Corps de l’article

La « police » apparaît comme une administration dirigeant l’État concurremment avec la justice, l’armée et l’échiquier. C’est vrai. En fait, pourtant, elle embrasse tout le reste. Comme l’explique Turquet, elle étend ses activités à toutes les situations, à tout ce que les hommes font ou entreprennent. Son domaine comprend la justice, la finance et l’armée. La police englobe tout.

Foucault, Dits et Écrits, vol. IV, p. 155, en italique dans le texte. Cité dans Hardt et Negri, 2000 : 47

« Bienvenue dans la zone de police de Strathclyde : l’endroit rêvé pour travailler, vivre et investir » (Panneau placé à l’aéroport de Glasgow, Écosse. C’est moi qui souligne.).

Je souhaite soulever dans cet article les questions suivantes : peut-on parler d’un excès de police dans nos sociétés contemporaines ou, plus spécifiquement, d’une police qui aille à l’encontre de la production de liberté et de sécurité, liberté dans le sens de « non-domination » où l’entend la théorie politique républicaine (Pettit, 1997) ? Que signifie, par surcroît, une telle affirmation, et sur quelles bases peut-on se permettre d’avancer qu’un tel contresens existe ? Dans le climat mondial actuel, caractérisé par son obsession de la sécurité (in/security), ces questions peuvent sembler déplacées. Mais il me semble que c’est précisément dans ces conditions de sécuritisation qu’il importe d’insister sur leur pertinence.

C’est dans le contexte de deux tendances intimement liées, discernables dans les relations entre l’activité de police, sécurité et gouvernance civile, que j’explore ces questions. En premier lieu, l’intrication croissante des institutions de police (et du discours sécuritaire) avec divers programmes et organismes gouvernementaux. Deuxièmement, l’avènement de réseaux au maillage plus ou moins lâche constitués d’organisations institutionnelles, commerciales ou bénévoles impliquées dans la gouvernance de la sécurité.

Ces aspects sont révélateurs en ce sens qu’ils s’appuient implicitement sur une conception de la police, dont ils suggèrent même une résurgence, jusqu’à présent plutôt « étrangère » au discours politique anglo-états-unien. Cet usage plus large, européen, du mot police, ou (Polizei) (Knemeyer, 1980), ouvre, déploie en quelque sorte le terme, qui ne renvoie plus simplement à des techniques bien précises de travail sur la sécurité, orientées vers la prévention et la détection des activités criminelles (le sens anglo-états-unien le plus récent), mais bien à une description englobant pêle-mêle ordre, sécurité et bien-être, bref, les conditions générales d’une prospérité stable. Il n’est plus possible ici de distinguer clairement et distinctement entre « police » et « gouvernement », la première englobant toujours plus des activités que l’usage contemporain en était venu à considérer comme constitutives du second, à savoir entre autres : superviser « la religion, la morale, la santé, la provision des biens, les routes, les autoroutes, la construction des villes, la sûreté publique, la culture, le commerce, les usines, les domestiques, les ouvriers, et les pauvres » (Neocleous, 1998 : 432 ; voir aussi Foucault, 1981 ; Pasquino, 1991). Une conception très répandue en France et en Allemagne, du XIIIe au XVIIe siècle (qui donna même naissance à une science, la Polizeiwissenschaft), et qui voyait la police :

Non pas comme une activité négative consistant à maintenir l’ordre et à prévenir le danger, mais comme un programme positif (proche de la notion contemporaine de « politiques ») basé sur la connaissance, qui se comportait alors comme le « fondement du pouvoir et du bonheur des États ».

Rose, 1999 : 24

Ces notions du terme « police » semblent bien archaïques aujourd’hui. Elles nous permettent néamoins de mieux appréhender la relation étroite qui existe entre l’activité policière et la prétention de l’État moderne à offrir un programme général réglementant dans le détail la vie de la population, dans le sens d’une promotion de la tranquillité et de la sécurité, d’une facilitation du commerce et de la communication, et d’une mise en avant de la santé et de la prospérité. Le rôle de la police dans le cadre élargi de ce programme comporte deux facettes. Il est fondateur en ce que l’État moderne s’appuie sur la puissance coercitive latente des forces de police pour offrir et même garantir la routine quotidienne de l’ordre public général, sorte de préalable avant de s’attacher à la poursuite de biens particuliers (commerce, communications, etc.), en somme, l’action policière fournit l’ordre sans lequel il n’est pas de gouvernance territoriale possible. Et plus précisément, à des degrés divers en fonction de l’endroit et du moment, on voit la police se mettre en devoir de collaborer à la génération et à l’application de politiques dépendant normalement d’autres institutions ou organismes, voire soutenir, diriger ou remplacer ceux-ci dans leur rôle de « fournisseurs » de biens et services garantis par l’État.

