Corps de l’article

Introduction[3]

Finesse, échange, humour. Les agents correctionnels sont leurs propres outils de production de l’ordre en établissement carcéral. Faire régner l’ordre de façon autonome, c’est-à-dire assurer le calme relatif et la bonne marche dans son secteur (Chauvenet, Benguigui et Orlic, 1993), est l’une des normes informelles témoignant de la compétence d’un agent (Rostaing, 2014). Inversement, faire appel à l’autorité hiérarchique pour discipliner des personnes incarcérées est perçu, tant par le personnel que par les supérieurs, comme étant le « moyen du faible » en panne d’autorité (De Galembert, 2014). Néanmoins, les agents correctionnels choisissent parfois de renvoyer certaines situations problèmes[4] au comité de discipline.

Au lieu d’y voir une démission de l’agent ou même une forme d’incompétence, la sociologie pragmatique nous invite à lire ce renvoi comme une plainte qui, pour être entendue, requiert son propre savoir-faire en matière de justice (Boltanski, 1990; Boltanski, Darré et Shiltz, 1984). À l’intersection de l’ethnométhodologie et de la sociologie des sciences, la sociologie pragmatique s’intéresse à la façon dont les actants (humains et, dans une moindre mesure, non humains) parviennent à s’entendre et à rendre justice. Le travail de règlement des conflits, petits et grands, est un des lieux de production du social. Ce dernier est exécuté par les actants, ne leur préexistant pas ou pas complètement (Nachi, 2009). Suivant cette perspective, un rapport de discipline est une plainte mobilisant des ressources qui la rendront ou non recevable et feront du rapport de discipline un médiateur plus ou moins efficace dans la chaîne de communication institutionnelle qu’est le processus disciplinaire. Dans les recherches microsociologiques sur ce sujet, les interactions personnelles entre le prisonnier, l’agent, son supérieur et les membres du comité de discipline sont souvent au coeur des analyses (De Galembert, 2014; Fernandez, 2015; Rostaing, 2014). Or, les documents sont eux aussi des actants clés qui infléchissent le cours des choses (Atkinson et Coffey, 1997; Prior, 2008). Ils traduisent et cristallisent des événements, des rationnels, des ententes; ils agissent en tant que porte-paroles des absents comme des présents; ils cadrent une situation complexe et mouvante en un portrait définitif et nécessairement partiel; et ils sont des leviers de l’action des gens. Les documents sont aussi les témoins pouvant officiellement justifier des décisions passées dans la culture d’audit qui imprègne l’institution carcérale. Ils sont cependant sous-exploités dans les recherches empiriques sur la production de l’ordre en prison et sur la façon dont la justice est rendue. Ces constats nous ont amenées à vouloir explorer le travail accompli par les documents dans ce contexte. Nous cherchons à cerner les ordres de justice mis en scène dans les rapports disciplinaires. On entend par ordre de justice le principe explicite ou implicite mis de l’avant pour parvenir à un accord en cas de conflit (Nachi, 2009). On repère ces ordres de justice en mettant au jour les répertoires interprétatifs, c’est-à-dire les grappes de ressources discursives, déployées dans les documents médiateurs. Notre analyse de discours des rapports disciplinaires produits sur une année dans un établissement carcéral provincial au Québec nous a permis de définir les répertoires interprétatifs et, à travers eux, les ordres de justice dans lesquels puisent les agents pour construire leur plainte. Cet acte d’écriture emprunte à des ordres de justice multiples (Boltanski et Thévenot, 1991) : l’ordre civique et la validité légale; l’ordre industriel et la compétence; l’ordre domestique et l’intervention sociopédagogique; et, finalement, l’ordre de l’opinion et le discrédit. C’est en mobilisant ces ordres de justice et les répertoires qui les soutiennent que les agents correctionnels tentent de maximiser la recevabilité des rapports disciplinaires par l’autorité de l’établissement et ainsi faire entendre leur plainte.

Notre démonstration procède en cinq temps. Après nous être penchées sur les écrits concernant le processus de production de l’ordre et de la discipline, nous décrivons les aspects de la sociologie pragmatique dans laquelle s’ancre notre recherche. L’analyse de discours adoptée, les répertoires interprétatifs à l’oeuvre dans les rapports disciplinaires et les ordres de justice qu’ils traduisent sont ensuite présentés. Nous concluons par une réflexion sur le potentiel des documents comme témoins de la fluidité des rapports sociaux en détention. En effet, cette incursion dans la forme et le contenu des rapports disciplinaires nous convainc de l’intérêt de se pencher sur la formulation des manquements disciplinaires comme observatoire de la justice carcérale en acte.

Processus de production de l’ordre et de la discipline

Maintenir l’ordre en prison est le résultat de choix complexes effectués par les acteurs du milieu carcéral (Beauregard, Chadillon-Farinacci, Brochu et Cousineau, 2013; Sparks, Bottoms et Hay, 1996). Ce travail délicat dépend bien sûr du type de ressources disponibles (droit, prestige, appel à la morale, force physique, etc.) et des compétences (capacité d’expression, d’analyse, de conviction, des connaissances, etc.) dont disposent les acteurs pour construire leurs univers. Bien qu’elles ne soient pas partagées également par tous, personne n’en est complètement privé (Benguigui, 1997; Benguigui, Chauvenet et Orlic, 1994; Chauvenet, 2005, 2006, 2010; Vacheret et Lemire, 2007).

