Corps de l’article

Introduction

Cet article consiste en une réflexion critique sur la notion de gang de rue. Il aborde le contexte historique de sa construction et de sa « popularisation » en Amérique du Nord. L’article examine plus précisément la façon dont les transformations expérimentées par les sociétés capitalistes contemporaines (l’immigration, la perte d’espaces publics, le changement du système de justice) expliquent sa diffusion. Un accent particulier est mis sur l’évolution de la gouvernance urbaine. Notre but n’est certainement pas de nier l’existence de la criminalité juvénile (individuelle ou collective), mais plutôt de réfléchir sur les limites associées à l’un des concepts les plus utilisés pour la comprendre. Disons, en utilisant un vocabulaire bien connu du milieu universitaire contemporain, que nous cherchons à déconstruire la notion de gang de rue. Le cas utilisé pour illustrer notre réflexion est celui de Montréal-Nord, arrondissement montréalais qui a été souvent associé aux gangs de rue par les médias, par les chercheurs et par les services de sécurité publique au Québec. L’article s’appuie sur une recherche ethnographique menée à Montréal-Nord des mois d’août 2012 à janvier 2014[2]. Outre le travail d’observation participante dans différents espaces publics (des parcs, des stationnements, des terrains sportifs) et communautaires de l’arrondissement, la recherche a également inclus la réalisation d’entretiens formels et informels auprès de différents intervenants (24 entretiens) et jeunes du quartier (12 entretiens) ainsi que l’administration d’un questionnaire visant à dégager le profil sociodémographique des jeunes éprouvant des conflits avec la justice (n = 108). Les jeunes ont été contactés grâce à l’aide d’un organisme communautaire (Café-jeunesse Montréal-Nord). Le soutien de cet organisme a aussi été très important pour le travail d’observation participante, car il nous a permis de mieux connaître les différents espaces du quartier. Les entretiens et les notes de terrain ont été analysés à l’aide d’une grille thématique. Les données du questionnaire ont fait l’objet d’une analyse de fréquences.

L’article commence par une brève description de Montréal-Nord. Le but de cette section est de situer le lecteur dans le contexte de la recherche. Cette section présente également une description des jeunes rejoints dans le cadre de la recherche et des formes d’occupation de l’espace urbain. Par la suite, nous discutons de l’utilisation universitaire du concept de gang de rue afin d’entamer sa déconstruction historique relativement à quatre thématiques : les rassemblements de jeunes, l’immigration, l’espace urbain et l’État. L’article se termine par quelques considérations sur l’évolution de la problématique dans l’arrondissement de Montréal-Nord.

Montréal-Nord, pauvreté et gangs de rue

La recherche universitaire associe souvent la pauvreté urbaine à l’existence de gangs de rue (Choo, 2007 ; Covey, 2010 ; Mourani, 2009 ; Poulin, 2009). De ce point de vue, le quartier de Montréal-Nord, l’un des plus défavorisés de la ville de Montréal, semble représenter un environnement propice à la formation de ce type de groupements avec ses 84 000 habitants et ses 11 kilomètres carrés (Ville de Montréal, 2013). Intégré en tant qu’arrondissement à la Communauté métropolitaine de Montréal en 2002, Montréal-Nord était à l’origine une municipalité autonome qui a connu ses années de gloire économique lors de la vague d’industrialisation qui a transformé l’économie de cette région québécoise à la fin du xixe siècle. C’était aussi les années d’une croissance économique et spatiale très importante pour la ville de Montréal, qui est alors devenue la principale métropole du Canada (voir Linteau, 2007, p. 89-103). Dans les années 1960, Montréal-Nord a connu des changements importants sur le plan de sa composition ethnique grâce à l’arrivée d’une importante vague migratoire (Germain et Poirier, 2007). Il s’agissait, au début, d’une migration haïtienne de type économique, composée de professionnels et d’universitaires. Une deuxième vague d’immigrants haïtiens, parrainés économiquement, s’est plus tard ajoutée dans les années 1970. Dès son arrivée, cette vague migratoire haïtienne s’est intégrée à une classe ouvrière montréalaise fortement touchée par le déclin industriel que la ville vivait à l’époque (Bernèche, 1983 ; Séguin, Negrón-Poblete et Apparicio, 2012). En effet, fortement dépendante de l’industrie textile, de la chaussure et des vêtements, Montréal-Nord a subi une détérioration importante de son économie à partir des années 1970, en raison tant de la délocalisation et de la fermeture de certaines entreprises (Linteau, 2007) que de la perte d’emplois dans le secteur des services publics et du transport (Coffey, Manzagol et Shearmur, 2000).

