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Lorsque E. Goffman a écrit Asiles, ouvrage magistral qui, comme on le sait, a servi de socle à l’élaboration du concept d’institution totale, l’auteur suggérait un programme qu’il n’a pas eu l’occasion d’appliquer par la suite : « le signe distinctif des institutions totalitaires [total institution] est que chacune d’entre elles présente, avec une intensité particulière, plusieurs des caractéristiques qui définissent le type. Lorsqu’il sera question de « caractères communs », cette expression aura donc un sens restrictif mais logiquement défendable. Cette manière de procéder permet en même temps de recourir à la méthode idéal-typique en dégageant les traits communs, avec l’espoir de mettre plus tard en lumière les différences spécifiques » (1968 : 47). Il faut voir là un appel à l’ouverture : le concept devait constituer un univers de sens plutôt qu’un dogme, un outillage heuristique souple plutôt qu’un cadre rigide, un programme de recherche plutôt qu’un point d’orgue de l’analyse[1].

De ce point de vue, notre présente contribution épouse cet éthos de recherche : en cherchant à décrire la spécificité du « formidable » système de contraintes consubstantiel à une prison donnée au regard du schéma général, nous nous inscrivons dans la continuité du modèle tout en le mettant à l’épreuve empirique d’une institution singulière. Plus précisément, nous chercherons ici à décrire les modalités de production de l’ordre en prison, l’ordre étant ici saisi comme le produit instable d’une négociation permanente entre détenus et surveillants dont résulte un système de privilèges et d’inégalités spécifiques[2], et la prison étant appréhendée – c’est là sa spécificité par rapport au schéma général goffmanien – comme un dispositif guerrier défensif (Chauvenet, 1998).

Notre contribution découle d’un travail de terrain multiforme, essentiellement mené dans une grande maison d’arrêt du nord de la France, et s’inscrit dans le cadre d’une étude plus vaste consacrée à l’analyse et à la compréhension des expériences carcérales individuelles des détenus reclus dans ce type d’établissement[3]. Rappelons qu’en France, la maison d’arrêt est théoriquement le lieu de détention des prévenus et d’exécution des peines dites courtes, c’est-à-dire inférieures à un an. En pratique, cependant, de nombreux détenus condamnés à des peines de plus d’un an purgent une partie consistante de leur peine en maison d’arrêt, pour des raisons d’encombrement des autres établissements ou pour des raisons propres à l’ordre carcéral[4].

Concrètement, 47 détenus ou anciens détenus ont été rencontrés (37 hommes, 10 femmes), une ou plusieurs fois, dans une grande maison d’arrêt du nord de la France (31 personnes) ou à l’extérieur (16) : stage de préparation à la recherche d’un emploi réservé aux sortants de prison, rencontres informelles ou par le biais d’associations diverses, placement extérieur pour détenus en fin de peine, etc. Une vingtaine d’entretiens semi-directifs formels ont été menés avec des intervenants ou des travailleurs pénitentiaires. À ces rencontres enregistrées s’ajoute un ensemble de discussions informelles précieuses qui ont été consignées au jour le jour dans un journal de terrain, qui a constitué, plus largement, le support d’un travail d’observation intra muros. Enfin, un échange de courrier, personnel ou s’inscrivant dans le cadre d’un travail associatif, avec des détenus, a été mené tout au long de l’enquête. L’analyse de contenu des entretiens a été multidimensionnelle : recherche d’oppositions symboliques structurantes[5] ; analyse des formes de cristallisation du récit autour d’un événement biographique spécifique[6] ; reconstruction de la structure diachronique du récit[7] ; analyse thématique. Cette polysémie analytique a permis d’aborder à la fois les contraintes spécifiques d’une situation sociale particulière – l’enfermement carcéral en maison d’arrêt – et les logiques d’action des acteurs qui épousent, contournent, remodèlent, et, parfois, transcendent ces contraintes.

Après avoir détaillé les enjeux théoriques soulevés par l’analyse du couple surveillant-détenu, socle de base de l’institution, nous explorerons à l’aide de notre matériau empirique un triptyque idéal-typique des positions occupées par les détenus, symptômes d’une relative stabilité des inégalités, des formes de discrimination et des privilèges sur lesquels se fonde l’ordre carcéral. En prolongeant l’analyse de la prison comme dispositif guerrier défensif, nous proposerons une analyse de la production de l’ordre en détention qui devrait permettre d’ouvrir quelques pistes pour penser d’un même geste la structure de domination qui caractérise l’institution, et, en deçà de cette structure, l’hétérogénéité des relations sociales et la complexité des formes de pouvoir immanentes à ces relations. Cette réflexion nous conduira, en conclusion, à proposer un assouplissement relatif du cadre de pensée goffmanien.

1. De l’institution totale à l’analyse d’un dispositif guerrier défensif

Repartons d’Asiles. Pour E. Goffman, « on peut définir une institution totalitaire [total institution] comme un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées[8] ». Par deux grands types de techniques de mortification, l’institution totale dépersonnaliserait le détenu pour le fondre dans son moule, le soumettre à sa nouvelle condition sociale. Le premier type de techniques de mortification vise à agresser la personnalité du reclus. Il est constitué par l’isolement, les cérémonies d’admission, le dépouillement, la dégradation de l’image de soi. Le second, lui, vise à rompre le lien entre le reclus et ses actes. Par les techniques du ricochet – qui correspondent à une dépossession de ses moyens habituels de défense – ou encore de l’embrigadement, de la perte de l’autonomie, de la rationalisation de la servitude, le reclus est infantilisé, façonnable et soumis.

Le concept d’institution totale s’imposait par son degré de généralité et son élaboration spécifique comme un concept structural qui questionnait l’ensemble des forces sociales qui sous-tend l’institution. L’hyper-empirisme et la description pointilleuse des micro-situations de la vie quotidienne dans l’institution totale n’est éclatée qu’en apparence : c’est en réalité la structure même de l’institution qui permet de donner sens à ces faits parcellaires isolés. Les interactions qui forment la vie quotidienne des reclus prennent sens et prennent corps au coeur du système dont elles sont le produit[9]. Une part du génie de Goffman dans Asiles réside dans la finesse de cette articulation du microsociologique et du macrosociologique[10].

