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Récemment, les discussions entourant le déménagement du Casino de Montréal ont rouvert le débat sur les coûts sociaux liés à la légalisation des jeux de hasard et d’argent et le rôle de l’État dans cette problématique. Bien que le contrôle exercé par l’État avait pour objectif de réduire l’offre illégale de jeu, en faisant du jeu un monopole d’État, le gouvernement a influencé les règles du marché économique et la dynamique de l’environnement social. Les études états-uniennes montrent que la prévalence des problèmes liés au jeu est trois fois plus élevée dans les États où le jeu est légalisé depuis longtemps (plus de 20 ans) que dans les États où la légalisation est récente (moins de 10 ans) (Chacko et al., 1997). De plus, d’après les chercheurs, malgré la légalisation, les casinos continuent de demeurer un attrait pour le crime organisé et, de manière générale, la présence de casinos réunit un ensemble de facteurs qui provoquent habituellement une hausse importante de la criminalité par l’attraction d’une masse importante de touristes, un milieu social permissif, une plus grande activité commerciale, une importante circulation d’argent liquide et l’attrait d’une telle ambiance pour des criminels (Beare et Hampton, 1984 ; Pinto et Wilson, 1990 ; Smith et Wynne, 1999).

Pourtant, malgré cet intérêt récent porté aux coûts sociaux engendrés par le jeu, encore peu d’études, au Québec, se sont penchées sur la criminalité qui en résulte. C’est précisément à ce dernier aspect que nous nous sommes intéressée, et plus spécifiquement, à l’impact criminogène du jeu chez les joueurs pathologiques. La raison d’un tel intérêt est que la compulsion au jeu compte parmi les nombreux comportements compulsifs coûteux (tel l’abus de drogue ou d’alcool), qui peuvent être, en partie, responsables de la situation financière précaire d’une personne. Un endettement croissant est ainsi susceptible de contribuer à un engagement dans des activités illicites, soit pour financer la dépendance ou simplement pour tenter de rembourser ses dettes. Par contre, il faut également envisager que certains joueurs, même fortement endettés, ne commettent pas de délit. Il s’avère donc nécessaire de prêter une attention particulière aux éléments constitutifs de la « carrière » des joueurs pathologiques afin de comprendre comment se profile la délinquance des joueurs, ce qui la précipite et ce qui la freine. En somme, dans cet article, nous souhaitons mieux comprendre les mécanismes sous-jacents au cycle gambling-délinquance.

La reconnaissance du jeu pathologique comme maladie mentale est relativement récente. Ce n’est que depuis les années 1980 que l’American Psychiatric Association (APA) reconnaît, au même titre que la pyromanie et la kleptomanie, le jeu pathologique (Volberg, 1994 ; Tessier, 2002). Sa plus récente définition, qu’on retrouve dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (IVe édition du DSM, 1996 : 273), provient non seulement d’un consensus d’experts, mais également du regroupement de nombreuses données empiriques[3]. Cette définition est intéressante puisqu’elle aborde le volet économique du jeu pathologique. Ainsi, l’association médicale établit clairement un lien entre le jeu pathologique et la criminalité. Précisons également que même si le DSM ne classe pas le jeu pathologique parmi les autres dépendances (à l’alcool ou aux drogues), il n’en demeure pas moins que leurs similarités sont importantes. Pour certains, le jeu pathologique serait d’ailleurs l’une des dépendances les plus pures puisque aucune substance n’est introduite dans l’organisme (Custer et al., 1975 ; Marcil et Riopel, 1993 ; Bucher, 1997). Elle est aussi celle qui est la plus difficile à détecter puisque les joueurs exhibent beaucoup moins de symptômes visibles que les alcooliques ou les toxicomanes (Suissa, 2002). De plus, une des caractéristiques distinctives du jeu est la rapidité de son développement et sa sévérité (Rozon, 1987 ; Hargreave et Csiernik, 2000). Plus récemment, des études portant sur les réactions physiologiques découlant de l’attribution de gains en arrivent à des résultats alarmants. Une mesure par résonance magnétique des réponses neurologiques de joueurs montre que les régions du cerveau stimulées lors du gain sont les mêmes qui sont impliquées dans la consommation de drogues euphorisantes telle la cocaïne. Ces résultats inquiètent d’autant plus qu’ils ont été observés chez des sujets en bonne santé n’ayant pas développé de dépendances ou de dépression. Ainsi, ces circuits neurologiques, normalement stimulés par l’attribution de récompenses, sont susceptibles de causer une dépendance physique (Breiter et al., 2001). Plus encore, l’arrêt du jeu pourrait alors devenir aussi difficile que la cessation de la consommation de stupéfiants ou l’arrêt de la cigarette. À ce sujet, Marcil et Riopel (1993) remarquent que les joueurs expérimentent pendant une à deux semaines après la cessation du jeu une série de symptômes de sevrage tels des tremblements, des agitations, des maux de tête violents et des diarrhées.