Dans ce contexte, Montréal-Nord est devenu une municipalité multiculturelle dont le principal trait partagé par ses habitants était celui d’être les membres d’une classe travailleuse appauvrie et encerclée par la désindustrialisation en cours. Selon Bernèche (1983), qui cite Borgogno, les immigrants haïtiens sont arrivés à Montréal-Nord où la ségrégation s’exprimait plutôt en termes de classe que d’origine ethnique : « les « mécanismes naturels de la pénurie et de la ségrégation économique » régissant le marché du logement mèneraient progressivement au « refoulement vers des territoires spécifiques de groupes spécifiques » [c’est-à-dire, des pauvres de différentes origines] » (cité dans Bernèche, 1983, p. 299). Certainement, ce processus d’appauvrissement de certains quartiers montréalais semble paradoxal relativement au processus d’installation de l’État-providence (connu comme la Révolution tranquille), qui a transformé le Québec durant la même période. Bien que, comme certains auteurs le soulignent, cette ségrégation économique et ethnique n’ait jamais donné lieu à la formation de « ghettos » dans la ville (Apparicio, Leloup et Rivet, 2007) et qu’elle ait plutôt favorisé la formation d’un espace urbain multiethnique (Radice, 2010), la visibilité accrue de certaines poches d’exclusion a toujours été bien remarquée par les habitants de la ville (Séguin et al., 2012).

Le déclin économique s’est prolongé à Montréal-Nord lors de la crise économique des années 1980. En même temps, l’arrivée de nouvelles vagues de réfugiés de l’Amérique latine a constamment enrichi le portrait ethnique de ce quartier et de l’ensemble de la ville (Simmons, 1993). Devant les défis soulevés par cette situation, la réponse étatique s’est alors traduite par la mise en marche de différentes politiques décentralisées d’attention à la pauvreté. Tel qu’il est souligné par Kearney et Vaillancourt (2006), ces politiques se sont distinguées par la prolifération des programmes de développement qui, appliquées surtout à l’échelle locale, mettaient au centre de l’action publique le milieu communautaire ainsi que des partenariats entre le public, le privé et l’associatif (pour un exemple concernant Montréal-Nord, voir Achille, Borvil et Kishchuk, 2007). Ce virage vers le communautaire ne semble pourtant pas avoir été capable de freiner complètement la dynamique d’appauvrissement à Montréal-Nord (voir Tichit, 2011), qui se trouve à présent parmi les quartiers les plus pauvres de la ville. Ainsi, selon l’édition 2009 du Portrait socioéconomique du territoire du Centre local d’emploi de Montréal-Nord, les revenus moyens des habitants de Montréal-Nord sont inférieurs à ceux de l’ensemble de l’Île. La scolarité des habitants est également faible comparativement au reste de la ville. Près du quart des familles de l’arrondissement sont des familles monoparentales (parents femmes) et presque trois quarts des ménages sont locataires, une proportion qui est plus élevée que celle de la ville de Montréal (Ville de Montréal, 2009). L’immigration est aussi une caractéristique importante des habitants du quartier : un tiers des habitants (ou, plutôt, un tiers de ceux qui ont été recensés dans le Portrait) sont nés hors du Canada, mais juste un quart se décrit comme faisant partie d’une minorité visible. En fait, entre 2001-2006, c’est à Montréal-Nord « que les personnes issues des minorités visibles ont connu de plus fortes croissances » par rapport à l’ensemble de l’île (Centre local d’emploi de Montréal Nord [CLE-MN], 2009, p. 1).

Dans un tel contexte, la jeunesse immigrante du quartier a été souvent associée au crime et aux gangs de rue, par le milieu de la recherche et par les médias (Chevalier et Lebel, 2009 ; Sénécal, Myrand et Dubé, 2010). Le point de vue des citoyens, de ceux et celles qui habitent à Montréal-Nord, semble pourtant être différent de cette vision. Ainsi, dans leur étude sur les habitants de ce quartier, Chevalier et Lebel (2009) ont été surpris de constater que le sujet des gangs de rue ne semble pas être prioritaire pour ses habitants. Sans donner beaucoup de précisions, ces auteurs jugent que le sujet des gangs de rue a été « occulté » par les participants à leur recherche (Chevalier et Lebel, 2009, p. 6). Le travail de Tichit (2011) sur le point de vue des jeunes de Montréal-Nord semble confirmer cette sorte d’indifférence des habitants de Montréal-Nord envers la question des gangs. Tichit écrit : « les jeunes relativisent souvent la délinquance juvénile à Montréal-Nord et le phénomène de gangs de rue, en pointant sur la médiatisation qui en est faite, tout en cherchant ainsi une mise à distance des effets du stigmate » (p. 83). C’est peut-être cette situation qui explique le fait que, souvent, lorsque les gens proposent une solution aux problèmes de sécurité à Montréal-Nord, ils suggèrent une diminution de la présence de la police : « Parmi les solutions envisagées à propos de ces doléances, les citoyens suggèrent de réduire le nombre de policiers, de mieux former les policiers, en général et aussi plus particulièrement en matière de communication et de relations interraciales » (Chevalier et Lebel, 2009, p. 19).