1.1 Le poids des contraintes, ou comment penser les relations carcérales ?

Cette articulation – ses conditions, sa pertinence, ses modalités, ses tensions – forment, explicitement ou implicitement, le point de mire théorique de nombreuses études dans le champ carcéral[11]. En effet, par son degré de coercition singulier et, en conséquence, par le surplombement apparent des logiques sécuritaires sur l’ensemble des autres logiques d’action, la sociologie de la prison est traversée par une ambivalence interprétative : doit-on analyser l’ensemble des relations au sein de la prison comme participant à la finalité de l’institution, la contention des détenus, ou doit-on prendre acte, au contraire, de la pluralité des logiques d’action, de la capacité des acteurs à aller au-delà des contraintes définies par la structure sécuritaire ? Les sociologues ont parfois du mal à dépasser ce dilemme et oscillent souvent entre deux cadres interprétatifs, que nous pourrions appeler « l’approche finaliste » d’un côté, et « l’interactionnisme réducteur », de l’autre. Alors que l’approche finaliste se concentre sur les dimensions de séquestration de l’existence du fait de la séparation de la vie sociale et, en conséquence, réduit parfois arbitrairement la richesse du réel aux seules situations d’expulsion et de mise en marge, l’interactionnisme réducteur risque, lui, de sous-estimer ce qui crève les yeux, un rapport de domination brutal, pour se concentrer sur une micro-analyse qui euphémise trop le coeur des réalités qu’il observe.

Si le cadre interprétatif retenu – et les enjeux critiques et éthiques qu’il recouvre – dépend souvent du poids que le chercheur accorde a priori à la structure coercitive et sécuritaire de l’institution, ainsi qu’au degré de distance qu’il entretient avec la subjectivité des détenus, ce choix devrait néanmoins être tranché empiriquement, au cas par cas, selon les objets spécifiquement étudiés et les réalités observées[12]. Lorsque le chercheur s’intéresse aux pratiques des intervenants « extérieurs », tels, par exemple, les enseignants, il peut, une fois posé le poids des contraintes – en montrant par exemple comment l’accès à l’enseignement devient un privilège, comment il est accordé en échange de calme, etc. –, affiner la description des luttes pour l’autonomie et l’éclatement des logiques entre les différents intervenants[13], les possibilités, au-delà des contraintes carcérales, d’imposer sa propre vision des choses, etc. Les interactions qui s’éloignent du « coeur sécuritaire » de l’institution (impliquant des visiteurs, enseignants, intervenants culturels, chercheurs…) sont davantage propices aux cadres interprétatifs relativement ouverts.

En revanche, parce qu’il incarne l’essence et la raison d’être de la prison, le couple surveillant-détenu doit, lui, être interprété autour de la finalité centrale de l’institution, la contention des détenus, et de la production de l’ordre nécessaire à cette contention. Il s’agit donc ici de privilégier l’approche « finaliste » sans entamer pour autant la finesse analytique avec laquelle il faut appréhender la complexité des relations sociales intra muros. Détaillons.

1.2 Surveillants-détenus : des relations de pouvoir complexes

Contrairement à certaines images stéréotypées, les interactions entre gardiens et reclus sont hétérogènes. C. Rostaing (1997), par exemple, a construit pour catégoriser ces relations, quatre types idéaux – les relations normées, les relations personnalisées, les relations négociées et les relations conflictuelles – qui permettent d’en saisir la diversité[14]. Pour l’auteure, la relation normée est celle où la détenue s’inscrit dans une logique de « participation » et la surveillante dans une logique « statutaire ». La relation personnalisée prend forme lorsque la détenue s’inscrit dans une logique de « participation » et la surveillante dans une logique « missionnaire ». La relation négociée émerge lorsque la détenue s’inscrit dans une logique de « refus » et la surveillante dans une logique « missionnaire ». Enfin, la relation conflictuelle est celle qui se construit lorsque la détenue s’inscrit dans une logique de « refus » et la surveillante dans une logique « statutaire ». La typologie, par sa souplesse et les combinaisons possibles qu’elle laisse entrevoir, offre un outil heuristique intéressant pour saisir la multiplicité des interactions en prison. On pourrait sans doute en rester là. Pourtant, il nous semble qu’une sociologie de l’économie relationnelle en prison qui se donne pour enjeu de comprendre les modalités de production de l’ordre se doive d’intégrer ces différents types dans une perspective plus globale, qui articule à la fois les dimensions structurelles qui fondent les rapports de domination et la polymorphie de l’exercice du pouvoir sur le plan micro-relationnel.

En effet, on ne saurait envisager, dans une société démocratique, une production de l’ordre exclusivement basée sur un pouvoir « négatif » et « répressif ». Puisque le contrôle ne peut reposer sur la force brute, la contrainte ne peut suffire pour assurer la paix et les surveillants doivent bien, d’une manière ou d’une autre, obtenir la bonne volonté des détenus (Chauvenet et al., 1994 : 83). Sykes (1958) avait déjà bien vu l’enjeu : les surveillants doivent s’arranger pour avoir le moins de problèmes possible, et la meilleure solution pour la plupart d’entre eux est de « donner du lest » plutôt que de faire usage du pouvoir théorique dont ils disposent pour se faire obéir à la lettre. Dès lors, on peut aller au-delà d’un simple interactionnisme – qui reste néanmoins une étape analytique primordiale mais n’est pas la finalité de l’analyse – et resituer les différents types d’interactions au regard des finalités de l’institution. On peut les considérer alors comme un panel de registres nécessaire à l’institution pour contrôler tant bien que mal la population pénale. L’autorité et la violence, les plaisanteries et les blagues, la communication et les conseils, la bonne distance et le réglementarisme, les services et les privilèges, etc., sont autant de moyens de gestion des relations sociales en détention au cas par cas, en fonction des logiques professionnelles des surveillants, de l’habitude, du degré de rébellion et de la position des détenus, des contraintes spécifiques de l’établissement et de son contexte environnemental, etc.

