Corps de l’article

Introduction

Les premiers gangs de rue sont apparus au Québec dans les années 1980, selon le Service de Police de la Ville de Montréal[2]. Actuellement, il y aurait 35 gangs majeurs à Montréal, comprenant environ 500 membres actifs (Descormiers et Morselli, 2010 ; Mourani, 2006). Relativement à un phénomène récent et en expansion, les mesures préconisées visent surtout à réprimer les comportements délinquants des membres et à prévenir le recrutement de nouveaux membres (Brisebois, Fredette et Guay, 2014).

Cependant, certaines interventions spécifiques ont été mises en place à Montréal pour aider les membres à quitter les gangs. Depuis 2004, ceux-ci peuvent faire appel, de manière volontaire, au Projet Sortie de secours[3], de la Fondation québécoise pour les jeunes contrevenants. Cette équipe coordonne la création rapide d’un réseau de soutien en collaboration avec d’autres organismes (hébergement temporaire, soutien à la recherche d’emploi, etc.). À partir de 2009, le Programme de suivi intensif de Montréal[4] a réuni neuf partenaires et a offert un suivi dans la communauté à des jeunes sous ordonnance du tribunal. L’intervention consiste en une surveillance et un encadrement stricts : couvre-feu, participation à quatre rencontres cliniques par semaine et à différents ateliers.

Comme le milieu de l’intervention, celui de la recherche s’est encore peu intéressé aux facteurs reliés à la désaffiliation des gangs, et plusieurs auteurs déplorent le manque de connaissances sur le sujet (Brunelle et Bertrand, 2010 ; Farrall, 2012 ; Kazemian et Farrington, 2012). Nous savons que la désaffiliation peut recouvrir différentes modalités et motivations : soudaine ou progressive, causée par la volonté de fuir les dangers de la rue ou celle d’investir une relation de couple (Decker et Lauritsen, 2002 ; Mohammed, 2012 ; Pyrooz et Decker, 2011). Elle correspond à la fois au désir de désistement d’un individu et à l’acceptation de ce retrait de la part du groupe (Hamel, Alain, Messier-Newman, Domond et Pagé, 2013). Hamel, Cousineau et Fournier (2004) attirent l’attention sur la vulnérabilité exprimée par les anciens membres concernant la peur des représailles, la rupture de liens significatifs et le manque d’expérience professionnelle. Enfin, certains auteurs nous rappellent que l’expérience des gangs de rue est souvent liée à des enjeux relatifs au passage à la vie adulte, de même qu’à la trame migratoire (Calverley et Farrall, 2012 ; Hébert, Hamel et Savoie, 1997 ; Perreault et Bibeau, 2003).

Notre point de vue sur la désaffiliation (et globalement sur l’affiliation) étant situé à un niveau psychique, nous nous intéressons essentiellement à l’investissement des appartenances familiales, culturelles ou même marginales, investissement associé aux événements concrets et au contexte social mentionnés précédemment. En ce sens, notre conception de l’affiliation est reliée à la dynamique identificatoire et affective intrinsèque au fonctionnement psychique du sujet. Nous avons choisi d’étudier les mécanismes sous-jacents aux comportements manifestés par notre population d’intérêt. Quels mouvements psychiques sous-tendent l’évolution du parcours des anciens membres ? Comment la prise en compte de ces enjeux (parfois conflictuels) permet-elle d’ajuster le soutien offert à ces jeunes ? Dans le cadre de cet article, nous allons donc rendre compte d’une compréhension approfondie du processus de sortie du gang, en termes de mouvements psychiques de désaffiliation et de « réaffiliation ».

Méthodologie

Notre démarche de recherche qualitative s’est amorcée par une analyse de récits autobiographiques rédigés par d’anciens membres de gangs de rue américains, français et québécois (Kherfi et Le Goaziou, 2003 ; Madzou, 2008 ; Shakur, 1994 ; Tremblay, 2012 ; Ziad et Larouche, 2010). Certains éléments spécifiques reviennent fréquemment dans le récit de leur désaffiliation des gangs, dont notamment le réinvestissement de la culture d’origine, la découverte d’une personne significative et le maintien d’une attitude combattante (dans des activités de militantisme, par exemple). Nous avons également côtoyé l’univers de notre population d’intérêt grâce à un travail comme psychologue dans un centre de réadaptation pour adolescents (au Centre jeunesse de Montréal – Institut universitaire), à un séjour comme formateur en Haïti (au Département de psychologie de l’Université d’État d’Haïti), et au visionnement de films et de séries mentionnés par les participants[5]. Toutes ces modalités de pré-recherche ont alimenté notre « sensibilité théorique et expérientielle » (Paillé, 2011, p. 5) aux différentes étapes de la recherche.

