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Introduction

Depuis le début des années 1990, l’effort croissant de protocolarisation des pratiques professionnelles s’accentue avec l’émergence de la perspective Evidence Based Practice (Couturier et Carrier, 2005). Celle-ci promeut une méthode d’agrégation des savoirs à la base de la production de protocoles d’intervention dont la portée ne cesse de s’étendre. Il est possible d’observer directement ce mouvement par l’augmentation du nombre de guides et d’autres lignes directrices cliniques distribués aux praticiens, mais aussi indirectement par la diffusion de technologies et d’outils - pensons aux outils d’évaluation ou aux systèmes experts, dont le fondement est plus ou moins explicitement celui de la perspective Evidence Based Practice. Cet effort de protocolarisation n’est ni sans vertu (Wennberg, 2004), ni sans risque (Webb, 2002). Pour mieux soupeser l’une et l’autre, nous allons exposer les limites épistémologiques de la perspective Evidence Based Practice, puis la réinsérer dans son contexte plus large de transformation de la gouverne des services publics. Il ne s’agit pas ici de rejeter un travail rigoureux d’information à destination des praticiens réalisé à partir de résultats probants[1] de recherche, mais bien d’en exposer les limites, de façon à contenir les éventuelles dérives d’un usage acritique de la perspective.

Résultats probants ou réduits ?

L’intention initiale des promoteurs de la perspective Evidence Based Practice était d’établir des mécanismes rigoureux d’agrégation et de diffusion en temps court des résultats probants de la recherche, comme soutien de l’action clinique (Davidoff et al., 1995). Dans un contexte de croissance hyperbolique des connaissances, l’implantation de tels mécanismes au service de praticiens débordés par des urgences dont le caractère impératif est indiscutable, procède d’une intention d’efficacité qui a sans conteste ses vertus. En effet, comment remplir l’exigence éthique et déontologique voulant que les professionnels soient au fait des dernières connaissances concernant leur pratique alors même que les banques de données sont trop vastes, même pour les plus volontaires d’entre eux ? La proposition de la perspective Evidence Based Practice consiste donc en une modalité rigoureuse et continue d’agrégation des connaissances nécessaires au guidage des conduites cliniques, qui s’appuie sur des procédures de traitement de l’information et des résultats standards.

Sackett et ses collègues définissent l’Evidence Based Practice pour la médecine comme suit : « Evidence-based medicine is the conscientious, explicit and judicious use of current best evidence in making decisions about the care of individual patients. » (Sackett et al., 1996 : 71). Cette perspective fut conceptualisée et promue d’abord par la médecine anglo-saxonne au début des années 1970, notamment par Cochrane, qui était alors en quête de standardisation de pratiques médicales jugées trop éloignées des connaissances scientifiques (Axelsson, 1998). Le concept prend son véritable envol à partir de 1992, où l’on peut recenser ses premières occurrences explicites dans les banques de données médicales. De vastes réseaux de chercheurs se sont depuis constitués afin de colliger les données en question pour les méta-analyser (ex. : la Cochrane Collaboration[2]). La méthodologie mise au point pour ce faire consiste donc à agréger les résultats de recherches comparables de façon à augmenter leur puissance statistique, ce qui permet ultimement de trancher, au moins provisoirement, des débats ayant cours dans un domaine particulier. Par exemple, le débat concernant l’efficacité de certains traitements pharmacologiques de l’agressivité pourra être réduit par la formulation d’une orientation clinique fondée sur des résultats probants (Huband et al., 2008). Suivant le principe poppérien sous-tendant la perspective, cette prescription vaudra cependant tant qu’elle n’aura pas été invalidée par de nouvelles études. La perspective Evidence Based Practice se présente donc comme une modalité continue de production et de révision de lignes directrices pour la conduite des pratiques professionnelles. Elle n’a donc pas pour effet explicite de figer les pratiques dans une standardisation immuable, même si le rapport qu’elle induit entre connaissances et pratiques provoque de façon incidente un tel accroissement de rigidité. En effet, dans un contexte où l’accès aux résultats probants est de plus en plus facile aux usagers, et où les mécanismes de plainte (administrative ou judiciaire) sont plus nombreux, la bonne pratique promue par le guide de pratique engage de facto une certaine observance par le praticien, même si le guide énonce formellement sa prérogative en matière de jugement clinique.