Il s’agit donc moins ici de discuter frontalement de l’effritement ou non du caractère totalitaire de la prison[15] que de complexifier l’appréhension des modes d’exercice du pouvoir en détention, et des capacités différentielles de résistance des détenus – la résistance du sujet étant immanente au pouvoir qui s’exerce sur lui et à travers lui[16]. Il s’agit donc d’aller au-delà du modèle des not so total institutions (McCorkle et al., 1995) qui produit notamment des expressions quasi tautologiques telles que les « institutions contraignantes » et mène à des impasses théoriques. Il ne s’agit pas non plus de souligner le caractère « progressiste » et les effets « bénéfiques » pour la « resocialisation » du détenu que peuvent avoir certaines attitudes adoptées par certains surveillants. La chose est probable et politiquement intéressante mais nous laisserons les experts chargés d’évaluer l’efficience de l’institution explorer ces dimensions, d’ailleurs surtout palpables après la libération. Il s’agit plutôt ici d’objectiver une économie relationnelle plus globale au coeur de laquelle un panel de relations et, en son sein, des relations « positives », sont nécessaires aujourd’hui à la réduction des problèmes et à la reproduction de l’ordre carcéral. Ce qui peut apparaître chez Sykes comme un paradoxe lorsqu’il décrit la nécessité de « lâcher du lest » – paradoxe que l’on formulera ainsi : « Pour garder le pouvoir, il faut lâcher une partie du pouvoir » – n’est un paradoxe que si l’on reste cloisonné dans une conception purement négative et répressive du pouvoir. Une conception foucaldienne plus complexe du concept de pouvoir permet en effet non seulement de saisir la capacité « négative » d’infliger, parfois spectaculairement, à la fois des sanctions et l’ensemble de techniques de surveillance et de normalisation, mais elle permet également de saisir l’impact des relations de pouvoir « positives » – inciter, susciter, combiner, conseiller, guider, orienter – sur l’économie relationnelle globale[17]. En bref, le respect de l’hétérogénéité des interactions n’implique pas nécessairement d’éluder le pouvoir qui s’exerce à travers elles, et ce « pouvoir » ne doit pas être envisagé dans une conception uniquement répressive.

Reste un second pan de l’élaboration théorique à expliciter. En effet, ces interactions et ces relations de pouvoir s’inscrivent dans une structure de domination plus globale, que nous décrirons à partir de trois positions idéal-typiques : les stratèges, les tacticiens et les soumis. Avant cela, il faut encore justifier notre appréhension de la prison comme dispositif guerrier défensif et caractériser, d’un point de vue théorique, les processus par lesquels les détenus vont être identifiés comme appartenant à telle ou telle catégorie.

1.3 Un dispositif guerrier défensif

Ici, nous nous inscrivons dans la continuité directe d’un article d’A. Chauvenet, qui a produit une analyse stimulante des relations sociales en prison en appréhendant la prison pour ce qu’elle est : un dispositif guerrier défensif qui, au lieu d’être construit aux frontières et destiné à se défendre d’un ennemi de l’extérieur, est enclavé dans le tissu sociopolitique aussi bien que spatial et vise l’ennemi de l’intérieur, enfermé entre des murs dont il ne doit pas sortir tant que la justice n’en a pas décidé autrement[18] (Chauvenet, 1998). Même si la chose n’est pas formulée comme telle, on peut interpréter ici la démarche de l’auteure comme une poursuite de l’ethos et du programme goffmanien, dans le sens où les interactions les plus intimes sont resituées au regard des finalités de l’institution, et où le schéma général est mis à l’épreuve d’une institution aux spécificités et aux finalités propres.

Dans ce cadre, l’organisation de la vie quotidienne se définit comme une guerre potentielle, où l’observation du camp ennemi organise l’essentiel de l’activité des surveillants. Mais tout est prêt si, d’une attitude défensive, l’autorité doit passer à un stade offensif : armes, miradors armés, périmètres interdits, etc. L’évasion et la tentative d’évasion constituent un révélateur sociologique primordial, dans le sens où il consacre la primauté de la sécurité sur l’objectif officiel de la réinsertion : après les sommations d’usage, les surveillants postés dans les miradors doivent, dans un flagrant délit d’évasion, tirer sur la personne qui s’évade. On peut alors l’abattre sans procès, sans garantie juridique, sans le respect de la proportionnalité de la défense à celle de l’attaque requis en situation de légitime défense. A. Chauvenet conclut : « dans l’instant où il s’évade, le détenu change de monde, il n’est plus dans une société de droit. […] Si la sécurité continue à s’inscrire dans « l’État de droit », sa mise en oeuvre en prison – dans sa conception purement répressive et coercitive – nous semble marquer et révéler la limite de celui-ci[19] ». Structure asociale, anomique et amorale, la prison renverse les règles de la morale, ou, plutôt, elle les abolit. Il s’agit alors, pour construire la paix sociale, d’introduire un minimum des règles qui fondent une société. C’est de cette structure anomique, d’un côté, et de son humanisation nécessaire, de l’autre, qu’il faut saisir et interpréter la multiplicité des formes d’échanges entre détenus et surveillants et la multiplicité de leurs registres d’interactions : violence(s), formes d’autorité, coopération, services, soutien moral, etc.

L’analogie guerrière permet en outre de saisir la réciprocité spécifique des actions (Chauvenet, 1998) : chacun des adversaires fait la loi de l’autre, d’où il résulte une action réciproque – la réciprocité n’impliquant pas nécessairement une relation d’égalité. Cette notion de réciprocité suggère que les multiples résistances des détenus à la loi imposée par les surveillants forment en retour la loi imposée par les détenus aux surveillants. Ces résistances sont multiformes, imprévisibles et symptomatiques de l’hétérogénéité des rapports de force en détention. Loin de l’illusion d’un réglementarisme appliqué à la lettre, le constat est plutôt celui d’une perpétuelle négociation, d’un ordre toujours instable et incertain. S’instaure alors un système de relations et d’échanges spécifiques, s’écartant nécessairement des réglementations qui nient globalement la vie sociale en prison, rend la vie quotidienne possible et produit, tant bien que mal, un « équilibre » (Vacheret, 2002) ou, plus précisément, comme nous le détaillerons, une dynamique du déséquilibre, condition sine qua non de la paix, si fragile soit-elle. En bref : réciprocité des actions, asymétrie des rapports de force, paix armée, tel se dessine le triptyque du socle relationnel entre surveillants et détenus.

L’analyse du matériau biographique nous a conduit à accentuer le trait sur les positionnements différentiels au sein de la structure de domination sur laquelle se fonde la « paix », ambiguë et précaire, en détention. Nous poursuivons donc ici l’analogie guerrière en proposant de resituer, à partir de l’analyse des discours des détenus, ce système de réciprocité au sein d’une hiérarchie des positions. Nous proposons alors trois idéaux types de positions des détenus, base de leur système d’actions. Cette typologie voudrait donc suggérer que si, effectivement, les relations se construisent au cas par cas, en face à face et de manière circonstanciée, des positions déterminent néanmoins partiellement la nature de l’échange et, en retour, ces échanges visent pour une part à affaiblir ou à renforcer ces positions. Avant de présenter cette typologie, un dernier élément de clarification s’impose : il est en effet nécessaire de souligner la distinction que l’analyste doit opérer entre une analyse des « identités » recluses et l’analyse de la hiérarchie sociale des détenus.