Nous avons recruté trois participants par l’intermédiaire d’intervenants oeuvrant dans des organismes impliqués auprès des gangs de rue, le Programme de suivi intensif de Montréal, présenté dans l’introduction, et l’Institut interculturel de Montréal, qui avait conçu un projet de pairs-aidants interculturels. Les intervenants nous ont mis en contact avec de jeunes hommes d’origine haïtienne ayant quitté les gangs de rue[6] (informations confirmées par ces derniers au moment de l’explication de la recherche et de l’obtention de leur consentement). Chacun des trois sujets a participé à quatre entretiens de recherche afin de réaliser un récit de vie (Abels-Eber, 2002 ; Legault, 2007). Les rencontres étaient espacées d’une semaine, d’une durée moyenne d’une heure et demie, et rétribuées à raison de vingt dollars par entrevue.

Lors de la première rencontre, nous avons manifesté notre intérêt non seulement pour la désaffiliation vis-à-vis des gangs, mais aussi pour l’ensemble de leur histoire : « Vous avez fait partie d’une gang de rue, est-ce que vous pouvez me raconter votre parcours ? » Cette consigne initiale nous a permis de situer plus largement cette transition dans la trajectoire psychosociale de nos participants. Ensuite, afin de produire un matériau de recherche empreint de la spontanéité et de la richesse de leur discours, les entretiens ont été menés de façon non directive (Castarède, 2006), nous permettant ainsi d’accueillir des thèmes inattendus et d’observer les liens associatifs entre les différents thèmes évoqués.

Selon un paradigme à la fois constructiviste et psychodynamique (Gilbert, 2007), nous considérons le discours de chaque participant comme une coconstruction de son expérience subjective, influencée à la fois par sa réalité psychique et par sa rencontre avec le chercheur (c’est-à-dire par des éléments inconscients et des mouvements transférentiels). Lors de l’analyse, nous avons donc pris en compte les informations fournies par la situation de recherche : la communication non verbale, la réaction du participant face au cadre, l’analyse du contre-transfert du chercheur.

Nous avons utilisé la méthode des catégories conceptualisantes afin d’analyser les entrevues et « d’en conceptualiser l’essence, d’en construire le sens, d’en proposer une théorisation » (Paillé et Mucchielli, 2012, p. 315). Grâce au découpage et au regroupement des données, ainsi qu’à « une série de resserrements analytiques et d’efforts d’intégration argumentative » (Paillé et Mucchielli, 2012, p. 375), nous avons construit des catégories que nous avons ensuite mises en relation à l’intérieur d’une métaphore globale.

La crédibilité de cette conceptualisation a été maximisée par l’approbation de notre directrice de recherche aux différentes étapes des analyses, de même que par la confrontation à différents regards tiers (Drapeau et Letendre, 2001) lors de conférences, incluant les membres de notre groupe de recherche (Groupe de recherche sur l’inscription sociale et identitaire des jeunes adultes) et les participants à divers congrès : Société québécoise de recherche en psychologie, Séminaire gangs et délinquance, Association pour la recherche qualitative, Association francophone pour le savoir.

Présentation des résultats

Fidèles à notre perspective d’analyse, nous avons étudié les résonances entre le contenant des rencontres et le contenu du discours, c’est-à-dire entre la relation instaurée avec le chercheur et les relations évoquées par les participants, et entre l’élaboration de leur histoire et la dynamique de leur parcours. Avant de dévoiler notre théorisation intégrée, nous présenterons successivement trois dimensions interreliées : investissement accéléré des rencontres avec le chercheur, décentration progressive du discours des participantset conceptualisation métaphorique des récits de vie.

Investissement accéléré des rencontres avec le chercheur

Le lieu des rencontres a été choisi par les participants, dans un local de recherche ou à leur domicile, sauf pour l’un des participants qui a été rencontré en institution par obligation. Le moment de ces rencontres a été plus difficile à planifier avec eux. En effet, une seule des douze entrevues a eu lieu au jour et à l’heure déterminés préalablement. Plusieurs modifications sont intervenues : rendez-vous devancé, report au lendemain ou à la semaine suivante. Ces événements qui pourraient reproduire un fonctionnement généralement spontané et improvisé chez nos participants nous ont semblé particulièrement cohérents avec leur façon de s’attribuer un certain contrôle (perceptible aussi dans le contenu des entretiens).

De fait, Pablo Lévesque, Toby Sarrazin et Huberdeau Alfred[7] arrivent de manière imposante dans les rencontres, avec beaucoup d’énergie et d’affirmation. Pablo tente même de vérifier les connaissances de son interlocuteur : « Nous savons que Saint-Michel, c’est un secteur qui est bleu. Villeray, c’est un secteur qui est bleu. Pie-IX, c’est un secteur qui est bleu. Parmi ces trois-là, dans quel secteur sont les vrais ? Je vous pose la question. » Face au chercheur, les trois participants se placent clairement dans une position de savoir concernant le phénomène des gangs. Ils décrivent plusieurs situations critiques et violentes, font référence à de nombreux films, clips et personnes pour appuyer leur témoignage.

