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Is there an information overload ?

Anderson et Graham, 1980

Dans les réseaux de la sécurité publique, des services sociaux ou de la santé, on assiste depuis une trentaine d’années au développement de lignes directrices ou guidelines destinées à orienter les politiques et les interventions. De telles lignes directrices se veulent de plus en plus « fondées sur des données probantes » ou Evidence Based. L’expression est apparue au cours des années 1970 sous la plume d’Archie Cochrane, mais les principes auxquels elle renvoie ont été posés il y a bien plus longtemps. En effet, tout au long du xxe siècle, des représentants de diverses professions ont défendu une approche de la pratique qui s’appuie davantage sur des données scientifiquement validées et moins sur l’expérience individuelle de l’intervenant, ses préférences théoriques, les traditions orales (ex. : transmises au moyen de la supervision) ou les orientations politiques déterminées par différents ministères.

Or, pour qui voudrait s’en inspirer afin d’éclairer et d’orienter les pratiques, les informations affluent de toutes parts. Il devient quasi impossible d’être à jour. S’intéressant à l’exemple de la communauté biomédicale, Noah (2002) écrit qu’il est très difficile d’identifier les principaux vecteurs de transfert des connaissances dans les milieux professionnels. Au terme d’une analyse de plus de 90 pages, l’auteur conclut à un processus « horizontal » (i. e. entre pairs) de transfert des connaissances par lequel chaque intervenant acquiert et assimile des informations passablement incomplètes et conflictuelles qui lui parviennent quasi quotidiennement par l’entremise de divers canaux.

C’est pourquoi les méthodes qui permettent de synthétiser des connaissances ne cessent de proliférer. Dans un bon nombre de cas, une recension systématique des écrits prépare le terrain à une « méta-analyse », cette démarche statistique qui combine les résultats d’un ensemble de recherches évaluatives et d’essais cliniques indépendants menés sur un problème donné. D’autres fois, elle commande plutôt un bilan basé sur des méthodes qualitatives, qu’il s’agisse d’une synthèse réaliste, d’une synthèse narrative, d’une méta-synthèse ou d’une synthèse méta-ethnographique. Dans tous les cas, il devient difficile de faire publier une recension d’écrits moins systématique, qui procède « de proche en proche » à partir de quelques livres et listes de références. Pour être publiée et lue, une synthèse de connaissances doit désormais utiliser des critères explicites lors de la recherche des documents et de leur sélection. Il faut aussi procéder avec transparence lors de l’extraction des informations importantes. Il est nécessaire, enfin, de respecter un ensemble d’étapes standardisées de manière à ce que quiconque puisse éventuellement reproduire ou mettre à jour la méta-analyse ou la méta-synthèse.

Ces années-ci, on ne compte plus les centres, les instituts ou les groupes qui se consacrent à la synthèse, au transfert et à l’application des connaissances. Il est possible de mentionner, entre autres, la Collaboration Cochrane, la Collaboration Campbell, le National Institute for Health and Clinical Excellence (NICE), le Social Care Institute for Excellence (SCIE), le California Evidence Based Clearinghouse for Child Welfare, les programmes modèles de la SAMHSA (Substance Abuse and Mental Health Services Administration), le Centre for Reviews and Dissemination Evidence for Policy and Practice Information and Co-ordinating Centre (EPPI-Centre), le Centre for Evidence Based Mental Health et les programmes modèles du Center for the Study and Prevention of Violence (Université du Colorado). En matière de prévention du crime, on peut évoquer le Centre international pour la prévention du crime ou l’Institut pour la prévention du crime de l’Université d’Ottawa. L’UCL Jill Dando Institute of Crime Science entend aussi disséminer de l’information Evidence Based en matière de réduction des taux de criminalité. Par ailleurs, plusieurs revues savantes sont désormais consacrées à la publication de données probantes. Mentionnons par exemple : Evidence Based Mental Health, Journal of Evidence Based Social Work, Evidence Based Health Policy & Management ou Evidence & Policy : A Journal of Research, Debate and Practice. Toutes ces revues militent en faveur d’une nouvelle manière, « éclairée par la recherche », d’intervenir, de décider ou d’élaborer des politiques.

