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En 1985, l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies a pris une décision monumentale en adoptant la Déclaration des principes fondamentaux de justice relatifs aux victimes d’actes criminels et aux victimes d’abus de pouvoir. Influencée par les recherches en victimologie des années 1970 et 1980, qui ont critiqué le manque d’intérêt en justice pénale pour les besoins des victimes, la Déclaration annonce des normes internationales concernant le traitement équitable des victimes d’actes criminels au sein du droit pénal domestique. Selon la Déclaration, les gouvernements doivent améliorer la capacité de l’appareil judiciaire à répondre aux besoins des victimes, comme les besoins d’information, de participation et de réparation.

Après l’adoption de la Déclaration, plusieurs gouvernements comme celui du Canada et celui du Québec ont conféré des droits aux victimes. Cependant, il s’agissait toujours de directives donnant des droits sans force exécutoire. Ainsi, en 1995, dix ans après l’adoption de la Déclaration, quand l’ONU a commandé une évaluation de son application sur le plan domestique, elle a démontré que la mise en oeuvre de la Déclaration était problématique (Groenhuijsen, 1999). Le problème de la mise en oeuvre de la Déclaration n’était pas uniquement un obstacle au droit domestique. Ce problème était tellement flagrant que même l’ONU n’a pas respecté sa propre Déclaration. Après l’adoption de la Déclaration, l’ONU a mis en place deux tribunaux en droit pénal international sans tenir compte des droits des victimes tels que décrits dans la Déclaration. En 1993, l’ONU a créé le Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie et un an plus tard, en 1994, elle a créé le Tribunal pénal pour le Rwanda. Devant ces deux tribunaux, les victimes ne sont que des témoins sans droits procéduraux (Tochilovsky, 1999 ; FIDH, 1999). Ce n’est que lorsque la Cour pénale internationale (CPI) a été créée que l’ONU a respecté la Déclaration en donnant des droits aux victimes. Cette innovation est d’une grande importance pour le droit pénal international ainsi que pour le droit domestique. La CPI est une cour hybride qui combine des éléments de la tradition accusatoire avec ceux de la tradition inquisitoire. Cette cour amène par exemple l’intégration des victimes au sein des procédures pénales non inquisitoires.

Dans ce contexte, l’adoption des droits avec force exécutoire constitue un avancement majeur pour des victimes d’actes criminels. Mais l’intégration des droits des victimes dans la justice pénale n’est toujours pas évidente. Le problème se pose surtout dans des systèmes contradictoires qui sont bâtis à partir de la notion qu’il y a deux parties qui s’opposent devant la Cour – l’accusé et l’État. Comment intégrer des droits des victimes dans un tel système sans saper des droits de l’accusé ? Dans ce numéro de la revue Criminologie, les derniers développements sur le plan international par rapport aux droits des victimes sont examinés.

Le premier article de ce numéro est de Matthew Hall qui examine le problème de l’application des droits des victimes dans plusieurs pays. Pour Hall, le vrai changement n’est pas le pouvoir légal des nouveaux droits accordés aux victimes, mais surtout leur normalisation. Plusieurs pays qui ont une tradition civile, comme la France et les Pays-Bas, connaissent depuis longtemps la partie civile qui donne des droits aux victimes dans le processus pénal. Cependant, la présence de droits ne garantit pas le traitement respectueux des victimes. Après avoir examiné le traitement des victimes dans 22 juridictions européennes, Brienen et Hoegen (2000) ont conclu que le traitement des victimes dans le système pénal dépend moins des lois que des attitudes des professionnels juridiques. Ainsi, le changement d’attitude des professionnels qui travaillent dans le système pénal décrit par Hall est primordial pour la mise en oeuvre des droits des victimes. Selon Hall, nous sommes actuellement témoins d’un changement sur le plan international par rapport aux droits et aux attentes des victimes d’actes criminels au sein des systèmes pénaux.

Un élément important dans la normalisation des droits des victimes est le fait que la Cour pénale internationale a donné aux victimes le droit de participation et de réparation ainsi que celui de représentation légale pendant le processus pénal. La présence d’un représentant des victimes a changé la dynamique devant la Cour en permettant aux voix des victimes de se faire entendre (Wemmers, 2008). Dans son article, Luc Walleyn, lui-même un représentant légal des victimes devant la CPI, trouve que cette représentation juridique est essentielle à la transformation de la justice pénale et à l’inclusion des victimes dans les procédures pénales. À la suite de son expérience devant la CPI, Walleyn est d’avis que les victimes dans les cas individuels, désignés affaires, sont bien représentées. Toutefois, celles qui sont associées à une situation dite générale ne le sont pas. Walleyn conclut que si la Cour tient bien compte des besoins des victimes – ce qui est une amélioration importante par rapport aux tribunaux ad hoc de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda –, elle ne tient pas encore compte des besoins de toutes les victimes.

Même si la CPI a fait des avancées importantes quant à la participation des victimes au processus pénal, Gilbert Bitti souligne que la question de la participation des victimes est un enjeu très débattu à la Cour. Dans son article, il accomplit la tâche monumentale d’étudier toutes les décisions prises par les différentes chambres de la CPI en ce qui a trait à la participation des victimes. Il en conclut que la mise en oeuvre de la participation des victimes par la jurisprudence leur laisse encore un sentiment d’incertitude. Le Statut de Rome est imprécis au sujet des droits des victimes et son interprétation par les acteurs juridiques selon leur propre culture juridique porte à confusion et mène à des contradictions. Ainsi, Bitti plaide pour une codification supplémentaire des droits des victimes afin de leur donner plus de certitude.