Nous sommes ici en présence d’une théorie de la police entendue comme élément constitutif à part entière de l’appareil de production et de reproduction de l’ordre politique, mais constitutif aussi de la communauté elle-même. Une théorie qui accorde expressément une place centrale au maintien de l’ordre ou à l’activité policière dans le tableau d’ensemble des programmes gouvernementaux, et qui semble sous-tendre plusieurs tendances récentes de la gouvernance en matière de sécurité, tant au niveau subnational que transnational. À partir de ce constat, l’argumentation que j’entends étayer dans cet article se présente comme suit : premièrement, je décris plusieurs exemples contemporains qui s’inscrivent de manière plausible dans cette conception du complexe police-sécurité-gouvernement. J’évalue ensuite un certain nombre d’explications récentes de l’avènement des réseaux de police multisite, de leurs pratiques et effets, et j’élargis cette évaluation à nos modes de gouvernance de plus en plus « sécuritisés ». Enfin, je me penche sur les implications normatives de tels réseaux de sécurité, considérées, en gros, du point de vue sociologique, comme bien public. J’avance que la contribution des réseaux de police à un système de gouvernance de la sécurité équitable, démocratique et coordonné (et en ce sens, à la liberté conçue comme non-domination) requiert à la fois une insistance sur les frontières entre police et gouvernance, et une reconnaissance des limites de la logique policière comme moyen de création d’environnements sûrs[1].

L’activité policière comme gouvernance civile : quelques exemples

Je commencerai, sur le plan descriptif, par examiner certaines occurrences de deux orientations connexes qu’il me semble pouvoir discerner dans le champ de la gouvernance de la sécurité : l’imbrication de plus en plus étroite entre, d’une part, les programmes et agences gouvernementales et, d’autre part, les institutions policières et leur discours sécuritaire ; ainsi que l’émergence de réseaux de sécurité composés aussi bien d’institutions étatiques que d’organisations et d’acteurs civils. La nature de cette imbrication et des relations qui en résultent à l’intérieur des réseaux varie dans le temps et l’espace, comme je le montrerai plus loin. On pourra néanmoins considérer les cas suivants à titre de variantes représentatives de ces processus jumeaux :

  • Community policing / police de résolution de problème. La police de communauté, ou de proximité (community policing) s’est forgé une réputation quasi mondiale ces dernières décennies, sans parler de la chaleureuse rhétorique officielle qui l’entoure (Skolnick et Bayley, 1988). Si les stratégies et techniques regroupées sous cette étiquette bien commode sont certes des plus variées, elles ont en commun toutefois la recherche d’une meilleure intégration de l’action policière dans le processus local de gouvernance des relations sociales. Ceci s’exprime a minima sous la forme de politiques tendant, au sein de localités données, à redorer le blason des forces de police, en restaurant leur réputation exemplaire de présence et de dévouement favorisant le lien communautaire. Plus ambitieuse encore, on s’en souvient, était l’approche de John Alderson (1979), qui tenta de proposer le concept d’une police se faisant championne du civisme local, en première ligne du combat pour « l’activation du bien » au sein de la communauté. N’oublions pas la montée récente de la notion de « police de résolution de problèmes (PRP) » (Goldstein, 1990), qui conçoit la police non comme une force réagissant bon gré mal gré aux crimes et désordres se produisant ici ou là, mais bien comme une institution engagée de manière proactive avec d’autres dans la recherche de solutions globales à des problèmes profondément enracinés, et dont la criminalité n’est jamais qu’un symptôme.

