Corps de l’article

Introduction

Au même titre que les autres institutions sociales, le système pénal est appelé à évoluer et à se transformer au gré des fluctuations plus générales qui touchent la société. De nombreuses études se sont penchées sur la nature de ces transformations qui s’opèrent dans le champ de la pénalité, en privilégiant une facette particulière à partir de laquelle on cherche à donner un sens plus général à ces mutations pénales (Garland et Sparks, 2000). Dans le cadre de cet article, nous proposons d’analyser ces transformations à partir d’un aspect plus précis qui est celui de la portée thérapeutique attribuée à certaines interventions pénales. Cet article s’inscrit donc dans une démarche visant à cerner les transformations qui se sont opérées au cours des 20 dernières années en ce qui concerne le recours à la thérapeutique au sein du système correctionnel canadien.

Au nombre des objectifs associés à la sanction pénale, celle relative à la transformation des individus pris en charge par le système représente sans contredit une des manifestations les plus éloquentes de l’avènement de la modernité dans ce champ d’intervention. Le recours à la thérapeutique, telle qu’utilisée dans le champ pénal, repose en effet sur l’idée que les individus qui ont contrevenu à la loi sont des êtres malléables sur lesquels on peut exercer une intervention leur permettant de devenir des sujets autonomes, mieux adaptés ou capables d’exercer leur liberté à l’intérieur des limites imposées par l’ordre social. Ainsi formulé, le caractère moderne de cette finalité ne peut nous échapper. C’est dans cet esprit que l’on a confié aux institutions pénales la mission, entre autres, de transformer les personnes qui leur sont confiées pour en faire des individus judiciarisés en citoyens respectueux de la loi. C’est d’ailleurs en ces termes précis que l’on retrouve cette justification du recours à l’intervention thérapeutique dans la mission du Service correctionnel du Canada, bien que ce type d’intervention demeure toutefois subordonné à des impératifs plus lourds de protection du public[2]. Dans le cadre de cette analyse, nous tenterons de mieux cerner ce champ particulier de la pénalité en utilisant le concept de dispositif thérapeutique, ce qui nous permet d’approfondir ce champ de l’intervention comme étant constitué d’un ensemble d’éléments intimement liés qui gravitent tous autour de cette idée que l’on peut transformer le délinquant en individu plus conforme en regard des normes de conduite[3].

C’est donc à ce dispositif thérapeutique, tel que mis en place au sein du système correctionnel canadien au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, que nous avons l’intention de nous attarder. Plus précisément, il s’agit d’explorer les transformations qui se sont produites au sein de ce dispositif au cours des deux dernières décennies. Cette question nous apparaît d’autant plus pertinente, qu’on aurait assisté, à compter de la fin des années 1980, à ce que certains auteurs allaient définir comme une réaffirmation ou une résurgence de ce recours à la thérapeutique au sein des institutions correctionnelles (Gendreau et Ross, 1987 ; Palmer, 1992). En réponse à la crise qui allait frapper l’intervention thérapeutique auprès des personnes judiciarisées au cours des années 1970, on s’est en effet évertué à repenser à la fois la légitimité de ce type d’intervention au sein du pénal ainsi que les différentes techniques ou instruments pouvant contribuer à traiter les délinquants. Or, comme la réaffirmation du recours à la thérapeutique coïncide historiquement avec ce que certains désignent comme le renversement paradigmatique de la nouvelle pénologie, nous proposons d’évaluer les répercussions de ce nouveau paradigme pénal sur la façon dont le dispositif thérapeutique allait s’articuler au sortir de la crise du Nothing Works. C’est donc à travers la lunette des transformations opérées sous le couvert de la nouvelle pénologie que nous vous proposons d’examiner les transformations dans le champ plus spécifique de l’intervention thérapeutique auprès des personnes judiciarisées.

Dans un premier temps, nous aborderons les événements importants qui ont marqué la mise en place au Canada du dispositif thérapeutique dans les années 1950 et 1960, afin de mieux saisir la nature des transformations qui se sont produites dans ce champ au cours des deux dernières décennies. Nous présenterons ensuite les enjeux de la crise qui allait secouer le champ de l’intervention clinique au cours des années 1970 et 1980, ainsi que l’impact de l’avènement de la nouvelle pénologie sur l’éventuelle réarticulation du dispositif thérapeutique au lendemain de cette crise du Nothing Works. Nous aborderons à tour de rôle trois manifestations plus précises de cette réarticulation que sont la révolution cognitive, la multiplication des outils actuariels d’évaluation clinique et la responsabilisation accrue des bénéficiaires de l’intervention thérapeutique. Nous terminerons en abordant un enjeu qui nous apparaît fondamental dans le cadre de ces transformations, soit celui de la tendance au morcellement de l’individu au coeur de ce dispositif thérapeutique.

1. Traitement au sein du pénal : de la pression à la conformité à la mise en place du dispositif thérapeutique

L’idée que l’intervention pénale puisse avoir pour objectif la correction ou la normalisation des délinquants n’est pas une idée nouvelle en soi. Depuis longtemps, on accepte l’idée que la sanction pénale puisse être imposée dans un souci de réforme ou de resocialisation des individus qui ont contrevenu à la loi. Sans nécessairement s’attaquer à une généalogie en règle de cette finalité pénale, on peut néanmoins souligner quelques repères historiques attestant de la tradition séculaire sur laquelle reposent les programmes thérapeutiques contemporains offerts aux détenus. Déjà, au premier siècle de notre ère, Sénèque rappelle à Néron, dans son traité De la clémence, que l’imposition du châtiment peut combler trois fonctions distinctes, soit de : neutraliser les infracteurs, dissuader le public et corriger celui qui a enfreint la norme de conduite (De la clémence, Livre 1, XXII). Sans nécessairement impliquer l’idée contemporaine d’une réinsertion sociale, on y décèle néanmoins sous le terme de correction un souci de réforme du délinquant dans le but d’en faire un citoyen respectueux des normes sociales.

Au Moyen Âge, bien que le châtiment imposé par le prince vise principalement une finalité rétributive, on retrouve toutefois les prolégomènes d’une vision plus normalisatrice de la peine dans les préceptes du droit canonique romain. En s’appuyant sur une conception morale et pénitentielle caractéristique de l’Église catholique, la sanction en droit canonique est considérée à partir du XIIe siècle comme un moyen efficace d’exercer sur l’individu une certaine forme de pression à la conformité. Comme le souligne Jean-Marie Carbasse (2000 : 153), « [l]es peines prononcées par les cours d’Église ne visaient pas seulement à l’expiation de la faute ; elles tendaient aussi au rachat du coupable, à son repentir, à son amendement ». On assigne donc à la mesure pénale une visée de réforme et d’amendement du criminel.

