbolique américain, qui commence à être connu en Europe, et sur l’impact de la criminologie de la réaction sociale sur le travail du clinicien criminogue. Car, écrit-il clairement, si l’on tient compte de ces nouvelles approches, « l’objet de ce qu’il est convenu d’appeler la criminologie du passage à l’acte tend à perdre de sa consistance » (Debuyst, 1975 : 846). Pourquoi ?

En premier lieu, les études interactionnistes et les thèses sociologiques de la réaction sociale obligent à un « élargissement considérable » du champ de la recherche du clinicien. Si, à leur suite, on admet que les comportements délinquants ne possèdent entre eux aucun caractère commun, sauf celui d’être réprimés par une loi pénale, ils ne peuvent plus être spécifiés en tant que délinquants, mais au mieux, en tant qu’ils posent problème au groupe qui y réagit. Ils ne doivent donc plus être étudiés en tant qu’ils sont criminalisés mais seulement comme problématiques ou perçus comme tels. On doit en déduire que, sauf à accepter ce que Debuyst considère comme « un coup de force épistémologique » (1973 : 859), la psychologie criminelle perd sa spécificité. Pourtant, poursuit Debuyst, l’acte déliquant ne peut, selon lui, se définir entièrement comme « construction opérée par la réaction sociale » (Debuyst, 1973 : 860). Car il se définit aussi comme comportement problématique qui fait, comme d’autres comportements non incriminés d’ailleurs, l’objet d’un étiquetage. L’auteur propose alors d’élargir le champ de la psychologie « criminelle » à l’ensemble des comportements problématiques, envisagés sous l’angle psychologique. Plus encore, il suggère d’étudier les « situations » ou groupes de situations problématiques, afin de se centrer sur les interactions et les conditions de leur émergence dans un milieu social donné.

Le colloque du 50e anniversaire de l’École de criminologie marquera une étape supplémentaire dans l’intégration des connaissances sociologiques au coeur même de l’approche psychologique. Intitulé « La notion de dangerosité a-t-elle encore un sens ? », ce colloque avait pour objectif premier de poursuivre une réflexion en commun entre les membres de l’École de criminologie, puis de donner à ces échanges une dimension internationale. Il aboutira à une déconstruction de la notion de dangerosité telle qu’elle fut utilisée en criminologie et dans les politiques criminelles, plaidant également pour une interrogation sur les présupposés normatifs et politiques du droit pénal. Pour rester dans le cadre de l’approche clinique, nous nous arrêterons à la communication de C. Debuyst, qui marque une étape dans l’évolution de sa pensée. S’appuyant sur les acquis récents de la psychologie, de la psychologie sociale et des études de la deuxième école de Chicago (essentiellement Goffman), il procède à une déconstruction de la notion même de personnalité et dès lors, à une critique de celle de personnalité criminelle[6]. Ce faisant, il prendra définitivement ses distances par rapport à un courant de la criminologie qui poursuit encore aujourd’hui les recherches visant à exclure les délinquants des non-délinquants, quelles que soient les méthodes pour ce faire, ou les concepts utilisés. Plus encore, il plaide pour que le psychologue et le clinicien procèdent à une analyse de la « perspective pénale et des biais qu’elle impose à la perspective clinique » (Debuyst, 1980 : 27). Il met ainsi en évidence « les biais introduits dans l’examen clinique » en montrant comment certains « traits de personnalité, tels que l’agressivité, l’insensibilité affective, etc. [...] dépendent d’un ensemble de variables complexes dont certaines sont indiscutablement situationnelles » et déterminées par l’optique pénale. Il exige donc du clinicien une attention extrême à tout ce qui orienterait son regard sur le sujet étiqueté délinquant, et qui déformerait la représentation qu’il s’en fait, la plupart du temps en le réduisant à des aspects « négatifs ».