En parallèle à l’évolution des modes de synthèse des connaissances, s’est ajoutée une importante transformation des modes de gestion des services. Les gestionnaires et décideurs qui travaillent dans les réseaux de la sécurité publique, des services sociaux et de la santé accordent désormais une grande attention à la notion de « qualité des services ». Ils la considèrent comme un moyen d’améliorer les interventions, tout en maîtrisant mieux les dépenses. Sur une même période couvrant trois décennies, à la notion de synthèse systématique se sont donc ajoutées celles d’efficacité potentielle, d’efficacité réelle et d’efficience.

Toutes ces transformations ne pouvaient qu’interpeller les praticiens, décideurs et politiciens aux prises avec des problèmes de type criminologique. En effet, les auteurs des recensions Cochrane, des recensions Campbell ou des programmes modèles SAMHSA espèrent, règle générale, que leurs conclusions aient des retombées. Sur un ton qui se veut plus indicatif qu’impératif, ils recommandent certains types d’intervention jugés efficaces. Mais, la plupart du temps, ils ne contraignent personne à s’y restreindre comme s’il s’agissait d’une norme.

En général, chaque intervenant, gestionnaire ou politicien fonctionne selon certains schémas qu’il a édifiés à partir d’une orientation théorique préférentielle, prise parfois dès la formation universitaire, parfois plus tard au cours de la carrière. Nombreuses sont les études qui montrent que les intervenants, les gestionnaires ou les politiciens n’utilisent pas forcément les « données probantes » dont ils prennent connaissance. Cela relève parfois des différences qui peuvent se creuser entre les conditions rigoureuses d’étude d’une intervention dite efficace et les conditions « ordinaires » dans lesquelles elle sera quotidiennement mise en place (i. e. efficacité potentielle versus efficacité réelle ; effectiveness versus efficacy). En d’autres termes, efficace ne veut pas toujours dire pertinent, ni réaliste. Par ailleurs, en sociologie médicale, on a commencé à étudier la mesure dans laquelle l’Evidence Based Practice (ci après EBP) engendrait des risques de « déprofessionnalisation » des pratiques au profit d’une plus grande « technicisation ». Ainsi, il y a lieu d’envisager que l’EBP puisse offrir à différents groupes – tels que les familles, les juristes, les gestionnaires ou les groupes de victimes par exemple – de nouveaux leviers pour faire pression, essayer de contrôler les pratiques et les politiques. Il y aurait là, pour les praticiens, de nouveaux motifs de résister à l’implantation des pratiques fondées sur des données probantes. Les agents payeurs (tels que l’État ou les compagnies d’assurances) sont au courant de la pratique fondée sur les données probantes et leurs experts examinent de près les méta-analyses publiées. Il est probable que certains d’entre eux, autant publics que privés, refuseront éventuellement de subventionner ou rembourser certaines interventions qu’ils jugeraient trop peu fondées sur des données probantes.

À notre connaissance, l’ensemble de ces questions n’a été qu’assez peu abordé dans les publications traitant de criminologie. Voilà pourquoi le moment nous semble venu de voir de quelle manière le paradigme de l’EBP a été reçu dans les milieux d’intervention desservant des jeunes contrevenants, des contrevenants adultes, des victimes d’actes criminels ou des personnes présentant des problèmes psychologiques, sociaux et pénaux multiples (ex. : problèmes liés à l’alcool/aux drogues, à l’immigration/au changement de repères culturels, à l’itinérance ou encore à des troubles mentaux graves). Ce numéro thématique de la revue Criminologie discute de la place actuelle des données « probantes » dans différents champs d’intervention. Voici quelques questions qui y sont abordées : a) quelles sont les données probantes dans les différents champs de pratique ? (i. e. méta-analyses, recensions systématiques des écrits ou lignes directrices) ; b) existe-t-il, dans ces champs de pratique, des débats à propos de la validité externe des données probantes ? ; c) ou des réflexions portant sur les défis posés par la mise en application de ces données probantes ? ; d) et sur le plan éthique ou déontologique, comment les intervenants, gestionnaires ou décideurs reçoivent-ils le discours valorisant ces « bonnes » pratiques ?