Il faudra toutefois attendre plusieurs siècles avant que les institutions laïques endossent à leur tour cet objectif de réforme du délinquant. C’est en effet à partir du XIXe siècle que l’on évoque avec de plus en plus d’insistance l’idée que le séjour du détenu entre les murs de la prison pourrait être récupéré à des fins de réforme. Par l’entremise d’un régime pédagogique et disciplinaire, on tente de mettre à profit le passage du délinquant dans la prison et dans les institutions spécialisées pour tenter de le transformer en citoyen docile et respectueux de la loi. Cette intention de réforme du criminel allait connaître un essor réel au cours du XXe siècle, stimulée en particulier par l’expansion des sciences du comportement qui vont s’approprier le champ d’expertise en matière des comportements délinquants. C’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que les spécialistes du comportement débarquent au sein des agences correctionnelles avec pour mandat de mettre en place les premiers véritables programmes thérapeutiques destinés à favoriser la réhabilitation et la resocialisation des détenus[4]. En offrant ainsi à l’intervention pénale un appui scientifique, on assiste à ce mouvement que Jacques Laplante (1995) décrit comme le passage de la cure de l’âme à la cure de l’esprit. De simple démarche réformatrice, le traitement acquiert dès lors le statut d’activité thérapeutique que lui octroie désormais cette légitimité scientifique. On peut ainsi établir que le dispositif thérapeutique moderne s’est constitué, en ce qui concerne les institutions correctionnelles nord-américaines, au cours des années 1950 et 1960.

Sur le plan conceptuel, nous proposons de définir le dispositif thérapeutique, tel qu’il se concrétise au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, comme un assemblage de pratiques discursives, de technologies d’intervention et de pratiques institutionnelles qui s’agencent toutes autour de ce nouvel objet que représente le criminel à traiter. La mise en relation de ces trois dimensions du dispositif nous permet dès lors de mieux cerner le processus de médiation qui est à l’oeuvre, et par lequel l’objet même du délinquant comme individu à traiter se constitue. En s’attardant à la façon dont le dispositif contribue à redéfinir continuellement l’objet autour duquel il s’organise, nous croyons être en mesure de rendre compte à la fois des processus d’objectivation et de subjectivation qui sont à l’oeuvre. Le délinquant peut en effet être analysé comme un objet sur lequel s’exerce l’activité thérapeutique, mais aussi comme un individu qui se place en sujet à travers ce processus de resocialisation ou de réhabilitation.

Le premier élément du dispositif renvoie aux différentes théories issues des sciences du comportement. Le discours ainsi construit contribue en fait à donner un sens, une signification particulière à la conduite criminelle, participant ainsi à la constitution même de l’objet que représente le délinquant à traiter. Le second élément renvoie aux différentes techniques, c’est-à-dire à l’ensemble des programmes et des outils cliniques qui seront créés dans le but de conduire à des transformations comportementales et cognitives auprès des individus pris en charge par les institutions correctionnelles. On comprendra que l’évolution technique est intimement liée à l’évolution discursive, puisque le choix d’une technique particulière sera en fait justifié à partir d’un cadre théorique privilégiant un schème explicatif de la conduite délinquante. Et finalement, le troisième élément composé des différentes pratiques institutionnelles au milieu desquelles le criminel à traiter sera appelé à évoluer. Ce troisième élément permet dès lors d’inscrire le dispositif thérapeutique dans une perspective politique plus large, en rappelant que l’intervention thérapeutique est appelée à répondre à des impératifs institutionnels et sociaux qui dépassent largement le cadre scientifique et technique. L’intervention thérapeutique doit être comprise en relation avec des finalités sociales qui la déterminent (Castel, 1981). C’est ainsi que, dans le contexte providentialiste qui prévaut au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on comprend aisément que le dispositif thérapeutique ait été principalement orienté vers un idéal de réhabilitation, puisque le climat social et politique de l’époque y a contribué pour beaucoup (Allen, 1981). Dans un même esprit, on peut dès lors questionner la pertinence d’évoquer encore aujourd’hui l’idée que l’intervention thérapeutique demeurerait au service de cet idéal de réhabilitation. Dans cette perspective théorique, on ne peut plus soutenir l’idée que la thérapeutique se résumerait à l’aspect de réhabilitation. Bien que l’intervention thérapeutique et cet idéal de réhabilitation du délinquant aient été longtemps considérés comme indissociables, on doit désormais penser la thérapeutique comme un dispositif qui puisse effectivement survivre à une éventuelle crise de l’idéal réhabilitatif, et être appelé à combler des finalités nouvelles fort différentes de celles qui prévalaient il y a quelques décennies.

2. Crise de l’idéal réhabilitatif

Les décennies qui suivent la mise en place de ce dispositif thérapeutique (1950-1975) sont dès lors marquées par une multiplication des activités et des programmes thérapeutiques créés à l’intention de la clientèle judiciarisée. Naît alors l’âge d’or du recours à la thérapeutique dans le système pénal, période pendant laquelle la criminologie clinique allait connaître une expansion considérable (Poupart, 2004). De nombreuses unités à vocation thérapeutique sont inaugurées à cette époque dans les institutions correctionnelles canadiennes, en particulier pour traiter la clientèle judiciarisée qui connaît des difficultés sur le plan de la toxicomanie et de la maladie mentale (Armstrong et Turner, 1976 ; Béliveau, 1983). L’intention de traitement occupe dès lors une place de premier plan au sein du système pénal, ce qui nous autorise à reconnaître que le recours à la thérapeutique représente un des piliers de la pénalité moderne, au point où les principales réformes pénales du XXe siècle peuvent être analysées en terme de recul ou d’avancée de cet idéal de traitement. Ce qui confère à l’intervention pénale son caractère moderne, c’est bien la croyance au progrès social qui se traduit dans les efforts mis en place pour transformer les individus sous la tutelle du système correctionnel. La modernité est avant tout caractérisée par la reconnaissance de la liberté comme principe moteur, mais aussi par cette obsession qui consiste à harnacher les éventuels dérapages sur lesquels cette liberté peut ouvrir (Wagner, 1994).