Publié en 1985, Modèle éthologique et criminologie apparaît comme une tentative de théorisation, de nature épistémologique, des questions de clinique criminologique. Qu’implique pour le clinicien le fait de prendre distance par rapport au système pénal au sein duquel il est amené à travailler ? Ou, plus largement, quel est le statut des connaissances en criminologie, compte tenu du type de reconstruction qui s’y opère ? De nombreux biais dans la connaissance sont envisagés. L’« utilitarisme implicite » à partir duquel la connaissance se construit permet de comprendre pourquoi, de manière presque inéluctable, le comportement délinquant est étudié comme une « donnée objective » ou un « fait » qui s’impose de manière non problématique : ce type d’approche est celui qui correspond le mieux à notre organisation sociale, à la réaction sociale et pénale qui est centrée sur l’individu. Or, si cette réaction sociale « détermine » la manière dont le fait est observé, il importe de tenir compte de ce qu’implique la transformation par le système pénal d’un acte en infraction. Lorsqu’il réalise un « examen de personnalité », il conviendrait que le clinicien prenne conscience et tienne compte du fait qu’il participe à la vision « utile » du système pénal. Celle-ci repose sur un pouvoir de définition des valeurs à protéger, pouvoir qui autorise des « choix politiques » qui peuvent être discutés.

C’est manifestement la psychologie dite sociale ou des groupes humains, ainsi que l’éthologie, qui ont prêté leur concours aux déplacements d’attention autour des sujets et à la prise en compte d’un environnement structuré-structurant dans la genèse de l’humain. Debuyst tire ainsi les enseignements de la célèbre « erreur fondamentale d’attribution » des psychologues sociaux par laquelle face à un problème donné, aussi complexe soit-il, l’homme suppute une série de caractéristiques exclusivement en terme de « personnalité », conçue alors sur le modèle d’une entité séparable et isolable de l’environnement. Ce vent de la psychologie sociale soufflera sur les travaux de Debuyst et il en profitera pour jeter des ponts vers la sociologie, mais aussi pour donner à ses objets une dimension macroscopique et enveloppante. Aussi, son important travail épistémologique, dont la lecture peut paraître « aisée » aux premiers abords, se révèle d’une étonnante et redoutable complexité tant les niveaux d’analyse, du « social » au sujet et du sujet au « social », sont appelés à s’interpénétrer. La lecture permet également, de façon réflexive, de comprendre en quoi l’appareil de la réaction sociale rejoue, sur une autre scène, des mécanismes qui étaient jusque-là considérés comme spécifiques à l’individu, inscrits dans son individualité propre. C’est l’ouverture vers l’articulation des niveaux d’analyse qui se fait jour et qui montre, de façon décisive, que la réponse pénale, masquée par le caractère sacré de la règle de droit, reste l’affaire des hommes et de leurs inclinaisons. On relèvera également le projet politique qui s’y dessine, dès lors que Debuyst affirmera que c’est la transformation d’un point de vue en monopole, érigé comme axiome de « la » vérité, qui n’est pas tenable et qui, à force de conduire les programmes de recherche, voire les réactions sociales et politiques, risque de faire disparaître l’humain derrière la mécanique des institutions. En cela, il est un « clinicien contestataire », si l’expression n’est pas trop tautologique.

En 1989, un colloque international est organisé en hommage à Christian Debuyst, mais aussi par lui, qui en proposera le thème, poursuite de l’ensemble de ses travaux et invitation à l’interdisciplinarité. La notion d’ « acteur social » qui en constitue le centre fera avancer la réflexion en vue de permettre une éventuelle articulation entre deux « criminologies » qui voient un fossé s’élargir entre elles : la criminologie du passage à l’acte et la criminologie de la réaction sociale, avec les effets de cette scission sur les pratiques. Le paradigme de l’acteur social est alors proposé, comme fiction, comme grille de lecture et comme utopie. Ce paradigme est posé, tout d’abord, comme fiction susceptible de remplacer, au niveau du droit pénal et de la criminologie, les fictions antérieures sur lesquelles ces savoirs se sont construits (libre arbitre et responsabilité pour le pénal; déterminisme et dangerosité pour la criminologie), puis comme grille de lecture qui permet d’intégrer des données plus complexes, et enfin comme utopie, car elle contient un engagement et présente une portée normative nouvelle. La reconnaissance de chacun comme acteur social peut contribuer à l’élaboration des conditions idéales pour que le point de vue de chacun puisse être reçu, mais aussi comme une condition d’acceptation du « rendre justice » et, à ce titre, rentrer dans le caractère juste de la décision prise. L’acteur social est défini comme un sujet porteur d’un point de vue propre, mais aussi tributaire de la position qu’il occupe et de l’histoire dans laquelle il s’inscrit; enfin, il est porteur de projets autour desquels son activité s’organise. Cette définition complexe du sujet sera alors intégrée et reprise dans la réflexion en clinique criminologique (Debuyst, 1989 : 1992).