1.4 « Identité » et identifications

Les sociologues de la prison se sont en effet parfois appliqués à décrire la hiérarchie sociale des détenus selon leur « identité » : le voyou qui ne fait pas de compromis, le braqueur rebelle solitaire, le toxicomane, le pointeur (agresseur sexuel), etc. Cette classification apparaît comme alambiquée, car viennent s’y ajouter d’autres critères parfois essentiels : dans les prisons de femmes par exemple, les détenues peuvent chercher à préserver leur dignité et à instaurer des relations « décarcérisées » en mettant en valeur leur identité de femme, de mère (Rostaing, 1997) et certains attributs, tel le fait d’avoir un enfant, transforment alors « l’identité pour autrui » de la détenue ; de même, une série de « sous-critères » vient complexifier davantage encore la classification : l’homosexualité présumée, le noviciat qui distingue le primaire des autres, le statut de détention, l’origine ethnique, l’appartenance à tel ou tel quartier, à telle ou telle ville, etc. Enfin, chaque catégorie est susceptible d’être à son tour divisée : le braqueur posé et réfléchi et le braqueur sans foi ni loi, le « pointeur » violeur et le « pointeur » non violeur, le trafiquant pour survivre et le trafiquant « pour plâtrer » (économiser), etc. Ces conceptions des autres permettent le plus souvent de préserver, au moins un peu, une conception de soi acceptable – sans pour autant d’ailleurs que « l’identité » se résume à cette définition par défaut.

Or, comme le note Le Caisne, il convient d’abord d’apprécier, dans une optique constructiviste, la fragilité et la malléabilité de ce type de classification (2000 : 97). Ensuite, il importe de saisir que l’identité ou, plus précisément, l’auto-identification, se situe dans une dialectique avec l’identification externe, et l’une et l’autre ne doivent pas nécessairement se rejoindre (Brubaker, 2001 : 75). Ainsi, la hiérarchie sociale « réelle » des détenus est d’abord symptomatique d’une forme de catégorisation et d’identification spécifique : celle qu’ont réussi à imposer les détenus dominants. Si, comme nous le détaillerons plus loin, les « pointeurs » sont les plus mal placés dans la hiérarchie sociale de la prison, ceux-ci ont des conceptions d’eux-mêmes qui peuvent s’écarter de cette hiérarchie. Chaque détenu, en son for intérieur ou de manière plus publique, catégorise et identifie les autres détenus en fonction d’une hiérarchie morale propre, déterminée par son parcours biographique. La hiérarchie sociale des détenus ne résulte pas d’une culture carcérale qui classerait automatiquement les détenus en fonction de leurs « identités », mais plutôt d’une volonté de ceux qui réussissent à imposer, en détention, cette hiérarchie symbolique et sociale. En conséquence, si nous nous intéressons aux processus d’auto-identification et aux sentiments de distinction symbolique qui lui sont reliés, il faut également s’attacher à décrypter les processus d’identification et de catégorisation – structurant pour une part seulement les processus d’auto-identification – qui permettent de mieux comprendre les enjeux sociaux des stratégies de division des détenus, les dimensions conflictuelles des processus de catégorisation et les positionnements différentiels qui en découlent.

Notre description typologique sera la suivante. Le premier type de position est celui du stratège qui peut, comme son nom l’indique, mettre en place des stratégies. Pour De Certeau, toute rationalisation stratégique s’attache d’abord à distinguer d’un « environnement » un « propre », c’est-à-dire le lieu du pouvoir et du vouloir propres ; le stratège tente donc de consolider une position de contre-pouvoir. Le deuxième type retenu sera appelé le tacticien, qui mobilise des tactiques, des arrangements et des vices. Toujours selon De Certeau, la tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle joue avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. Elle est mouvement « à l’intérieur du champ de vision de l’ennemi », fait du coup par coup. Il lui faut utiliser les failles que les conjonctures particulières ouvrent dans la surveillance. La tactique est ruse ; en somme, c’est un art du faible (De Certeau, 1990 : 59). Enfin, cette trilogie idéal-typique sera close par la présentation du soumis qui semble ne pas pouvoir mobiliser grand-chose : il est défini par une asymétrie radicale des forces engagées dans les relations (à son désavantage) et par l’obéissance.

L’intérêt de l’utilisation de cette typologie est analytique[20] : elle part du constat des inégalités flagrantes de traitement et cherche quels sont les mécanismes de production et de reproduction des inégalités, dans un univers clos qui, par définition, devrait être égalitaire. Nous rechercherons ici les clés de cette nouvelle contradiction sur des mécanismes propres à l’enfermement carcéral (Faugeron, 1996 : 32).

2. Le stratège : vers un contre-pouvoir

L’administration pénitentiaire n’a pas le monopole du choix de ceux qui se retrouveront en position dominante. Les détenus qui ont déjà de l’influence en détention peuvent en effet collectivement attribuer une place de choix au nouvel arrivant en lui manifestant leur solidarité, en lui assurant leur protection, etc. Une réputation peut être importée de l’extérieur comme elle peut circuler d’une prison vers une autre. Les parloirs et les courriers constituent des outils d’identification et de positionnement actifs : en qui peut-on avoir confiance, qui est une « balance », etc.

L’analyse du contre-pouvoir qui caractérise le stratège peut s’analyser en trois termes : 1. une négociation du déroulement de la détention autant avec les gradés qu’avec les surveillants « à la base » ; 2. un système de privilèges basé sur des offres d’occupation dites « valorisantes » et, conjointement, la réduction substantielle des atteintes corporelles ; 3. la participation active, conjointement, avec l’administration pénitentiaire, au contrôle des détenus et à la régulation sociale en prison. Détaillons, au coeur de ces trois ensembles de phénomènes, les processus de distinction, qui forment une dimension essentielle de la dynamique stratégique d’imposition d’un (contre)pouvoir.

2.1 Gradés et sous-fifres

Pour les stratèges, la relation face-à-face avec des surveillants d’étage, les « matons », est jugée inutile ou, du moins, insuffisante. Parler d’égal à égal, c’est parler avec le supérieur, le « gradé ». Les relations sont alors personnalisées, et cette personnalisation constitue en elle-même une source de distinction : elle permet d’entretenir le sentiment selon lequel on n’est pas « n’importe quel détenu ». Plus les surveillants « de base » sont déconsidérés et moqués, plus l’accès aux « gradés » est facilité.