Deux principes méthodologiques principaux président à la réalisation du travail d’agrégation des connaissances. Le premier prévoit que les résultats proviennent, bien entendu, de recherches dont les devis sont compatibles. De facto, il y a une forte prédilection pour la sélection d’études ayant pour devis l’essai clinique aléatoire (Trinder et Reynolds, 2000), ce qui exclut les recherches ayant suivi d’autres méthodologies. Même les essais cliniques aléatoires estimés défaillants seront exclus, malgré qu’ils aient été évalués par plusieurs instances, dont le financeur, les comités d’éthiques, les réviseurs des articles, etc. Or, ce jugement externe sur la qualité de travaux de recherche par nature complexes comporte selon nous des risques de mésinterprétation, voire de conflits d’intérêts. Une fois que les méta-analyseurs ont séparé le bon grain de l’ivraie, le second principe méthodologique prévoit l’établissement d’un seuil de confiance qui variera selon les cas ou l’organisme de production de la ligne directrice. Dans les démarches les plus rigoureuses[3], il est rare que la cible dépasse les 90 %. Ce taux de confiance laisse donc dans le meilleur des cas 10 % de données, dites aberrantes, comme l’était jadis l’énoncé copernicien concernant l’héliocentrisme, à l’encontre de plus de 90 % d’évidences[4] chez ses contradicteurs de l’orthodoxie religieuse. Écrit plus sérieusement, la logique de cumulativité des connaissances qui sous-tend la perspective Evidence Based Practice, renforcée par un contexte social favorisant l’observance des prescriptions qui en découle, se pose en contradiction avec l’un des principes fondamentaux de la recherche, soit celui du doute méthodique, notamment très attentif à ce qui n’est pas évident au sens commun. Il y a donc une tension épistémologique entre le principe du doute à l’égard de l’évidence et celui de la cumulativité des connaissances.

S’il va sans dire que les procédés pour la constitution de ces agrégats épistémiques sont, somme toute, de grande qualité, force est de constater qu’ils n’agrègent donc pas toutes les formes de connaissances, et que le processus de réduction comporte ses enjeux épistémologiques qu’il est utile d’élucider. Parmi eux, la hiérarchisation des qualités de preuves révèle la structure de valeur qui sous-tend l’épistémologie de la perspective Evidence Based Practice. Par exemple, s’il y a chez les théoriciens de cette perspective une reconnaissance officielle de la valeur épistémologique des savoirs expérientiels (Bensing, 2000), reconnus en principe comme essentiels à la bonne conduite des pratiques professionnelles, il y a confinement de ces savoirs au plus bas stade de preuve (Couturier et Carrier, 2004). En fait, les données issues de l’expérience sont empiriquement recueillies par les cliniciens et peuvent faire l’objet d’une activité de validation empirique, à l’occasion d’une conférence dite de consensus (Castel et Merle, 2002). Les consensus cliniques qui s’y formulent devront par la suite faire l’objet d’une validation en méthode Delphi[5] auprès d’experts reconnus, selon une cible de confiance préétablie. Par exemple, 90 % des experts devront reconnaître la valeur du consensus pour établir son caractère probant. La validité du savoir ainsi agrégé provient de la force de la convergence entre les experts et de la foi un peu naïve en une expertise capable de suspendre toute contingence. Or, la sociologie de la science déconstruit avec puissance cette naïveté (Callon, 1986 ; Latour, 1988 ; Knorr-Cetina, 1996 ; Bourdieu, 2001). Dans la perspective Evidence Based Practice, les consensus d’experts seront validés (ou pas) par des essais cliniques aléatoires, ultime stade de la preuve. L’activité d’agrégation des connaissances postule donc une hiérarchisation des modalités de mise en preuve (Mullen, 2002), posant au sommet de l’échelle de la valeur celles conduisant à des savoirs très objectivés (Tonelli, 1998). Il est donc abusif de décréter que la théorie sous-tendant la perspective Evidence Based Practice rejette sans discussions les autres types de connaissances, issues par exemple des recherches qualitatives ou de l’expérience clinique. Elle agit autrement, notamment en classant les différentes connaissances dans une structure de valeurs signifiant aux lectorats, notamment celui composé des décideurs, qu’il y a de « petites preuves », du côté des savoirs d’expériences et des travaux qualitatifs, et de « grandes preuves », du côté de la recherche par essais cliniques aléatoires. Cette attribution de grandeurs constitue de facto une marginalisation de connaissances pourtant fort bien reconnues tant par les épistémologues (Granger, 2001), les théories classiques du savoir (Charlot, 1997 ; Vergnaud, 2001) que par les didactiques professionnelles émergentes (Pastré, 2005).