5. L’intégration de la psychanalyse à la clinique criminologique

Par ailleurs, et en complémentarité avec la pensée de Debuyst, on peut ressaisir les développements ultérieurs de la criminologie clinique de Louvain à partir de la contribution de Jean Kinable (1990), présentée au colloque Acteur social et intitulée « Le sens de la délinquance ». Ce texte représente un point nodal dans la mesure où les principes de la clinique se trouvent réactualisés dans une perspective psychanalytique qui servira de base conceptuelle aux productions de l’auteur. Par ailleurs, le courant pathoanalytique fondé par Jacques Schotte (dont Jean Kinable fut l’assistant), qui sera également à l’origine des productions relevant de la psychopathologie criminelle, servira de toile de fond et de référent central aux travaux de ce dernier. Il s’agit en fait d’une réaffirmation des préceptes freudiens, ressaisis à partir d’une nouvelle lecture de l’oeuvre de ce psychiatre hongrois méconnu que fut Léopold Szondi. La perspective est ancrée dans la métaphore fondatrice du « cristal brisé », selon laquelle Freud s’emploie à comparer la maladie mentale à un cristal brisé qui donne à voir et à connaître les structures de la normalité qui, sans ces lignes de fracture ainsi révélées par la pathologie, seraient restées invisibles. Les formes de la nosographie s’avèrent révélatrices de la structure du sujet et, au sens anthropologique, des catégories définitoires de la condition humaine elle-même dans une portée universelle. Ce sont donc des rapports structuraux qui se nouent et sont noués entre normalités et pathologies, là où, dans d’autres univers conceptuels, ces termes sont envisagés dans un rapport d’exclusion réciproque.

La contribution de Jean Kinable à une théorisation de l’acteur social s’articule en trois points fondamentaux qui réclament d’être identifiés, tant ils en constituent des apports cliniques essentiels.

  1. D’abord, l’auteur y développe une authentique théorie du sujet qui apparaît d’emblée comme une théorie du langage. Cette théorie se trouve davantage esquissée que véritablement explicitée en un vocabulaire opérationnel et technique, mais elle se situe au coeur même d’une pensée qui inspirera l’ensemble de ses travaux et de ses enseignements. Selon lui, les démarches de conception, voire de conceptualisation, s’enracinent dans l’origine et l’histoire des termes et donc de leurs variations sémantiques. À ce titre, l’étymologie est tenue pour révélatrice des développements à mener, elle indique les voies à suivre vers la connaissance des objets scientifiques. Ainsi, le terme de délinquance lui-même, à travers les sens dont il se trouve chargé, apparaît éclairant pour la signification même des phénomènes que le mot désigne. Ce qui l’amènera à proposer de traiter la délinquance comme deuil en souffrance en rapport à cette étymologie fondatrice.