Le recours au droit disciplinaire n’est que l’une des options. Dans la tradition wébérienne, ce droit est vivant, relationnel (Lascoumes et Serverin, 1988). Il est une ressource dont la seule disponibilité n’explique pas l’usage (Rostaing, 2014). Dans un contexte où l’ « humanisation » de la prison s’accompagne d’une structuration (Fernandez, 2015) et d’une judiciarisation accrue des rapports sociaux (voir Rostaing, 2007, p. 579), des recherches de type ethnographique documentent finement l’écheveau des considérations qui président au recours au droit disciplinaire : appréciation subjective de l’incident en regard de la hiérarchisation des fautes propres à la culture carcérale locale; perception de l’intention de nuire à la sécurité de l’agent ou de l’établissement; contextualisation de l’incident dans la durée de la relation entre la personne détenue et le personnel correctionnel; évaluation de l’attitude générale, antécédents et réseau de la personne détenue; réaction des agents, conséquence sur la charge de travail des collègues et sur le climat de l’aile ou de l’étage (De Galembert, 2014; Fernandez, 2015; Rostaing, 2014). Faire appel au droit disciplinaire est une décision qui n’a rien de simple et d’automatique.

D’autant plus qu’il y a des coûts pour les agents à enclencher le processus disciplinaire. En plus de l’atteinte à leur réputation liée à leur impuissance déclarée à gérer la situation, les agents risquent le désaveu des supérieurs qui deviennent alors en contrôle de la situation (Rostaing, 2014). Même si elle est jugée recevable et transmise par le supérieur direct, il y a encore le risque que la plainte mène à un verdict de non-culpabilité de la part du comité de discipline ou, dans le cas inverse, à une sanction insatisfaisante. Éviter de se faire ainsi désarmer (De Galembert, 2014) et voir son autorité minée explique que plusieurs agents correctionnels préfèrent la sphère de l’infra-disciplinaire (Fernandez, 2015) et évitent de formaliser les situations problèmes (Rostaing, 2007). C’est une façon de rester maître du droit et de se tailler une marge de manoeuvre envers le détenu et envers ses supérieurs (Ibsen, 2013; Rostaing, 2014).

Néanmoins, tous les facteurs considérés mènent parfois les agents correctionnels à recourir au droit disciplinaire. Cela requiert un travail de mise en forme qui a été conceptualisé en ces termes : « naming, blaming et claiming » (Rostaing, 2014, p. 311-312; voir aussi Felstiner, Abel et Sarat, 1991). À travers cette série de traductions, une situation problème est circonscrite, attribuée à quelqu’un et dénoncée. Une situation informelle devient, par exemple, un manquement au règlement 68.1 du code régissant l’institution. Cette reconstruction de l’objet est essentielle afin que l’évènement soit retenu par les instances supérieures dans la chaîne décisionnelle et, éventuellement, qu’il soit puni (Acosta, 1987; Faugeron, 1980; Faugeron, Fichelet et Robert, 1977; Zauberman, 1982).

Pour contrer le risque d’échec inhérent au signalement de la situation problème (Rostaing, 2007), les agents correctionnels vont prendre soin de « ficeler dans les règles de l’art » (p. 589) le rapport disciplinaire et de le rédiger de façon à anticiper l’audience (De Galembert, 2014; Rostaing, 2014). Le rapport de discipline se présente comme leur porte-parole, et ce, même s’ils auront possiblement des contacts avec leurs supérieurs en lien avec la plainte qu’ils déposent.

Dans une recherche sur les plaintes formulées cette fois par les personnes détenues à une instance de protection de leurs droits, Durand (2014) insiste sur l’importance de « décrire la dimension proprement créatrice de ces actes d’écriture, c’est-à-dire leur capacité à proposer une définition du cadre de l’interaction qui s’amorce, sans que celui-ci ne puisse être exclusivement rapporté à des normes de communication préexistantes ou extérieures » (p. 331). Le même intérêt se pose pour les actes d’écriture des agents correctionnels.

Alors que De Galembert (2014) a suivi le développement d’une situation problème (une prière interdite), de sa naissance à sa conclusion, en documentant notamment les conditions de recevabilité de la dénonciation faite par un agent, nous cherchons plutôt à analyser l’amorce du processus en détaillant « ce que font ou prétendent faire » ces documents « sans en rapporter la signification aux termes qui lui sont postérieurs, notamment la réponse de l’autorité » (Durand, 2014, p. 331). Il s’agit pour nous de rendre compte de la façon dont des « acteurs socialement affaiblis », des agents correctionnels faisant appel à leurs supérieurs et au comité de discipline pour rétablir l’ordre dans leur secteur, vont mobiliser des ressources discursives pour faire de leur rapport disciplinaire un médiateur qui aura le pouvoir de leur rendre justice encore mieux qu’eux-mêmes.