Après cette entrée en relation, ils interpellent le chercheur afin d’être davantage orientés. Ils réclament des consignes plus claires et des questions plus précises. « S’il y avait des questions, je pourrais parler pendant 10 heures […] je savais que c’était à propos des gangs de rue, les rencontres, mais je pensais que tu aurais eu des feuilles à remplir », mentionne Toby. Plusieurs craintes sont nommées, comme la peur de tourner en rond et de se répéter, ou la peur de se laisser aller à dévoiler des informations compromettantes. La clarification des objectifs de la recherche et le rappel des règles éthiques ont permis de les rassurer. Ainsi, le besoin de contrôle évoqué plus haut semble faire place au besoin d’être accompagné.

Une fois qu’un terrain d’entente a été négocié, les participants ont progressivement établi un lien de complicité. Ils ont à coeur de nous transmettre leur vécu et de tirer profit de la démarche de recherche, dans le contexte d’un échange de bons procédés. Afin de nous aider à considérer sa réalité, Huberdeau va même jusqu’à proposer une solution imaginaire : « J’échangerais pendant deux semaines ma couleur de peau avec la tienne, juste pour que tu puisses voir. » Il se permet aussi de nous demander de lui remettre en avance la compensation financière de la prochaine séance. Le chercheur deviendrait-il à ce moment un allié potentiel, à l’image d’un camarade de gang avec qui il est possible de partager des blagues ou de la drogue ?

Il est intéressant de remarquer que les privilèges souhaités peuvent également correspondre au désir de maintenir le lien et de poursuivre la recherche. En effet, Huberdeau demande s’il est possible de prévoir une rencontre supplémentaire, alors que Toby évoque le bon souvenir d’une recherche antérieure et sa participation prochaine à une autre étude. Les trois participants reconnaissent qu’ils ont apprécié leur expérience, qu’ils ont aimé partager leur vécu douloureux et témoigner d’une réalité collective. Pour garder en mémoire ce qu’ils ont développé, ils cherchent à conserver un souvenir concret de la recherche : une copie de l’enregistrement des rencontres ou un exemplaire de l’article présentant les résultats.

En conclusion, la dynamique des rencontres a évolué d’une présentation imposante à la négociation d’un terrain d’entente, puis de l’échange de bons procédés à la volonté de conserver une trace de l’élaboration conjointe. Cette séquence témoigne d’une démarche d’apprivoisement et de rapprochement à la fois intense et relativement rapide. Nous allons maintenant voir comment cette évolution peut avoir un écho dans la séquence des thèmes discutés.

Décentration progressive du discours des participants

D’emblée, rappelons que les entretiens ont été menés de façon non directive et que leur contenu était donc proposé librement par les participants. Néanmoins, nous avons pu remarquer une évolution commune des thèmes abordés par les trois sujets, d’un discours plutôt figé et centré sur soi à un discours plus ouvert en regard de l’autre et de l’inconnu.

La première rencontre semble utilisée par chaque sujet pour dresser un portrait de son existence : sa vie, son histoire, ses manières de vivre sa réalité. Huberdeau se compare explicitement à un superhéros : « Quand quelqu’un venait me faire des problèmes, je riais parce que je savais que ça alimentait et quand ça allait exploser, je n’allais pas être moi-même, tu sais par exemple Hulk. » De son côté, Pablo explique son ambition de prendre le contrôle de son école, tel David face à Goliath : « Je regardais l’école de la tête aux pieds […]. Cette fois-ci, c’est moi qui vais diriger cette école-là. » Enfin, Toby semble né dans le milieu criminel, comme Obélix est tombé dans la potion magique : « Mon père ne voulait pas les laisser rentrer car ma mère était enceinte de moi, ils étaient tous en sang[8]. »

La deuxième rencontre explore l’importance des proches, à travers les liens affectifs, les environnements familiers et les moyens de communication. La proximité avec les amis de son quartier est très importante pour Toby : « Dans mon plan, on est tous des clairs, tous des mulâtres, des gribois, les gars ont tous des longs cheveux ou des dreads, on se ressemble tous. » Chez Huberdeau, les liens avec les anciens camarades de gang sont plus diplomatiques : « Tu peux arriver avec ton atmosphère très positive, parler de choses, genre d’école, mais c’est des choses qui font mal à entendre dans les oreilles de certains. »