  2. Au-delà et en deçà des oppositions manichéennes et atomistiques repérables dans le débat parfois passionnel entre les deux criminologies précitées, la perspective est celle d’une pensée dialectique entre l’intrapsychique, le pulsionnel, l’endogène, la réalité interne et l’inter-individuel, le « social », l’exogène, le réel mondain. Cette perspective sera également celle soutenue par un autre clinicien de Louvain, Jean François (1990), dans un rapprochement conceptuel qu’il opérera entre Freud et Bourdieu à l’occasion dudit colloque. La transformation d’une opposition statique en une tension structurale indique bien le sens de la proposition de Kinable, qui reste fidèle à la pensée freudienne dans son ensemble. L’auteur évite ainsi le piège pénalo-centriste qui accorde préséance aux appareils de la réaction sociale dans la définition des processus en cause et aussi celui qui consisterait à seulement considérer le sujet comme « individu » dans le sens d’une psychologie individualiste ou subjectiviste en ignorant sa pluralité interne et en récusant l’idée qu’il est aussi un produit de l’environnement social. Le point de vue est donc celui du sujet — mieux, de l’homme lui-même — laissant une place à l’auto-définition de ses actes, et ce, parfois indépendamment des exigences de la vie sociale et de la réalité juridico-judiciaire. Si le point de vue peut être qualifié de clinique, c’est au sens où la parole du sujet elle-même vaut pour preuve et indice de sa subjectivité opérant dans les phénomènes rassemblés sous le terme de délinquance. La conceptualisation scientifique doit donc prendre cette parole, dans, par et à travers ce dispositif clinique, à la fois comme objet et comme méthode dans la découverte des phénomènes. La perspective n’est pas causaliste au sens où une série de facteurs déterminants seraient à isoler pour fabriquer, par le biais de la technique, un modèle explicatif censé rendre compte des phénomènes en présence, mais elle est processuelle dans la mesure où il s’agit de découvrir, par la parole, un processus en devenir, une pathogenèse, un destin, ce qui rend relative du même coup toute opposition entre normalité et pathologie, entre les malades et les sains. Cela procède d’un rapatriement de la différence morbide au coeur même de l’humain et relève également de cette thèse plus générale qui opère une inclusion anthropologique de la maladie, ainsi qu’une certaine antipsychiatrie le donnait à penser autrefois.

  3. Enfin, c’est la dramaturgie interne du sujet qui occupe la réflexion de Kinable, laquelle portera sur le type d’acteur qu’est le délinquant à l’oeuvre à la différence avec les termes d’agent et d’auteur qui renvoient à d’autres réalités essentielles, mais qui en constituent une triade révélatrice du sujet. La métaphore théâtrale utilisée pour analyser tant les rapports intra-psychiques qu’inter-personnels, qui seraient à l’origine d’une problématique de l’acteur social, sera ensuite enrichie par celle du « cirque » (Kinable, 1990 : 391), qui permettra à Kinable d’envisager encore différemment, et sous un jour original, les rapports entre réel, imaginaire et symbolique que noue et dénoue le sujet délinquant. La différence entre le théâtre et le cirque comme lieux d’action pour l’acteur sera la source d’une nouvelle voie pour la conceptualisation des processus délinquants.

L’apport de Jean Kinable à la criminologie clinique et à une théorisation de l’acteur social peut se concevoir à la lumière de ces trois points, qui sont également parties liées. Il faut aussi ajouter que ses travaux de doctorat, dont une partie substantielle a été publiée en 1984 sous le titre Abords de la psychopathie, représentent également une avancée décisive dans le domaine des connaissances, non tellement en ce qu’ils proposeraient une description valide des traits cliniques de ces figures délinquantes aujourd’hui bien connus, mais parce qu’ils se centrent davantage sur les processus et les enjeux à l’oeuvre dans la psychopathie envisagée comme modalité de l’existence, d’une existence en actes, ainsi que le suggère le titre d’autres contributions de l’auteur (Kinable, 1983). Ces dernières portent plus spécifiquement sur le sens du recours à « l’agir » au détriment du « penser », chez le délinquant psychopathe.

En se fondant sur son expérience clinique en milieu pénitentiaire et sur la rencontre des sujets dans ce cadre, c’est de la bouche même des « psychopathes », au départ de leurs paroles, que Kinable va tirer les enseignements qui serviront à son élaboration théorique. Ces faits subjectifs seront mis en dialogue avec la théorie du schéma pulsionnel de Szondi, qui permettra ainsi d’étendre la compréhension des processus délinquants en les resituant dans une perspective anthropologique à visée universelle, dépassant ainsi le jugement moral posé à leur endroit. L’originalité consiste ici à avoir rapproché la psychopathie du registre des perturbations de l’humeur constitué par les formes de manie et de dépression, alors que jusque-là, la théorie clinique tendait à la loger dans le champ des psychoses ou dans d’autres formes morbides. Au départ de la double référence szondienne et freudienne, Kinable en a fait une catégorie psychopathologique à part entière en relation aux autres, rassemblées sous les termes de psychoses, névroses et perversions.