Nous avons retrouvé ce type d’attitudes quant à la question des gangs de rue lors de notre recherche de terrain. Il semblerait que, pour certains habitants de Montréal-Nord, l’utilisation non réfléchie de cette notion alimente une image erronée des jeunes habitants du quartier, en général, et de ceux qui ont connu des conflits avec la loi, en particulier. Qui sont les jeunes qui entrent dans cette dernière catégorie ? À Montréal-Nord, les jeunes qui ont tendance à se retrouver dans cette situation appartiennent d’habitude aux milieux sociaux les plus défavorisés et sont souvent issus de l’immigration récente. Ces jeunes font de plus un usage intense et constant des espaces publics de l’arrondissement. Cet usage est surtout évident dans les espaces ouverts (parcs, esplanades, stationnements), où il est possible de voir fréquemment des groupes de jeunes qui y jasent, y écoutent de la musique (souvent du hip-hop), y jouent ou tout simplement y passent la journée. Nous reviendrons plus tard sur cette question.

Selon les données d’un questionnaire que nous avons fait passer auprès d’un organisme communautaire voué à aider les jeunes en difficulté dans le quartier (n = 108), le profil sociodémographique de ces jeunes est le suivant : 6 jeunes sur 10 sont des garçons. Leur âge médian est de 20 ans et la plupart d’eux sont nés au Québec ou ailleurs au Canada (64 %). Seulement 8 % déclarent être d’origine québécoise ou canadienne. En ce sens, les origines ethniques les plus mentionnées sont haïtienne (46 %) et arabe (26 %). Quant à l’occupation de ces jeunes, 39 % des répondants affirment avoir seulement étudié au cours des quatre mois qui ont précédé la passation du questionnaire ; 40 % disent avoir étudié et eu un emploi rémunéré dans la même période ; seulement 18 % affirment avoir seulement travaillé ; et 54,8 % déclarent avoir déjà eu un travail rémunéré dans le passé. Un pourcentage relativement élevé des jeunes ayant accès aux services des intervenants de cet organisme (38 %) habite dans une famille monoparentale ; 76 % de ces familles monoparentales ont comme chef une femme. En outre, 37 % des répondants déclarent avoir vécu des démêlés avec la justice. À ce sujet, à l’aide d’une liste de situations de conflit avec la loi, nous avons demandé à tous les répondants de nommer celles qui ont déjà affecté leur proche entourage (les répondants pouvaient marquer plusieurs choix). « Les incivilités et les infractions aux lois et aux règlements » a été le choix le plus marqué (22 %), suivi de « vol mineur » (15 %) et « crime avec violence » (13 %). Parmi les répondants, 28 % ont inscrit : « je ne sais pas » ou « aucune ». Voyons un exemple du type d’incivilités évoquées par les jeunes :

Question de fouilles : Une fois on m’a même attrapé, c’était pendant le ramadan, ici là au parc, parce que j’avais le pantalon baissé. La police m’a dit juste de monter mes pantalons, elle m’a traité de laid, elle m’a dit : « tu n’es pas beau ». Je lui ai dit la même chose : […] « Pas parce que tu es une policière que tu devrais me dire ça, non ? » Ils ont reculé, « tiens, tu as une amende ». Ils m’ont menotté, m’ont amené jusqu’à Saint-Michel et m’ont laissé là. Elle m’a dit : « la prochaine fois, tu surveilleras ton langage »

jeune homme d’origine algérienne, 22 ans

Des incidents comme ce dernier, qui se produisent à partir de situations plutôt anodines semblent par ailleurs, se présenter souvent dans l’arrondissement. Ainsi, un intervenant nous confie l’anecdote suivante :

