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Des pieds à la tête

L’idée initiale qui guida la conception de ce numéro de Criminologie fut de faire état des changements intervenus dans la police à la suite des attentats de septembre 2001 aux États-Unis. Certes, des changements sont intervenus, comme le montre le texte de Gilles Favarel-Garrigues. Notre ambition était toutefois d’aller au-delà de la simple consignation des transformations sectorielles. Nous ne cherchions rien de moins que la génération (spontanée) d’un nouveau paradigme des opérations policières. Nous n’y sommes pas parvenus, mais avons toutefois réfléchi aux raisons de cette déconvenue.

Il sembla un temps – en gros, de 1980 à l’an 2000 – que l’activité policière (le « policing ») allait effectivement s’inscrire dans un paradigme, diversement appelé « police communautaire » ou « police de résolution de problèmes », qui s’étiola sous l’acronyme faussement effervescent de « COP–POP » (Community Oriented PolicingProblem Oriented Policing). Il germa alors de l’humus fertile des réformateurs de la police l’ébauche d’un modèle caractérisé par deux traits. Le premier de ceux-ci était la visibilité policière dont l’incarnation la plus solaire était la patrouille pédestre : le patrouilleur à pied fut censé faire fuir la délinquance comme la lumière les cafards. Sous l’égide de la grande figure de Robert Trojanowicz, on créa même aux États-Unis un centre de recherche sur la patrouille pédestre, vaste sujet, s’il en fut, qui expulsait des études sur la police tout ce qui ne portait pas l’uniforme. Le second trait, transformé en une déclamation de ralliement, était le « partenariat » aussi euphorisant qu’il était consensuel. Toutes les rigoles confluaient donc vers la grande flaque sans vague de la coproduction de la sécurité.

Or si l’on put confondre toutes les appellations réformatrices dans l’incertitude des commencements, celles-ci se différencièrent progressivement, tout en scandant les étapes d’une évolution. Il devint donc clair que la police communautaire fondée sur les notions de visibilité et de proximité ne coïncidait pas avec la police de résolution de problèmes, qui commençait à privilégier l’expertise à la simple présence. Quand les Britanniques créèrent le modèle d’Intelligence Led Policing (ILP : police guidée par le renseignement) et que la police de New York se mit à prêcher la bonne parole de Compstats (gestion policière par objectifs locaux statistiquement chiffrés), il devint manifeste que la partie du corps policier promise au plus grand avenir était la tête plutôt que les pieds, fussent-ils bien brossés.

On se rendit compte, par ailleurs, que la notion de partenariat était à la fois trop simplette et trop normative, un partenariat constitue une réunion d’acolytes poursuivant un objectif explicite commun, pour rendre compte des formes de la diversité de l’action policière, du policing. L’action policière peut se combiner sous la forme d’un assemblage hétéroclite d’interventions et évoluer vers des formes plus ou moins concertées de gouvernance en réseau, approuvées par Benoît Dupont. La pointe de ces travaux est perceptible : l’action policière est plurale et l’une des tâches de la recherche est de découvrir comment se construit l’interaction de ses différents agents.

À tout ce qu’on vient de décrire et qui était en train avant le cataclysme du 11 septembre 2001, se sont ajoutés les bouleversements postérieurs à cet événement. À mesure qu’on effectuait des recherches, on s’est toutefois rendu compte à quel point il était artificiel de postuler une rupture entre l’avant et l’après 9/11. À de notables égards, les choses ont effectivement changé, et il est inutile de s’aveugler sur l’attrition des subventions aux programmes de police communautaire (et à ses diverses variantes) aux États-Unis et en Grande-Bretagne, plus éprouvés par les attentats terroristes. De plus, les appareils de police, qui sont rebelles au changement, ont consenti pour certains d’entre eux d’immenses efforts aux réformes introduites par la police communautaire et la police de proximité. On ne saurait penser qu’ils se recycleront dans l’antiterrorisme dans les quinze jours, même si certaines unités spéciales comme le RAID, en France, s’est réinventé pour lutter contre le terrorisme[1]. Pour ajouter encore à la complexité de la situation, les émeutes qui ont balayé en novembre 2005 les cités des banlieues d’un nombre impressionnant de villes françaises, et même européennes, en ont amené plusieurs à se demander si on n’avait pas enterré la police de proximité prématurément.