Le problème du jeu pathologique est difficile à chiffrer et les auteurs ne s’entendent pas. D’après l’Association canadienne de santé publique (2000), il n’existe aucune étude pancanadienne sur la prévalence du jeu pathologique. D’ailleurs, nous constatons une importante variation dans les données. Au Canada, on estime que de 5 à 10 % de la population adulte expérimente un sérieux problème de jeu (George, 1994 ; Lesieur, 1994 ; Chacko et al., 1997). D’après le rapport du Conseil national du bien-être social (1996), ce serait de 2,7 à 5,4 % des adultes interrogés qui affirmeraient avoir des problèmes associés au jeu. Cela équivaut à entre 600 000 et 1,2 million de Canadiens (Conseil national, 1996 ; Suissa, 2002). Au Québec, on estime une variation entre 1,2 % et 2,1 % du pourcentage de la population des joueurs pathologiques (Ladouceur, 1991 ; Dutil in Barre, 2005). En tenant compte du pourcentage le plus conservateur (1,2 %), cela signifie que 90 513 Québécois[4] seraient pris dans les affres du jeu et qu’ils sont potentiellement susceptibles de commettre des délits liés à leur dépendance. Ces différences de statistiques pourraient s’expliquer par le fait qu’il n’existe aucun consensus à l’heure actuelle sur les concepts et la manière d’évaluer le jeu pathologique (Hargreave et Csiernik, 2000).

En s’attardant à un type de jeu particulier, les statistiques grimpent. Il semblerait que les joueurs pathologiques privilégieraient des modes continus de jeu qui permettent d’obtenir une satisfaction instantanée puisque les gains sont pour la plupart immédiats. Parmi les usagers des appareils de loterie vidéo (ALV) seulement, le pourcentage de joueurs pathologiques monte à 8,9 % (Conseil national, 1996). Cela fait des derniers-nés de l’industrie du jeu les appareils les plus controversés au Québec (Conseil national, 1996 ; Smith et Wynne, 1999). Plus de 95 % des demandes d’aide pour des problèmes liés au jeu découlent de l’usage de ce type d’appareil, surnommé le « crack de la loterie » (Conseil national, 1996 ; Ladouceur in RACJ, 2000 ; Dutil in Barre, 2005).

L’un des arguments les plus couramment utilisés par ceux qui s’intéressent aux conséquences adverses du gambling est que la dépendance peut mener directement à des activités criminelles : « People addicted to an activity commit crimes that they characteristically would not otherwise resort to in order to finance and satisfy their appetite for the activity » (Egli et al., 1994). Le coeur de l’argument est qu’en accumulant des dettes, le joueur dépendant se tournera éventuellement vers des moyens criminels pour payer ces dernières. En devenant dépendants, les joueurs peuvent dépenser plus qu’ils ne possèdent et pourraient finir par essayer d’acquérir de l’argent illégalement pour financer leur habitude (Graham, 1988 ; Wellford, 2001). Cette proposition pourrait tout à fait s’inscrire dans le modèle « économico-compulsif », généralement appliqué pour expliquer le lien entre la consommation de stupéfiants et la délinquance. Suivant ce modèle, le fait que le toxicomane soit devenu dépendant d’une substance coûteuse peut le pousser à commettre des délits pour se procurer sa drogue de prédilection ou l’argent pour en acheter (Brochu, 1995). En ce sens, lorsqu’il s’inscrit dans un comportement compulsif, le jeu pourrait constituer une dépendance coûteuse. En appliquant le modèle de type « économico-compulsif », le recours à la délinquance serait une conséquence directe du jeu.