Un jour, il y avait une bagarre dans un coin de rue du quartier, près d’un arrêt d’autobus. La police est arrivée et a demandé à tous les jeunes de reculer. Un jeune qui était là, mais qui n’avait rien à voir avec la bagarre, s’est dirigé pour prendre son autobus, qui arrivait alors à ce coin de rue. Les policiers, cependant, n’ont rien voulu savoir par rapport à ça et l’ont mis au sol devant son insistance à se diriger vers l’arrêt d’autobus. « J’étouffe ! » criait le jeune garçon sous le poids des policiers lorsqu’il était au sol. Les policiers ne le lâchaient pas. Alors, l’intervenant (un travailleur de rue), qui était présent lors de l’incident, a dit au jeune : « écoute, ne bouge pas, calme-toi, laisse les policiers te menotter et alors ils vont te laisser respirer ». Le jeune s’est calmé, les policiers l’ont menotté et l’ont laissé partir plus tard

raconté par George, travailleur de rue

Dans d’autres cas, des situations plus graves peuvent aussi être à l’origine des conflits des jeunes avec les représentants de la justice : « je me suis battu, je faisais des vols, j’ai commis des délits, la drogue, tout ça » (jeune fille d’origine africaine et québécoise, 17 ans). Décrits par la police et par les intervenants comme « le noyau dur » de l’arrondissement, les jeunes ayant vécu ce type de situations graves semblent peu nombreux dans l’arrondissement.

En ce sens, malgré ces cas exceptionnels, la plupart de jeunes rencontrés dans le cadre de notre recherche ont une vision du quartier et de leurs propres pratiques qui ne semble pas correspondre au portrait qui se dégage des discours sur les gangs de rue. Comment expliquer cette situation ?

Déconstruire la notion de gang de rue

Tichit (2011) considère que les travaux sur les gangs de rue ont tendance à montrer peu d’innovation sur le plan théorique et conceptuel. Peut-être que l’une des raisons de cette situation demeure le fait que plusieurs d’entre eux ont été réalisés dans la perspective de l’intervention plutôt que dans le cadre d’une démarche conceptuelle ou théorique explicative (pour une exception qui insiste plutôt sur une approche compréhensive, voir Perreault et Bibeau, 2003). Un important effort pour combler ce vide a été réalisé dernièrement par Guay et Fredette (2014), qui ont compilé des travaux sur le sujet sans pour autant s’intéresser à l’une des thématiques centrales pour notre critique : l’évolution de la gouvernance urbaine. En ce sens, dans cet article, nous proposons de réfléchir sur des questions qui ont été un peu tenues pour acquises lors de la construction de la catégorie gangs de rue. Ces questions apparaissent, explicitement ou implicitement, dans le débat comme de simples vérités dont on se passe sans problème. Pourtant, nous considérons que ces questions entraînent d’importantes pistes pour comprendre les contradictions et les malentendus associés à la recherche sur les gangs de rue. Ces questions concernent l’évolution récente du traitement gouvernemental des rassemblements de jeunes, l’augmentation de l’immigration, l’évolution de l’espace urbain et les caractéristiques de l’État contemporain.

Une considération supplémentaire de caractère contextuel et historique est nécessaire avant d’amorcer l’analyse de ces quatre problématiques. Comme nous l’avons déjà vu, plusieurs auteurs (Choo, 2007 ; Covey, 2010 ; Mourani, 2009) affirment que le phénomène des gangs de rue s’est généralisé à partir des années 1980 (même si, en même temps, ils reconnaissent la quasi-absence de données solides sur le sujet : voir Covey, 2010 ; Koonings, 2012 ; Mohammed, 2011). Les théories utilisées pour expliquer cette supposée expansion subite explorent la désorganisation sociétale, les inégalités de classe, les sous-cultures des jeunes, le marché du travail ou le racisme (de la part de certains jeunes à l’endroit d’autres jeunes). Bien que ces théories soient pertinentes (à des degrés divers) pour ce qui est de l’étude de la violence juvénile, il nous semble nécessaire de situer l’ensemble de la problématique dans son contexte historique. En ce sens, nous rejoignons Poulin (2009) lorsqu’il relie la question de la supposée multiplication des gangs de rue aux transformations néolibérales de l’État et de l’économie capitaliste, et ce, non parce que nous considérons que l’appauvrissement associé à ces transformations a déclenché une sorte d’épidémie de gangs de rue, mais plutôt parce que nous pensons que ces transformations expliquent la propagation de la panique morale (Tichit, 2011) associée à la popularisation du concept (qui, il semblerait, date des années 1950).