D’entrée de jeu, Debarbieux et Blaya (Université Victor Segalen Bordeaux 2 et Observatoire International de la Violence Scolaire) examinent l’importance qu’ont prise dans la littérature scientifique les méta-analyses sur l’efficacité des efforts de prévention de la violence à l’école (non seulement la prévention du crime, mais aussi celle des comportements agressifs répétés et plus largement des troubles externalisés). À partir de l’exemple du programme Drug Abuse Resistance Education program in schools, ils soulignent comment la méta-analyse peut aider à déconstruire quelques illusions à propos de programmes dont la recherche a largement montré l’inefficacité. Ils s’appliquent, par ailleurs, à montrer qu’au-delà de cette déconstruction, on a pu repérer des stratégies opérantes, que ce soit par rapport à des actions de prévention primaire, de celles qui portent directement sur tous les élèves qui font partie d’une classe ou d’une école, de celles qui sont dirigées vers des élèves identifiés comme porteurs de facteurs de risque importants ou de celles qui sont réservées aux cas plus lourds. Les auteurs nous rappellent ensuite que toutes les méta-analyses mènent à cette conclusion essentielle : les conditions d’implantation des programmes sont une explication majeure de leur succès ou de leur insuccès. Or, il est évident qu’un programme de prévention de la violence ne peut se mener sans une adhésion des adultes qui y participent et que cette adhésion ne procède pas d’une simple persuasion rationnelle mais bien d’un système de valeurs partagées. En matière de prévention de la violence à l’école, l’évaluation rigoureuse ne sera donc jamais qu’un appui supplémentaire, rationnel, à une décision éminemment pratique et politique. D’où le titre de l’article « Le contexte et la raison : agir contre la violence à l’école par “l’évidence” ».

L’article suivant, rédigé par Trocmé et ses collaborateurs examine de nouveaux modèles de mobilisation des connaissances conçus pour soutenir une utilisation plus systématique de la recherche par les intervenants et les décideurs. Les auteurs (qui travaillent au Centre de recherche sur l’enfance et la famille de l’Université McGill et aux Centres de la jeunesse et de la famille Batshaw) commencent par discuter des limites des modèles traditionnels de diffusion des connaissances. Après avoir distingué les notions de mobilisation des connaissances, échange de connaissances, transfert des connaissances ou application des connaissances, ils résument quelques-unes des recherches qui ont été menées sur les obstacles et les facteurs facilitant l’utilisation de la recherche, notamment dans les secteurs de la santé et du travail social. Suit un bref exposé d’un modèle de mobilisation des connaissances présentement mis à l’essai et évalué aux Centres de la jeunesse et de la famille Batshaw. Pour ce faire, les auteurs décrivent par exemple les consultations qui ont été mises en place auprès du personnel au moment de définir six indicateurs de résultats des services (la récurrence de la maltraitance, les retards scolaires, les taux de placement, les déplacements d’une ressource à une autre, la durée des soins et la participation d’un tribunal). Puis ils illustrent tout le potentiel de ce nouveau dispositif de mobilisation des connaissances en présentant quelques résultats à propos de la récurrence des placements. Bien que de tels partenariats (organismes et universités) soient essentiels dans une stratégie de mobilisation des connaissances efficace, ils ne sont pas en soi un objectif, concluent les auteurs. Car pour eux, l’objectif de la mobilisation des connaissances consiste plutôt à utiliser la recherche pour aider les décideurs à choisir les programmes et les politiques les plus efficaces.