La psychopathie se voit enfin, contre certaines critiques émanant d’une « psychanalyse de divan », digne d’une connaissance qui aurait la psychanalyse et son dispositif pour références centrales. L’enjeu pour la criminologie est ici décisif dans la mesure où la psychopathie est considérée, à la lumière d’une certaine phénoménologie existentielle, comme une manière d’être au monde, corrélative d’un rapport à soi et aux autres qui ne se donne à connaître que par et dans l’acte, que ce dernier soit ou non qualifié de « criminel » par les instances concernées. Le poids des étiquetages judiciaires, dans une démarche clinique, ne règle en rien la question des significations que peut revêtir l’acte en question, ils tendent surtout à figer le sens qu’il pourrait prendre pour le sujet lui-même. Cette optique phénoménologique n’est pas sans rappeler la notion de « style de vie » proposée par Debuyst et développée dans la thèse doctorale de Digneffe (1989b). L’apport clinique de cette dernière est à saisir à travers l’usage qu’elle fait d’une approche biographique, par récits de vie, qui participe par les positions occupées dans le dispositif d’une production de connaissance — d’une co-naissance — réciproque entre les protagonistes. On voit aussi en quoi la technique de recherche est susceptible de modifier les cadres de pensée. Un changement de technique peut ainsi être associé à une nouvelle manière de poser les problèmes, ce qui n’est bien sûr pas étranger à la nature et à la vocation du dispositif clinique. Cette approche, véritablement inter-humaine, s’actualisera dans un programme de recherche visant à construire un dialogue entre le monde scientifique et le monde de la grande pauvreté (Digneffe, 2000), qui aura pour conséquence d’impliquer encore davantage le chercheur dans une recherche éthique appelée à transcender les manières de faire scientifiquement voulues.

Pour en revenir au style de vie, on retrouve ici en quelque sorte l’idée d’une « communauté de destins » dans la mesure où le sujet « psychopathe » ne fait qu’exacerber, mettre en évidence, des dimensions qui sont constitutives de tous les êtres humains. C’est sa propension à « agir », et à n’agir que selon son bon plaisir, et ce, indépendamment des règles sociales, court-circuitant ainsi les lois d’échange, de partage et d’appartenance à la base des sociétés qui caractérise cette figure, laquelle s’inscrit également dans un certain environnement socio-historique qui lui donne une certaine forme variable. En ce sens, la psychopathie enseigne et renseigne sur ce qu’il en est de « l’agir », au sens anthropologique, comme un des vecteurs de la condition humaine. Elle nous apprend également, par les ruptures qu’elle donne à voir, comment fonctionne un ordre social donné et ce qui le fonde. On voit ainsi que la perspective ne se réduit pas à une conception « individualisante » du sujet, mais implique bien d’autres dimensions qui ont une véritable portée sociologique.

Par ailleurs, cette pensée sur l’acte étend considérablement le champ d’investigation empirique de cette criminologie clinique, puisqu’elle aura à s’intéresser, ainsi que le fait la psychanalyse, à toute « actualisation » humaine dans des domaines aussi contrastés que l’art ou la littérature, par exemple, mais aussi aux variations culturelles de ces productions qu’elles soient jugées « délinquantes » ou non, de même que celles qui apparaissent plus ou moins en rupture par rapport à un certain ordre social. Dans cette perspective, les appareils de la réaction sociale ne disposent plus du seul pouvoir de déterminer si des faits qu’ils construisent relèvent du champ de la criminologie. Dans cette ligne, la criminologie doit trouver son autonomie à l’égard des systèmes de réponses socio-pénales à certaines transgressions. Par conséquent, une telle criminologie clinique est appelée à devenir une anthropologie clinique générale. En regard des dimensions transgressives de l’acte, la psychopathie interpelle l’homme de science, le renvoie aux « limites de l’analysable » (Kinable, 1999) et l’oblige non seulement à trouver un langage nouveau, mais aussi à transformer le dispositif clinique psychanalytique, pour saisir la complexité des processus en jeu ; c’est ce à quoi Kinable a oeuvré et ce vers quoi les travaux futurs menés dans cette perspective devraient tendre. Ainsi, la criminologie clinique nous semble moins se spécifier par des concepts ou des méthodes que par son mode de pensée dialectique, qui vise une compréhension systématique et ouverte des phénomènes qui se donnent toujours à connaître dans l’intersubjectivité. Cette intersubjectivité est aussi la condition de possibilité de la connaissance, là où d’aucuns s’emploient à la récuser par l’entremise d’un appareillage technique toujours plus sophistiqué et de moins en moins qualifiable d’humain.