Par néolibéralisme, nous nous référons à l’ensemble des principes idéologiques et politiques qui, tout en remettant en question le rôle de l’État dans l’économie, prônent les vertus du marché, qui est considéré comme une force sociale régulatrice et une source de bien-être collectif. La recherche sur l’évolution de l’espace urbain dans le contexte néolibéral a souligné l’importance grandissante de l’action policière au sein de la gouvernance urbaine (Franzén, 2001 ; Smith, 2001). Cette situation est comprise comme découlant de la diffusion mondiale des politiques néolibérales de gestion des villes, qui misent davantage sur la coercition et la peur en tant que stratégies de contrôle des crises sociales (Brenner et Theodore, 2002 ; Low, 2001). Les effets de cette gouvernance et, en général, de l’ordre néolibéral sur les pratiques des jeunes marginaux ont été abordés par différents chercheurs et en différents contextes (Hosang 2006 ; Jones et Herrera, 2007). En général, ces chercheurs voient dans la perte d’espaces publics et dans la montée de l’intérêt privé associées à la ville sécuritaire néolibérale, les défis spatiaux les plus importants pour ce qui est de l’évolution des pratiques des jeunes.

Dans les cas des jeunes appartenant à ce qu’au Québec on appelle les « minorités visibles » (les gens issus de l’immigration non européenne), les dynamiques de la gouvernance néolibérale se combinent à des phénomènes de ségrégation ethnique, spatiale ou de genre, ce qui donne lieu à des tensions sociales particulièrement importantes (Bejarano, 2007 ; Deville, 2007 ; voir aussi la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse [CDPDJ], 2011). Combinés aux politiques de la ville sécuritaire, ces phénomènes de ségrégation se traduisent facilement par des formes de stigmatisation qui associent les jeunes appartenant aux minorités visibles aux problèmes que la gouvernance sécuritaire de la ville cherche à contrôler : l’insécurité, la violence, le vandalisme. À notre avis, c’est à partir de ces considérations concernant l’évolution de la gouvernance qu’il faut comprendre l’intérêt et les paniques que la question des rassemblements de jeunes (décrits sous le terme de « gangs de rue ») suscite. Dans ce qui suit, nous réfléchirons sur la façon dont le contexte néolibéral a conditionné les quatre problématiques mentionnées ci-dessus (les rassemblements de jeunes, l’immigration, l’espace urbain et l’État) ainsi que les conséquences de ces processus sur la construction de la catégorie « gang de rue ». Des exemples tirés de notre travail de terrain accompagnent chacune de ces réflexions.

Les rassemblements de jeunes

Hosang (2006) a souligné l’espèce de vengeance conservatrice que l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et le virage néolibéral de l’économie américaine ont entraînée pour les jeunes américains dans les années 1980. Les années de l’élargissement des droits civils, c’est-à-dire les années 1960-1970, ont été suivies dans ce pays d’un recul entraînant non seulement l’abandon de certains programmes publics concernant les jeunes, mais aussi une plus forte exposition de ces derniers au système de justice. Particulièrement affectés par ces changements, les jeunes des classes travailleuses américaines ont dû désormais s’adapter à un ordre politique qui criminalisait certaines de leurs pratiques collectives. Mohammed (2011) décrit un processus similaire pour la France des dernières années, notamment pour la période qui, des années 1990 au gouvernement de Nicolas Sarkozy, a vu les faits divers et les incidents anodins de la vie des quartiers pauvres devenir des « menaces internes » et, donc, une priorité d’État.

Or, dans un contexte comme celui du Québec contemporain, où le recours à des mesures de coercition a été fait sans aucune hésitation par le gouvernement provincial lors de la grève étudiante de 2012, il est pertinent de se demander si ce n’est pas ce durcissement de l’action étatique auprès des jeunes qui explique, du moins en partie, la panique policière autour de leurs rassemblements. À Montréal-Nord, le travail de terrain nous a permis de constater que les rassemblements de jeunes dans l’espace public sont un motif de tension constante parmi ses habitants (voir González Castillo et Goyette, 2014 ; Tichit, 2013). Alors que pour certains, ces rassemblements sont tout à fait inoffensifs, pour d’autres, ils représentent des risques à la sécurité publique. Dans cette ambiance, les patrouilles policières ont tendance à se déplacer autour des jeunes chaque fois qu’un rassemblement important de ces derniers est présent sur la rue. Ainsi, à la suite de l’un de nos entretiens (réalisé dans le cadre d’une rencontre organisée par un organisme communautaire à la Maison culturelle et communautaire de l’arrondissement) une altercation menant à l’arrestation de notre interviewé a eu lieu. Selon toute vraisemblance, les policiers, voyant sortir les jeunes de la Maison culturelle (et dont certains étaient considérés comme appartenant au dit « noyau dur »), ont apparemment trouvé suspect leur rassemblement et ont décidé de les surveiller de près. La réaction indignée des jeunes relativement à cette attitude s’est terminée par l’arrestation mentionnée.