L’essor thérapeutique au sein des institutions pénales connaîtra toutefois une importante décélération à compter du milieu des années 1970, alors que survient une crise majeure dans le champ de l’intervention pénale. Inaugurée avec beaucoup de fracas par la publication d’un article dénonçant l’absence de résultats manifestes quant aux conséquences des programmes de traitement sur le taux de récidive (Martinson, 1974), cette crise allait remettre en question la légitimité à la fois empirique et politique de la finalité du traitement des personnes judiciarisées. Les résultats de ces recherches allaient dès lors alimenter les opposants à l’intervention thérapeutique, tant à gauche qu’à droite du spectre politique (Cullen et Gilbert, 1982). On récupère ces résultats pour dénoncer d’un côté une politique pénale trop répressive qui exercerait, sous le couvert d’un supposé souci humaniste, un contrôle excessif des groupes marginalisés. À l’autre extrémité du spectre, les tenants d’une intervention pénale plus vigoureuse vont au contraire dénoncer le recours à la thérapeutique comme étant une réponse trop laxiste à l’égard d’individus qui représentent une menace pour la société. L’intervention thérapeutique orientée vers la réhabilitation est donc attaquée de toute part, tant sur le plan de son efficacité clinique que de sa légitimité politique.

Tentant de faire contrepoids à ces détracteurs du recours au traitement, une poignée de chercheurs et d’intervenants cliniques allaient s’attaquer à la crise en tentant de revitaliser le champ de l’intervention thérapeutique et de conceptualiser de nouveaux instruments cliniques plus efficaces auprès des individus judiciarisés (Gendreau et Ross, 1979 ; Palmer, 1975). Plutôt que de s’abandonner au pessimisme, chercheurs et cliniciens vont explorer de nouvelles avenues thérapeutiques avec cette conviction que l’intervention pénale doit conserver comme principale visée la réhabilitation du contrevenant. Ce mouvement, connu sous l’appellation du What Works ?, allait aboutir au cours des années 1980 au déploiement de nouvelles assises théoriques et cliniques sur lesquelles toute une nouvelle génération de programmes thérapeutiques allait s’appuyer (Gendreau et Ross, 1987 ; McGuire, 1995). Ce renouveau clinique se caractérise principalement par la remise en question des assises médicales de l’intervention pénale traditionnelle au profit d’une perspective davantage marquée par le béhaviorisme qui voit dans la conduite criminelle un comportement socialement appris et qui témoigne donc d’une forme de mésadaptation sociale (Shamsie, 1981). Ce regain de popularité pour le traitement allait connaître un essor à ce point pertinent, que certains analystes vont évoquer une résurgence du dispositif thérapeutique dans le système pénal (Palmer, 1992).

Cette sortie de crise, dès le tournant des années 1990, permet dès lors d’asseoir avec une nouvelle légitimité l’intervention thérapeutique au sein des institutions pénales. Bien que l’on puisse y déceler un retour en force de l’idéal réhabilitatif tel que formulé au cours des années 1950, ce regain d’intérêt et d’espoir pour le traitement des délinquants se manifeste néanmoins dans un contexte sociopolitique fort différent de celui qui prévalait au cours de la période d’après-guerre. L’environnement à la fois politique et social qui prévaut en cette fin de XXe siècle influence l’articulation du dispositif thérapeutique. La nature des transformations qui s’opèrent dans ce champ particulier de l’intervention pénale seront d’ailleurs interprétées comme étant un nouveau réhabilitationisme (Rotman, 1990 ; Robinson, 1999), marquant ainsi les distinctions fondamentales avec le dispositif thérapeutique tel que mis en place quelques décennies plus tôt. Or l’une des principales transformations qui caractérise le champ pénal au cours de cette période demeure sans contredit l’émergence et la consolidation d’une nouvelle pénologie d’inspiration actuarielle. C’est donc à la lumière de la montée de cette nouvelle pénologie que nous proposons d’analyser ces transformations qui se sont opérées depuis quelques décennies.

3. De la nouvelle pénologie…

Pressentie par certains analystes comme un véritable renversement paradigmatique dans le champ de la pénalité (Feeley et Simon, 1992 et 1994 ; Simon et Feeley, 1995), la nouvelle pénologie serait caractérisée par une autre façon de concevoir le rôle et les fonctions octroyés aux diverses agences du système pénal. Les nouvelles pratiques pénales mises en place à compter du début des années 1980 semblent, en effet, se démarquer des pratiques plus traditionnelles d’intervention, et le discours sur lequel elles s’appuient semble lui aussi faire écho à des préoccupations nouvelles. La logique pénale traditionnelle, orientée avant tout sur la prise en charge individuelle de la personne judiciarisée, serait désormais déclassée au profit d’une intervention pénale prenant pour cible les populations correctionnelles constituées en groupes à risque. Cette nouvelle façon d’appréhender la clientèle des institutions correctionnelles allait dès lors aboutir à la création de nouveaux outils actuariels utilisés pour évaluer et classer ces populations désormais constituées (Bonta, 1996 ; Hollin, 2002). Ces transformations dans la façon de cerner la cible de l’intervention pénale allaient s’accompagner d’une remise en question des missions sociales traditionnellement attribuées aux institutions correctionnelles. La question de la normalisation des conduites serait abandonnée au profit d’interventions avant tout orientées vers le contrôle et la surveillance des individus regroupés en raison des risques qu’ils représentent pour l’institution carcérale et la société. Brillamment illustrée il y a plus de 25 ans par Robert Castel (1981), l’importance accrue de la notion de risque allait ouvrir sur un redéploiement en règle des finalités attribuées à l’expertise clinique classique dans les agences de régulation. L’intervention clinique serait désormais utilisée afin de dresser un profil diagnostique, non pas à des fins thérapeutiques, mais plutôt à des fins de gestion des populations incarcérées. Dans la foulée de ce virage actuariel, les outils statistiques de prédiction se multiplient au détriment des évaluations cliniques plus traditionnelles (Rose, 2002). Reprenant les observations de Feeley et Simon (1994), les nouvelles fonctions du système pénal ne seraient plus tant de réduire les écarts entre l’individu marginal et la norme ambiante, mais plutôt de classer les individus ou les groupes en regard de ces écarts normatifs, sans véritable souci pour les transformations individuelles.