  • Partenariats dans le domaine de la sûreté urbaine. L’émergence de ces partenariats s’est faite sous les formes les plus diverses ces dernières décennies, dans des contextes juridictionnels eux-mêmes hétérogènes. On en retiendra trois dans un premier temps. Premièrement, ceux dont l’objectif principal est une meilleure coopération entre la police et les autres agences gouvernementales. C’est le cas en Grande-Bretagne avec le Crime and Disorder Act 1998, par exemple, qui accorde à la police, en collaboration avec les autorités municipales et diverses agences régionales, un rôle stratégique de premier plan dans la gouvernance locale de la lutte anticriminalité, comprenant en particulier la coordination et le déploiement d’un certain nombre de mesures qui visent le maintien de l’ordre. Deuxièmement, les partenariats fondés principalement, voire uniquement, sur les agences commerciales, comme les Business Improvement Districts ou la surveillance de « propriétés privées de masse[2] ». Il arrive à l’occasion, dans ce contexte, que des institutions non gouvernementales utilisent des ressources publiques, par exemple, en « achetant » les services de policiers pour une période donnée. Enfin, on trouve, soit l’utilisation par des acteurs institutionnels (généralement les forces de police) de citoyens dans des activités « responsables » de lutte contre la délinquance (par ex., l’autosurveillance du voisinage ou neighbourhood watch), soit la tentative par ces mêmes institutions de contrôler/coordonner des « réseaux » de fournisseurs locaux. On pourrait citer comme exemple récent de cette dernière démarche la création en Angleterre et au Pays de Galles, sous le parapluie de « famille élargie de la police », des Police Community Support Officers, policiers chargés des relations directes avec la communauté (dans le but de concurrencer les sociétés privées), ainsi que l’exécution de plans destinés à permettre aux forces de police la formation et l’accréditation d’opérateurs commerciaux (l’idée étant de mettre le marché de la sécurité sous le contrôle de la police publique).

  • L’activité de police et la sécurité dans l’Union Européenne (UE). N’oublions pas toutefois que les réseaux de ce type ne se trouvent pas circonscrits au niveau subnational. Les dernières décennies ont également vu l’élargissement d’une capacité policière des plus robustes au sein de l’UE. On notera plus particulièrement dans ce domaine : i) une expansion considérable de l’activité intergouvernementale et supranationale visant à faire de l’UE une zone de « liberté, de sécurité et de justice » ; ii) une extension et un renforcement des réseaux professionnels de traitement des questions de justice et de criminalité dans toute l’Europe, avec, entre autres, la création d’une « (task force) des chefs de police de l’Union Européenne », les « jumelages » entre forces de police des États membres et celles des nouveaux adhérents d’Europe de l’Est, ainsi que le lancement du Collège européen de police ; iii) la mise en place d’Europol comme canal « d’échange d’information et de renseignement », mais aussi moyen de coordination d’enquêtes transfrontalières en réponse à une criminalité elle-même transnationale ; et iv) une série d’arrangements bilatéraux et multilatéraux entre les forces de police des différents États membres, destinés à faciliter le partage d’information et de coopération opérationnelle « sur le terrain » (voir den Boer et Wallace, 2001 ; Loader, 2002 ; Walker, 2003). Il convient de mentionner aussi dans ce contexte les efforts actuels de l’UE pour initier et coordonner les stratégies de prévention de la délinquance et de sûreté urbaine au sein des États membres (voir den Boer et Peters in van der Vijver et Terpstra, 2004).

Police dispersée, gouvernance sécuritaire

Ces exemples montrent, en s’interpénétrant, comment l’activité policière conçue comme étroitement liée à d’autres programmes de gouvernement, eux-mêmes de portée plus large, peut éclairer le sens des pratiques policières de la modernité tardive. On en déduira trivialement dans un premier temps la nature des connexions entre l’État et une multitude d’activités de police, qui pour la plupart ne sont pas immédiatement liées au déploiement d’une quelconque forme de coercition physique (encore que la capacité à faire usage d’une force non négociable conforte la police dans la plupart de ses missions). Mais plus largement, cette conception de l’action policière en tant que forme de gouvernance civile semble en parfaite harmonie avec certaines transformations contemporaines importantes, ou en tout cas récemment considérées comme telles, de la nature même du pouvoir et de l’autorité (Dean, 1999 ; Rose, 1999) ; elle conçoit la police comme un agent actif dans la construction d’un ordre politique libéral. Essayons donc, en revisitant les illustrations esquissées dans la première partie, d’examiner plus en détail deux de ces glissements.