L’approche pragmatique de la justesse et de la justice

Notre contribution mobilise les enseignements de la sociologie pragmatique. Suivant cette dernière, les personnes opèrent selon leurs propres principes de justesse et de justice qu’elles négocient au quotidien (Boltanski et al., 1984)[5]. Le régime de justesse inclut toutes les actions qui ne nécessitent pas de justification et qui sont dictées par les conventions et les habitudes (Nachi, 2009). Par exemple, la distribution des repas à la cafétéria qui se fait suivant le principe non dit du premier arrivé, premier servi. En revanche, l’interaction basculera dans un régime de justice si une personne plus loin dans la file demande à être servie sur-le-champ compte tenu de sa mobilité réduite. On se retrouve alors devant une dispute en justice, très mineure, où les ordres de justice (ordre d’arrivée versus capacité physique) seront explicitement exposés et négociés. Dans une dispute en justice, les partis tentent une forme de montée en généralité, c’est-à-dire de faire valoir l’ordre de justice qu’ils promeuvent comme étant supérieur afin de sceller l’issue de la dispute (Boltanski, 1990).

Adopter cette perspective pour analyser la production de l’ordre attire notre attention sur les basculements entre les régimes d’action qui traversent la prison. Ils s’effectuent notamment lorsqu’une situation problème est constituée sous forme de manquement dans les rapports disciplinaires des agents correctionnels et renvoyée au comité de discipline. En effet, compte tenu de la large portée des règlements carcéraux, les événements passibles d’une sanction sont nombreux (échange, langage injurieux, etc.) et la très grande majorité demeure dans l’ombre. Toutefois, les agents correctionnels singularisent certains événements comme dérogeant à la routine quotidienne régie par le régime de justesse pour en faire officiellement des manquements disciplinaires qui relèvent du régime de justice. Dans ces renvois, les agents mobilisent alors des arguments faisant appel à des ordres de justice qui susciteront une montée en généralité de manière à justifier la nécessité de l’action de l’autorité punitive officielle chargée de reconnaître l’évènement rapporté. Les ordres de justice invoqués viseront aussi à guider la réparation des torts matériels, émotionnels et symboliques causés par le choix d’une sanction jugée appropriée. Les agents doivent persuader que la situation problème en question est un conflit qui met en jeu l’ethos de l’institution. Le rapport de manquement rédigé est donc investi d’un statut de médiateur en ce qu’il transforme dans son propre langage une situation locale et particulière entre deux individus en une plainte officielle digne d’être reçue par l’autorité institutionnelle générale. Comment, dans ces rapports disciplinaires, les agents correctionnels accomplissent-ils un basculement crédible vers le régime de justice et quels sont les ordres de justice qu’ils invoquent pour guider la suite du processus disciplinaire ?

Analyse de discours des situations problèmes

Pour repérer les ordres de justice mobilisés par les agents correctionnels, toutes les situations problèmes renvoyées au comité de discipline pendant une année dans un établissement carcéral provincial de taille moyenne au Québec ont été retenues. Le corpus se compose de 456 situations. La description de ces situations apparaît dans un rapport que les agents correctionnels remplissent pour officialiser la situation problème. Parfois ces descriptions sont constituées d’une seule phrase, parfois elles se déclinent dans un long paragraphe. Ces rapports, dont une copie est remise au détenu concerné par l’agent qui le rédige, sont acheminés au comité disciplinaire de l’institution. Lorsque le comité juge qu’aucun manquement n’a été commis, il en avertit verbalement le détenu. À l’inverse, lorsqu’il juge qu’il y a bel et bien eu un manquement, il doit décider d’une sanction proportionnelle au geste fait : réprimande, perte de bénéfice, confinement, réclusion, perte de jours de réduction de peine, paiement de dommages causés aux biens de l’établissement ou d’un tiers (Règlement d’application de la Loi sur le système correctionnel du Québec, S-40.1, r. 1, art. 73 et 74).

Puisqu’elle s’arrime à la sociologie pragmatique qui cible les modes de justification, nous avons utilisé l’analyse de discours par répertoires interprétatifs (Potter et Wetherell, 1987; Wetherell et Potter, 1988) pour analyser notre corpus empirique. Les répertoires interprétatifs sont conçus comme des bassins de ressources discursives qu’utilisent consciemment ou non les individus pour construire les rationnels qui leur permettent d’accomplir une fonction telle se justifier (Wetherell et Potter, 1988). Ils sont des habitudes identifiables dans la forme et le contenu des arguments, descriptions et évaluations présentes dans le matériau à l’étude (Reynolds et Wetherell, 2003). Analytiquement, cette stratégie d’analyse procède par la reconnaissance des variations et des récurrences. Ces dernières instruisent sur la manière dont les individus constituent leurs propos pour servir des fonctions rhétoriques ou d’expression (Wetherell et Potter, 1988).

Les descriptions de situation problème ont d’abord été regroupées selon le ou les articles concernés par le Règlement d’application de la Loi sur le système correctionnel du Québec.

TABLEAU 1

Nombre de situations problèmes renvoyées selon les articles du Règlement d’application de la Loi sur le système correctionnel du Québec

Nombre de situations problèmes renvoyées selon les articles du Règlement d’application de la Loi sur le système correctionnel du Québec

1. Un premier constat quant à l’article 68.8 du Règlement, celui concernant la non-conformité aux règles de l’établissement, est que tous les rapports disciplinaires pourraient être classés sous cet article. Les 41 rapports classés exclusivement sous cet article incluent une grande diversité de manquements (ex. fumer à l’intérieur, grimper aux murs, provoquer une émeute, etc.). Par conséquent, il est difficile d’établir les critères opérationnels d’un manquement classé sous cet article.