Au final, le produit des tendances qu’on vient de décrire n’est ni univoque ni même explicite. À la suite des nombreuses enquêtes sur l’action policière aux États-Unis et sur sa faillite à prévenir les attentats du 9/11, nous avons découvert la saisissante déconcertation des appareils de police et de renseignement, tant aux États-Unis qu’ailleurs. Les lacunes dans l’action de la police britannique, pourtant tant réputée grâce à ses succès contre le terrorisme de l’IRA, auront fini de nous convaincre, après les attentats de juillet 2005 dans les transports publics londoniens, que la police était en pièces détachées. Non pas inefficace dans ses diverses composantes, ni hostile en principe à sa mise en réseau, mais encore incapable de fonctionner en pratique comme un dispositif coordonné. C’est donc cette police qui s’efforce de se redéfinir par l’intelligence et la concertation, mais dont la réorientation est ardue, que les textes réunis dans ce numéro de Criminologie ont pris pour objet.

La tête

Cet ouvrage réunit des auteurs de divers pays (le Canada, la France et le Royaume-Uni). Cette provenance diverse des textes constitue un avertissement contre les généralisations indues et centrées sur une nation. Le privilège accordé dans les pays anglo-saxons à l’ILP ne trouve pas encore d’équivalent en France. À cet égard, on dirigera l’attention du lecteur vers la note de bas de page 20 du texte précis et détaillé de Dominique Monjardet – on néglige trop souvent le trésor maléfique des notes de bas de page. On y lit que dans un numéro de 2001 de la Tribune du commissaire de police, publié en France, l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI), rebaptisé depuis juillet 2004 Institut national des hautes études de sécurité (INHES), est qualifié d’« Institut des hautes études sans intérêt ». On jugera de la drôlerie de ce canular dont se sont gaussés certains des responsables actuels de l’INHES en prenant connaissance de la liste des recherches qui y ont été effectuées, reproduite en annexe du texte de Monjardet[2]. L’argument de Monjardet est que la police française découple le rang d’un fonctionnaire de police au sein de la haute hiérarchie policière et la compétence autorisant sa possession. Ce découplage est maintenant conscient de lui-même au sommet de l’appareil et produit une crispation à l’idée d’une pénétration de la « recherche » à l’intérieur des murs assiégés. Divers facteurs, comme l’accroissement du bagage scolaire des recrues et l’instauration d’une culture du résultat, font présager que ce culte du fonctionnarisme aux dépens de la qualification professionnelle pourrait cesser d’être célébré avec autant d’éclat dans le futur. Cessant d’être une menace sourde pour une hiérarchie corporatiste, la recherche pourrait devenir une ressource pour la police, comme elle l’est avec difficulté dans les pays anglo-saxons. On serait, en effet, mal venu de pavoiser sur la place perpétuellement disputée de la recherche en terre policière de tradition anglo-saxonne.

Les textes de Brodeur, Lemieux et Favarel-Garrigues s’interrogent sur la nature de cette ressource que le savoir est censé constituer pour la police. Les recherches de Brodeur sur l’enquête de la police judiciaire sur des affaires d’homicide révèlent que la part de la recherche et, plus généralement, de l’expertise et de la police dite scientifique sont congrues (pour ne pas dire négligeables) dans l’élucidation effective des affaires de meurtre. Beaucoup de celles-ci sont résolues en moins d’une journée ou pas du tout (la part de la police scientifique croît en proportion de l’insuccès des enquêteurs à élucider une affaire). Brodeur fait l’hypothèse que l’engouement actuel pour la redéfinition du policing comme travail du savoir provient en partie d’un dessein non formulé des chercheurs de construire la police sous la forme d’un objet familier qui ressemble à leur propre activité, une entreprise de production de savoir, et qui offre de cette façon une résistance moindre à leur volonté de le connaître. Quand la police est conçue sous les traits de l’ILP, les chercheurs sont d’emblée en pays de connaissance.

Le texte de Frédéric Lemieux est le fruit de sa réflexion sur le renseignement et il constitue, à sa façon, une réplique à la critique de Brodeur de la place excentrique du savoir, du renseignement ou de l’expertise, dans l’action policière. Dans son texte sur l’ILP, Lemieux distingue le renseignement opérationnel, qui régit « l’effectuation » d’interventions tactiques particulières, comme l’arrestation d’un contrevenant recherché depuis longtemps, du second palier de renseignement, comme l’évaluation de l’efficacité de certains types d’opérations, qui peut générer des apprentissages organisationnels pour les corps policiers. Ce second type d’intelligence s’éloigne en fait du « renseignement » entendu en son sens nominatif traditionnel (A se propose de faire B sur le site C) pour s’assimiler à une production de connaissance, dont la nature est polyvalente. Pour Lemieux, la valeur de l’ILP ne tient pas dans l’instrumentalisation tactique du renseignement et dans le taux d’élucidation des crimes que produit cette instrumentalisation ; mais dans « la qualité des connaissances produites et la capacité d’apprendre à partir de celles-ci ». Il réinterprète donc l’obligation de résultat traditionnellement entendue comme une mesure statistique du succès des interventions policières, comme résidant plutôt dans la mise en place à travers des processus d’apprentissage d’un dispositif agissant comme la condition de possibilité d’une plus grande efficacité tactique. Dans une certaine mesure qu’il reste encore à préciser, la perspective présentée par Lemieux sur le renseignement n’est pas sans rappeler celle de la recherche et du développement que l’on trouve dans l’industrie privée.