Bien que l’on puisse retracer, sur le plan empirique, de nombreux indices venant appuyer la thèse de l’expansion de la nouvelle pénologie, on doit cependant user de précaution pour ne pas tomber dans le piège des analyses trop rigides et catégoriques (Simon et Feeley, 2003 ; Mary, 2001). On doit effectivement reconnaître que cet engouement pour la gestion des populations n’aurait pas occulté de façon aussi catégorique la fonction de normalisation qui traditionnellement était assurée par les agences correctionnelles. Plutôt que de conclure à la disparition définitive des interventions à portée thérapeutique et réhabilitative, on devrait plutôt évoquer un déséquilibre graduel, mais constant entre une intention de traitement des individus et une de contrôle de populations à risque. Comme le démontrent certaines études canadiennes (Vacheret et al., 1998 ; Hannah-Moffat, 1999), on aurait assisté au cours des dernières décennies à la constitution d’un modèle hybride ou mixte dans lequel la logique actuarielle d’évaluation des risques se manifesterait en parallèle avec un certain regain pour les interventions cliniques plus traditionnelles. La forme la plus évidente de ce mariage idéologique se retrouve dans le nouveau modèle de gestion de la peine mis en place au sein du Service correctionnel du Canada, alors que les détenus sont évalués tant sur le plan des risques qu’ils représentent que sur celui des besoins criminogènes qui devront être comblés dans les différents programmes correctionnels (Vacheret, 2005). L’individu pris en charge par les agences correctionnelles est ainsi assujetti à des interventions visant à la fois la neutralisation des risques et la normalisation de ses conduites. C’est d’ailleurs en analysant les transformations dans la façon dont le système canadien gère les peines privatives de liberté que Hannah-Moffat (2005) en vient à reconnaître l’émergence d’un nouvel objet de l’intervention pénale dans le transformative risk subject, autour duquel le dispositif thérapeutique serait appelé à se redéployer. On peut donc en déduire que l’avènement de la nouvelle pénologie, bien qu’elle ait contribué à repenser l’intervention thérapeutique selon de nouvelles modalités, n’a en rien éliminé de l’horizon pénal ce souci de transformation des individus judiciarisés en citoyens respectueux de la loi.

Les nuances étant précisées quant au caractère trop catégorique de la révolution actuarielle, nous devons toutefois reconnaître que l’émergence de la nouvelle pénologie, bien qu’elle n’ait pas éliminé de façon définitive la fonction traditionnelle de normalisation, a toutefois contribué à ce que s’opère un redéploiement significatif du dispositif thérapeutique au sein du système pénal. Et c’est à une analyse de ces mutations que nous voulons maintenant vous convier.

4. … à un renouveau thérapeutique

Une analyse de l’évolution du dispositif thérapeutique au cours des deux dernières décennies nous permet de discerner trois manifestations qui, à notre avis, témoignent de l’importance des transformations qui s’opèrent dans ce champ. Ces manifestations nous apparaissent d’autant plus significatives, qu’elles renvoient chacune à l’une des trois dimensions qui forment le dispositif thérapeutique. Ces manifestations sont l’importance accrue pour les programmes d’inspiration cognitive (dimension discursive), la multiplication des outils actuariels et statistiques utilisés à des fins d’évaluation clinique (dimension technique) et la responsabilisation accrue des individus qui participent aux programmes (dimension institutionnelle et politique). En nous attardant à tour de rôle à chacune de ces transformations, nous croyons être en mesure par la suite d’alimenter la réflexion sur les enjeux inhérents au redéploiement du dispositif thérapeutique au sein des agences correctionnelles canadiennes.

4.1 La révolution cognitive

Les transformations les plus évidentes en ce qui touche à l’intervention thérapeutique auprès de la clientèle des agences correctionnelles concernent la perspective théorique sur laquelle s’appuient les divers programmes correctionnels. On assiste, et ce, depuis le début des années 1980, à un recul marqué pour la thérapeutique d’inspiration psychodynamique et béhavioriste classique, au profit d’interventions qui s’articulent désormais autour d’un volet cognitif. S’inscrivant dans un courant plus vaste de la psychologie nord-américaine (Cousineau, 1995), les nouveaux programmes d’intervention en milieu correctionnel ont tous en commun de s’inspirer d’une nouvelle conception de l’individu où prévaut l’idée que l’apprentissage et les modes de pensée sont à la source de tout comportement. La révolution cognitive, que certains iront même jusqu’à qualifier de renversement paradigmatique ou d’émergence d’une nouvelle métathéorie dans le champ de la psychologie (Baars, 1986 ; Gardner, 1985), proposera dès les années 1950 un nouveau cadre pour analyser les conduites humaines. Puisant abondamment à la métaphore de l’ordinateur, cette perspective présente la pensée humaine à l’image d’un système complexe de traitement de l’information. La psychologie d’inspiration cognitive s’intéresse effectivement en priorité à la façon dont les individus organisent l’information et se représentent mentalement le monde qui les entoure.

Se limitant au cours des années 1950 et 1960 à un courant essentiellement théorique, le modèle allait connaître une expansion clinique importante dès le milieu des années 1970 (Mahoney et Lyddon, 1988). Stimulé par une multiplication des applications thérapeutiques, le modèle allait dès lors révolutionner la façon d’aborder les troubles de la conduite. On peut entre autres voir dans cet engouement pour la perspective cognitive une manifestation certaine de la démédicalisation de l’intervention auprès des individus considérés comme marginaux. La perspective cognitive permet nettement au clinicien de se détacher des grands principes de la psychopathologie classique (frontière entre le normal et le pathologique, typologies des personnalités, distinction entre causes et symptômes) pour investir de façon importante l’idée des erreurs de pensée qui sont à la source des troubles de la conduite. Les comportements qui étaient jusqu’alors définis comme la manifestation ou le symptôme de traits pathologiques, sont désormais analysés comme le résultat de distorsions ou d’erreurs dans le processus cognitif de traitement de l’information. En endossant cette perspective, on accepte par conséquent de repenser en des termes nouveaux le rapport entre agissements normaux et conduites marginales.

A significant difference between psychological disorders and normal emotional responses is that ideational content of the disorders contains a consistent distortion of a realistic situation. Whereas the normal emotional response is based on reasonable appraisal of the reality situation, the responses in psychological disturbances are determined to a far greater degree by internal (that is psychological) factors that confounds the appraisal of reality.