Un des champs d’intervention auquel le plus grand nombre de méta-analyses et de recensions systématiques des écrits ont été consacrées est sans doute celui des interventions en milieux correctionnels. Le troisième article en discute. Cortoni et Lafortune (École de criminologie de l’Université de Montréal) rappellent d’abord les nombreux travaux canadiens qui se sont inscrits dans la perspective « risque-besoins-réceptivité », ainsi que les grandes conclusions qui émergent de ces travaux : les traitements correctionnels fondés sur des données probantes sont généralement ceux qui s’appuient sur un modèle psychosocial du comportement criminel, qui préconisent les approches cognitivo-comportementales, qui tiennent compte des facteurs de réceptivité chez les délinquants et qui sont implantés par un personnel clinique adéquatement formé ayant à sa disposition les ressources suffisantes, notamment du soutien et de la supervision clinique. Une fois que ces conditions sont réunies, il est possible d’intervenir de manière efficace auprès des personnes criminalisées, qu’il s’agisse d’hommes ou de femmes, d’adolescents ou de groupes minoritaires et que le contexte soit institutionnel ou communautaire. Dans cet article, trois questions souvent négligées relativement à la réhabilitation du délinquant sont aussi examinées, à savoir la nécessité de prendre en considération les enjeux de la motivation chez les personnes criminalisées, l’importance des compétences, des attitudes et des conditions de travail du personnel, ainsi que la nécessité de documenter et d’évaluer continuellement les pratiques de réhabilitation. En conclusion, les auteurs rappellent que les systèmes correctionnels coûtent cher (ex. : le Rapport du SCC sur les plans et les priorités 2007-2008 [Canada, 2007]), et que leurs ressources sont généralement attribuées par des organismes gouvernementaux. Dans ce contexte, et en dépit des meilleures intentions, les gestionnaires de services correctionnels risquent de ne pas avoir l’autorité suffisante pour allouer un financement approprié au traitement des délinquants. Pourtant, les données probantes pèsent lourdement en faveur de l’évaluation du risque et de la gestion clinique des délinquants, y compris de la prestation des services d’intervention appropriés.

De leur côté, Perreault, Perreault, Withaueper et Malai (Département de psychiatrie de l’Université McGill, Médecine sociale et préventive de l’Université de Montréal, Institut de recherche de l’Hôpital Douglas et Direction de la santé publique Montréal) traitent du défi que représentent le traitement et la prévention des troubles concomitants sur la base de données probantes. Ils nous rappellent qu’au cours des vingt dernières années, au Canada et aux États-Unis, la forte prévalence des troubles concomitants de santé mentale et de toxicomanie a suscité un intérêt croissant, tout spécialement à l’égard des traitements. Les réseaux de services en toxicomanie et en santé mentale s’étant développés en parallèle, la manière d’intégrer les différents traitements est devenue un enjeu important des meilleures pratiques d’intervention. Comme ces pratiques ont surtout été développées pour les clientèles souffrant de troubles graves et persistants de santé mentale, qui sont les moins aptes à négocier les services qu’elles requièrent, le modèle d’intégration des services dispensés par une seule équipe s’est imposé comme étant la pratique fondée sur des données probantes. Or, selon les auteurs, en ce qui a trait aux autres clientèles, la pertinence de cette orientation mérite d’être questionnée. En effet, tant dans le domaine de l’intervention que dans celui de la prévention, les études courantes indiquent que les interventions impliquant plusieurs milieux sont les plus efficaces. Dans ce contexte, les signataires de l’article proposent une avenue qui pourrait permettre de développer des approches plus efficaces et efficientes. Il s’agirait pour eux de poursuivre la recherche en examinant l’arrimage possible de l’expertise développée sur les traitements à l’expertise développée dans le domaine de la prévention, et ce, tout spécialement auprès des clientèles à risque.