Par exemple, les surveillants tentent régulièrement d’atténuer l’humiliation inhérente à certaines tâches en prenant une certaine distance qui devrait permettre d’en banaliser la violence symbolique. La fouille à corps, par exemple, humiliante pour les deux parties, est souvent l’objet de techniques d’euphémisation visant à réduire l’épreuve à une banale formalité : détourner la conversation, minimiser l’acte en signalant qu’on ne fait « que son travail », inventer d’autres sources d’attention, ritualiser la tâche en un scénario répétitif (Chauvenet et al., 1994 : 55). Toutes ces stratégies visent à enrayer la gêne profonde d’une tâche infra dignate. En revanche, les détenus stratèges peuvent, lors de la fouille à corps, montrer aux surveillants « l’ignominie » de leur acte (par des remarques blessantes ou une crudité de la gestuelle) ; ils renversent ainsi le processus d’humiliation et renvoient les surveillants à leur statut indigne de « fouille-merde », de « porte-clés », de « ratés ».

2.2 Privilèges, menaces, honneur

Il faut appréhender l’accès à un travail « valorisant » non pas comme un privilège mais comme un ensemble de privilèges (pouvoir, temps, argent, etc.). De même, les enjeux quotidiens de l’activité et la responsabilité engagée occupent efficacement le temps. L’accès à ces travaux « valorisants » constitue, à nouveau, un marqueur de distinction symbolique qui permet d’être celui « qui est capable de », c’est-à-dire qui est « lettré », « intelligent », etc., d’autant plus importante dans un milieu où la tendance à la dépréciation est fortement marquée. Un second ensemble de privilèges peut être défini comme une réduction substantielle des atteintes corporelles : fouilles à corps moins nombreuses, moins « pointilleuses » ou inexistantes, absence de surveillance à l’oeilleton des cellules, plus grande mobilité, moins grande promiscuité, accès facilité aux activités sportives de choix, sexualité, etc.

Le stratège peut affirmer et tenter de stabiliser son (contre)pouvoir à travers la menace de l’émeute. Cette capacité à déclencher une émeute est toujours rattachée à une distinction quelconque : prestige résultant d’une réputation délinquante, statut « d’ancien », d’« habitué », ou encore intelligence. De manière diffuse, une mémoire de l’émeute circule en détention[21], et le rôle actif de cette mémoire est d’inscrire l’émeute comme une possibilité, une menace, qui montre la complexité des échanges qui se nouent en détention ; on peut obtenir le calme (l’absence d’événement) en échange d’un service. Bien qu’elle s’inscrive dans une dynamique collective, l’émeute permet de défendre les intérêts individuels du stratège capable de la déclencher… Les échanges sont donc complexes, informels, multiformes (un travail, une douche supplémentaire, un accès facilité à tel ou tel service, etc.), inscrits dans un système instable de relations face-à-face ; un changement d’interlocuteur peut briser l’équilibre et cette rupture impose alors un autre registre d’interaction, un autre mode de résolution de conflit.

Dans ce cadre, les relations d’honneur et la violence physique qui en découle apparaissent ici comme un mode de régulation spécifique des relations sociales : là où précisément ni la règle de droit ni la relation contractuelle ne peuvent avoir lieu, l’honneur constitue un moyen de régler les conflits et les manquements des uns et des autres. La persistance de règlements de compte « entre quatre yeux », préférés au recours « peu honorable » et indigne au rapport d’incident[22], s’inscrit dans cette logique. En ce sens, ces relations d’honneur constituent un mode de règlement des conflits cohérent avec la structure de la maison d’arrêt : celle-ci permet à chacun de sauver la face et de conserver son autorité au sein de relations marquées par ailleurs par l’humiliation et l’indignité (Chauvenet, 1998 : 107). L’intérêt de la prise en compte des différentes positions des détenus permet de comprendre comment « l’honneur » de chacun n’est pas mis en jeu dans les mêmes circonstances et dépend des privilèges « habituels » accordés à l’un ou à l’autre.

2.3 Prendre une part active dans la régulation des tensions et le contrôle des détenus

Celui qui a le pouvoir d’imposer pour une part sa volonté se retrouve dans une position d’intermédiaire : il prend part à la régulation des les tensions entre l’administration pénitentiaire et les détenus, participe au contrôle de la prison, s’autoproclame porte-parole des détenus, transmet des informations à la hiérarchie, etc. « Jouer sur les deux tableaux », c’est s’appuyer sur les détenus pour constituer une menace vis-à-vis de l’administration pénitentiaire et s’appuyer sur les positions que celle-ci accorde pour bénéficier de privilèges vis-à-vis des détenus. Les témoignages sont explicites : le stratège a le pouvoir de produire le désordre et l’ordre. Le constat est essentiel : l’ordre carcéral en maison d’arrêt repose, pour une part, sur un « transfert » de pouvoir vers une partie des détenus[23]. La position d’intermédiaire offre de nombreux avantages mais constitue en retour une position instrumentalisée[24] : au stratège de calmer les enragés, de résoudre les conflits, de consoler les déprimés, de « faire du social », d’inscrire les détenus à différentes activités, de réparer des « injustices », etc.[25]

Soulignons, avant de poursuivre, les limites de la stabilité du stratège. D’abord, cette position peut s’écrouler (partiellement ou complètement) d’un établissement à un autre. Ensuite, dans la maison d’arrêt étudiée, la rotation rapide qui caractérise la détention peut parfois être à la source d’une usure de l’autorité des stratèges au profit des tacticiens, que nous allons maintenant décrire. Soulignons que, d’un point de vue analytique, le passage de la stratégie à la tactique est affaire de subtilité et il faut envisager un continuum de pratiques plutôt que des catégories figées.

3. Le tacticien : vices et arrangements

Pour les détenus, la tactique s’inscrit dans un rapport inégalitaire : au mieux, le tacticien adopte le rôle attendu et défini par l’autre en essayant d’en tirer un bénéfice personnel. L’ordre que la stratégie de l’autre entretient surdétermine les interactions. Souvent, seule une pseudo-conformité tactique permet de trouver des bénéfices secondaires, de découper une marge de manoeuvre ou d’instaurer une forme d’échange (Kaminski et al., 2001 : 43). La tactique ne remet donc pas en cause le rapport de domination, conçue ici comme un système de relations asymétriques et figées (Foucault, 1984 : 101).