L’été est la période de l’année au cours de laquelle il y a le plus de rassemblements de ce type. Outre le beau temps, cette présence estivale constante des jeunes dans l’espace public est attribuable à plusieurs facteurs. Il y a, par exemple, la question culturelle. Un habitant du quartier nous dit à ce sujet : « La tradition haïtienne, de ce que moi j’ai connu en Haïti, [c’est qu’] ils se réunissent sous le lampadaire et ils se racontent des blagues, puis, le Haïtien, il parle fort. C’est comme ça, c’est resté [au Québec]. » Mais il y a aussi les conditions sanitaires des logements de Montréal-Nord, qui sont, par exemple, mal ventilés ou présentent d’importants problèmes d’humidité. Dans ces conditions, il est presque impossible pour les jeunes de rester à la maison pendant les jours de chaleur humide. Cette situation semble être confirmée par le fait que la zone où il y a le plus de groupes de jeunes dans la rue pendant l’été est aussi celle qui présente la densité de population la plus élevée et une importante quantité d’unités de logement social : le secteur est, qui est aussi le plus pauvre dans l’arrondissement (voir Philoctète, 2011). En outre, il ne faut pas perdre de vue le fait que, pendant l’été, lorsque certains espaces fréquentés par les jeunes sont fermés (comme les écoles), les jeunes qui n’ont pas les moyens d’accéder à des camps d’été ou à des voyages en famille ont, comme dernier recours de loisir, la rue (le reste de la ville de Montréal étant par ailleurs difficile d’accès pour les jeunes nord-montréalais à cause de la déconnexion du quartier au réseau de transport souterrain).

Est-ce que c’est le fait que la plupart des jeunes qui se rassemblent sont d’habitude d’origine haïtienne qui pourrait inciter les policiers à les surveiller constamment ?

L’immigration

Comme nous l’avons déjà vu, malgré les nuances qu’ils apportent souvent, les différents chercheurs qui analysent les « gangs de rue » ont tendance à les associer à l’immigration et aux « minorités visibles ». Dans un esprit critique, il faut se demander si cette association ne relève pas plutôt d’un traitement discriminatoire envers ces groupes. Jobard et Lévy (2009), par exemple, ont démontré, pour la France actuelle, que la probabilité de se faire contrôler par la police est plus importante pour les jeunes français d’origine maghrébine ou de l’Afrique noire que pour les Français blancs. Dans cette même logique, Mooney et Young (1999) ont expliqué le contact disproportionné entre les minorités visibles et le système de justice anglais en fonction d’un « racisme institutionnel ». Ils évoquent aussi la mise en oeuvre, à partir des années 1980, d’un modèle dit actuariel dans le système de justice, modèle qui insiste sur le contrôle des indésirables et sur le maintien de l’ordre public. Une recherche sur la présence du racisme dans la promotion de la lutte contre les gangs de rue pourrait sans doute nous aider à mieux comprendre l’ensemble de la problématique, tel qu’il est suggéré par Perreault (2005). Dans le cas montréalais, tel qu’il est montré par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec (CDPDJ, 2011), l’existence de pratiques de profilage racial de la part des forces de l’ordre envers les jeunes de Montréal-Nord ne peut pas être niée.

Pourtant, l’avis des jeunes que nous avons rencontrés lors de notre travail de terrain était plutôt partagé à l’égard de la question raciale. Ainsi, s’il est vrai que certains parmi eux regrettaient fortement l’existence d’un traitement discriminatoire envers la population noire à Montréal-Nord (ainsi, l’un d’eux a confié que, à cause de cela : « quand je serai grand, je vais quitter le Québec et aller habiter en Haïti »), il est aussi vrai que d’autres affirmaient que leurs rapports avec les différents groupes raciaux étaient positifs et que le racisme n’était pas un problème central dans l’arrondissement. En ce sens, ces jeunes mettaient plutôt l’accent sur les difficultés économiques auxquelles les habitants de l’arrondissement devaient de plus en plus faire face : « trouver un travail est un problème ici », nous a confié un jeune d’origine maghrébine. D’autres jeunes faisaient souvent référence à l’« expulsion » des habitants pauvres du quartier en conséquence de la construction accélérée de condominiums dont le prix leur était prohibitif. Ainsi, un jeune a exprimé lors d’une rencontre de discussion organisée par un organisme communautaire : « On n’aime pas que des gens de l’extérieur viennent nous dire quoi faire ou nous mettre des condos. » Un autre jeune a affirmé lors du même événement que les actions de revitalisation urbaine ont des répercussions néfastes pour les habitants du quartier qui voient les loyers augmenter.