Le sixième article (« Pourquoi pas la prévention du crime ? Une perspective canadienne »), rédigé par Lisa Monchalin, doctorante à l’Institut pour la prévention de la criminalité de l’Université d’Ottawa, s’inscrit dans la continuité des travaux d’Irwin Waller. L’auteure donne tout d’abord un aperçu des travaux scientifiques qui portent sur les programmes de prévention du crime, ainsi que sur leur mise en oeuvre. Elle insiste sur le fait que les évaluations scientifiques de projets de prévention qui contrecarrent des facteurs de risque montrent souvent qu’ils sont plus efficaces à réduire le crime que les réponses habituelles de la justice pénale. Dans la deuxième partie du texte, Monchalin affirme qu’entre de nombreux experts, il existe un consensus quant à la meilleure façon d’implanter des programmes de prévention. Cette approche implique que différents paliers de gouvernement puissent mobiliser des organismes gouvernementaux, eux-mêmes luttant de manière systématique contre des facteurs de risque. Elle suppose qu’on commence par diagnostiquer les lacunes, puis dresser un plan d’action pour les combler, fournir un effort rigoureux pour implanter un programme et, finalement, mettre en place une évaluation. Or, malgré les recommandations de comités parlementaires et d’un nombre croissant d’experts, la prévention du crime n’est pas encore arrivée à jouer le rôle prépondérant qu’elle pourrait jouer au Canada. Au contraire, écrit l’auteure, au Canada la prévention du crime reste dominée par les mesures de justice pénales traditionnelles, qui sont pour la plupart réactives et non pas proactives. Dans ce contexte assez difficile, elle estime que la situation en Alberta pourrait offrir quelques espoirs. En effet, la politique récente annoncée par cette province suggère quelques avenues par lesquelles les résistances à une prévention efficace du crime pourraient éventuellement être surmontées.

Lafortune, Meilleur et Blanchard (École de criminologie et Département de psychologie de l’Université de Montréal), quant à eux, s’intéressent aux recensions Cochrane qui traitent de l’efficacité des interventions de type criminologique. Après avoir très brièvement retracé l’histoire de la médecine fondée sur des données probantes, des travaux d’Archie Cochrane à ceux de David Sackett, les auteurs rappellent combien cette démarche repose sur une appréciation de la qualité scientifique des résultats des « essais cliniques ». En termes de crédibilité, les résultats qui proviennent d’essais randomisés contrôlés (ERC) ont généralement la priorité sur tous les autres, même ceux qui ont été obtenus à l’aide de devis quasi expérimentaux. Après avoir procédé à une recherche documentaire dans la revue Cochrane Database of Systematic Reviews, les auteurs retracent 33 recensions Cochrane qui traitent d’interventions de type criminologique. Elles ont été réalisées surtout par des chercheurs en santé publique ou en psychiatrie, affiliés à des universités anglaises. À l’échelle des ERC, certaines interventions sont considérées inefficaces, voire nuisibles (ex. : les programmes dissuasifs de type « Scared Straight » destinés aux jeunes), d’autres donnent lieu à des conclusions contradictoires (ex. : l’intervention multisystémique auprès des jeunes contrevenants) et d’autres encore sont jugées prometteuses (ex. : les interventions basées sur la mentalisation pour les personnes ayant un trouble de personnalité borderline ou limite). Toutefois, pour plusieurs interventions, les recensions Cochrane concluent plutôt à une efficacité inconnue en raison de la faiblesse des devis de recherche évaluative. Devant de tels résultats, les auteurs terminent leur article en discutant de la pertinence de la méthode Cochrane pour évaluer l’efficacité d’interventions à caractère plus social. Les questions posées concernent la représentativité des milieux où sont implantées les interventions, la concomitance et la complexité des problèmes à résoudre, les apports et limites des « protocoles » d’intervention, ainsi que les risques de retard, voire de paralysie, dans l’implantation d’approches innovantes.