La troisième entrevue met à jour l’influence de thèmes plus intimes ou d’événements plus distants, comme l’impact d’un tiers ou l’émergence de souvenirs apparemment enfouis précédemment. Pablo dévoile son côté obscur : « Y’a des coups bas, y’a tellement d’problèmes, tellement d’choses qui m’enragent à l’intérieur de moi, un moment donné, j’perdais la raison. » Toby révèle la violence dont il a été témoin dans sa famille : « Il pensait que c’était mon autre frère qui avait échappé sa bouteille avec son pied. Y’a pris la bouteille, y’a foutu un coup derrière la tête, ça l’a fendu mon frère. »

La dernière entrevue concerne davantage la future intégration sociale : trouver un travail, déménager, fonder une famille, etc. Par exemple, Huberdeau cherche des moyens de sortir du mode de survie hérité de sa famille : « Pour la future génération, ça sera pas d’la survie. Je me charge de ça. Tu comprends ? Je me charge de briser ce cercle vicieux-là. » De son côté, Pablo se plaint d’être assimilé aux immigrants récents, alors qu’il est né au pays : « Même si ça fait pas longtemps qu’il est venu […] dans l’pays s’intégrer, c’est un autre problème qu’il vit. Moi, je ne vis pas ce problème-là. Mais je dois avoir un grade quand même assez élevé. C’est pas pour renier ma nation. »

Quels parallèles pouvons-nous observer entre l’évolution des thèmes abordés et celle de la dynamique des rencontres ? D’abord, les trois participants se présentent comme des héros confrontés à de multiples épreuves depuis l’enfance et ils semblent entreprendre les rencontres comme lorsqu’ils ont dû se défendre dans leur école ou dans leur quartier. De même, alors qu’ils expriment l’importance de leurs proches, la négociation autour du cadre de la recherche pourrait être un moyen de recréer cette proximité avec le chercheur. Ensuite, le dévoilement d’expériences intimes semble favorisé par le sentiment qu’une complicité s’est instaurée. Pour finir, la perspective de la dernière entrevue paraît susciter à la fois l’évocation de leurs projets d’avenir et la tentative de conserver un souvenir de notre rencontre.

Conceptualisation métaphorique des récits de vie

L’analyse des récits de vie à l’aide de catégories conceptualisantes nous a permis de condenser et d’intégrer les enjeux profonds communs à ces trois récits. Nous avons choisi de proposer une représentation métaphorique de leur parcours (plutôt qu’un schéma ou un tableau) afin de concrétiser l’investissement intense des rencontres et l’accès à un discours très incarné et imagé. En effet, lorsqu’ils racontent leur trajectoire dans les quartiers chauds de Montréal, la description relève à la fois du documentaire sensationnaliste et du film d’action hollywoodien. À travers un scénario composé de plusieurs embûches, ils manifestent leur volonté farouche d’avancer coûte que coûte dans la vie et de passer de l’appartenance à un milieu défavorisé à la capacité de saisir les opportunités.

Notre héros se promène dans les allées d’un parc d’attractions. Il est d’abord fasciné par la multitude de possibilités, puis frustré de se voir refuser l’accès aux manèges principaux. Il devient même enragé lorsqu’il comprend que son billet d’entrée est très limité. Avec d’autres personnes lésées, il essaie de contourner la guérite. Cependant, ils sont vite arrêtés par les agents de sécurité, et de plus en plus surveillés. L’impression première d’être rejeté se transforme en un sentiment d’exclusion et d’enfermement. Le parc, dès lors devenu une prison, suscite désormais un désir d’évasion.

C’est alors qu’un hélicoptère apparaît ; notre héros saisit l’échelle, soulagé d’avoir trouvé une échappatoire. Il est accueilli chaleureusement par un guide spirituel : celui-ci lui fournit un espace sécuritaire, un regard bienveillant et une relation privilégiée. Après avoir déposé les armes, il observe tranquillement la ville d’en haut. Néanmoins, les expériences des derniers mois se superposent progressivement à la vue panoramique, notamment le danger et les blessures qui l’ont empêché de se développer personnellement. La hauteur alimente alors un vertige face au vide qui apparaît sous ses pieds.

Malheureusement, la sensation de perte de contrôle se poursuit après l’atterrissage, puisque notre héros se retrouve dans une zone de sables mouvants. Comme du temps de sa jeunesse, plus il se débat pour avancer, plus il s’enfonce. Comme il accepte d’être submergé, il tombe dans le réseau souterrain de la ville. Alors qu’il marche dans les corridors pour trouver la sortie, il aperçoit sur les murs la projection de ses souvenirs oubliés et de ses rêves sacrifiés. La confrontation à son histoire l’amène à se connecter davantage aux différentes facettes de sa personnalité. Finalement, il aboutit dans un couloir inondé ; il plonge.