3.1 Le lest et le vice

« L’art » du tacticien se construit d’abord autour d’une règle de réciprocité. Comme l’a bien souligné M. Vacheret, un service rendu suppose implicitement une réaction parallèle. Chacun s’attend à ce qu’en face, son interlocuteur respecte l’échange (Vacheret, 2002 : 94). L’un résume : « Quand t’es cool avec les surveillants, ils sont cool avec toi. » Mais si l’on a pu parler d’« équilibre » en détention, c’est d’abord dans le sens où la détention n’explose pas, et cet équilibre repose largement sur un déséquilibre des rapports de force qui, bien qu’il s’appuie sur une multitude de « registres d’interactions », repose en dernier recours sur la possibilité et la menace de la violence, ou sur la violence elle-même. Les règles sont donc toujours instables, et les moments où elles seront bafouées imprévisibles. La tâche, pour les surveillants, est d’autant plus difficile que la résistance, tout compte fait, précède le pouvoir qui s’exerce sur elle et à travers elle[26].

Les surveillants peuvent tolérer n’importe quel comportement jusqu’au moment où ils décident librement et arbitrairement de ne plus le tolérer (Vacheret, 2002 : 94). La malléabilité des tolérances, comme principe régulateur en détention, est largement confirmée par les entretiens réalisés avec des membres du personnel pénitentiaire. Les surveillants ont pleinement conscience de la nécessité de jouer avec les règles pour obtenir le calme, et leur savoir-faire consiste à savoir à quel moment il faut permettre quelque chose à quelqu’un, et à quel moment l’interdire. Ce schéma général, visant à gérer les « ambiances » dans les sections, s’individualise dans les relations de face-à-face. Chaque surveillant a son savoir-faire ou son non-savoir-faire : les nouveaux arrivants, par exemple, sont très critiqués pour leur réglementarisme.

Les tactiques reposent sur la ruse et, en maison d’arrêt, la ruse s’appelle le vice. L’affirmation récurrente selon laquelle la prison est un « monde de vice » relève de deux ensembles de phénomènes. Le premier est l’apprentissage de techniques délinquantes, la conception d’un passage en prison comme un « petit stage ». Le second correspond à ce calcul incessant, cette négociation perpétuelle, dans lesquels le mensonge et le faux-semblant sont le b.a.-ba de celui qui tente d’améliorer son quotidien. L’art du tacticien, « combinard » de la détention, consiste pour une bonne part à rester le plus longtemps possible hors de cellule. Voler dans les cuisines, inventer des rendez-vous, traîner dans les coursives plus longtemps que « nécessaire », obtenir un poste en vue de se rapprocher d’un autre qui se libérera bientôt, « arnaquer » ou « baiser » un autre détenu, faire pression sur le nouveau surveillant, menacer, faire rentrer de la drogue, la cacher et la trafiquer, etc. ; l’ensemble de la vie quotidienne est marqué par une série d’illégalismes qui seule, compte tenu du cadre sécuritaire qui la caractérise, peut produire un ordre relatif en détention. L’ensemble des « coups de vice » (arnaques) du tacticien définit aussi bien ses relations avec les surveillants qu’avec d’autres détenus.

3.2 Les registres d’interaction

Les surveillants et les tacticiens sont amenés à développer des techniques similaires à des fins opposées. Ces techniques passent d’abord par la capacité à changer de « ton », à imposer ou infléchir une relation d’un type particulier qui, dans une situation X à un instant T, doit permettre d’obtenir une satisfaction quelconque. Le « vice » passe donc par la maîtrise de différents registres d’interaction.

La surveillance minutieuse et la connaissance personnalisée des détenus par les gardiens visent, plus globalement, à réduire, prévenir et guérir les protestations. Diverses formes de relations s’instaurent alors. Le détenu, lui, en fonction de son état d’esprit, de sa capacité à supporter l’enfermement, de son interlocuteur, et des buts et des atouts dont il dispose, peut être tenté de (ou conduit à) briser le contrat tacite d’une relation en changeant de « ton » : de la plaisanterie à la menace, de la menace à l’échange implicite, de l’échange au consentement, etc. D’une manière générale, l’idée s’impose chez les détenus qu’« il y a de tout chez les surveillants » (certains sont donc, au-delà de l’instabilité de la nature des interactions, étiquetés comme « sympas » ou, au contraire, « à éviter ») et qu’« ils savent calculer les gens ». Bien loin d’une image stéréotypée, c’est ici l’hétérogénéité qui prime, imposant une adaptation relationnelle en continuel renouvellement.

Alors que les stratèges ont la capacité, s’ils le souhaitent, de négocier le fait d’être seul en cellule – unité de base de l’enfermement –, pour les tacticiens, le choix des codétenus est primordial. La capacité à choisir ses compagnons de cellule – copains de quartier, connaissances et amitiés développées au cours de détentions antérieures – dépend également du degré conflictuel que le détenu est prêt à accepter d’instaurer dans le rapport de force. Certains préfèrent aller au « mitard » (« trou ») plutôt que de se voir imposer un codétenu indésirable ; le prix à payer permet alors en retour de s’imposer comme quelqu’un « à qui on ne la fait pas », bon investissement positionnel pour l’avenir. Le rejet des « crados » (clochards) est d’autant plus important que la promiscuité en cellule place les questions d’hygiène, de propreté et d’intimité au premier plan.

« Ne pas dire merde à tout le monde » – ne pas endosser le statut de rebelle – ou, a contrario, « jouer sur la peur » du surveillant, constituent des tactiques qui visent des avantages hétérogènes, contingents, directs : sortir de cellule, pouvoir passer le temps avec d’autres détenus, avoir un accès aux douches hors des restrictions prévues par le règlement, etc. En contrepartie, les « armes » du surveillant sont elles aussi diversifiés, tel le zèle avec lequel la surveillance sera effectuée (comme autant d’atteintes à l’individualité propre du détenu[27]) ou encore le rapport d’incident, qui peut potentiellement annuler les grâces du détenu et influe donc directement sur la durée de la détention. L’ordre, en conséquence, est assuré par le jeu au cas par cas des faveurs accordées aux uns et refusées aux autres, des services rendus et des services refusés, de laisser-faire et de rigidité (Chauvenet et al., 1994 : 115).

Les différents types de relations ne définissent donc pas un système d’interaction durable entre deux personnes, mais, au contraire, peuvent se retourner au gré de l’humeur, la volonté, l’état psychique de chacun des deux interlocuteurs, ainsi que des enjeux de la négociation. La plaisanterie, par exemple, pour les surveillants, peut apparaître dans ce cadre comme un bon moyen d’asseoir une autorité, d’apaiser des tensions, de remonter le moral, de tenter de prévenir déprimes et suicides. De même, « un surveillant qui sait écouter, répondre, conseiller, qui manifeste un minimum de disponibilité aux détenus devient l’interlocuteur nécessaire et obligé de ceux-ci, le référent en matière de conduite individuelle dans la prison » (Chauvenet et al., 1994 : 85) ; à d’autres moments, au contraire, la violence physique et la punition prennent le dessus.