Le cycle gambling-délinquance

Le cycle gambling-délinquance est probablement le pattern qui illustre le mieux le modèle « économico-compulsif ». Développé par Doley (2000), le cycle gambling-délinquance schématise l’évolution de la situation du joueur pathologique qui est principalement guidé par les besoins financiers. En étudiant la chaîne d’événements qui poussent un joueur à commettre des délits, on vise à démontrer que la délinquance s’inscrit dans un certain cycle. Le schème s’amorce avec une expérience positive de gains qui encourage le joueur à accroître sa fréquence de jeu. En augmentant la fréquence de jeu, le joueur s’expose également à davantage de pertes d’argent et, en bout de ligne, ses difficultés financières s’accroissent. Afin de contrer l’effet des pertes et se sortir d’une situation monétaire difficile, le joueur s’engage dans une série de tentatives de renflouement, souvent infructueuses. Finalement, cela peut l’entraîner dans la perpétration d’actes criminels pour obtenir de l’argent. Une fois l’argent obtenu, il peut rembourser ses dettes en partie ou en totalité ou continuer à jouer avec le reste. Ainsi, le cycle recommence et se perpétue jusqu’à ce que le joueur se fasse prendre.

Toujours selon Doley (2000), l’évidence d’un lien direct entre le crime et le jeu pathologique est démontrée par une série d’études selon lesquelles les délits sont commis pour obtenir des fonds pour jouer. Custer (1982), qui a été le premier à s’intéresser à l’évolution des moyens de financement des joueurs pathologiques, remarque que le crime apparaît au moment de la phase désespérée, alors que les moyens légaux ont été épuisés. D’après Fulcher (1979), Taber (1988), l’APA (1996) et Wellford (2001), le recours au délit survient dans les derniers moments, une fois les autres sources d’emprunts taries. Les travaux de Brown (1987), Blaszczynski (1994) et Ladouceur (1994) vont sensiblement dans le même sens puisqu’ils estiment que plus des deux tiers des joueurs pathologiques ont commis des actes criminels afin de rembourser les dettes ou de financer leurs activités de jeu. Généralement, de 21 à 85 % des joueurs pathologiques rapportent avoir commis un délit et près de 13 % d’entre eux ont été condamnés pour un délit lié au jeu (Doley, 2000)[5]. Le crime serait alors le produit de fortes dépenses, une conséquence directe de la dépendance au jeu (Wellford, 2001). D’ailleurs, d’après Custer et Custer (1978) ainsi que Blaszczynski et McConaghy (1994), moins de 15 % de ceux qui ont avoué avoir commis des délits présentaient des antécédents antisociaux. En d’autres termes, la délinquance des joueurs pathologiques n’est pas le reflet d’une carrière criminelle ni même d’une prédisposition caractérielle de ces individus.

Nous avons vu que le cycle gambling-délinquance, un dérivé du modèle « économico-compulsif » associé à la consommation de stupéfiants, est celui auquel on a recours le plus souvent pour expliquer le financement du jeu à travers un processus évolutif : les joueurs empruntent d’abord à leur entourage puis exploitent d’autres formes de crédit légal. Une fois ces sources épuisées, ils se tournent vers les créanciers illégaux et, finalement, commettent des actes illicites. Néanmoins, les recherches qualitatives de Rozon (1987) ne permettaient pas de confirmer ces affirmations. Rozon a constaté que l’évolution financière des sujets ne se fait pas d’une façon aussi précise et que la succession entre les divers modes de financement est différente. Elle remarque également que la commission d’actes criminels n’est pas uniquement une solution de dernier recours, mais essentiellement le résultat d’une opportunité.

Il s’avère donc hasardeux d’imputer une causalité unilatérale directe entre le jeu et la criminalité. À cet égard, il est important de se rappeler que l’agir délinquant n’est pas un concept statique. Il est traversé d’éléments ou de situations qui peuvent à tout moment en changer l’issue. Le cycle gambling-délinquance omet une série de facteurs pouvant changer ou simplement retarder la décision d’une personne à commettre un délit. Ce sont à ces facteurs que nous souhaitons nous intéresser.