Penchons-nous, dans un premier temps, sur le glissement d’une conception hiérarchique et jacobine de la sécurité, essentiellement basée sur l’action policière, sécurité orientée vers le bien-être des sujets au sein de l’État-nation (O’Malley et Palmer, 1996), vers une forme dispersée « d’autorité à distance » faisant appel à un renouvellement des acteurs, des technologies et des connaissances. On mobilise beaucoup ces derniers temps la métaphore du « réseau » pour qualifier tant la gouvernance (Rhodes, 1997) que la sécurité (Johnston et Shearing, 2003), et tirer quelque enseignement de ce passage à une autorité multisite. De ce point de vue, et en empruntant une autre métaphore, nautique celle-là, introduite par Osborne et Gaebler (1992), l’État est passé du rôle de « rameur » (le niveau de base où il assure la prestation de services de police) à celui de « barreur », il s’agit cette fois d’élaborer le cadre stratégique global au sein duquel les réseaux d’acteurs institutionnels, commerciaux et bénévoles devront opérer. On peut également qualifier ce mouvement de passage de l’« autorité » à l’« ordonnancement » (Hardt et Negri, 2000 : 123).

Nous touchons ici à un point épineux : dans un réseau de sécurité, aucun noeud ne peut se prévaloir a priori d’une autorité sur le réseau lui-même (Johnston et Shearing, 2003 ; Loader et Walker, 2004). En d’autres termes, rien ne garantit que l’État conserve la capacité de diriger – la chose est totalement empirique. Il existe bien évidemment des cas où l’État conserve cette prérogative, et, à cet égard, les nouveaux réseaux de sécurité sont loin de révolutionner les vieux modèles de policiers basés sur l’appareil d’État, si ce n’est en fournissant l’appoint de citoyens « actifs », comme dans le cas du neighbourhood watch. On constate un changement plus radical dans d’autres domaines, comme la surveillance au sein des entreprises ou dans leur environnement, les Business Improvement Districts, où l’on peut dire que ce sont les agents commerciaux qui assument la direction des opérations (cela bien que le marché lui-même n’existe que grâce aux lois qui l’ont autorisé). De fait, dans bien des cas la métaphore du réseau semble déplacée pour qualifier le marché de la sécurité commerciale : les connexions, la coordination entre les divers acteurs ne sont pas de nature à leur conférer le statut de « noeuds » constitutifs d’un « réseau ». Inversement, on peut voir à l’occasion la police publique tenter de réaffirmer la prééminence décisionnelle de l’État. Certaines actions récentes dans le but de créer une « famille policière élargie » en Angleterre et au Pays de Galles en sont un bon exemple (Home Office, 2001 ; Blair 2002). Partant du constat qu’elle a perdu le monopole des patrouilles, la police nationale cherche en l’occurrence de nouvelles façons non seulement d’utiliser son capital culturel en attirant le chaland (ici, les autorités locales) avec une offre « d’agents de police chargés de la sûreté locale[3] », mais encore de se mettre en avant comme seul régulateur possible d’une multitude de « figures de l’autorité liées à la police » (Home Office, 2001 : 90). Dans cette vision des choses, la police ne constitue plus un simple noeud, mais bien un centre nerveux (hub) de ces « partenariats pour le renouveau du sens civique » (Home Office, 2001 : 35).

On connaît l’idée selon laquelle ces réseaux pluriels seraient le produit, entre autres, d’une croissance de la « propriété privée de masse » (Shearing et Stenning, 1983 ; Jones et Newburn, 1998) et d’une incapacité de l’État à satisfaire les exigences de citoyens apparemment insatiables en matière de sécurité (Loader, 1999). Dans cette optique, il ne s’agit plus alors du remplacement de l’État par d’autres formes institutionnelles, mais de son repositionnement au coeur des nouveaux mécanismes de gouvernance de la sécurité. Ce qui suppose un glissement au moins partiel, partant d’institutions policières faisant plus ou moins « du social » pour aboutir à une multitude de réseaux de sécurité spécialement dédiés à « l’ordre communautaire » auquel chacun d’entre eux contribue spécifiquement. Mais ces réseaux signalent aussi un éloignement de la notion de service public politiquement constitué vers de nouvelles formes de « gouvernement privé » assujetti aux seuls mécanismes du marché, et vers une typologie nouvelle de gouvernance dispersée, ayant pour vocation de bâtir des communautés (voire des individus) conformes au modèle sécuritaire.