De la même manière que le texte de Lemieux fait pièce à celui de Brodeur, celui de Favarel-Garrigues fait pendant à celui de Lemieux. Favarel-Garrigues s’interroge sur les changements dans la lutte contre le blanchiment d’argent à la suite des attentats de septembre 2001 (9/11). Il constate que le travail d’élucidation des caractères afférents à la transaction suspecte a fait place à l’établissement de listes nominatives de suspects ou d’organisations soupçonnées de jouer un rôle dans le financement du terrorisme. Ce changement de procédure est l’indice d’un retour vers des procédures de police plus traditionnelles, le ciblage judiciaire rétrospectif des actions d’un groupe de personnes dont toutes les transactions sont suspectes parce que ce sont elles qui les effectuent. Selon l’ILP, cette évolution de la stratégie constitue une régression par rapport à la constitution d’un savoir sur le blanchiment d’argent, maintenant supplanté par la prolifération, relativement incontrôlée de listes nominatives de suspects. Cette évolution est impulsée par un durcissement de l’obligation de résultat (comptable) dans le climat survolté de l’après 9/11. Favarel-Garrigues se demande si cette réorientation de la lutte contre le blanchiment d’argent produira les résultats escomptés. Là est bien le dilemme : dissoudre le recours au savoir dans l’étroite tradition policière de « faire du chiffre » ou en faire un moteur de changement de la façon d’opérer de l’organisation.

Le corps

Selon le modèle cartésien de l’être humain, l’intellect propose et la volonté dispose. Ce modèle a été largement appliqué à la conception des organisations, envisagées comme des organismes robustes où « la recherche » soumettait des options au « centre de décision ». Ce modèle présuppose comme donné ce qui est maintenant remis en question, à savoir la coordination des fournisseurs de sécurité. Cette remise en question est plus radicale que le simple aperçu que les divers « nodes » d’un réseau ne sont pas suffisamment synchrones. En fait, les nodes ne sont eux-mêmes souvent que des artéfacts qui rapatrient sous une même dénomination (une force de police publique ou une agence de sécurité privée) des éléments qui gardent leur part de stratification et de résistance à un fonctionnement homogène. En d’autres termes, le node est lui-même une bille creuse qui renferme d’autres nodes, comme en témoigne, par exemple, la « guerre des polices » que se livreraient en France les diverses composantes d’une même organisation publique, comme la police nationale.

Le texte de Fabien Jobard illustre bien cette hétérogénéité qui inquiète les appareils policiers en apparence les plus centralisés. Alors qu’on a pu imaginer que la police française, indépendamment des différences dans la ligne politicienne tracée par les ministres qui se sont succédé à l’Intérieur, s’engageait dans une politique de rapprochement des citoyens, Jobard s’efforce de nous montrer que la police a réinventé une partie du mandat qui lui est imposé d’en haut pour agir localement de manière souveraine, assumant pour son propre compte la décision de confronter par la force des éléments définis par elle comme des « ennemis », dans des zones urbaines étiquetées comme « difficiles ». Le soulèvement, en novembre 2005, des banlieues (cités) françaises habitées en grande partie par des personnes issues des pays d’Afrique du Nord et d’Afrique noire francophone a conféré au texte de Jobard une pressante actualité. L’intérêt en même temps que le paradoxe de ses analyses au regard d’une comparaison des pratiques policières dans divers pays ne tiennent pas seulement au façonnage local du mandat de la police publique, mais aussi à l’absence complète de tout autre acteur que cette dernière dans le maintien de l’ordre, le secteur privé n’étant pas pris en compte. Le contraste entre cette perspective jacobine, qui continue sans état d’âme de circonscrire le policier dans l’étatique centralisateur, et celle qui est articulée dans les pays anglo-saxons est assez saisissant. Nous ne pensons pas que ce trait de perspective soit attribuable au seul point de vue de Fabien Jobard, mais qu’il réfléchit la situation qui prédomine encore maintenant en France dans les cités en ébullition.