La perspective Evidence Based Practice est ancrée dans une épistémologie poppérienne, où le savoir est considéré vraisemblable jusqu’à falsification, et elle relègue les savoirs d’expérience à la part tacite de tout acte clinique (Welsh et Lyons, 2001). La puissance référentielle de la perspective Evidence Based Practice provoque dans nombre de courants professionnels dits Client Oriented une dissonance épistémologique entre ce qui est promu comme la « bonne pratique » et ce que leur posture clinique, à fondement constructiviste, pose comme socle axiologique de leur pratique, voire de leur identité (Bensing, 2000 ; Webb, 2001). De ce point de vue, la perspective Evidence Based Practice est plus qu’une méthode dont l’unique finalité serait de rendre cognitivement appréhendable au praticien débordé l’intrication incommensurable de résultats de recherche. Elle se constitue aussi en une tentative d’imposition d’une pax epistemologica à velléité plus ou moins totalitaire (Holmes et al., 2006). Cela recoupe les travaux canoniques de Freidson (1984), qui ont démontré que le groupe des médecins s’est constitué une professionnalité par sa capacité à imposer aux différents acteurs professionnels proches ou concurrents un système de vérités ordonnançant les rapports interprofessionnels dans le champ sociosanitaire. Il importe cependant de préciser que ce régime de vérité a aussi pour fonction d’unifier le groupe médical autour d’une posture épidémiologique unique. Ainsi, la perspective ici en discussion a doublement pour effet de permettre le contrôle des médecins, d’abord à l’interne du domaine médical par une faction idéologique sur les autres (Bensing, 2000), puis de l’externe, par l’État qui cherche à contrebalancer un pouvoir médical trop fort (Harrison, 1998).

Si les débats internes au groupe des médecins sont observables, ils le sont bien entendu tout autant pour les métiers relationnels - pensons au travail social ou à la criminologie. Ces groupes professionnels sont traversés de combats internes sur le plan épistémologique, débats ravivés par l’expansion de la perspective Evidence Based Practice, qui se présente comme une opportunité de reconnaissance de leur conception de la profession par les tenants de la grandeur scientifique d’inspiration médicale (Sheldon, 2001). Il s’agit pour eux d’une posture de combat contre le pouvoir discrétionnaire inhérent au caractère tacite et incertain d’une pratique trop constructiviste (Gambrill, 1999 ; Proctor, 2002 ; Wennberg, 2004). Ce désir d’accroissement de la scientificité de ces professions répond, du point de vue des tenants de la perspective Evidence Based Practice, au scepticisme interne et externe aux métiers relationnels quant à leur efficacité inobjectivable, leur scientificité douteuse, et donc leur professionnalité (Sheldon et Chilvers, 2000). Pour d’autres, il s’agit d’une menace fondamentale, sur le plan épistémologique, qui porte atteinte aux fondements mêmes de leur profession en imposant la perspective médicale (Webb, 2001). À l’égard de ce débat épistémologique de monopolisation de l’identité d’un groupe professionnel, la criminologie est exemplaire en raison de sa filiation positiviste (l’étiologie criminaliste) et constructiviste (le relativisme normatif) (Debuyst et al., 1998).