Beck, 1976 : 75

Cet engouement pour la perspective cognitive se mesure à l’étendue des comportements et des conduites à laquelle elle sera désormais appliquée. Toute la gamme des troubles de la conduite sera, en effet, réexaminée à travers la grille de lecture cognitive, ce qui allait se traduire par la prolifération des techniques d’intervention prenant comme cible les défaillances au plan cognitif. Dans cet esprit, des auteurs tels que Meichenbaum (1977) vont entre autres s’intéresser aux enfants manifestant des troubles de l’attention. Ces troubles sont dès lors considérés comme la manifestation d’une impulsivité qu’il est possible de corriger en établissant un programme thérapeutique axé sur l’acquisition d’habilités cognitives. Dans une perspective semblable, Beck (1976) propose de revoir les troubles dépressifs et de les considérer comme le résultat d’une distorsion dans le processus de filtrage de l’information. Cet auteur insiste tout particulièrement sur le fait que les patients souffrant de dépression ont la fâcheuse tendance à mal sélectionner les informations qui s’offrent à eux, retenant trop facilement les informations à connotation négative et en rejetant les informations à caractère plus positif. C’est ce qui expliquerait que les dépressifs seraient avant tout caractérisés par une perception du monde empreinte de pessimisme et de désespoir. Cette interprétation autorise dès lors l’auteur à décrire la dépression comme une forme de mésadaptation cognitive ou de trouble de la pensée (thinking disorder). De façon plus triviale, on peut résumer le contenu de l’activité thérapeutique à l’apprentissage d’une meilleure façon de penser. Les troubles de comportement ou de l’humeur sont ainsi analysés sur la base d’une série de déficits ou d’excès cognitifs qui devront être corrigés pour parvenir à des transformations comportementales.

Cette perspective théorique allait évidemment être récupérée par les chercheurs s’intéressant de près à la clientèle judiciarisée. À cet égard, contentons-nous de mentionner les travaux mondialement reconnus de Yochelson et Samenow (1976) qui vont inspirer de nombreuses applications cliniques pour traiter les personnes judiciarisées. Leur cadre théorique, s’appuyant sur une importante étude empirique, propose de comprendre le délinquant comme un être caractérisé par un certain nombre de défaillances cognitives (thinking errors or patterns) qui favoriseraient le passage à l’acte. Dans une perspective similaire, on peut aussi souligner les travaux d’une équipe de criminologues canadiens qui vont concevoir, vers la fin des années 1980, une série de projets pilotes s’inspirant d’une approche connue sous le nom de Reasoning and Rehabilitation (Ross et Fabiano, 1985). D’inspiration sans contredit cognitive, cette approche appréhende le criminel comme un individu caractérisé par certains schèmes de pensée et de traitement de l’information.

The major premise of the model is that offender’s cognition, what and how he thinks, how he views his world, how he reasons, how well he understands people, what he values, and how he attempts to solve problems play an important role in his criminal behavior.

Ross et Fabiano, 1985 : 11

Ces différentes théories cognitives allaient rapidement donner naissance à toute une panoplie de techniques et de programmes d’intervention, comme en témoigne, dès la fin des années 1980, les nombreux programmes d’inspiration cognitivo-comportementale au sein du système correctionnel canadien (Andrews et Bonta, 1998). Mentionnons à cet égard la mise en place, dès 1990, du Programme d’acquisition des compétences psychosociales directement inspiré du modèle de Ross et Fabiano. Ce programme correctionnel – le premier à être implanté à l’échelle nationale – se donne pour objectif de combler les déficits cognitifs associés à la propension aux conduites criminelles. S’inscrivant dans la même perspective théorique, les programmes de traitement de la délinquance sexuelle qui seront implantés au Service correctionnel du Canada au cours des années 1980 et 1990 s’appuieront pour la plupart sur un programme clinique dans lequel les distorsions cognitives sont considérées comme la principale cible de l’intervention (Service correctionnel du Canada, 1995 ; Marshall et Laws, 2003). Le virage cognitif s’accentue ainsi de façon importante au cours des deux dernières décennies, à tel point qu’il est presque impossible de trouver un programme de traitement au Service correctionnel du Canada qui ne comporte pas de volet cognitif.

4.2 Les grilles d’évaluation actuarielle

La multiplication des outils actuariels et statistiques utilisés en évaluation clinique, en plus de témoigner de la véritable portée de la nouvelle pénologie, signale l’importance des transformations qui se sont opérées au sein du dispositif thérapeutique au cours des 20 dernières années. Bien que ne représentant que l’aspect technique de l’intervention correctionnelle, ces nouveaux outils de mesure auront un effet décisif sur la façon dont les stratégies thérapeutiques et la cible même de ces stratégies (le délinquant) seront désormais considérées. Les outils utilisés dans le cadre de l’intervention thérapeutique vont contribuer de façon marquante à donner du délinquant à traiter une nouvelle représentation.

L’évaluation des risques que représentent les personnes judiciarisées ainsi que la classification des populations carcérales ne sont pas des préoccupations nouvelles pour les intervenants du système pénal. Comme le signale Watkins (1992), la première tâche assignée aux psychologues du système correctionnel canadien au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale aura été justement de faire passer des tests psychométriques aux détenus dans le but de mieux connaître la clientèle et ainsi exercer une meilleure gestion de la population carcérale. Avant même la mise en place de programmes thérapeutiques, les spécialistes du comportement ont eu pour tâche d’évaluer et de classer les détenus en tenant compte de certains critères individuels. S’inspirant des évaluations cliniques plus traditionnelles où l’expert était appelé à se fier à la fois à ses connaissances théoriques et à son intuition clinique, des efforts ont ensuite été investis afin de réduire le caractère jugé trop discrétionnaire de ces évaluations (Walker, 1993). C’est donc dans un contexte où la discrétion accordée aux différents acteurs du système devient suspecte que de nouvelles techniques d’évaluation d’inspiration statistique vont graduellement remplacer les grilles cliniques plus traditionnelles. Ces différentes grilles statistiques, appelées à répondre à la fois à des impératifs de contrôle et de réhabilitation, se présentent alors comme des outils dont la force réside justement dans cette prétention à l’objectivité mathématique dont étaient privées les évaluations cliniques traditionnelles (Bonta, 1996). C’est ainsi que l’on implantera au Service correctionnel du Canada, dès le début des années 1980, la première grille actuarielle d’évaluation des risques : l’échelle d’information statistique sur la récidive (Nuffield, 1982). Cet outil est alors utilisé exclusivement à des fins de sécurité, mesurant essentiellement la probabilité de récidive des individus pris en charge par les agences correctionnelles.