La panique, l’obsession et l’anxiété entourant les gangs de rue ne semblent donc pas relever complètement du racisme, même si des préjugés raciaux y sont observés. Une analyse spatiale et plus située s’avère donc nécessaire. Comme nous venons de le voir, l’étude de l’espace urbain contemporain est centrale à cet égard.

L’espace urbain

Dans son ethnographie sur la jeunesse de l’État de Kerala, en Inde, Lukose (2009) a bien cerné les deux logiques qui s’opposent dans les conflits concernant l’occupation des espaces publics dans la ville néolibérale. D’un côté, il y a ce qu’elle appelle la revendication civique de l’espace urbain. Propre aux mouvements conservateurs, ce type de revendication se caractérise par la recherche d’une application stricte de la loi : la quête, par exemple, d’un contrôle strict dans les espaces de transit et la recherche d’une utilisation, disons, « propre » des espaces publics. De l’autre côté, Lukose (2009) nous parle de la revendication politique de l’espace public, qui insiste plutôt sur l’installation spatiale de la justice sociale et de la solidarité et qui considère l’espace public comme un espace dans lequel la justice sociale doit être construite. Les protestations et les émeutes vécues dans le quartier en 2008, en réaction au meurtre d’un jeune par un policier, pourraient être vues comme un exemple radicalisé de ce type d’occupation de l’espace urbain. En ce sens, tel qu’il a été montré dans un autre travail, les tensions entre ces deux approches paraissent moduler l’évolution du milieu communautaire nord-montréalais (González Castillo, 2015). La distinction entre l’occupation civique et l’occupation politique de la ville est donc utile, car elle nous permet de souligner le fait que les politiques néolibérales ont surtout encouragé cette dernière.

La question de l’espace urbain (public et privé) semble être un enjeu important pour les habitants de Montréal-Nord, notamment les questions de la protection, de l’accessibilité et de l’utilisation des espaces publics. Ainsi, lors d’une rencontre avec les représentants des espaces de concertation du quartier, les assistants ont souligné le manque d’espaces pour les jeunes et les conditions déplorables des parcs, des terrains sportifs et de certaines avenues de Montréal-Nord. D’autres ont regretté la disparition et la démolition d’une vieille coopérative d’habitation. Certains jeunes ont pour leur part mis en évidence l’abandon dans lequel se trouvent certains terrains sportifs et de skateboarding. Ils ont aussi critiqué le fait que certaines instances publiques de l’arrondissement se sont surtout concentrées jusqu’à présent sur la rénovation des espaces commerciaux du quartier (« qu’est-ce que ça donne à ma vie ? » demandait l’un d’eux). En revenant sur les termes de Lukose (2009), nous pouvons dire que lors de cette rencontre, la logique civique de ces instances publiques semblait se distancier de la logique politique des habitants du quartier, et ce, en particulier, aux yeux des jeunes qui voient les espaces publics de l’arrondissement devenir des espaces interdits pour leurs rassemblements. Qui plus est, la description de ces rassemblements comme étant « des attroupements problématiques » (expression utilisée par certains fonctionnaires et organismes communautaires) semble traduire le déclin graduel de l’accès à l’espace public et la montée de la ville privatisée. Sans doute, cette situation soulève-t-elle des défis importants pour les jeunes qui habitent les quartiers défavorisés.

L’État

Dans les recherches sur les gangs de rue, la question de l’évolution récente de l’État en Amérique du Nord est presque absente. Par contre, nous pensons qu’il faut insérer la question de la gestion policière des rassemblements de jeunes dans le cadre d’une réflexion plus poussée concernant l’évolution de l’action étatique. En ce sens, comme nous l’avons déjà souligné, l’État néolibéral est un État qui s’appuie davantage sur la coercition. À ce dernier égard, Mooney et Young (1999) considèrent que l’une des caractéristiques importantes de l’évolution récente des systèmes de justice dans les sociétés occidentales a été le passage d’un système intéressé à la justice, à l’innocence (ou la culpabilité) individuelle et à la compréhension du crime à un autre système « that is managerial and administrative, concerned with control, balance of probability and categorical suspicion and concerned with the management of actual and potencial troublemakers » (Mooney et Young, 1999, p. 5). Aux États-Unis, le modèle de sécurité qui s’intéresse à ce type de prévention des crises sociales est connu comme le modèle broken windows (Wilson et Kelling, 1982). Il se caractérise par le fait de miser sur le contrôle des « incivilités » en tant que stratégie de protection de la paix publique. Ceci dans une logique du type : lorsqu’une vitre cassée apparaît, il faut agir avant que cela dégénère en quelque chose de plus grave. Appliqué à Montréal, comme partout en Amérique du Nord, ce modèle de sécurité entraîne une multiplication importante des interactions (interpellations, fouilles, avertissements) quotidiennes entre la population et les policiers dans les espaces publics (Franzén, 2001 ; Smith, 2001).