Couturier, Gagnon et Carrier (Département de service social de l’Université de Sherbrooke) proposent ensuite une critique toute en nuances de l’EBP. Ils rappellent d’abord qu’elle provient du monde médical, en butte à une croissance exponentielle des savoirs nécessaires au jugement clinique. Sur la base d’une agrégation des connaissances qui s’appuie sur des procédures standards de traitement de l’information, la perspective de l’EBP se présente comme une modalité continue de production et de révision de lignes directrices pour la conduite des pratiques professionnelles. Elle n’a pas pour effet explicite de figer les pratiques dans une standardisation immuable, même si le rapport qu’elle induit entre connaissances et pratiques provoque de façon incidente une telle « rigidification ». Couturier et ses collaborateurs soulignent que les synthèses de données probantes comportent une série de réductionnismes méthodologiques qu’il est nécessaire d’élucider pour bien identifier ce qu’elle peut apporter. D’abord, un réductionnisme épistémologique, relatif à l’exclusion des autres formes de savoirs, des autres méthodes, des autres épistémologies, au mieux relégués à la part de mou dans toute pratique professionnelle, donc à des formes primitives de preuves. Puis un réductionnisme du sens de l’action à ses formes inertes, en le réduisant en indicateurs, variables et catégories épidémiologiques. Enfin, un réductionnisme culturel découlant de l’exclusion de facto d’une majorité de travaux produits en d’autres langues que l’anglais, et donc peu ou pas indexés dans les banques de données. Ces réductionnismes doivent être bien compris, écrivent-ils, au regard de l’inscription plus ou moins volontaire de l’EBP dans une nouvelle philosophie de gestion des services publics.

La section thématique se termine par un article qui poursuit les réflexions plus critiques amorcées par Couturier et al. De l’avis de Steve Jacob (Département de science politique de l’Université Laval), le courant de la décision fondée sur des données probantes, qui est souvent présenté comme une innovation, s’apparente plutôt à une opération chloroforme, c’est-à-dire une entreprise qui vise à apaiser les débats sous le couvert de réforme et de modernisation. L’auteur brosse d’abord un portrait de la pratique évaluative et de la diversité qui la caractérise. Mais rapidement il pose cette question : lorsque « les données nous disent que… », faut-il « agir en conséquence » ? La tendance récente à transformer les décideurs en « consommateurs intelligents de données probantes complexes » s’appuie sur le postulat que les données adéquates ont été colligées et que la liste des programmes prometteurs s’appuie sur une interprétation juste et précise des résultats. Or, écrit Jacob, le trucage des instruments de mesure et la manipulation de données prolifèrent à mesure que se développent les contrôles de la performance. À son avis, le retour de l’État rationnel pose trois défis. Le premier consiste à mieux gérer les enjeux de pouvoir que comporte l’évaluation. En effet, les courants scientifico-technocratiques ont tendance à occulter le fait que l’évaluation n’est pas toujours qu’un moyen neutre de production de connaissances. Le deuxième est posé par diverses difficultés méthodologiques. Il est difficile de prendre en considération l’inévitable imprévu qui caractérise les interventions de l’État. Par ailleurs, le paradigme axé sur la mesure de la performance favorise les actions qui induisent des modifications rapidement observables au détriment d’autres initiatives plus lentes à produire des changements. Quant au dernier défi, il consiste à rendre les données probantes compatibles avec des exigences de la gestion publique qui diffèrent de la seule preuve. Car, pour être adoptés, les politiques et programmes publics doivent non seulement être efficaces, mais ils doivent aussi satisfaire aux attentes de la population et s’appuyer sur un principe de réalisme.

En somme, nous espérons que cet ensemble de textes sache aborder avec rigueur et avec nuances les questions que soulève l’arrivée du mouvement des « données probantes » dans divers champs d’intervention de type criminologique. De toute évidence, de la synthèse des connaissances, nous sommes passés à un débat sur ce qu’est « une preuve » (preuve de quoi ? preuve pour qui ?). Désormais, un vent d’épistémologie positiviste souffle sur l’ensemble des pratiques.