La théorie du strain, que nous traduisons par « théorie de l’adversité », se centre principalement sur les pressions causées par les affects négatifs et pouvant agir comme éléments motivateurs à un acte criminel. Selon Agnew (1992 ; 2001), une motivation puissante pour s’engager dans la délinquance est l’adversité, c’est-à-dire une variété de circonstances adverses et conflictuelles. La dépendance des joueurs pathologiques, conjuguée aux dettes contractées, peut constituer un schème aversif et mener à des actes criminels. Par contre, une série de facteurs peuvent influencer l’endettement et le recours au crime pour s’en sortir. D’abord, il faut tenir compte du degré « d’ingéniosité » de certains joueurs qui leur permet de trouver des moyens alternatifs pour honorer leurs créances, mais surtout, il importe de contextualiser tout le processus d’endettement au regard de la classe sociale (revenus) des joueurs pathologiques, car en plus de retarder l’endettement, il offre davantage de possibilités de créances. À l’inverse, d’autres facteurs, telle une polytoxicomanie, peuvent venir envenimer une situation financière déjà précaire et préci-piter l’endettement.

La théorie des opportunités criminelles sous-tend l’hypothèse selon laquelle la délinquance (principalement de nature économique) survient lors d’« occasions spéciales » qui sont favorisées soit par les fonctions qu’occupe un individu au sein d’une organisation, soit par le fonctionnement de l’organisation elle-même. Ainsi, des failles dans le système peuvent être exploitées par des individus « opportunistes ». Les opportunités sont donc des facteurs causaux essentiels au passage à l’acte (Horoszowski, 1980). Dans la vie d’un joueur, plusieurs éléments constituent une source d’opportunités criminelles. Outre le travail, les proches constituent bien souvent une cible de choix pour le joueur pathologique (Rozon, 1987 ; Hamilton, 1996). En plus d’être une source d’opportunités, ces derniers constituent le capital social d’un joueur. Parmi ses différentes utilités, le capital social peut permettre à certains individus d’accéder à des ressources inaccessibles autrement (Coleman, 1990). Appliquée au jeu, la notion de capital social pourrait avoir un champ d’action très distinct. Ainsi, en facilitant l’accès à certaines ressources, le capital social peut devenir une importante source de financement alternatif pour le joueur. À ce titre, l’entourage peut contribuer à ralentir le passage à l’acte délictuel, tout en prolongeant la durée de la dépendance. À l’inverse, si le capital social peut faciliter l’atteinte de certains objectifs hors de portée pour un individu seul, il peut également contribuer à nuire à ses autres réalisations (Sandefur et Laumann, 1998). Les proches deviennent alors un facteur de modération et jouent un rôle dissuasif.

S’inspirant de la sociologie criminelle, Tremblay (2005) identifie certaines règles à adopter pour qualifier un comportement de délinquant au sens sociologique du terme. Or, si certains deviennent délinquants au sens juridique du terme, ils n’ont pas nécessairement adopté le comportement délinquant au sens sociologique du terme. Entre autres choses, la peur pourrait être une des raisons susceptibles d’éloigner certains des comportements criminels. Mu par l’insouciance ou le courage, pour commettre un délit, il en faut une bonne dose. C’est la raison pour laquelle la voie criminelle ne conviendra pas à n’importe qui car l’engagement dans le crime peut avoir un prix élevé qu’il faut accepter de payer.

À la lumière des différents concepts décrits ci-dessus, voici schématiquement la manière dont seraient susceptibles d’interagir les facteurs énumérés sur le déroulement du cycle :

Figure 1

Cycle gambling-dépendance « formule améliorée »

Cycle gambling-dépendance « formule améliorée »

Légende :

→ S’éloignant du cycle, il s’agit de facteurs protecteurs susceptibles de freiner l’apparition de comportements criminels.

← Se dirigeant vers le cycle, il s’agit de facteurs précipitants susceptibles de provoquer ou d’accélérer le passage à l’acte délictueux.

← → Un double sens signifie qu’il s’agit d’un facteur hybride jouant un rôle protecteur et précipitant à la fois.