Au total, nous pouvons constater trois formes de réductionnisme produites par la perspective Evidence Based Practice. D’abord, nous constatons un réductionnisme épistémologique, relatif à l’exclusion des autres formes de savoirs, des autres méthodes, des autres épistémologies, au mieux relégués à la part de mou dans toute pratique professionnelle, donc à des formes primitives de preuves, que le bon chercheur saura domestiquer, civiliser. Puis un réductionnisme du sens de l’action à ses formes inertes, en le réduisant en indicateurs, variables et aux catégories épidémiologiques. En ce qui a trait à la relation avec le patient, la médecine basée sur des résultats probants est une approche qui minimise l’unicité du patient, en ne tenant pas assez compte de ses valeurs, besoins et préférences dans la prise de décision médicale le concernant (Bensing, 2000). De fait, les caractéristiques personnelles et idiosyncrasiques du patient qui n’ont pas été retenues comme variables dans les essais cliniques aléatoires peuvent parfois se voir réduites au statut de « nuisance », de bruit statistique, qui entrave la validité interne des études (Bensing, 2000). Enfin, nous tenons à évoquer, sans malheureusement l’approfondir, le réductionnisme culturel découlant de l’exclusion de facto d’une majorité de travaux produits en d’autres langues que l’anglais, et donc peu ou pas indexés dans les banques de données.

Ces réductionnismes épistémologiques provoquent un glissement du locus de la vérité, de la relation clinique vers un niveau plus abstrait de la réalité, celui de l’agrégation supérieure des résultats de recherche (Timermanns et Kolker, 2004). Les guides de pratique qui en découlent interfèrent dans la relation thérapeutique entre le professionnel et son client, en y induisant une logique normative prescrivant plus ou moins directement au praticien ce qui doit être fait : « What ought to be done » (Harrison, 1998 : 20). Leur introduction dans des dispositifs technologiques (outils d’évaluation, systèmes experts, etc.) soutient discrètement le passage d’une lecture clinique à une lecture épidémiologique des problèmes (Ibid.,1998 : 21), traduisant un déplacement de pouvoir des praticiens vers les chercheurs, les épidémiologistes, puis, en dernière instance, les décideurs en matière de politiques publiques qui s’approprient selon leur besoin ces produits de la recherche recouverts d’un aura de vérité des plus étincelantes.

La perspective Evidence Based Practice et la conduite des politiques sociosanitaires

Si, à son l’origine, la vaste entreprise de rationalisation de la médecine prônée par Cochrane (2003) se voulait exclusivement un mouvement clinique dont le but était d’abord et avant tout de faire progresser le caractère scientifique de la pratique médicale, l’audience exceptionnelle que connaît la perspective auprès des décideurs et des concepteurs de politiques sociosanitaires a été une étape charnière de sa rapide et vaste diffusion. C’est au Royaume-Uni, sous le gouvernement travailliste, que la perspective Evidence Based Practice a véritablement été mise à l’avant-scène dans la gestion de ces politiques. Le discours du premier ministre britannique de l’époque, Tony Blair, a marqué cette émergence : « What counts is what’s works » (cité par Sanderson, 2004 : 367). Désormais, les actions étatiques en santé et en services sociaux devront s’appuyer sur la preuve scientifique de leur efficacité.

Dans ce contexte, la perspective Evidence Based Practice connaît depuis une décennie une audience extraordinaire auprès des gestionnaires et des bailleurs de fonds (Niessen et al., 2000). Elle permet à leur désir incessant de quantification de prendre prise sur des pratiques qui se revendiquaient jusqu’alors comme plus ou moins insaisissables au regard gestionnaire, puisqu’en partie affaire d’art, d’autonomie professionnelle et de jugement clinique. Il résulte de cette convergence entre la frange la plus positiviste du domaine médical et le domaine de la gestion un contexte Evidence Based (Colyer et Kamath, 1999), des politiques Evidence Based (Mullen, 2002), ainsi qu’une gestion Evidence Based (Kieran et Rundall, 2001) fondée sur la Cost-effectiveness evidence (Niessen, et al., 2001). Au total, émerge un paradigme Evidence Based (Gill et al., 1996) qui tend à s’imposer, pour certains, de façon totalitaire (Holmes et al., 2006).