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Ce sont surtout les comportements de violence physique et verbale (notamment à l’endroit du personnel)[6], la possession d’objets interdits ou la consommation de substances illicites, ainsi que le dommage aux biens de l’établissement qui ont fait l’objet d’une dénonciation[7].

À la suite de ce classement, trois types de variations et récurrences ont été ciblés dans la description des situations problèmes renvoyées et associées à chaque manquement : les arguments explicites avancés pour formaliser la situation; les stratégies narratives utilisées (ex. : citation de la personne détenue, tutoiement/vouvoiement, etc.); les choix lexicaux (ex. : employer le terme « le sujet » pour désigner le détenu). En se questionnant sur les fonctions des récurrences et des variations relevées, il a été possible de déterminer des répertoires interprétatifs et ainsi mettre en perspective les ordres de justice invoqués dans la composition de la plainte afin de produire la montée en généralité, de la situation dénoncée, c’est-à-dire le passage d’une situation problème particulière à une affaire collective.

Faire entendre sa plainte 

Alors que les agents correctionnels qui rédigent un rapport disciplinaire partagent tous une même identité d’action juridique (Lascoumes et Serverin, 1988), les ressorts mobilisés dans la composition de leur plainte varient. Au-delà de la validité légale propre à l’ordre civique, les plaintes reposent aussi sur l’ordre industriel et la valorisation des compétences, la nécessaire intervention sociopédagogique propre à l’ordre domestique ainsi que différentes formes de discrédit relevant de l’ordre de l’opinion.

L’ordre civique et la validité légale

Suivant l’ordre civique, les litiges se résolvent sur la base de la promotion du bien de la communauté et de ses membres (Boltanski et Thévenot, 1991). Dans la mise en mots des situations problèmes renvoyées par les agents correctionnels, l’ordre civique s’incarne dans le répertoire interprétatif de la validité légale. Les plaintes qui mobilisent ce répertoire concernent essentiellement la violence physique et, dans une moindre fréquence, les bris des biens de l’institution. La gravité perçue pour la sécurité et la bonne marche de l’institution ainsi que leur grande visibilité incitent les agents correctionnels à rapporter formellement ces situations (Chamberland, 2014). Les balises du litige sont ici le rapport de la personne détenue à l’institution.

Sur le plan formel, trois éléments caractérisent la composition de ces situations problèmes. Une première caractéristique notable tient à la sobriété des descriptions : « Vous avez poussé violemment la Pi [personne incarcérée] [nom du détenu]. » Les blessures subies par la victime sont parfois décrites ou encore une énumération des biens endommagés est faite. Les descriptions sont essentiellement factuelles, centrées sur l’acte et non sur l’infracteur et ne comportent pas de justification. En objectivant ainsi les faits, elles normalisent la dénonciation et lui confèrent le caractère de l’évidence.

Les situations problèmes regroupées ici font aussi appel au nombre. Cela s’opère de trois façons : spécifier qu’il y a eu plusieurs personnes touchées par le manquement du détenu, mettre l’accent sur la nécessaire implication de plusieurs agents pour gérer la situation et rédiger le rapport en utilisant le nous de majesté, même lorsqu’il n’y a qu’un agent concerné. Qu’il soit numérique ou symbolique, l’appel au nombre renforce la dénonciation en lui donnant explicitement un caractère collectif et public et participe à créer la montée en généralité de la plainte.

Finalement, un élément rhétorique récurrent dans les rapports empruntant à l’ordre civique est la répétition, par écrit, du fait que le comportement contrevient au règlement. Cette mention s’ajoute à l’indication, dans les cases prévues à cet effet sur le formulaire, de l’article du règlement auquel le comportement contrevient : « … le tout contrevenant à l’article 68.4 du Règlement d’application de la Loi sur le système correctionnel… » Il s’agit de situations où l’agent se pose « en porte-parole de la légalité. L’auteur de la doléance assume le seul rôle du dénonciateur : c’est la loi qui est bafouée » (Durand, 2014, p. 340).

Dans les plaintes mobilisant l’ordre civique et la validité légale, la montée en généralité est mise en forme comme étant inhérente à l’action dénoncée. La plainte n’exige aucune autre explication que la mention suivant laquelle les règles formelles du vivre-ensemble ont été violées. L’objectivité textuelle du droit est posée. La dénonciation est porteuse d’une capacité normative et d’une validité légale intrinsèque (Beetham, 1991; Sparks et al., 1996), « affranchie des points de vue individuels » (Durand, 2014, p. 340).

L’ordre industriel et la mise en valeur de la compétence

Les plaintes regroupées ici invoquent un ordre de justice industriel en ce qu’elles promeuvent l’efficacité et les capacités professionnelles de leurs auteurs comme critère de validité (Lafaye, 1990). Dans la mise par écrit de la situation problème, c’est le rapport institutionnel entre les autorités et le personnel de première ligne qui donne les balises du litige. On l’a mentionné plus haut, le rapport disciplinaire constitue tout autant une évaluation des comportements du détenu qu’une évaluation des capacités d’intervention des agents correctionnels (Rostaing, 2014). Il n’est donc pas étonnant de repérer, dans la description que font les agents des situations problèmes renvoyées, des répertoires interprétatifs qui mettent justement en valeur leurs compétences : le succès, la prévention et l’effort.