Ces mécanismes multisites pour dispersés qu’ils soient coexistent toutefois avec de nouvelles « extensions » et « appariements » (« extensions and couplings » ; Rigakos, 2002 : 42) unissant police et divers organismes gouvernementaux. Phénomène qui s’étend, comme nous l’avons vu, tant au niveau subnational que transnational, et confère une position centrale assez neuve à la question ou au problème relié à la sécurité dans l’activité des gouvernements. En d’autres termes, au moment même où la gouvernance se disperse au fil de réseaux regroupant une multitude d’acteurs, institutions policières et gouvernementales n’ont de cesse de réaffirmer à la fois leur capacité et leur légitimité à traiter la question de la sécurité. Et s’il est indéniable que ce processus naisse généralement en réaction à des menaces « réelles » (encore que difficiles à quantifier) envers l’ordre et la sécurité, ses voies n’en restant pas moins opaques voire impénétrables, sans réel contrôle extérieur et marquées par une furieuse tendance à l’expansion.

Au niveau subnational, nous pourrions employer plus ou moins les mêmes termes pour qualifier la popularité récente de la police de résolution de problèmes, en ce sens qu’elle attribue aux policiers un rôle sans cesse élargi de « managers urbains » cherchant à diriger ou coordonner la lutte « à la racine » contre la délinquance et les troubles à l’ordre public. Il n’est pas incongru de mentionner ici les multiples facettes de la fonction policière telle que l’envisage le Crime and Disorder Act britannique de 1998. On y trouve : i) la formation de « partenariats statutaires de lutte contre la criminalité », lesquels confèrent à la police, en collaboration avec les autorités municipales et d’autres agences, une fonction stratégique prééminente dans le domaine de la gouvernance locale en matière de criminalité ; ii) des mesures diverses et variées, concernant par exemple le comportement antisocial (anti-social behaviour orders) ou les plans locaux de couvre-feu pour les enfants (local child curfew schemes), exigeant des policiers à la fois une présence stratégique dans l’élaboration et la supervision, et un déploiement actif de leurs ressources propres afin de faire respecter lesdites mesures, ce qui a souvent pour effet de rendre bien floues, voire de transgresser purement et simplement tant les frontières entre institutions que les limites du droit commun comme pénal ; et iii) certains aspects de la législation, mesures de contrôle éducatives des jeunes enfants (child safety orders), équipes d’aide aux jeunes délinquants (youth offending teams), partenariats de lutte contre la délinquance (de nouveau), où l’on attend de la police soit qu’elle fournisse des informations permettant l’activation de mesures axées sur l’assistance sociale, soit un partage actif d’information avec le système judiciaire ou les services sociaux. L’un dans l’autre, on débouche sur l’attribution à la police d’un rôle diffus et multiforme de création, d’administration et de mise en oeuvre de gouvernance civile. Un rôle certes riche de potentiel dans des conditions appropriées, mais qui n’est pas sans risque et pourrait même se payer, en ce qu’il engendre notamment une tendance à considérer le « renouveau civique » à travers le seul prisme police/sécurité, lequel pourrait en fin de compte s’avérer néfaste au bien public.