Notre héros remonte à la surface, mais il éprouve de la difficulté à nager. Il se remémore un souvenir d’enfance : le jour où il avait failli se noyer dans une piscine, car personne n’entendait son appel à l’aide. Face à un tel sentiment d’insécurité, la présence d’autrui s’avérerait rassurante… C’est alors qu’un bateau s’approche pour le secourir. Une fois à bord, il observe le travail du capitaine et de ses matelots, et note comment ils entretiennent le navire. Il aimerait à son tour acheter un bateau pour offrir à ses enfants la possibilité d’explorer le monde. Est-il prêt à partager le gouvernail ? Peut-être pas pour l’instant, mais l’avenir le dira…

Les quatre mouvements d’affiliation

La métaphore précédente se compose de quatre paragraphes, correspondant à quatre mouvements d’affiliation. Nous avons donné à ceux-ci un titre évocateur – sur le modèle des catégories conceptualisantes – évasion du purgatoire, rédemption partielle, casse-tête intérieur et poursuite de l’odyssée. Nous allons maintenant reprendre en détail chacun de ces mouvements.

Évasion du purgatoire

Viens ! Tu peux venir dans mon jardin, viens manger avec moi ! Mais tu ne mangeras jamais le vrai fruit, tu ne mangeras jamais quelque chose de vraiment mûr, tu vas manger les choses qui sont à droite, à gauche, qui traînent par terre. On va te faire croire que t’es intégré, mais t’es pas intégré. Les vraies choses sont cachées. C’est difficile d’accéder.

À travers cette image d’un jardin et de ses fruits défendus, Huberdeau semble évoquer le jardin d’Éden. Cependant, le paradis n’est pas perdu, mais plutôt inaccessible, et la situation correspond davantage à une attente prolongée au purgatoire. Oui, il y a une place disponible, mais c’est une place de seconde zone, écartée des richesses de la société. D’ailleurs, le ton de voix d’Huberdeau manifeste clairement sa frustration, alors qu’il témoigne de son impression d’être mal reçu et mal accueilli. La frustration est tellement prégnante qu’elle demeure présente même quand l’environnement devient plus avenant :

Vous pouvez vous imaginer des gens sur une plage en costume de bain en train de prendre des vacances, ou en train de se faire bronzer au soleil. Puis moi, j’débarque avec mon suit[9] d’armée et mon « AK-47 », prêt à tirer tout l’monde. Je ne suis pas là pour attaquer mais pour me défendre ; mais qui va venir m’attaquer ? Tout le monde est en vacances…

Huberdeau n’est pas convaincu par cette image que lui a proposée un psychologue, mais il accepte d’envisager l’impact nuisible de son comportement. La difficulté à enlever son costume d’armée pourrait représenter ses réticences à faire confiance, à se dévoiler, à se montrer vulnérable. Comment dépasser cette fermeture mutuelle de soi et de l’autre ? Selon Huberdeau, la porte de la guérite restera inaccessible malgré une plus grande ouverture d’esprit de sa part, et personne ne s’y présentera pour l’accueillir. La solution réside donc dans le fait de trouver un allié pour enfoncer la porte, solution adoptée dans le recours à un gang. Paradoxalement, le même moyen est repris des années plus tard pour s’en sortir, à travers sa relation significative avec un intervenant particulier.

Nous pouvons retenir ici la perception pour les sujets d’être confrontés à une malédiction, une situation qui les empêche de se tailler une place satisfaisante dans la société. D’un autre côté, nous pouvons aussi interroger leur capacité à accepter les limites et à tolérer les frustrations, dans un contexte envisagé d’emblée comme extrêmement hostile. Nous allons maintenant explorer l’alliance qui permet de s’éloigner des gangs de rue.

Rédemption partielle

Les complices de l’évasion diffèrent d’un sujet à l’autre, il peut s’agir d’un intervenant ou d’une grand-mère. Par contre, nous retrouvons dans tous les cas un attachement puissant à la croyance religieuse. Cette croyance peut être présente depuis l’enfance et réinvestie dans les moments critiques. Huberdeau se dit sauvé de la prison par une intervention divine, Pablo se retourne vers son éducation chrétienne à la suite de la rencontre d’une femme de l’église. Pour Toby Sarrazin, une nouvelle religion est introduite par un ami :

Je veux plus aller vers l’islam. C’est pas du jour au lendemain que je vais décider parce que je suis encore jeune, je veux encore profiter de ma vie. Je ne veux pas encore faire des bêtises, mais je ne sais pas… Fumer, boire, chiller[10]… je ne vais pas arrêter ça d’un coup sec.

Pour l’instant, Toby est encore ambivalent, il ne se fait pas à l’idée d’abandonner complètement le monde des gangs, car cela signifie renoncer à certains plaisirs. Mais il sait déjà que l’imam peut constituer une aide précieuse pour l’accompagner. Une telle rencontre est l’occasion pour ces jeunes hommes d’obtenir une deuxième chance, comme le serait un baptême rédempteur, parfois même avec l’attribution d’un nouveau nom. Ainsi, la religion permet de trouver un équilibre entre le passé honteux dans les gangs et la dimension spirituelle de cette conversion. Il est alors possible de poursuivre sa vie grâce à la redécouverte de fondations plus solides, de traditions plus ancestrales.