Ces descriptions des situations problèmes ne mettent pas tant l’accent sur l’événement que sur le détail des actions mises en oeuvre par les agents. Ces rapports se concluent d’ailleurs souvent sur une note positive, spécifiant que l’intervention a mis fin au problème : « Il a essayé de nous intimider en nous menaçant […], l’agent [nom de l’agent] a fermé la trappe de la porte de cellule et le sujet est parti s’asseoir. » Bien qu’ils décident de renvoyer des situations pour les faire sanctionner officiellement, notamment les cas de violence envers le personnel et les bris des biens de l’institution, les agents prennent soin de souligner qu’ils ont réussi à maintenir l’ordre par eux-mêmes, contrant ainsi l’interprétation d’incompétence associée au renvoi.

De façon similaire, les compétences en matière préventive sont mises de l’avant pour justifier le renvoi et, ainsi, protéger la réputation de l’agent. Deux cas de figure caractérisent la description des répercussions possibles du manquement. Le premier réfère à l’autoprotection quant aux comportements agressifs à l’endroit des agents correctionnels : « ce geste de mauvais goût aurait pu occasionner des blessures à un ou des asc [agents des services correctionnels] ». L’autoprotection fait partie des compétences prisées chez les agents correctionnels qui se conçoivent, en situation de crise notamment, comme une équipe. D’ailleurs, une vingtaine de rapports mobilisant le répertoire de la prévention ont été rédigés par un agent qui n’était pas directement la cible du comportement. Ainsi, non seulement l’agent qui dénonce la situation prouve qu’il n’est pas un poids sécuritaire pour ses collègues, mais il démontre qu’il peut lui-même les protéger dans les situations chaotiques. Le deuxième cas de figure où émerge le répertoire de la prévention concerne les descriptions de situations problèmes référant aux trafics. On y dresse avec soin la liste des objets interdits en circulation au sein de l’établissement et les manières de faire. Il s’agit d’informer sur les pratiques illicites et de montrer la perspicacité de l’agent : « Vous avez tenté de rentrer des cigarettes en les dissimulant dans la doublure de votre manteau. » C’est toutefois la possession d’objets associés à des risques directs pour la sécurité et la santé des personnes détenues ou du personnel (lames de rasoir, alcool frelaté, médicaments et stupéfiants) qui est le plus souvent dénoncée. Dans ce dernier cas, lorsque les agents ne sont pas certains de la substance, ils se contentent de la décrire : « 5 comprimés orange (non identifiables), 6 comprimés zyprexa 10 mg (antipsychotiques), […]. » De cette façon, ils évitent de faire des erreurs qui risqueraient d’invalider le rapport de discipline qu’ils prennent soin de rédiger, démontrant par là leur compétence à invoquer l’autorité de leurs supérieurs.

L’effort déployé est aussi au premier plan dans la mise en mots des situations problèmes regroupées ici. Dans une partie des situations problèmes décrites, le texte prend soin de démontrer que les agents ne sont pas responsables des comportements des détenus. Sur le plan formel, ces mises en mots décrivent des interventions mobilisées dans le passé pour le même manquement. Les essais répétés et variés qui sont racontés témoignent de l’effort investi pour remédier au problème. Le répertoire de l’effort est aussi notable lorsque l’agent insiste sur le fait que, malgré qu’il ait, lui, bien agi, le détenu s’est tout de même mal comporté : « je vous ai poliment demandé… ».

Dans l’ordre industriel, bien que le conflit émerge entre un agent correctionnel et un détenu, l’épreuve se joue aussi, sinon avant tout, entre les agents correctionnels et le comité disciplinaire. L’ordre de justice invoqué ici réfère à l’efficacité et aux capacités professionnelles des acteurs en présence (Boltanski et Thévenot, 1991). Dans cette optique, les plaintes mettent en avant les compétences des agents en attirant l’attention sur leurs succès, leur acuité en matière de prévention ainsi que leurs efforts répétés. Contrairement au répertoire de la validité légale décrit plus haut dans lequel la reconnaissance du manquement allait de soi et ne requérait pas de justification explicite puisque le droit « parle de lui-même », ici la description de la situation problème justifie le renvoi. Elle le fait d’ailleurs en renversant la présomption d’incompétence qui y est institutionnellement attachée. Un travail de présentation de soi (Goffman, 1959) est inséré dans la mise en écriture qui oriente le comité disciplinaire de façon à ce qu’il reconnaisse et sanctionne l’événement non seulement puisqu’il contrevient au Règlement, mais puisque l’agent se montre digne de la reconnaissance de ses supérieurs.

L’ordre domestique et l’intervention sociopédagogique

Dans l’ordre domestique, les conflits se gèrent sur la base des relations de dépendance entre personnes. On considère qu’elles sont, et devraient être, marquées par le respect, la fidélité et le dévouement (Lafaye, 1990). Suivant cet ordre, les raisons mises de l’avant pour justifier le renvoi et le règlement d’une situation problème portent sur la relation entre agent et détenu et illustrent bien les rapports complexes et, jusqu’à un certain point, contradictoires qui les unissent. Les relations carcérales sont marquées par l’interdépendance, mais aussi par le difficile équilibre entre les fonctions sécuritaires et d’accompagnement attendues des agents. Suivant leur rôle officiel, ces derniers doivent guider les détenus. Les répertoires de la leçon et de la conséquence raisonnable incarnent ces équilibres délicats dans la mise en mots de la plainte des agents.