Ces travaux apparaissent aux antipodes d’autres écrits récents, qui relèvent strictement du champ d’une criminologie prédictive et actuarielle en vogue portant sur la mesure d’un risque de récidive ou d’un degré de dangerosité chez des sujets ainsi désignés. À l’inverse de celle-ci, ils vont dans le sens d’une compréhension d’ensemble et d’une mise en rapport significative avec d’autres formes de la nosographie, ce qui est sans objet dans les écrits contemporains qui émanent de la tradition « psychométrique » prétendue objective. Le but de l’auteur n’est donc pas de « mesurer », en se passionnant pour l’objectivité telle qu’elle est admise dans les sciences exactes, mais de fonder sa théorisation sur la rencontre inter-humaine et ses aléas ; en cela, la démarche relève bien d’une approche clinique authentique, ainsi que les tenants de cette École de Louvain l’ont souhaité et ainsi qu’ils nous y obligent encore aujourd’hui par la force de leurs idées à travers les écrits et les paroles qu’ils nous ont laissés en mémoire.

En guise de conclusion, on se référera à un débat relativement récent, mené à l’occasion de l’éméritat de cette autre figure de la criminologie en Belgique qu’est Lode Van Outrive[7]. Ce débat, emmené par Debuyst (1998), sera significatif du travail intellectuel des cliniciens de Louvain, qui tenteront chaque fois de re-préciser les notions qu’ils proposent contre les risques d’interprétations abusives. Devoir d’homme de science, mais plus encore de clinicien, les mises au point quant aux notions phares véhiculées dans le langage de la criminologie telles que « comportement », « situation », « acte » et d’autres encore, dévoileront combien les changements de signifiants repérables dans ce champ sont à prendre pour révélateurs des conflits d’écoles et des luttes paradigmatiques à l’oeuvre dans le monde savant. Plus fondamentalement, ces changements indiquent toute la teneur du malaise du criminologue, lorsqu’il s’explique avec les mots, et trahissent cette volonté persistante à en réifier le sens, qui est peut-être le fait du langage juridique, voire de l’entreprise savante elle-même. Ces mises au point lexicales et sémantiques incessantes, mais aussi bien nécessaires, donnent à penser, d’une part, qu’une certaine « épistémologie » de la criminologie a contribué à figer un langage qui s’est structuré dans l’opposition duelle, par l’enkystement des notions mais, d’autre part, que les cliniciens qui ont fait les beaux jours de l’École de Louvain ont toujours cherché à les déverrouiller par la construction d’un dialogue qui culminera dans les travaux sur l’acteur social. Cette ouverture du champ épistémologique de la criminologie, sous l’impulsion du travail clinique, mais aussi par un autre biais, celui de l’entreprise éthique et féministe (Parent et Digneffe, 1994) au paradigme de la « troisième voie » (Pirès et Digneffe, 1992), conduira peut-être à des propositions moins hybrides et davantage en rupture par rapport à la formalisation binaire du débat paradigmatique qui semble encore aujourd’hui s’imposer. De telle sorte que « l’acte », le « passage à l’acte » ou le « comportement » ne soient plus « mis à l’index », mais ressaisis dans toute leur fécondité sémantique.

La clinique appelle donc à retrouver, dans ces notions fondamentales évoquées, non des chasses jalousement gardées, des mots hantés par les guerres d’écoles recouvertes par le vernis de la théorie. Au-delà, ces mots obligent sans cesse à penser la criminologie et ses objets dans le projet de la renouveler dans son ensemble et non de l’émietter à l’instar d’une recherche de spécialisation opérant actuellement dans les sciences humaines. La clinique permet en cela de formuler un voeu qui ne procède pas d’un oecuménisme naïf, lissant les différences, pas plus qu’il ne participerait d’une juxtaposition des savoirs, prétendant viser le tout en additionnant les points de vue, mais d’une recherche périlleuse et sans doute jamais atteinte d’interdisciplinarité qui reste le coeur de toute pratique clinique.