Le « mitard », prison dans la prison, joue en effet un rôle spécifique dans la production de l’ordre. D’abord, il constitue une menace et joue, ou voudrait jouer, un rôle de dissuasion. Cette menace peut venir constituer un implicite dans le cadre d’une relation et tout le savoir-faire des producteurs d’ordre réside dans la capacité à instaurer un juste équilibre entre la carotte et le bâton. Un « jeu » s’instaure alors, au cours duquel chacun mobilise divers registres d’interaction en vue d’obtenir quelques avantages visant à atténuer le poids de l’enfermement, d’un côté, le calme en détention ou la coopération « positive » du détenu, de l’autre. Les conflits peuvent éclater notamment lorsqu’une personne sort de son registre habituel, brise donc un équilibre entre deux interactants, et pousse l’autre à la sanction ; ces sanctions sont elles aussi « profilées » en fonction de la personne à qui elles s’appliquent. À l’une, on retire un travail parce que l’on sait qu’il constitue son passe-temps et son défoulement principal ; à l’autre, le « mitard » s’impose « naturellement », à cause de son passé de « récidiviste », son statut d’électron perturbateur, etc. Le « mitard » est donc une menace et une punition, et cette punition est elle aussi à négocier : sa durée est élastique. Le prononcé et l’exécution de la peine de « mitard » sont comme le prononcé et l’exécution de la peine de prison : ils sont pratiques, parce que quantifiables et modulables.

Le troisième type abordé, le soumis, reste quant à lui une position caractérisée par l’absence de pouvoir. Cette absence est telle que la relation surveillant/détenu semble réduite à une simple obéissance et les relations avec les autres détenus sont bel et bien marquées du sceau de l’oppression.

4. Le soumis

D’une manière générale, on l’a vu, les stratèges développent des relations d’honneur et les tacticiens des relations qui visent le gain immédiat dans un échange instable. Par comparaison, les soumis, eux, sont caractérisés par les relations de « déshonneur ». Ainsi, lorsque l’on s’intéresse aux relations des détenus entre eux et à celles qu’ils entretiennent avec l’administration pénitentiaire, la métaphore de la poupée russe est tentante : « La prison ? Une poupée russe. Quand on l’ouvre, on découvre un bouc émissaire, lequel en cache un autre et un autre… » (Marchetti, 2001 : 264). Le troisième type décrit ici, le soumis, est proche de cette petite poupée qui ne s’ouvre plus en deux au niveau de l’abdomen, celle qui n’a pas plus petit qu’elle pour exercer un quelconque pouvoir. La petitesse caractérise en effet la position du soumis : petitesse des marges de manoeuvre dont il dispose, petitesse de ses droits réels, petitesse de son espace carcéral…

La position de soumis est palpable dès le rituel d’admission, que le nouvel arrivant subit, passif et apathique. Cette position d’objet, largement favorisée par le fait que la prison apparaît comme totalement étrangère au monde social de l’intéressé (les soumis ne sont que rarement des habitués du passage dans l’institution), trouve des prolongements quant au processus d’identification qu’il va subir à ses dépens. Les « pointeurs » vont souvent être identifiés comme tels, par un double processus de protection de l’administration pénitentiaire et des questionnements incessants des détenus. De cette identification résulte une oppression symbolique et matérielle.

4.1 Identifications : la construction des parias

Le rôle que joue l’administration pénitentiaire dans ce que nous appellerons le who’s who carcéral est sinon paradoxal, du moins ambigu. En effet, l’isolement forcé de détenus au premier étage de la maison d’arrêt (et dans l’aile des reclus incarcérés en détention préventive), comme mesure de prévention, entretient, voire renforce, leur désignation stigmatisante comme « pointeurs ». Ainsi, l’administration, pour protéger les détenus incarcérés pour des affaires sexuelles, les répartit au sein de l’espace carcéral d’une manière qui vient, de fait, conforter la hiérarchie sociale que tentent d’imposer les groupes dominants en détention. Le parallèle entre la capacité du stratège à rester seul en cellule ainsi qu’avec celle du tacticien de choisir ses codétenus est ici frappant.

Plus généralement, les relations qu’entretiennent ces personnes ainsi identifiées avec les surveillants sont, moins que les autres, « équilibrées » par une répartition des armes préventives et répressives, matérielles et symboliques. La non-appartenance à un groupe délinquant, par exemple, annihile, de fait, toute forme de protestation collective. La position de soumis, impliquant l’absence de pouvoir de négociation, peut induire à l’uniformisation du registre d’interaction sur lequel la relation détenu/surveillant – apparamment réduite à un rapport ordre/exécution, non exempte de violence verbale – se construit. Encore une fois, soulignons qu’il s’agit là d’une tendance. En effet, les relations s’inscrivant toujours dans une relation face-à-face, c’est toujours l’hétérogénéité qui prime : les détenus soumis peuvent eux aussi construire, si l’interlocuteur le permet, des relations personnalisées et des relations normées ; la position de soumis vient néanmoins marquer un processus de réduction de l’espace de cette hétérogénéité.

Les détenus qui ne sont pas intégrés dans un réseau de relations, qui ne sont pas reconnus par des pairs, sont systématiquement soumis à un interrogatoire en vue de les « calculer », de les classer dans une catégorie qui permettra d’ajuster un système d’action à leur égard. Aussi, les « pointeurs potentiels » bluffent, inventent des histoires et se disent des escrocs ou des voleurs afin d’éviter de tomber au rang de parias. Mais on ne s’improvise pas voleur, ou difficilement. Certains s’inquiètent de la multiplicité des explications peu convaincantes et mensongères qu’ils donnent : parfois, ils affirment avoir tué quelqu’un par mégarde ; d’autres fois, avoir commis une escroquerie, etc. Ils craignent alors qu’un recoupement de ces informations ne les trahisse, et révèle leur véritable « identité ». Dans chaque lieu « public » de la maison d’arrêt, salle d’attente chez le médecin, parloir, infirmerie, coursives, les détenus peuvent être questionnés sur la nature de leur délit.