Le répertoire de la leçon renvoie au respect de l’autorité. Il est repérable notamment dans 90 rapports qui dénoncent le langage injurieux à l’endroit d’agents : « […] vous avez refusé de coopérer aux directives des agents, soit d’arrêter d’insulter les agents avec vos propos menaçants tels que ferme ta yeule, va chier toé […]. » Sur le plan formel, ce répertoire se distingue par la référence à la catégorie professionnelle plutôt qu’à l’identité individuelle : « vous avez manqué de respect envers un agent ». Au lieu de spécifier la victime du manque de respect, on étend l’affaire à la catégorie professionnelle, marquant ainsi l’atteinte générale à l’autorité. La sécurité et le bien-être des détenus dépendent de la bonne volonté des agents, on s’attend donc à ce que les détenus fassent preuve de respect à leur égard. Un affront à l’autorité entraîne ainsi potentiellement un renvoi au comité disciplinaire qui se présente alors comme une leçon de savoir vivre ensemble.

L’ordre domestique s’incarne aussi dans le répertoire de la conséquence raisonnable. Ici, les rapports disciplinaires font état d’une forme de bienveillance à l’endroit de l’élève qu’est le détenu. Sur le plan formel, on remarque souvent que les agents correctionnels s’adressent directement au détenu plutôt qu’aux membres du comité de discipline, parfois en le tutoyant : « […] tu m’as poussé contre le mur lorsque je t’ai demandé de réintégrer ta cellule. » C’est au détenu que le rapport est destiné, c’est avec lui qu’on tente d’avoir une conversation. Dans ces rapports, les facteurs mitigeant le manquement, tels que la responsabilité partagée, sont aussi notés : « Vous m’avez dit que c’était parce qu’il vous avait cherché et que vous avez perdu votre sang-froid. » Dans les autres cas étiquetés sous ce répertoire, les agents spécifient par écrit que le détenu a coopéré, par exemple, lors d’une fouille. Dans ces exemples, les affirmations montrent que les détenus admettent leurs erreurs. On éduque le détenu, on lui explique en quoi son comportement est inadéquat et pour quelle raison la dénonciation doit avoir lieu. On note son repentir. Le recours à la discipline devient une forme d’intervention sociopédagogique où l’on discerne des marqueurs de clémence. En se montrant ainsi sensible au détenu et à la situation vécue, le renvoi au comité disciplinaire se présente comme une conséquence raisonnable d’un acte négatif. Ce faisant, les échanges et les accommodements entre agents et détenus nécessaires au maintien de l’ordre seront préservés (Benguigui, 1997; Benguigui et al., 1994; Chantraine, 2004; Vacheret et Milton, 2007).

Dans sa recherche sur la discipline carcérale, Fernandez (2015) demande :

… quels sont l’objectif et le sens de ces jugements et de ces sanctions disciplinaires derrière les murs pour les acteurs qui les mettent en oeuvre ? S’agit-il simplement de punir une déviance et/ou de prévenir un risque de récidive en prison, voire par-delà les murs ? Au coeur de cette sanction, le maintien de l’ordre ne relève-t-il pas d’une action morale et d’une volonté de transformer les reclus à plus ou moins long terme ?

p. 380

Une réponse est avancée par Rostaing (2014) qui affirme que la discipline mise en oeuvre par les agents correctionnels est « dépourvue de contenu, sans volonté de changement des individus à moyen ou long terme. Elle n’a pas, contrairement à la pensée foucaldienne, un objectif de modelage des corps et des esprits » (p. 307). Il est difficile de distinguer les raisons intimes des motifs évoqués. Toutefois, l’acte d’écriture des plaintes nous apprend que l’intervention sociopédagogique a suffisamment de poids pour être mobilisée afin de justifier une action disciplinaire et être suggérée afin de présider à son règlement. On ne prétend peut-être pas modeler l’individu en profondeur, mais la présence de ces répertoires montre qu’il est légitime de faire appel aux capacités d’apprentissage et de raisonnement pour faire cesser un comportement par la sanction. Le changement comportemental par la sanction n’est pas nié (Fernandez, 2015) et, au lieu de s’y opposer, il s’arrime au maintien de l’ordre en détention.

L’ordre de l’opinion et le discrédit

Dans l’ordre de l’opinion, on propose de régler les conflits suivant la « grandeur » ou le statut d’une personne, bref, selon l’appréciation qu’en ont les autres (Nachi, 2009). Dans les rapports disciplinaires mobilisant l’ordre de l’opinion, c’est le détenu, encore plus que son acte, qui ressort de la description des situations problèmes. Cela advient lorsque les plaintes mentionnent la non-coopération du détenu, font allusion à sa nature intraitable ou spécifient qu’il a menti. Cela advient aussi lorsque les descriptions des actes entraînent une caractérisation implicite de la personne détenue. Dans tous les cas, cette caractérisation est négative.