Les grilles actuarielles, élaborées au départ pour évaluer les risques que représentent les individus du point de vue de la sécurité, vont graduellement intégrer dans leur calcul des facteurs de risques pouvant être appréhendés dans une perspective thérapeutique. De nouveaux facteurs de risques dynamiques seront alors pris en compte dans le processus d’évaluation, ouvrant ainsi la voie à une intervention clinique dont l’objectif serait de modifier les comportements de l’individu en intervenant directement sur les facteurs de risque ainsi identifiés. Cette récupération des grilles actuarielles à des fins thérapeutiques ne sera possible qu’à la condition qu’un glissement théorique et conceptuel se produise autour de la notion de facteurs de risque. La logique actuarielle ayant pour objectif de cerner dans une population donnée les facteurs pouvant représenter une probabilité plus élevée que certains événements se produisent, en l’occurrence ici, la récidive, il faudra que cette notion de facteur de risque puisse être reformulée selon une logique clinique. Cette récupération à des fins thérapeutiques allait dès lors s’appuyer sur un glissement sémantique et conceptuel qui consiste à redéfinir ces facteurs de risques en besoins criminogènes (Ward et Stewart, 2003). Les facteurs qui sont statistiquement corrélés avec le risque de récidive seront désormais considérés comme des éléments sur lesquels la thérapeutique devra intervenir, puisque l’intervention clinique vise essentiellement à neutraliser la propension au crime de l’individu sous traitement (Andrews et Bonta, 1998). L’évaluation des risques de récidive sert à déterminer les besoins du détenu, et donc à fixer les objectifs thérapeutiques. En d’autres mots, un programme de traitement, pour être efficace, doit être en mesure de cerner et de réduire les facteurs pouvant conduire, statistiquement parlant, à une plus grande propension aux conduites antisociales.

En établissant ainsi, sur le plan conceptuel, une filiation théorique entre facteurs de risque et besoins criminogènes, on reconnaît l’apport significatif que peut représenter la logique actuarielle en regard des finalités thérapeutiques du système pénal. C’est donc dans ce contexte que nous assisterons, dès les années 1990, à une multiplication des outils statistiques qui seront mis à la disposition des intervenants cliniques qui oeuvrent dans diverses agences du système pénal (Hollin, 2002). De nouveaux outils actuariels appelés à mesurer à la fois les risques et les besoins des détenus seront dès lors implantés à différentes étapes du parcours correctionnel. C’est le cas entre autres de l’évaluation initiale des délinquants (EID), qui consiste en une évaluation complète et uniformisée du délinquant au moment de son admission (Taylor, 1997). Implantée en 1994 dans le système correctionnel canadien, l’EID est un processus d’évaluation qui intègre toute une gamme d’outils permettant de mesurer à la fois les risques de récidive et le potentiel de réinsertion sociale des détenus, combinant ainsi dans le cadre d’un même procédé des considérations pour la sécurité et des préoccupations cliniques.

4.3 Responsabilisation accrue de la clientèle

En plus des transformations du discours théorique et des instruments cliniques au service de l’intervention thérapeutique, on note également des transformations majeures dans la façon dont l’objet de cette intervention, soit l’individu judiciarisé, sera désormais évalué à l’intérieur du processus thérapeutique. En considérant le dispositif thérapeutique comme un processus de médiation à travers lequel l’objet même de l‘activité thérapeutique se constitue au plan politique, on peut dès lors analyser sous un autre angle la nature des transformations qui se sont opérées dans ce champ au cours des deux dernières décennies. Cette perspective nous permet dès lors d’aborder le thème de la responsabilisation accrue en regard des individus qui bénéficient ou qui participent aux programmes thérapeutiques dispensés dans le cadre de l’intervention pénale.

Contrairement aux programmes thérapeutiques d’inspiration médicale de la première génération (1950-1975), l’intervenant doit désormais compter sur la participation active des bénéficiaires au processus même de la prise en charge. En réaction probablement à une prise en charge institutionnelle associée idéologiquement au providentialisme, on préconise désormais l’idée que la réussite du processus thérapeutique repose sur la participation active et la motivation véritable de ceux qui en bénéficient. Alors qu’autrefois l’autonomie était considérée comme un aboutissement du processus thérapeutique (la thérapeutique comme moyen d’accéder à cette autonomie) elle est désormais considérée comme un instrument devant être déployé dans le cours même du processus de soin. L’autonomie n’est plus l’objectif ultime de l’intervention, mais plutôt un gage de réussite supplémentaire afin de s’assurer que l’intervention débouche sur des résultats satisfaisants. Cet accent sur l’autonomie est particulièrement manifeste lorsqu’on s’attarde à la nouvelle terminologie des programmes de traitement, où l’on rencontre régulièrement des références à l’autoévaluation, l’autodétermination, à l’autocontrôle, l’autogestion et l’empowerment. Le dispositif thérapeutique opère dès lors le virage néolibéral en demandant au bénéficiaire d’endosser un rôle actif dans le processus thérapeutique, abandonnant l’idée traditionnelle selon laquelle le patient était un objet passif, récipient inanimé de soins thérapeutiques (Quirion et Bellerose, 2005). C’est ainsi que de nombreux programmes offerts par le Service correctionnel du Canada, tel que le programme Contrepoint[5], vont miser sur l’acquisition d’habilités cognitives en fonction de la capacité du bénéficiaire à exercer une autosurveillance et une autogestion de ses conduites (Graham et Van Dieten, 1999).

L’importance désormais accordée à la participation active du bénéficiaire n’est pas étrangère à l’engouement pour les thérapies d’inspiration cognitive. Contrairement au modèle psychodynamique qui opérait selon une logique empruntée à l’expertise médicale, les théories cognitives vont plutôt considérer l’individu comme un acteur à part entière qui doit participer au processus thérapeutique orienté sur l’acquisition de meilleures habilités dans le traitement de l’information. Tant sur le plan théorique que clinique, l’individu devient le principal moteur de changement.

One of the cardinal characteristics of the cognitive learning perspective is its view of man as an active element in his own growth and development. He is both a controlled and controlling organism ; a product and a producer of environmental forces.

Mahoney, 1974 : 146

On retrouve sensiblement la même rhétorique dans les théories cognitives de la délinquance, alors que l’on rejette le déterminisme trop rigide qui traditionnellement caractérisait ce champ d’étude. Le délinquant apparaît désormais comme un être qui demeure en plein contrôle de sa destinée, accordant moins de poids aux déterminants sociaux qui l’entourent.

We reject the view that offenders are passive automatons, creatures formed and shaped by some unusual biological defect, driven by some psychological condition ; creatures of ingrained habits hopelessly conditioned by a criminogenic environment, and destined to a life of crime and poverty, unemployment, parental alcoholism and violence and exposure to criminal adults and delinquents peers.