Toutefois, cette opportunité se présente avec une contrepartie, soit la prise de conscience du passé et de son cortège de violence et de souffrance. Les blessures décrites sont à la fois psychologiques et physiques. Huberdeau se réfère à des diagnostics pour expliquer ses séquelles (stress post-traumatique, dépendance affective). Pour Pablo, c’est un « lourd fardeau ». Toby évoque l’impact des balles, qui tuent ou qui restent coincées dans le corps de plusieurs membres de gang.

Du reste, le recours à la religion est vécu de manière paradoxale. En effet, la protection de Dieu est d’abord appréciée et les figures religieuses sont très idéalisées, mais si la conversion religieuse offre un sentiment de puissance et de transcendance, elle n’efface pas la mémoire des blessures. Ainsi, la religion n’est pas la solution miracle escomptée et la prochaine étape, pour les participants, consiste à retourner dans certains bas-fonds dont ils ont voulu s’extirper, quasi magiquement.

Casse-tête intérieur

Quand t’es dans l’obscurité, c’est noir. T’es fou, tu vois rien, tes yeux sont… t’es fermé. C’est pas fermé comme ça, mais fermé d’une manière, t’es bloqué. Quelque chose t’enchaîne mais tu comprends pas, t’es tellement plein de problèmes, t’es tellement attaché.

Pablo

La couleur noire prend beaucoup de place dans le récit des sujets. C’est la couleur de leur peau, perçue comme objet de discrimination, assimilée à la saleté et à l’obscurité. D’abord subi, ce regard dégradant est ensuite amplifié : « puisque je suis mal considéré, traité comme un déchet, je vais devenir le Mal absolu », semblent-ils nous dire. Il s’agit alors de se connecter aux parties les plus sombres de son être et de les exprimer de manière extrême. La rage colle à la peau, constitue une carapace, voire un masque qui dissimule la vraie personnalité. Le membre de gang s’endurcit, jusqu’à s’amuser de la violence environnante, comme s’il s’agissait d’un jeu. Par exemple, Pablo raconte une bataille dans la rue, avec une véritable délectation.

Bien que cet endurcissement soit tributaire d’un puissant cercle vicieux, il semble pouvoir se résorber. En effet, l’impression d’avoir perdu certains bons côtés de soi – tel Huberdeau se rappelant avec nostalgie l’écolier modèle qu’il a été – peut constituer le déclencheur de ce changement. Une autre raison de modifier sa trajectoire est la crainte de passer à côté de projets essentiels, comme chez Toby :

Ben non. J’ai 17 ans, j’veux pas rentrer [en prison]. Admettons, j’rentre à mes 20 ans, j’ressors à mes 45 ans, j’ai pas envie, j’veux des enfants et tout là. Une famille. Prendre soin de ma mère. Faire beaucoup d’argent. Acheter une maison pour mes parents, même s’ils ne sont plus ensemble.

Entre les rêves d’enfant et les projets d’adulte, les trois participants semblent vouloir se réinscrire dans une historicité élargie, comme s’ils retrouvaient un fil conducteur, un fil d’Ariane à leur trajectoire.

En plus de cette dimension diachronique du changement anticipé, ces jeunes ont pour défi intemporel de concilier plusieurs appartenances culturelles : ils sont à la fois québécois et haïtiens d’origine ; Noirs dans un milieu majoritairement blanc. Dans les gangs, le système est simple avec les amis d’un côté et les ennemis de l’autre, les bons versus les méchants, les Rouges contre les Bleus. Mais cette vision réductrice est remise en question. Ainsi, Huberdeau nous montre le drapeau haïtien à la fois rouge et bleu, et rappelle la devise du pays : L’union fait la force.

C’est dire qu’à travers leur récit, se discerne l’évolution de la construction identitaire des participants : celle-ci apparaît moins clivée, plus nuancée qu’au moment de l’affiliation au gang ou à la religion. Nous avons d’abord repéré l’adoption simple et rapide d’une posture agressive de pouvoir dans l’adhésion aux gangs, puis celle d’une position inversée dans le statut de personne vulnérable et protégée par la religion. Ensuite, nous avons assisté à la formation d’une identité mixte combinant les souvenirs et les projets, l’origine haïtienne et la résidence québécoise, la vie marginale et la vie rangée. Nous allons maintenant aborder comment ce passage – cet assouplissement chez les participants – est à relier à la progression de leur rapport à l’autre.