Une charge émotive négative non négligeable émerge de la mise en mots d’une centaine de situations problèmes concernant l’usage de langage injurieux. Dans ces rapports, les paroles des détenus sont retranscrites textuellement : « […] vous avez commencé à me traiter de noms et à me faire des menaces "esti de chienne, de salope, d’esti de mal fourrée, de screw sale, si je te pogne dehors m’a te frapper, m’a te fourrer dans le cul". » En procédant de cette façon, non seulement l’agent fait preuve d’un souci d’exactitude, mais amène les membres du comité disciplinaire à éprouver eux-mêmes le choc et la peur provoqués par les insultes. La dénonciation demande à ce que la justice intervienne pour reconnaître le poids des sentiments provoqués (Laé, 1996).

Dans la même veine, un recours à l’empilement caractérise une trentaine de rapports qui cumulent les manquements répétés à des dates différentes. La routinisation du geste est marquée par l’usage d’expressions telles que « chaque fois que », « vous avez continué de », « vous avez […] à plusieurs reprises », « vous n’arrêtez pas de », « je vous ai demandé à plusieurs reprises », « malgré mes plusieurs [sic] demandes de cesser ». Dans certains cas, on note des termes qui amplifient le comportement : « vous avez même… ». Cela laisse entendre que le détenu a fait encore pire que le premier geste dénoncé. À la lecture de ces rapports disciplinaires, on sent la pesanteur de la situation et l’exaspération des agents au contact d’une personne qu’ils jugent obstinée.

Dans certains cas, les agents correctionnels mettent l’accent sur la conscience et le mauvais choix opéré par la personne détenue : « la directive de ne pas utiliser cette douche avait été transmise à tous les incarcérés ». Or, le détenu en question a tout de même utilisé la douche, provoquant ainsi des dégâts. Des expressions récurrentes marquent la responsabilité : « vous saviez que », « vous avez délibérément », « volontairement », « intentionnellement ». Le caractère mal intentionné de la personne détenue est invoqué.

Le recours à la caricature instaure aussi de la distance avec la personne détenue. Dans ce cas, les agents correctionnels se représentent comme des personnes calmes et en contrôle de la situation tandis que les détenus sont dépeints comme étant incontrôlables et imprévisibles : « lors de la distribution des repas, je vous ai demandé si vous vouliez de l’eau chaude… vous m’avez traitée de salope… ». Le contraste est marqué. D’ailleurs, dans plusieurs rapports, il arrive que l’agent ridiculise le détenu : « tout ceci parce que vous trouviez que… ». Dépeindre son interlocuteur comme étant absurde constitue une technique d’argumentation qui court-circuite les protestations possibles de la partie adverse (Boltanski et al., 1984).

Finalement, dans une quarantaine de descriptions de situations problèmes, plutôt que de nommer le détenu par son nom, l’agent utilisera des expressions impersonnelles telles que « le sujet » ou « la personne incarcérée ». La dépersonnalisation du détenu tend à créer une froideur et une distance entre la personne détenue et l’agent dénonciateur. Dans les termes de la sociologie pragmatique, cela agit comme un mécanisme qui augmente les chances que la plainte soit reçue. Les parties doivent paraître éloignées l’une de l’autre, sans quoi la dénonciation aura l’air de relever d’un conflit entre proches justifiant mal l’intervention d’une autorité supérieure (Boltanski et al., 1984).

L’épreuve qui émerge dans les rapports de manquement classés dans l’ordre de l’opinion concerne un conflit individuel entre les agents et les détenus. Loin d’être présentée comme une occasion d’apprentissage au sein d’une relation d’interdépendance, comme c’était le cas dans l’ordre domestique, la situation problème est ici mise en mot comme un conflit entre des personnes atomisées et opposées. Dans cet ordre de justice, c’est le statut des parties en présence qui agit comme principe de règlement du conflit. La mise en mots des situations problèmes mine le statut des personnes détenues en mettant notamment en scène des émotions négatives qu’elles génèrent : charge émotive de peur, exaspération relativement à la répétition des gestes, irritation devant le caractère mal intentionné de la personne détenue, présentation caricaturée ou, encore, à l’opposé, froideur et distance. Puisque, dans cet ordre, la grandeur des acteurs est établie en fonction de l’opinion d’autrui, l’agent utilise des stratégies discursives susceptibles de teinter l’opinion que les membres du comité se forgent du geste fait par le détenu, mais plus encore de sa personne elle-même.

Discussion

Bien au-delà de la violence physique, la prison interdit le langage injurieux, l’échange d’objets, le refus de participer aux activités et plus encore. Devant l’étendue des interdictions, il y a lieu de croire que plusieurs interactions et événements qui se produisent quotidiennement en détention pourraient être actionnés, surtout les plus visibles. Il y a nécessairement un grand « chiffre noir » de la discipline. Le faible nombre de renvois au comité disciplinaire est d’ailleurs un critère d’évaluation implicite de la compétence des agents correctionnels (De Galembert 2014; Rostaing 2014). Ce fossé entre situations « renvoyables » et renvoyées soulève plusieurs questions. Suivant les enseignements de la sociologie pragmatique, nous avons élu ici de concevoir la rédaction d’un rapport disciplinaire comme une plainte qui demande à être reçue par une autorité supérieure susceptible de rendre justice dans le conflit. La plainte procède nécessairement à une reconstruction des événements (Acosta, 1987). En mobilisant des ressources discursives, le document tente de convaincre l’autorité de la nature distincte du conflit, c’est-à-dire un conflit qui se démarque des situations problèmes régulières, lesquelles se gèrent habituellement sous le régime informel de la justesse. Ce faisant, le document est porteur d’ordres de justice en proposant un principe d’évaluation et de règlement du désaccord. Dans ce cadre, notre objectif a été de mettre au jour les ordres de justice qui traversent la mise en forme des situations problèmes renvoyées par les agents correctionnels.