Ross et Fabiano, 1985 : 155

Ces considérations théoriques quant à l’amenuisement du principe déterministe allaient évidemment avoir des répercutions sur la place qui désormais est accordée au bénéficiaire dans le processus clinique de la prise en charge. L’individu qui se retrouve dans le système pénal est désormais considéré comme un acteur à part entière du processus thérapeutique. En octroyant ainsi au bénéficiaire une plus grande autonomie à l’intérieur même du processus thérapeutique, on contribue en fait à décharger plus que jamais la responsabilité de la réussite, et surtout de l’échec du traitement sur les épaules de celui qui y participe. Les transformations récentes du dispositif thérapeutique témoignent ainsi d’une tendance beaucoup plus générale qui caractérise les sociétés modernes avancées, soit celle relative à la reconnaissance de l’individu comme un être autonome et responsable appelé à exercer sur lui-même une régulation autrefois assumée par les institutions traditionnelles de contrôle social (Barry et al., 1996). Autrefois considéré comme un objet du dispositif thérapeutique, on présente de plus en plus l’individu judiciarisé comme un sujet agissant de qui on peut davantage exiger sur le plan clinique.

* * *

Donc, trois manifestations ou tendances qui illustrent l’importance des transformations qui se sont opérées au sein du dispositif thérapeutique au cours de 20 dernières années. Trois manifestations qui renvoient aux différents aspects du dispositif thérapeutique, en l’occurrence les aspects discursifs, techniques et politiques. Enfin, trois manifestations qui témoignent que, bien que le recours à la thérapeutique ne se soit pas complètement dissous dans la nouvelle pénologie, il s’articule toutefois sur de nouvelles assises conceptuelles et pratiques.

5. Le morcellement de l’individu

À la lumière de ces transformations, nous proposons maintenant d’analyser plus en détails l’un des enjeux spécifiques de ce redéploiement à l’intérieur même du dispositif thérapeutique. Cet enjeu réside dans le fait que l’objet principal de l’intervention thérapeutique, soit le délinquant, est redéfini selon de nouveaux critères. Le point nodal de ces différentes transformations étant l’individu à traiter, il importe donc de s’attarder sur les répercussions que cette reconfiguration de l’activité thérapeutique peut avoir en regard de l’objet autour duquel elle s’organise.

Ce projet de recherche sur les nouvelles modalités du dispositif thérapeutique nous a conduits à revisiter un constat posé il y a 30 ans par Christian Debuyst dans un article classique portant sur l’entrée en crise de la psychologie criminelle au cours des années 1970 (Debuyst, 1975). En s’inspirant du constat de Debuyst, nous tenterons d’analyser la nature des transformations qui se seraient manifestées au sein du dispositif thérapeutique à l’ère de la nouvelle pénologie.

Le constat posé par Debuyst, qui nous servira ici de point de départ, peut être présenté de la façon suivante. À l’époque ou l’auteur écrit, la criminologie du passage à l’acte est confrontée à une crise majeure alimentée par la montée de la perspective de la réaction sociale. On y dénonce particulièrement le fait que les objets mêmes de la criminologie clinique, soit le criminel et le comportement délinquant, sont en fait des constructions juridiques et politiques, ce qui rend illusoire toute tentative de saisie objective de ceux-ci. Or, pour surmonter la crise à laquelle elle est confrontée, la criminologie clinique devrait pouvoir redéfinir son objet de façon à ce qu’elle soit en mesure de répondre aux critiques qui lui étaient adressées. Pour y arriver, pensait Debuyst, la criminologie clinique se devait donc de procéder, entre autres, à un élargissement de son objet, ce qui se traduirait par le remplacement de l’objet même de la conduite criminelle (soit la transgression de la norme juridique) par l’idée de comportement ou de situation problématique. Cette posture théorique permettait dès lors à l’objet de la criminologie traditionnelle de subir un élargissement considérable. Le concept même de situation problématique permettrait en effet de saisir un nombre plus important de situations caractérisées davantage par les difficultés pour l’individu de s’inscrire pleinement dans un processus de socialisation, que par des conditions avant tout rattachées au processus institutionnel de la prise en charge pénale. Ainsi défini, le nouvel objet de la criminologie clinique échapperait en partie aux critiques qui lui étaient adressées, tout en permettant une nouvelle légitimité de l’intervention thérapeutique. Cette reformulation de l’objet même de la criminologie clinique aurait ainsi un impact direct sur la façon de concevoir les programmes de traitement, puisque l’objectif même de l’intervention ne serait plus de réduire la récidive, que de fournir les conditions nécessaires à une intégration sociale plus complète. L’objet même de l’intervention thérapeutique ne devrait plus être le délinquant, mais bien l’individu aux prises avec des obstacles et des difficultés d’intégration sociale.

Ce diagnostic et ces recommandations quant à une éventuelle sortie de crise de la criminologie clinique s’avèrent encore aujourd’hui d’actualité, d’autant plus que les transformations actuelles ne semblent pas indiquer cette reconnaissance pour les situations problématiques, mais indiquent au contraire un rétrécissement de l’objet du dispositif thérapeutique. En effet, le dispositif thérapeutique, tel qu’il se déploie aujourd’hui dans les institutions correctionnelles, considère le criminel avant tout comme un individu à risques et complètement déraciné de son contexte social. Le regard clinique, tel qu’il se pose présentement dans le contexte de la nouvelle pénologie, opérerait plus que jamais une certaine forme de morcellement de l’individu. C’est ce qui apparaît entre autres à la lumière de la perspective cognitive qui insiste sur la nécessité de « disséquer » le comportement humain en une multitude d’éléments, ce qui rendrait leur saisie plus facile.

In the self-instructional treatment the child’s behavior pattern is broken down into smaller manageable units to make the subject aware of the chain of events […] that sets off the impulsive and often explosive behavior.

Meichenbaum, 1977 : 104

Le nouveau discours thérapeutique et les différents programmes de traitement qui en découlent, contribuent, en effet, à transmettre une image de plus en plus fragmentée du délinquant. Cette mutation de l’objet même du dispositif thérapeutique pourrait dès lors se lire de la façon suivante : là où autrefois le clinicien exerçait une évaluation psychosociale générale, il pose aujourd’hui un regard qui divise l’individu en une série de facteurs de risque ayant chacun une essence propre. En effet, pour chacun des facteurs de risque identifiés, correspondent des actions thérapeutiques ciblées autour de la réduction du risque de récidive ou de la réponse à des besoins criminogènes. En s’attaquant à chacun des facteurs de risque pris isolément, on est de moins en moins en mesure de saisir l’individu comme un être évoluant dans un contexte social plus général.