Ce paradigme se traduit par l’émergence de la Nouvelle gestion publique (Merrien, 1999), un mouvement d’inspiration néolibérale, qui vise à donner à l’État les moyens pour mieux utiliser les ressources par un contrôle plus étroit de ce qui se réalise sur le plan clinique. Ce courant gestionnaire vise une rationalisation des structures organisationnelles, une plus grande imputabilité des administrations locales au regard des objectifs d’efficacité des services, un contrôle des coûts par un suivi budgétaire serré et un monitorage des résultats, repérable notamment par la reddition de comptes, la mesure d’impact, les contrats de performance ou les tableaux de bord.

Dans les pays où les assurances privées occupent une place importante dans le financement des services, comme les États-Unis, les guides de pratique sont considérés par les gestionnaires de plans d’assurances comme des outils permettant d’appuyer les prises de décisions relatives aux services sur des critères économiques stables et validés. Par exemple, dans le domaine de la santé mentale, certains assureurs privés limitent le choix d’interventions pour certains troubles mentaux à une seule option (Tanembaum, 2005 : 168). On le voit, la préoccupation scientifique puis clinique d’accroître la qualité des soins migre peu à peu vers l’intention de mieux contrôler l’efficience des pratiques, et ce, suivant une perspective particulière de gestion des affaires publiques.

Plus spécifiquement, la Nouvelle gestion publique aura permis une reconceptualisation de la qualité des services et la mise au point de technologies pour son monitorage, comme d’un audit de la qualité qui se réalise par l’évaluation des pratiques au regard d’indicateurs issus de résultats probants (Power, 1997). La qualité est ainsi conçue comme le renforcement de l’efficience et la satisfaction d’un usager considéré comme un client (logique marchande)[6]. Pour cela, il importe de réaliser un monitorage des besoins[7] des clientèles (le requis) et de leurs réponses professionnelles (le fourni). L’écart entre les deux devient central dans l’appréciation de l’efficience (Merrien, 1999 ; Larivière, 2005). Cette mesure de l’écart permet également d’orienter l’offre de service ; éventuellement de prévoir des mécanismes de rationnement de l’offre ou de la demande. Historiquement, ce rationnement s’opérait principalement par les listes d’attente des hôpitaux et le jugement clinique des praticiens (Harrison, 1998).

La perspective Evidence Based Practice offre aux décideurs l’occasion et les moyens de contrôler les coûts, de préserver la qualité telle qu’elle est définie et de justifier une rationalisation des dépenses selon des principes supérieurs comme celui d’équité en contexte de rareté de ressources (Dopson et al., 2003 : 41). Elle repose sur une analyse des facteurs de risque, ce qui implique de nouvelles stratégies d’organisation des services et de contrôle de leur prestation qui mettent l’accent sur des groupes de population davantage que sur des cas individuels ; les groupes à faible risque sont dirigés vers les services à faible coût, c’est-à-dire ceux qui sont réalisés dans la communauté, notamment par les familles, alors que les groupes à risque élevé sont plutôt orientés vers les services institutionnels (Webb, 2002). Pourtant, à l’origine, la perspective Evidence Based Practice avait pour finalité première la standardisation des pratiques individuelles des praticiens et non leur rationalisation économique (Dopson et al., 2003).

Le caractère scientifique de la perspective Evidence Based Practice, selon le point de vue de Klein : « appears to offer politicians less pain, less responsibility for taking difficult decisions and control extravagant practices of doctors » (dans Dopson et al., 2003 : 316). Du point de vue des décideurs publics, elle fournit des critères de rationnement explicites et transparents à la légitimation du processus de prise de décision concernant les questions sociosanitaires. En raison de son aura de rationalité scientifique, ce processus semble pour certains plus transparent, apolitique et rationnel (Harrison, 1998), tandis que pour d’autres, il est plutôt traversé de l’idéologie néolibérale (Larivière, 2005) et constitue une tentative d’imposition d’une forme unique de vérité (Holmes et al., 2006).