Quand on leur demande comment ils rédigent un bon rapport de manquement, les agents correctionnels mentionnent tous qu’il importe de répondre aux questions fondamentales : qui, quoi, quand, où, comment (Chamberland, 2014). Or, cet accent mis sur la substance n’épuise ni la variété des univers idéels auxquels les agents se réfèrent ni l’effet symbolique produit par ces rapports; deux éléments mis en jeu de façon à opérer la montée en généralité et rendre leurs plaintes recevables auprès du comité disciplinaire.

En effet, notre analyse de discours par répertoires interprétatifs a défini des répertoires répartis sous quatre ordres de justice que les agents mobilisent dans la rédaction de leurs rapports disciplinaires. L’ordre civique et le répertoire de la validité légale mettent de l’avant la protection du bien commun comme principe de détermination des conflits et des solutions. On remarque dans ces rapports une objectivation des faits, du droit ainsi qu’un appel au nombre. L’infraction au règlement, garant du bien de tous, se présente en soi comme étant la justification suffisante à la montée en généralité. Il n’est pas anodin que plusieurs des manquements concernés renvoient à des actes de violence physique. L’ordre industriel promeut quant à lui le principe de la compétence professionnelle pour procéder au règlement des conflits. Dans la description des situations problèmes, les agents correctionnels mettent de l’avant la réussite de leur opération, la nécessité d’intervenir pour prévenir des dommages ou encore illustrent leurs efforts pour contrôler un détenu récalcitrant. Ici, l’intervention sollicitée du comité disciplinaire se lit comme un salaire symbolique et une reconnaissance des aptitudes de l’agent. De son côté, l’ordre domestique met de l’avant l’importance de la tradition et de l’autorité des uns dans la chaîne des dépendances personnelles qu’on retrouve en détention. Cet univers se matérialise, dans la mise en mots des situations problèmes, par l’entremise des répertoires de la leçon et de la conséquence raisonnable. Suivant un principe d’intervention sociopédagogique, les détenus doivent apprendre à respecter l’autorité bienveillante qui garantit soin et sécurité. Finalement, la description des situations problèmes fait aussi appel à l’ordre de l’opinion, un principe de règlement des conflits qui repose sur l’appréciation des parties en présence. Dans la description qu’ils font des situations problèmes, les agents correctionnels participent à discréditer le détenu fautif en soulignant la charge émotive à laquelle ils ont été soumis, en procédant à l’empilement des infractions, suggérant le caractère inlassable du détenu, en mettant de l’avant sa conscience malveillante, en le caricaturant et, plus rarement, en le dépersonnalisant.

Les agents correctionnels qui mobilisent les instances officielles se retrouvent à devoir composer avec une certaine « indignité à énoncer le droit » disciplinaire (Durand, 2014). Ce sont des représentants légitimes de la loi et l’ordre qui doivent « garder le droit en réserve » (Rostaing, 2014). La mise en mots de leurs plaintes montre que les documents composés accomplissent beaucoup de travail. Ils énoncent le droit (ordre civique et validité légale), certes, mais ils réparent aussi du même coup l’image ternie des agents renvoyant qui invoquent leurs supérieurs (ordre industriel et mise en valeur de la compétence). La mise en mots des plaintes oriente aussi le sens et le règlement des conflits en atténuant (ordre domestique et intervention sociopédagogique) ou en accentuant (ordre de l’opinion et discrédit) la distance entre les parties et, ce faisant, l’âpreté du conflit à la base du renvoi.

Maintenir l’ordre en prison n’est pas une mince affaire. En plus d’une quantité d’habiletés interpersonnelles qu’ils mettent en oeuvre de façon quotidienne afin de garantir le régime informel de justesse, ils doivent aussi tenir les rênes du régime de justice, celui qui intervient quand des conflits sont formalisés. C’est un savoir-faire qui s’observe dans la capacité d’enrôler efficacement différents régimes justificatifs, offrant par le fait même une grille de lecture à l’autorité supérieure et l’incitant à valider la plainte. La singularisation et la mise en forme des situations problèmes sont ainsi à comprendre comme des « accomplissements interactionnels dans la vie du groupe » (Prus, 2003, p. 15). Loin de supposer le poids déterminant des structures, incarnées notamment dans le règlement, il y a ici une prise de position pour la performativité du social (Latour, 2005). Étudier la formation, la singularisation et la prise en charge des situations problèmes consiste à étudier l’ordre et la justice carcérale, en train de se faire. Chaque situation problème est un moment de négociation de l’acceptable et de l’inadmissible ainsi que des moyens pour maintenir la frontière entre les deux. La justice n’est pas installée une fois pour toutes; elle est administrée, c’est-à-dire renouvelée, et potentiellement modifiée, à chaque interaction. Dans ce cadre, la mise en mots des situations problèmes vécues au quotidien représente des laboratoires privilégiés pour voir la négociation de la justice, ou des justices, se faire en contexte carcéral. À travers l’observation des situations problèmes singularisées sous la forme de rapports de manquements, nous assistons aux négociations sur les critères et les rationnels de production de la justice en détention.