À Montréal-Nord, c’est cette tournure préventive qui explique les altercations et les malentendus qui arrivent constamment entre les policiers et les habitants jeunes de l’arrondissement. Lors de notre travail de terrain, on a constaté avec étonnement la régularité avec laquelle ces malentendus et ces incompréhensions arrivent. Malheureusement, une partie importante des jeunes de Montréal-Nord grandissent dans une telle ambiance, ce qui a un impact profond sur leurs expériences de vie (« c’est toujours comme ça », avoue l’un d’eux lorsqu’il nous décrit son arrestation par la police, qui lui a donné une amende pour avoir crié dans la rue) et laisse un goût amer dans leur rapport avec l’ensemble de la société.

Or, l’État intervient bien avant son système de justice et la police dans la construction sociale de la problématique. Dans la définition de ses priorités sociales, de ses intérêts dans le domaine de la recherche et de ses politiques de sécurité, il crée des catégories qui, comme dans le cas de celle de notre recherche, interpellent le jeune tout en l’associant directement ou indirectement à la catégorie « membre de gang de rue ». Telle est, sans doute, la raison qui explique l’existence des programmes sociaux qui, créés dans le cadre d’une ingénierie sociale pragmatique, cherchent à prévenir les gangs (voir Sénécal et al., 2010). Comme plusieurs auteurs l’ont souligné, cette interpellation étatique (énoncée par la police, mais aussi par les intervenants et les chercheurs) entraîne non seulement la subjectivation de la catégorie identitaire « membre d’un gang de rue » chez le jeune (la construction du sujet-gang-de-rue), mais aussi la légitimation culturelle de l’État policier, le « Grand Autre lacanien » contemporain : « my recognition in the interpolative call of the Other is performative in the sense that, in the very gesture of recognition, it constitutes (or posits) this big Other [dans notre cas, l’État policier néolibéral] » (Žižek, 1999, p. 308).

Considérations finales

En 2008, le jeune québécois Freddy Villanueva, originaire de l’Amérique centrale, est décédé lors d’une intervention violente de la police dans l’arrondissement de Montréal-Nord. Lors du procès concernant ce meurtre, un « témoin expert » en gangs de rue a été appelé à donner son avis au sujet de quelques photos. Sur une d’elles, on pouvait regarder les frères Villanueva, Danny et Freddy, en train de faire les gestuelles des Bloods, un gang de rue de Montréal. Policier en service, le « témoin expert » n’a pas hésité à confirmer la filiation des gestuelles en question. Selon le blogueur Popovic (2011), le but d’un tel témoignage aurait pu être de miner la crédibilité de Dany Villanueva, qui avait été présent lors de l’altercation qui avait donné lieu à la mort de son frère.

Or, dans un contexte disciplinaire où les données manquent, où les concepts formulés s’avèrent être bancals et où les théories sont plutôt rares, on peut se demander quel genre de savoir peut maîtriser quiconque se pose en expert sur le sujet. En effet, comme nous l’avons vu, la notion de gang de rue est une construction conceptuelle problématique, une catégorie policière utilisée pour décrire les pratiques de la jeunesse marginale urbaine. D’où le caractère flou et circulaire des critères officiels utilisés pour associer une personne à un gang[3]. La montée et la « popularisation » de cette notion sont en lien avec l’évolution de l’État néolibéral et ses répercussions sur les jeunes, l’immigration et l’espace urbain à partir des années 1980. Qui plus est, dans la mesure où la catégorie de gang de rue fait partie d’une interpellation étatique, elle crée des identités et déclenche un jeu social de reconnaissance mutuelle entre les jeunes, les représentants de l’État et l’ensemble de la société. Les médias, les organismes communautaires, les jeunes eux-mêmes et la recherche elle-même participent à cette dynamique. Il revient sans doute à cette même recherche de faire la lumière d’une manière critique sur ce processus.