Poursuite de l’odyssée

Les participants ont d’abord évoqué en détail leur appartenance à des groupes sociaux, à travers la description de l’histoire haïtienne, des gangs américains, des quartiers montréalais. Ce n’est que dans un deuxième temps qu’ils ont abordé leur famille et leur enfance. De façon générale, ces jeunes tendent à critiquer leurs figures parentales, tout en les préservant et en les excusant. Par exemple, Pablo mentionne la relation ambivalente entretenue avec sa mère : « Pour lui faire plaisir, j’étais comme « oui, mommy, oui mommy » […] mais là, j’étais quand même déconnecté par sa réalité. Ma mère, j’aime beaucoup ma mère. » Chez tous les participants, la communication parent-enfant apparaît insatisfaisante et caractérisée par l’absence d’un lien significatif et sécurisant.

Dans ce contexte, la fréquentation des gangs semble pallier la déconnexion inhérente au foyer familial. Quand Toby – le jeune placé en institution – a les larmes aux yeux pendant une entrevue, ce sont ses amis qui lui manquent. Le gang est un groupe familier partageant des intérêts communs et présentant une certaine homogénéité (âge, quartier, activités). Les membres s’y impliquent corps et âme, unis ensemble ou plutôt soudés, et ils respectent la loyauté vis-à-vis du groupe de manière absolue (jusqu’à donner sa vie pour ses partenaires).

Plus tard, si j’ai des enfants, je saurai comment les minder[11]. Je saurai comment les tirer parce que j’ai du vécu. […] crois-moi que si t’as vécu ça, au moins, tu vas savoir de quoi il parle, tu sauras comment […] le resserrer. Mais l’autre qui ne sait pas, la panique totale.

Ainsi, Pablo montre comment l’expérience des gangs ne constitue pas seulement un substitut familial, mais permet également de devenir un meilleur parent et d’épargner certaines erreurs, certaines souffrances aux prochaines générations. Lorsque les participants envisagent leur éventuelle paternité, la fonction attribuée à l’enfant peut varier : réparer le passé, sortir du mode de survie, aider à faire les bons choix. Par ailleurs, la fondation d’une famille est considérée par chacun d’eux comme un désir universel. En revanche, l’établissement et le maintien d’une relation de couple est un préalable moins évident, voire inquiétant. Cela suscite un mélange d’attirance et de répulsion, une difficulté à trouver la bonne distance. Pablo explique ainsi son incompréhension : « Y’avait des cliques de filles à l’époque aussi, et j’ai appris que les filles sont des mystères. »

Nous avons donc pu observer une quête continue d’appartenance, comme Ulysse cherchant constamment à rejoindre les siens à Ithaque. Confrontés à des parents qui n’auraient pas comblé leurs besoins de sécurité et de protection, nos trois participants ont trouvé une compensation dans l’affiliation aux gangs. Comme le dit Huberdeau : « Qui j’ai ? Je suis tout seul. Alors, ceux qui m’ont donné, qui m’ont aidé à avoir l’estime de moi-même, c’est eux que j’ai considérés comme des frères. Et on a formé une association. » Du reste, il apparaît aujourd’hui chez ces jeunes un mouvement d’inscription dans une double filiation, par l’investissement d’ancêtres légendaires – des figures de l’histoire d’Haïti ou des fondateurs des gangs – et de leur future descendance : des enfants qu’ils souhaitent éduquer et encadrer de façon impeccable.

Discussion

Dans le cadre de cette recherche sur les mouvements d’affiliation, nous constatons d’abord l’énergie débordante exprimée par nos participants. Cette énergie représente leur démarche intérieure, leur désir[12] de se rapprocher de l’autre, qu’il s’agisse du chercheur dans le cadre des rencontres, de l’entourage dans le contenu des entrevues, ou même de l’autre en soi dans la remise en question de l’identité. Comme le souligne Vaughan (2012), alors que le récit des délinquants est très fragmentaire et clivé, celui des anciens membres devient plus continu, cohérent et ouvert aux préoccupations d’autrui. Le récit commence avec la recherche d’alliés pour résister face à un environnement ressenti comme hostile, et se termine avec la volonté de constituer un meilleur entourage à ses enfants. Comment envisager le passage du héros de guerre au père exemplaire ?

Lorsqu’ils quittent les gangs, il est frappant de remarquer comment les affiliations auxquelles se raccrochent les anciens membres sont des filiations ascendantes. Si le phénomène de réinvestissement des figures parentales est fréquent à la fin de l’adolescence (Bordet, 2007), dans le cas de nos participants, ce sont plutôt des figures de pères symboliques[13], comme des responsables religieux, qui permettent de se réinscrire dans une filiation (Lauru et Le Run, 2004). Ce recours est également présent dans les récits autobiographiques[14], mais il est alors doublé d’un retour réel aux origines, avec un séjour dans la mère-patrie, des retrouvailles avec la famille élargie. Les auteurs des récits autobiographiques ont eu l’occasion de se confronter à la réalité – parfois choquante – de leurs racines.