Le who’s who carcéral permet, à travers les témoignages des soumis, la distinction entre « eux », prédateurs non pointeurs, et « on », proies potentielles unies par la même peur. Cette peur provoque un comportement spécifique en détention qui, de fait, renforce les processus d’identification, qui, à leur tour, renforcent l’oppression.

4.2 Oppression

Le who’s who carcéral s’inscrit dans une dynamique de domination qui, au coeur de la promiscuité carcérale, se traduit par une gestion spécifique du territoire. Les « pointeurs », comme les autres détenus, aimeraient passer le plus de temps possible hors de cellule, multiplier les rencontres avec des personnes extérieures, etc. Mais l’oppression dont ils font l’objet a pour effet direct de les écarter de nombreuses activités. Les formes d’oppression participent donc, de fait, à une gestion de la pénurie occupationnelle et de la promiscuité carcérale ; le processus de catégorisation permet d’écarter toute une partie de la population détenue des petits privilèges à grapiller dans la vie quotidienne. L’accès aux lieux « publics », par exemple promenade, douches, salle de sport, couloirs, lieux de travail hors cellule, est rendu difficile pour les « pointeurs », et la cellule devient, plus que pour les autres détenus, l’unité réelle de l’enfermement, le lieu de toutes les promiscuités, et la porte de cellule, l’ultime rempart contre l’oppression.

Le who’s who carcéral permet également, pour ceux qui ne sont pas en bout de chaîne, de préserver une conception de soi acceptable ; la catégorisation permet de gérer la souillure de l’incarcération par la désignation d’un « pire que soi », de celui qui a enfreint des règles essentielles, sous-hommes proches du règne animal, « malades » incapables de résister à leurs pulsions (Le Caisne, 2000 : 109). La désignation d’un « pire que soi » au cours des processus d’identification crée également un espace de défoulement possible, à travers la violence physique, ou une justification pour « mettre à l’amende » l’ignoble, c’est-à-dire ponctionner les denrées qu’il a achetées à la cantine.

Notre présentation des soumis, on l’aura remarqué, a largement mis en relation la position de soumis et celle de pointeur. Notons néanmoins deux éléments. Le premier est que ces pointeurs sont détenus sous le régime de la détention préventive : ce sont des « présumés innocents », mais l’incertitude quant à leur culpabilité ne joue pas un rôle préventif dans l’accès à ce statut déprécié. Ensuite, la position de soumis n’est pas exclusivement limitée aux pointeurs, mais caractérise également de nombreux « primaires » (première incarcération). Ainsi, il faut insister, davantage sur l’instrumentalisation de ces processus à des fins de prédation et de domination d’individus ou de petits groupes sur d’autres que sur les justifications morales avancées pour légitimer cette hiérarchie.

Conclusion

En premier lieu, soulignons que la coopération et l’échange entre surveillants et détenus, nécessaires, font apparaître une symétrie des discours entre les surveillants et les détenus. Il faut donc prendre au sérieux le fait que le matériel recueilli révèle l’existence d’un discours en miroir tout à fait frappant (Chauvenet et al., 1994 : 13). Cette symétrie des discours apparaît comme la résultante des composantes structurelles de la prison, qui forme le couple inséparable détenu/surveillant, le premier n’ayant pas de raison d’être sans le second, et vice versa ; de cette complémentarité structurelle résulte un parallélisme (Vacheret, 2002) entre des systèmes d’action, guidés par l’observation, la méfiance, la ruse et le rapport de force. Les recherches sur le métier de surveillant montrent que ces tactiques incessantes, cette guerre des nerfs et d’usure, « fait dire, non sans amertume, à nombre de surveillants que « dans ce métier on devient vicieux » » (Chauvenet, 1998 : 96), et que ce vice et ces « perturbations » psychologiques et sociales, les surveillants les emportent bien au-delà de la détention. L’atomisation (Vacheret, 2002 : 99) des relations sociales, dans lesquelles « calculer l’autre » est un enjeu primordial, et la pression permanente qui caractérise la détention imposent le même constat : la « haine », la « méchanceté », le « calcul », la « parano », le « vice », nécessaires à l’amélioration du quotidien en détention, « hantent » le prisonnier comme le gardien, par-delà les murs.

Cette anatomie de l’ordre négocié en détention, présentée sur la base d’une articulation de l’hétérogénéité des types de relations et de la structure de domination qui surplombe cette hétérogénéité, peut nous permettre d’opérer un retour sur le concept d’institution totale et, plus particulièrement, sur le système de privilèges que décrit Goffman. Le système de privilèges est en effet une pièce primordiale de l’édifice théorique de l’auteur dans la mesure où l’institution, par ses opérations de dépouillement, force le reclus à se défaire de son moi antérieur, et où, en conséquence, le système de privilèges fournit la charpente de sa nouvelle personnalité (1968 : 92). Or, en mettant le schéma général à l’épreuve d’une institution particulière, ici aux spécificités sécuritaires et guerrières propres, il est maintenant possible de montrer les limites de la dépersonnalisation des personnes incarcérées par l’institution ; et ce, sans pour autant euphémiser la violence physique et symbolique de l’institution.

En effet, la structure de domination et le système de privilèges émergent d’un ensemble de relations complexes, au coeur duquel le pouvoir qui s’exerce à travers elles prend appui sur les capacités différentielles d’initiative et de résistance des détenus pour produire l’ordre. Notre analyse montre en ce sens que le système de privilèges qui caractérise la détention ne vient pas constituer le socle de nouvelles personnalités qui conviennent à l’institution, mais vise, plus pragmatiquement, à se greffer sur les personnalités et les positions sociales antérieures à la détention pour produire l’absence relative de désordre. Comme nous l’avons développé ailleurs, « le processus de réduction et de persistance simultanée de l’initiative permet donc de comprendre comment la prison reste, de par son caractère mortifère (Goffman, 1968), pathogène (Gonin, 1991), atomisant (Vacheret, 2002), violent, sécuritaire et guerrier (Chauvenet, 1998), une institution totale, mais également comment elle ne dépersonnalise pas pour autant les détenus et ne fait que transposer, voire exacerber au coeur de la détention, les inégalités sociales et les capacités d’initiative différentielles à l’oeuvre à l’extérieur de la prison » (Chantraine, 2003 : 382). Il y a sans doute dans ce constat une nouvelle piste pour la sociologie de la prison : au-delà de l’extravagance brutale du système carcéral, il conviendrait de pousser l’analyse, intra et extra-muros, de sa participation active à des formes singulières de domination qui la dépassent tout en tendant vers elle, et auxquelles la prison s’adapte aisément parce qu’elle les renforce.