Les programmes aujourd’hui dispensés au sein du Service correctionnel du Canada sont organisés à l’image d’un menu à la carte, où chacune des facettes du client sont prises en charge selon une vision fragmentée de l’individu. Cette tendance est particulièrement frappante lorsqu’on s’attarde aux programmes de traitement de la toxicomanie en milieu correctionnel, qui justifient leur intervention du fait que la toxicomanie représente un facteur criminogène significatif. La majorité de ces programmes s’articulent principalement autour de l’apprentissage de techniques de prévention de la rechute (Delnef, 2001). En effet, plutôt que de considérer la toxicomanie comme la manifestation d’une difficulté d’intégration sociale, et donc de miser sur une intervention sociale plus globale, ces programmes abordent les problèmes de consommation sous l’angle d’un déficit des habiletés à répondre aux situations ponctuelles génératrices de rechute. Plutôt que de s’attaquer aux difficultés psychosociales qui seraient à la source de la toxicomanie, on intervient désormais sur l’acquisition de techniques cognitives permettant à l’individu d’évaluer correctement les informations que lui transmet son environnement immédiat. L’intervention se limite ainsi à développer chez l’individu des habiletés cognitives lui permettant d’adopter des comportements mieux adaptés à son environnement et de réagir aux différents obstacles pouvant conduire à une rechute, sans pour autant tenter de remédier aux causes psychosociales plus profondes qui auraient conduit à la toxicomanie.

Cette tendance au morcellement de l’individu est aussi manifeste dans la multiplication des programmes consacrés à la gestion de la colère. L’impulsivité, qui représente ici un facteur de risque en matière de prédiction de la récidive, est traitée dans une perspective coupée du contexte social qui pourtant contribue dans bien des cas au dérapage agressif qui caractérise de nombreux délinquants. On tente d’amener l’individu à mieux contrôler sa colère en lui enseignant des techniques pour mieux répondre aux situations de frustration, mais en faisant abstraction complète du contexte plus global dans lequel ces frustrations peuvent prendre leur source. L’impulsivité n’est donc plus considérée comme un trait de caractère pouvant s’inscrire dans un schème psychosocial plus général, mais comme la manifestation ponctuelle de lacunes cognitives.

De plus, si à cette fragmentation clinique de l’individu telle qu’opérée à travers la prise en charge thérapeutique, on ajoute l’absence de véritables interventions communautaires visant à favoriser un retour moins brusque en communauté, on doit donc reconnaître que l’individu pris en charge par le système pénal est plus que jamais considéré comme un client coupé de son inscription psychosociale (Rex, 2001). Ce qui est en effet ciblé à travers l’action thérapeutique des divers programmes correctionnels, c’est moins le mieux-être général de la personne que la réduction des probabilités de récidive. Le dispositif thérapeutique ne se donne plus pour objet le délinquant pris comme un individu en déficit d’intégration, mais bien les conduites qui représentent une menace pour la sécurité du public. On peut dès lors conclure que la finalité de l’intervention thérapeutique ne consiste plus tant à offrir un traitement à des individus considérés en déficit d’intégration, que de contrôler des conduites qui représentent une menace pour la sécurité publique. Peut-on dès lors continuer de prétendre que le dispositif thérapeutique demeurerait au service d’un idéal réhabilitatif, comme c’était peut-être le cas il y quelques décennies ? Ces remarques nous autorisent dès lors à s’interroger sur la finalité sociale véritablement attribuée au dispositif thérapeutique aujourd’hui déployé au sein des institutions correctionnelles canadiennes.

Conclusion

Bien que dans la foulée de la nouvelle pénologie on ait pu proclamer la disparition de l’intervention thérapeutique, l’histoire récente nous démontre au contraire que cette avenue demeure encore vivante dans les diverses agences correctionnelles. Le recours à la thérapeutique n’est toutefois pas demeuré à l’abri des mutations pénales plus générales qui se sont récemment manifestées. En analysant les transformations qui se sont produites dans les dispositifs thérapeutiques au cours des dernières décennies, nous avons été en mesure de mieux cerner certains enjeux inhérents à la pratique thérapeutique, en particulier en ce qui concerne la constitution même de l’objet sur lequel le dispositif est appelé à s’exercer, soit le délinquant comme individu à traiter. Apparaît dès lors, à l’intérieur de ce dispositif en continuelle évolution, un nouvel objet que représente désormais le délinquant morcelé.

Les implications tant cliniques que politiques qui découlent de ces mutations au sein de la thérapeutique nous apparaissent dès lors fort significatives. On peut y déceler en fait un obstacle majeur à la mise en place d’un programme clinique avant tout orienté vers la reconnaissance de l’individu judiciarisé à titre de sujet socialement rattaché à un contexte et à une expérience de vie. En considérant désormais le délinquant comme formé du cumul de failles et de manquements cognitifs (désignés aussi en termes de facteurs de risque) on perd nécessairement de vue le processus plus général de la socialisation et les facteurs sociaux qui contribuent à rendre certains individus plus vulnérables en regard de la désaffiliation sociale.

Pour illustrer encore davantage cette résistance à prendre en compte le contexte social plus général dans lequel évolue le délinquant, signalons cette citation tirée d’un article sur l’évaluation des meilleures pratiques d’intervention au sein du Service correctionnel du Canada :

(L)es programmes de traitement devraient être axés sur le comportement du délinquant dans un contexte précis. Par conséquent, si le problème réside dans la maîtrise de la colère, le traitement devrait être axé sur la maîtrise de la colère dans le contexte où le délinquant éprouve de la difficulté à maîtriser sa colère. Cette approche remet en question l’efficacité des programmes qui essaient de traiter de façon générale des troubles comme l’impulsivité, l’incapacité de résoudre des problèmes ou la faible estime de soi.

Marquis et al., 1996 : 5, c’est nous qui soulignons

À la lumière de cette analyse, on peut dès lors conclure que les transformations qui se sont produites au cours des dernières décennies dans le champ de l’intervention thérapeutique auprès de la clientèle judiciarisée s’inscrivent dans une tendance accrue au morcellement de son objet d’intervention. Le souhait manifesté par Christian Debuyst, il y a 30 ans, ne s’est donc pas réalisé, puisque que c’est l’inverse qui s’est produit. On doit donc conclure, hélas, que la sortie de la crise du Nothing Works vers la fin des années 1980 fut une occasion manquée de repenser l’intervention pénale à portée thérapeutique comme une réponse aux véritables besoins des personnes judiciarisées.