Invitons-nous donc à un petit voyage dans l’histoire de la Perle des Antilles, afin d’entrevoir les échos de ce destin collectif (Raphaël, 2010) et d’éclairer l’itinéraire de nos participants. Nous retrouvons en Haïti des époques qui ressemblent aux quatre mouvements d’affiliation. L’esclavage y a été un véritable enfer, dont les Haïtiens se sont débarrassés[15] grâce au marronnage et à la résistance armée, mais aussi grâce au soutien[16] des esprits vaudous, invoqués lors de la cérémonie de Bois-Caïman. Les difficultés persistent pour cette nation qui tente de se redéfinir[17] malgré la violence persistante et de considérer son héritage créole. Enfin, l’odyssée – commencée par une déportation des esclaves de l’Afrique vers le Nouveau Monde – se poursuit[18] pour de nombreux Haïtiens dans la migration vers Miami, New York ou Montréal.

Par ailleurs, les auteurs des autobiographies ont environ quinze ans de plus que nos participants quand ils racontent leur histoire. Ils ont une expérience concrète de la parentalité, puisqu’ils se sont mariés et ont des enfants. Chez nos participants, le désir de s’inscrire dans une filiation descendante est très puissant, ils se préparent déjà à entrer en relation avec leurs futurs enfants et à leur transmettre leur expérience. Ils ont hâte de découvrir leur progéniture, mais ils abordent très peu le contexte conjugal et relationnel avec la mère de ces enfants. Cette élaboration embryonnaire du rapport au féminin (Lesourd, 2001) laisse transparaître une faille dans le réinvestissement du couple parental, voire de la figure maternelle.

À la suite de ces constats, nous pouvons retenir certains éléments permettant de fonder l’intervention. Puisque les anciens membres rencontrés manifestent un intérêt clair, voire un désir prégnant de revisiter puis de se réapproprier leur parcours, il est souhaitable de leur offrir un espace d’écoute et d’encourager leur démarche plutôt que de leur imposer une voie unique de réhabilitation. Cela implique pour les aidants de faire place à leurs références culturelles et de se laisser surprendre, imprégner et transformer par leur univers (Roussillon, 1991).

Accompagner le désir des sujets signifie considérer simultanément leurs différents mouvements intérieurs, entre régrédience et progrédience (Lavallée, 2013). Cela consiste donc à s’intéresser à leur histoire : à la manière dont ils se sont construits, à ce qu’ils ont intégré (ou même, ce qu’ils recherchent) de leurs origines. En même temps, cet accompagnement permet d’écouter leurs projets, de soutenir leurs espoirs et d’entrevoir des moyens de concrétiser leurs rêves (Riard, 1998).

Finalement, cela requiert d’être capable de tolérer l’ambivalence manifestée par ces jeunes relativement à un adulte ou une figure d’autorité. En acceptant de sortir des sentiers battus avec eux (Dray, 2007), il est possible d’aider les anciens membres à transposer différents acquis – capacité de travailler en équipe, d’affirmer ses valeurs, de prendre sa place dans un groupe – du passage dans le gang à un nouveau mode de vie, d’une « socialisation marginalisée » vers une « marginalité réappropriée » (Parazelli, 2007).

Conclusion

Grâce à l’analyse complémentaire du discours des participants et du contexte de la recherche, nous avons découvert chez les anciens membres de gang un désir intense de rapprochement et l’adoption progressive d’une perspective plus ouverte. Nous avons également reconstitué le parcours intérieur de leur désaffiliation, à travers la métaphore et les quatre mouvements d’affiliation associés, en cheminant de l’évasion d’une situation frustrante vers la poursuite de leur expédition.

Notre recherche démontre que ce processus de désaffiliation comporte plusieurs enjeux psychiques complexes comme le recours à des figures idéalisées et la remise en question de l’identité. S’éloigner symboliquement de l’univers des gangs implique de s’enraciner à nouveau dans des appartenances plus anciennes et de se risquer à apprivoiser de nouveaux liens, non sans conflictualité interne. Huberdeau nous donne une bonne illustration du caractère exigeant de ce travail :

Je ne peux pas trouver n’importe quel ami, j’ai un style de film, j’ai des goûts musicaux, j’ai une personnalité, je dois vivre avec ça. Est-ce que je vais toujours vivre avec des gens différents ? Pour moi, c’est un peu difficile. C’est pas ça qui va me tuer, je sais, mais parfois, on se sent perdu.

Finalement, certains aspects révélés dans nos entretiens demeurent peu explicités, et mériteraient d’être approfondis dans une recherche ultérieure. C’est le cas par exemple de l’histoire du lien aux figures parentales, et de la question du rapport à l’autre sexe, autant d’éléments fondamentaux dans la possibilité pour ces jeunes de poursuivre leur mouvement de « désaffiliation-réaffiliation » avec des assises solides.