Pour Tyrone Kirchengast, le vrai défi consiste à concilier les droits des victimes avec le système contradictoire. Dans son article, Kirchengast étudie l’intégration des victimes dans différents systèmes de la tradition de common law comme celle des États-Unis et de l’Angleterre. Il traite aussi de la Suède qui a un système de tradition civile qui inclut des éléments des procédures contradictoires. Kirchengast conclut qu’il est possible d’intégrer des victimes au sein de ces systèmes malgré leur caractère contradictoire et il prend comme exemple l’introduction d’un avocat pour les victimes dans des pays anglo-saxons. En donnant des droits procéduraux aux victimes, un rôle pour l’avocat de la victime est créé, qui reconnaît la personnalité juridique de la victime en représentant ses intérêts devant la Cour.

Le problème de mise en oeuvre des droits des victimes existe également au Canada et au Québec. Malgré l’introduction des droits des victimes au Québec en 1988[1], les victimes se sentent toujours oubliées par le système pénal (Wemmers et Cyr, 2006). L’article de Katie Cyr et Jo-Anne Wemmers démontre que les victimes se tournent vers le système pénal pour retrouver un sentiment de contrôle (empowerment), mais au lieu de leur permettre de le retrouver, le système pénal les confronte à un sentiment d’impuissance. L’origine du problème est l’absence d’un rôle autre que celui de témoin (Shapland et al., 1985). La réalité juridique est telle que les victimes ne sont que des témoins d’un crime contre l’État. Exclues du système pénal, les victimes doivent chercher ailleurs que dans le système pénal la voie pour retrouver un sentiment de contrôle, concluent Cyr et Wemmers.

Même si les victimes souhaitent retrouver un sentiment de contrôle, elles ne cherchent pas à usurper le pouvoir décisionnel de l’État dans le système pénal. Selon des écrits, elles ont besoin d’information et de consultation (Shapland et al., 1985 ; Wemmers et Cyr, 2005). L’article de Jo-Anne Wemmers et Émilie Raymond souligne l’importance de l’information sur les perceptions que les victimes ont de la justice. Le simple fait que la police et le procureur communiquent de l’information aux victimes contribue positivement à leur sentiment de justice. Par contre, quand les victimes ne sont pas avisées des développements dans leur cas, elles trouvent les procédures injustes. Au-delà de ce sentiment d’injustice, cette expérience peut même influencer l’attitude des victimes par rapport au système pénal (Wemmers, 1999). À long terme, une perte de confiance dans le système pénal peut mener des victimes à ne plus porter plainte. D’ailleurs, au Canada, une diminution importante du taux de déclaration des victimes à la police est observée (Wemmers et al., 2010). Le pourcentage des victimes qui indiquent avoir signalé leur victimisation à la police est passé, dans les sondages de victimisation, de 42 % en 1993 à 37 % en 1999, et à 31 % en 2009 (Besserer et Trainor, 2000 ; Perrault et Brennan, 2010). L’information est un moyen important pour rétablir la confiance des victimes dans la justice pénale.

La justice réparatrice est souvent présentée comme une alternative au système pénal qui permet la participation des victimes. Selon les abolitionnistes, la justice pénale est incapable de reconnaître la victime ; en ce sens, la justice réparatrice est un meilleur choix pour des victimes (Roach, 1999 ; Fattah, 1998). L’article de Tinneke Van Camp et Jo-Anne Wemmers rend compte d’une recherche sur la justice réparatrice avec des victimes de crimes violents et graves. Selon les résultats de cette recherche, bien que les victimes veuillent participer à la justice réparatrice et à la justice pénale, il faut également les intégrer au sein du système pénal, il n’est pas suffisant de simplement développer des ressources en dehors de la justice pénale.

L’article d’Estibaliz Jimenez reflète bien la difficulté de respecter les droits des victimes. En 2000, l’ONU a adopté la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée. Cette convention, ainsi que les deux protocoles additionnels qui la complètent, vise la répression et la prévention de la traite tout comme la protection des victimes. En comparaison d’une déclaration qui n’a aucun pouvoir juridique, la Convention oblige les États membres à respecter les droits des victimes. Malgré la force exécutoire de la Convention, les victimes de la traite au Canada sont toujours vulnérables, selon Jimenez. Elle ajoute que bien que le Canada respecte ses engagements légaux, la façon d’appliquer ces mesures a des effets pervers qui peuvent causer une victimisation secondaire. De là l’importance de la normalisation des droits des victimes et du changement d’attitude des professionnels souligné par Matthew Hall.

L’ensemble de ces articles témoigne d’un changement majeur au sein des systèmes de tradition contradictoire. Influencé par l’exemple de la CPI, le droit pénal domestique subit une transformation importante où les victimes se voient accorder un statut véritable dans le processus pénal en vertu de droits statutaires. Maintenant qu’elles ont des droits, elles ont également droit à la représentation légale et à la reconnaissance de leur personnalité juridique. Ce processus est renforcé par l’annonce en mai 2011 par l’Union européenne de directives pour les victimes qui, selon l’annonce, sera suivi d’une législation (Commission européenne, Justice, 2011). De plus, la Société mondiale de victimologie travaille conjointement avec l’Institut international en victimologie (INTERVICT) pour favoriser l’adoption d’une convention concernant la justice envers les victimes d’actes criminels et d’abus de pouvoir[2]. Cette convention obligerait les pays membres à respecter les droits des victimes. À la suite des expériences sur le plan domestique, nous devrons toujours rester vigilants et nous interroger sur l’application des lois et leurs effets sur les victimes.