Les extensions et appariements de ce type apparaissent de manière évidente à travers toute l’Europe, faisant fi des frontières dans le domaine de la gouvernance de la sécurité. Évidence qui procède pour partie d’une analyse purement quantitative de l’activité intergouvernementale déployée actuellement sous l’égide de la commission Justice et affaires intérieures, activité comparable dans son échelle à celle qui précéda le lancement du Marché unique en 1992. La densification des réseaux formels et informels entre élites policières européennes en fait foi, comme on l’a déjà vu, tant sur le plan décisionnel qu’opérationnel, ainsi qu’Europol et les liens tissés entre forces de police d’Europe occidentale et orientale. On notera également la confusion de plus en plus prégnante des fonctions militaires et policières, au coeur des États-nations mais aussi entre eux, par suite de la déclaration de « guerre contre le terrorisme », dans le sillage du 11 septembre 2001. Il va de soi que l’UE n’est pas seulement une communauté de la sécurité. Mais on peut avancer que le langage et la logique sécuritaire (impératif, émergence, exception) permettent aujourd’hui non seulement de véhiculer la notion d’une UE se voulant une communauté politique, mais encore de légitimer le projet européen aux yeux de citoyens souvent hostiles ou indifférents.

Ce n’est pas tant sur la dispersion de la fonction policière, presque son transfert du secteur public au privé, qu’il faut focaliser ici, mais bien plutôt sur l’émergence d’une gouvernance multipolaire au-delà des seuls pôles de l’État. Ce changement porte en lui le germe d’une sécurité servant à étayer la légitimité gouvernementale et forger de nouvelles formes de communauté politique (on pourrait parler de « nouveau contrat sécuritaire »). Il est sous-tendu par une forte propension à la « sécuritisation » de la vie sociale, quand l’exception devient la norme. Et il menace de nous forger une subjectivité collective et individuelle fortement marquée du sceau de conceptions et pratiques sécuritaires conçues comme centrales dans l’ordre politique.

Frontières et limites : vers une reconfiguration de l’activité policière comme gouvernance

Les héros intellectuels du community policing […] sont coupables d’une vision de la liberté insuffisamment théorisée ; c’est bien légèrement qu’ils chantent les louanges de la fonction de maintien de l’ordre de la police. Rien ne permet de savoir clairement (par manque de théorie) où se termine un maintien de l’ordre souhaitable et où commence la reproduction néfaste de ce même ordre.

Braithwaite, 1992 : 17

En guise de conclusion, j’aimerais considérer, dans une veine normative, les implications de ces diverses tendances (ainsi que leur conception expresse et implicite du complexe police-gouvernement) sur la sécurité, entendue, « en gros », du point de vue sociologique, comme un bien public. Poser la sécurité (c’est-à-dire la promesse, aujourd’hui et demain, de la paix civile) en ces termes, c’est admettre que celle-ci est irréductiblement sociale. Dans cette optique, elle est inséparablement mêlée à la texture des relations sociales, inexorablement le produit de notre relation aux autres, quelque chose de profondément lié à la légitimité et à l’autorité du pouvoir public. Il s’ensuit que l’idée même de sécurité privée n’est guère qu’un oxymore, dans la mesure où celle-ci ne saurait être produite par des individus en tant qu’individus. C’est ce qui doit nous amener, je m’en suis expliqué ailleurs (Loader et Walker, 2001 : 25-9), à penser que l’État se doit de tenir encore et toujours un rôle de premier plan dans la gouvernance (provision/réglementation) du champ de la sécurité – à tout le moins parce qu’il est le plus à même de véhiculer une police équitable et démocratique, seul susceptible de cultiver et protéger les libertés tant positives que négatives de tous les citoyens.

Au regard des développements discutés dans cet article, seul l’État possède les connaissances et l’expertise nécessaires pour « orienter » la prestation de services dans les diverses formes de police envisagées (publiques et privées confondues), pour coordonner les relations des institutions policières avec les autres autorités gouvernementales (ainsi que la fourniture d’autres biens et services publics), et pour empêcher que le paysage institutionnel toujours plus complexe dans ce domaine ne débouche sur un système bureaucratique en situation d’autocontrôle, fonctionnant en circuit fermé, opaque et sans réaction à son environnement public au sens large. L’État possède en particulier la faculté d’amener une cohérence réflexive et certaines formes de contrôle démocratique aux réseaux interorganisationnels et aux configurations politiques de tous niveaux où se situe désormais la police, et constitue à ce titre un préalable indispensable pour une activité policière équitable et efficace.

Encore faut-il que certaines conditions soient réunies, ce qui semble loin d’être le cas pour l’instant. Deux d’entre elles semblent particulièrement pertinentes.