On le voit, la perspective Evidence Based Practice fait plus qu’agréger des données (« datas »), elle impose un régime de vérité qui cherche à gérer le risque et l’incertitude dans les politiques socio-sanitaires (Trinder et Reynolds, 2000 : 12). En ce sens, pour Webb, cette perspective participe à une « culture de la performance » (2001 : 60) dont la finalité consiste à contrôler la qualité, à optimiser l’efficience et à réduire les risques des interventions sociosanitaires. Cette culture de la performance se situe à l’intérieur d’un paradigme où la rationalité instrumentale doit s’imposer, et ce, dans un contexte où « les politiciens cherchent à gérer les questions économiques et sociales rationnellement d’une manière apolitique et scientifique de telle façon que les politiques sociales soient plus ou moins un exercice de technologie sociale » (Sanderson, 2004 : 368, traduction libre). La perspective Evidence Based Practice provoque un déplacement du locus de la confiance en privilégiant davantage la confiance publique, qui caractérise les relations entre les individus et les systèmes, au détriment de la confiance privée qui caractérise les relations entre personnes, ici entre un praticien et son client (Harrison, 1998). Ainsi, la confiance est transférée d’un individu ontologiquement faillible vers un système maîtrisé, estimé neutre (Lohr et al., 1998 ; Trinder et Reynolds, 2000). Ce processus opère un glissement dans la conception des services, qui ne sont plus considérés comme un « acte individuel » mais plutôt comme le « produit d’un système organisé » (Castel et Merle, 2002 : 339).

La convergence entre une épistémologie positiviste et l’utilitarisme de l’esprit gestionnaire (Ogien, 1995) s’incarne concrètement dans une approche dite du managed care qui encourage l’utilisation d’interventions dont l’efficacité est démontrée (Lecomte, 2003 : 14) et qui va parfois jusqu’à limiter le choix d’interventions (Tanembaum, 2005). Sur le plan juridique, l’apparition de législations plus sévères en ce qui a trait à l’imputabilité professionnelle exerce une pression tangible sur les décisions cliniques des praticiens qui doivent respecter certains standards d’intervention afin d’éviter des poursuites judiciaires (Howard et al., 2003 ; Raines, 2004). Le managed care s’incarne concrètement dans sa forme la moins directive par des guides de pratique, et dans sa forme la plus directive par des outils d’évaluation standardisés et des systèmes experts. Selon Rosen et ses collègues (2003 : 210), l’utilisation des guides de pratique permettrait moins de guider la pratique que d’identifier les lacunes dans les connaissances des praticiens, de favoriser leur formation continue, de diminuer les variations dans les pratiques tout en faisant la démonstration publique de la valeur d’un acte professionnel.

Conclusion

L’intention initiale d’offrir aux praticiens des produits agrégés de connaissances sous forme de guides de pratique, de lignes directrices ou d’outils standardisés, par-delà ses effets pragmatiques positifs indéniables, comporte quelques effets sur le plan épistémique qui découlent de divers réductionnismes méthodologiques. Parmi ces effets se trouve un déplacement partiel du locus décisionnel de l’action professionnelle, de la relation clinique vers des instances abstraites nouant positivisme scientifique, l’esprit gestionnaire (Ogien, 1995) et l’épistémè médical caractérisant l’air du temps, pour reprendre en le détournant un peu de son sens le doux euphémisme d’Albert Ogien. Malgré l’évidente puissance de l’alliance entre ces trois formes dominantes de la raison, la perspective Evidence Based Practice, qui espère une relation de causalité quasi mécanique entre la disponibilité de résultats probants et leur intégration dans la prise de décision par les praticiens, leur diffusion s’effectuant « like water flowing through a pipe » (Dawson cité par Greenhalgh, 2005 : 65), surestime selon nous sa capacité à conduire des pratiques. Nous savons que la réalité, comme l’eau d’ailleurs, profite de tous les interstices pour fuir l’objectivation et, qu’à terme, même le plus résistant des tuyaux sera miné. La conduite des pratiques, comme la conduite d’eau, n’est pas la pratique. Penser la perspective Evidence Based Practice, c’est certes la critiquer avec intensité, notamment quant à sa tentation totalitaire, mais tout en reconnaissant ce qu’elle peut offrir. Dans les prochaines années, une réflexion nuancée sur cette perspective devra émerger. Pour ce faire, il faudra mieux comprendre l’usage qu’en font les praticiens en cherchant à documenter tout à la fois la force de ploiement des pratiques qu’elle contient et les résistances, au sens spécifique de Foucault, que ces dernières mettent en oeuvre. La rencontre de la force de ploiement et de la force de résistance est au coeur de toute complexité.