En effet, les textes de Benoît Dupont et de Ian Loader tranchent avec celui de Jobard par la part qu’ils accordent à la multiplication des instances qui participent à la coproduction de la sécurité. Le texte de Benoît Dupont porte autant sur la police elle-même que sur les façons de concevoir son activité, ces deux référents étant intrinsèquement liés. Le présupposé de sa réflexion est que la pluralité des acteurs de la sécurité est telle qu’elle exige la mobilisation de diverses conceptualisations pour rendre compte de l’activité policière (du policing). On peut la concevoir comme soumise avant tout aux impératifs d’une hiérarchie verticale, ou bien aux contraintes compétitives d’un marché ou enfin aux exigences de réciprocité d’un fonctionnement en réseau. Une telle tentative de rendre compte de l’activité de police poursuit plusieurs fins qui sont, à divers chefs, sécantes et difficiles à départager. Elle se donne d’abord comme une description de l’action policière, cette description étant ainsi soumise aux critères habituels de validité de la mise à plat d’un objet (pour faire simple, la description est-elle fidèle, réfléchit-elle de façon véridique les propriétés de son sujet d’étude ?). Mais, il y a plus. On peut ensuite se demander si les concepts déployés (en particulier, celui de réseau), une fois acquise leur validité descriptive de surface, sont les instruments les meilleurs pour développer l’intelligence profonde de leur thème et pour en révéler les transformations. On tentera enfin d’évaluer si le mode d’organisation mis à jour de cette façon est, de manière opérationnelle, le plus propre à favoriser une gouvernance optimale de la sécurité dans l’horizon de l’après 9/11.

Le texte de Ian Loader constitue à sa manière une des réponses qu’on peut apporter à ces diverses questions. Dans ses premiers écrits, Ian Loader a été un des penseurs du « multilatéralisme » dans la gouvernance de la sécurité. Surtout depuis Policing and the Condition of England (2003), il a redécouvert la prépondérance de l’État dans sa fonction normative des prestations des multiples fournisseurs de services de protection et de sécurité, qu’ils se soient ou non mis en réseau. Surtout, il prend une distance par rapport à la volonté de faire de la sécurité le dénominateur commun de la gouvernance, comme si cette valeur était le sang qui devait couler dans toutes les artères du corps social et irriguer toutes les relations sociales. Comme celui de Dupont, le texte de Loader nous convie à réactiver nos exigences par rapport à l’obligation de nos soi-disants protecteurs de nous rendre compte de leurs activités et il nous rappelle que l’obligation de résultat ne doit pas, dans le climat tendu qui est descendu sur notre époque, se substituer sans résidu à l’obligation de moyen.

Les textes composant ce numéro sont convergents dans les questions qu’ils soulèvent, la part du savoir dans la police et les modes d’intégration ou de désaffranchissement des fournisseurs de sécurité. Ils diffèrent sur les réponses qu’ils apportent. Comment s’en surprendre ? La sécurité est présentement un champ tiraillé par de dures contradictions. Dans l’après 9/11, on a assisté à une demande ambiguë du public pour que l’État redevienne l’acteur principal dans le maintien de la sécurité. Par exemple, un nombre croissant de pays, comme le Canada, satisfont à l’exigence du public que les préposés à la sécurité aéroportuaire soient habilités et entraînés par l’État, à défaut d’appartenir à des corps publics. De façon plus générale, les frontières sont réétatisées. On assiste, par ailleurs, à une renaissance manifeste du mercenariat dans les forces armées, à laquelle les États-Unis ne font pas exception. À mi-chemin entre le public et le privé, on a percé l’illusion que le secteur privé constituait une alternative au secteur public, sous le prétexte qu’il usait de méthodes moins répressives que ce dernier. Dans les pays où le secteur privé opère sans règles, les bandes privées en armes se révèlent en réalité plus meurtrières que les forces armées publiques. Dans les pays démocratiques où les agences privées sont davantage régulées, on s’est rendu compte que leur action en faveur de clients fortunés pouvait accentuer les inégalités sociales.

Notre croyance que l’on pouvait nettement ordonner les choses selon un avant et un après 9/11 s’est révélée naïve : la police est en transition vers on ne sait clairement quoi. La transition est la malédiction de l’observateur dont le regard ne peut rien fixer dans le flux du mouvement, mais elle fait le bonheur des gens d’action, qui peuvent espérer en influencer l’issue. Ceux qui étudient l’évolution de la police auraient bien tort de s’en penser les orienteurs. Ils seraient encore plus à blâmer de s’entasser sur les bancs des spectateurs, quand les portes de l’arène elle-même leur sont ouvertes.