La première touche aux frontières entre police/sécurité et les autres sphères de l’activité gouvernementale. Dès lors que la police oeuvre comme un agent de gouvernance civile en s’intégrant chaque jour davantage à d’autres mécanismes et programmes gouvernementaux, il importe de veiller à ce que les questions de politique publique ne soient pas systématiquement influencées par le discours sécuritaire, voire assujetties à tel point que non seulement l’efficacité, mais encore la finalité de certaines autres institutions ne s’en trouvent érodées. Les dangers d’une telle situation, qu’avec Waever (1996) nous pourrions appeler la « sécuritisation » de la vie sociale, sont de tous ordres. Ils touchent pour partie à la capacité et l’expertise : connaît-on vraiment les limites empiriques acceptables d’une pénétration policière de l’appareil d’État et de la société civile, autrement dit, de façon normative, la police n’a-t-elle pas tendance à étirer son champ d’action jusqu’à toucher à des domaines d’activité où elle ne saurait prétendre à « plus d’autorité légitime que le citoyen non-expert » (deLint, 1997 : 260) ? On songe ici également à des problèmes voisins comme les opérations policières se déroulant dans des sphères dépourvues de structures de contrôle, ou alors des plus obscures (Rhodes, 1997 ; Crawford, 1997), ou la logique policière colonisant chaque jour davantage l’appareil d’État jusque dans ses infrastructures. Dans tous ces cas, c’est le même danger qui est tapi dans l’ombre : voir les « impératifs » associés au simple mot de « sécurité » prendre le pas sur d’autres valeurs sociales de base, d’autres objectifs fondamentaux (libertés, droits civiques, vie privée, règles de contrôle) avec lesquels ils sont engagés dans un inéluctable mouvement de balancier.

Seconde condition : définir les limites de l’action policière en tant que moyen de satisfaire la demande d’ordre, d’une part, et comme instrument de production de paix civile, d’autre part. C’est précisément une théorie de ces limites qui manque trop souvent aux pratiques et mentalités sécuritaires décrites dans cet article. On trouve, par exemple, dans les initiatives mentionnées précédemment pour « élargir » la famille policière en Angleterre et au Pays de Galles, un souci constant de savoir comment (sans trop se poser de questions) satisfaire la demande du public en matière d’action policière ; en revanche, on ne se préoccupe guère de découvrir si vraiment c’est en termes policiers que l’exigence de sécurité sera satisfaite au mieux. En l’occurrence, on peut considérer que ces propositions constituent une réponse raisonnable à une mauvaise question (comment allons-nous satisfaire la demande du public en matière d’action policière ?), au lieu de s’attaquer à une question plus progressiste, à savoir comment traiter cette demande de manière posée, par une gouvernance adaptée ? Plus généralement, il faut bien admettre que les reconfigurations en cours dans le domaine de la police et de l’activité policière font peu de cas des menaces inhérentes à une réaction exclusivement policière aux problèmes de « sécurité », qui risquent par exemple de : i) dépolitiser les problèmes de fond, emballés bien proprement dans la rhétorique de l’impératif et de l’exception, ii) déplacer les solutions de rechange pour l’appréhension et la réponse au problème de l’ordre public, et iii) exacerber l’inquiétude publique en matière de criminalité, durcir les lignes d’affiliation et de division préexistantes, et interférer avec la gestion négociée des conflits sociaux. Comme le note Adam Crawford (1997 : 274) : « La criminalité est probablement le dernier des problèmes sociaux sur lesquels il faudrait s’appuyer pour bâtir des communautés ouvertes, tolérantes et accueillantes. »

Pour résumer, il existe clairement aujourd’hui un danger sous-jacent qui concerne de nombreux développements en cours dans le domaine des services policiers, ainsi que la logique sécuritaire qui les accompagne : voir une pratique qui ne devrait occuper qu’une place marginale, au second plan des relations sociales dans les démocraties modernes, se constituer comme centrale. C’est au vu de cette possibilité qu’il convient de s’interroger d’urgence : peut-on parler d’un excès de police dans nos sociétés ? En d’autres termes, quand peut-on dire que trop, c’est trop ? À quel moment l’activité policière se fait-elle au détriment de la liberté et de la sécurité ?