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Méthodologie

L’échantillon a été composé à l’aide de vingt entrevues de joueurs en traitement ou ayant été en traitement au Centre Claude-Bilodeau et provenant tous de milieux socioéconomiques différents[6]. Ces derniers ont été initialement recrutés par Claude Bilodeau afin de préserver leur anonymat dans le cas d’un refus de participation. Le fait de recourir à un tel type d’organisme permet d’avoir non seulement accès à un vaste échantillon de sujets très diversifiés (639 personnes traitées) et diagnostiqués selon des standards identiques, mais également beaucoup plus réalistes quant à leur situation. Hamilton (1996) explique que les joueurs qui n’ont pas encore passé par l’étape de la thérapie sont à un stade de leur vie où leur problème de compulsion n’a pas encore été réalisé, ou peut-être que leur jeu n’a pas encore entraîné de problèmes suffisamment importants pour que la cessation de cette « activité » leur paraisse une option enviable. De plus, les individus en thérapie, en tentant d’expliquer leur compulsion, en la rattachant à certains événements et en tentant de justifier des comportements jugés répréhensibles pendant leur période de jeu, sont susceptibles d’expliquer ces derniers avec plus d’honnêteté.

Il importe toutefois de mentionner que ce type d’approche possède son lot de limitations. D’une part, ces données dépendent de la mémoire des personnes interrogées sur un moment de leur vie qu’elles n’ont peut-être pas nécessairement envie de se remémorer ou, tout simplement, qu’elles sont dans l’incapacité de se rappeler. D’autre part, on ne veut pas déplaire à l’intervieweur et cela est d’autant plus vrai lorsqu’on doit parler d’actes répréhensibles, tels les délits. Cependant, ce biais pourrait être neutralisé justement par le fait que ces personnes sortent de thérapie. En effet, une des principales étapes de la thérapie consiste à faire son mea culpa, son bilan de vie. Il faut alors avouer ses fautes pour mieux pouvoir se les faire pardonner et se les pardonner. Ce bilan moral leur permet de se regarder dans un miroir plus réaliste.

Également, il faut préciser que la plupart des joueurs interrogés ont cessé le jeu, sont demeurés relativement bien intégrés socialement en conservant leur emploi et se maintiennent assez bien depuis leur thérapie. Ce ne sont pas les personnes les plus susceptibles de brûler la chandelle par les deux bouts et, par conséquent, les plus enclines à se tourner vers la commission de délits pour le financement de leur jeu. Par ailleurs, nous n’avons pas la prétention de pouvoir généraliser les résultats pour l’ensemble des joueurs. Ces données peuvent à tout le moins orienter des recherches futures sur les joueurs.

Les entrevues d’une durée moyenne de 90 minutes portaient essentiellement sur leur carrière de joueur et les divers événements la ponctuant, l’évolution de leurs moyens de financement (en termes de sources et de montants) ainsi que sur des aspects pertinents au jeu tels le temps passé à jouer et les lieux fréquentés[7]. Cela nous a permis de déterminer une de nos variables principales, soit le montant alloué au jeu en fonction du salaire gagné (ratio jeu-salaire). Nous obtenons ce dernier en divisant la somme totale investie dans le jeu par le salaire cumulé. Un ratio de 1 signifie que l’argent affecté au jeu équivaut à l’argent gagné. Par conséquent, c’est donc l’ensemble du salaire qui passe dans le jeu. Un ratio supérieur à 1 signifie que les dépenses consacrées au jeu dépassent le salaire du joueur. Les joueurs avec un tel ratio risquent d’être aussi ceux qui sont les plus endettés ou qui sont plus susceptibles de recourir à d’autres moyens de financement. À l’inverse, plus le ratio est bas, plus le joueur semble faire preuve de contrôle dans les dépenses liées à sa passion.

Notre échantillon se compose de trois femmes (15 %) et de dix-sept hommes (85 %). Le faible taux des femmes semble assez représentatif de la population des joueurs. Chevalier et Allard (2001), dans une étude portant sur le profil des joueurs montréalais, constatent que ce sont les hommes qui, proportionnellement, jouent le plus[8] et ces résultats concordent avec de nombreuses autres études réalisées par le National Research Council (1999). Les joueurs interrogés sont âgés en moyenne de 43,7 ans (médiane 41,5 ans). Le plus jeune a 23 ans alors que le plus âgé a 65 ans. Ces résultats vont dans le même sens que les résultats recensés par Chevalier et Allard (2001) et Marcil et Riopel (1993). Plus une personne vieillit, plus elle a des risques de jouer.

Quant au niveau de scolarité, les recherches ont montré que les personnes ayant un niveau de scolarité plus faible sont plus à risque de développer des problèmes liés au jeu (National Research Council, 1999 ; Chevalier et Allard, 2001). En ce sens, notre échantillon semble correspondre au portait global des joueurs puisque 15 de nos participants ont cessé leurs études au secondaire, et sur ces 15, neuf n’ont pas complété leur secondaire V (60 %).

Sur le plan socioéconomique, nos joueurs correspondent aux caractéristiques économiques des échantillons de Chevalier et Allard (2001) et Hamilton (1996). Les participants à notre étude gagnent en moyenne 57 825 $ annuellement (revenu médian de 50 000 $). Par contre, leurs revenus sont nettement supérieurs aux revenus annuels moyens des personnes seules qui, en 2000, se situaient à 25 793 $[9]. Pour les particuliers sans certificat d’études secondaires (ce qui correspond à 60 % de nos participants), ce revenu moyen est encore plus faible (23 130 $).

En ce qui a trait au statut civil, 14 de nos 20 participants sont -célibataires (70 %). Par contre, le statut officiel de célibataire n’implique pas toujours que les gens soient seuls, ce qui porte à 11 le nombre de participants vivant seuls (55 %). La distribution entre les gens célibataires et ceux en couple est relativement bien répartie dans notre échantillon alors que les études de Chevalier et Allard (2001) remarquent que les personnes célibataires sont deux fois plus à risque de développer des symptômes de compulsion au jeu.

Résultats

Selon Doley (2000), la carrière du joueur pathologique s’inscrirait dans un cycle gambling-délinquance où chaque événement arrive à un moment particulier au cours du cycle. Or nous savons qu’il est discutable qu’un parcours délinquant puisse être aussi rigide puisque nous avons vu que le cheminement de chaque joueur est soumis à l’influence d’une série de facteurs qui peuvent en changer le déroulement. En étudiant le jeu en termes de carrière, nous pouvons observer la naissance, l’évolution et l’arrêt du comportement de jeu, et mieux comprendre l’avènement de la délinquance et ses facteurs précipitants et dissuasifs. À cet égard, pour chacun des joueurs, nous avons placé le moment de l’apparition de certains événements marquants sur la durée de leur jeu. Nous avons ensuite fait la moyenne des moments d’apparition de chaque événement sur la durée moyenne du jeu. La figure 2 présente les résultats de ces analyses.

Figure 2

Synthèse de la séquence d’événements dans la vie du joueur

Synthèse de la séquence d’événements dans la vie du joueur

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Les débuts de la carrière des joueurs pathologiques

Parmi les joueurs interrogés, c’est en moyenne vers l’âge de 25,6 ans qu’ils débutent leur carrière de joueurs. Si la moyenne ne laisse pas entrevoir une certaine précocité, la médiane elle, place plutôt les débuts du jeu vers l’âge de 18 ans et nous constatons que chez plus du tiers (35 %) des joueurs, les premières manifestations du jeu sont apparues avant l’âge de 15 ans. Or, la précocité de l’apparition des comportements compulsifs joue un rôle déterminant dans le risque de développer des problèmes (Wellford, 2001). D’après ce dernier, les consommateurs compulsifs (qu’ils soient joueurs ou toxicomanes) ont très majoritairement développé cette habitude de vie à l’adolescence ou même avant.

Qu’ils aient commencé très tôt ou non, le principal élément déclencheur du jeu a été l’expérience des premiers gains. D’ailleurs, c’est le point de départ du cycle gambling-délinquance de Doley (2000). Custer et Milt (1985), qui s’étaient intéressés aux différentes phases du jeu, rapportent que la toute première phase est la phase gagnante au cours de laquelle les joueurs expérimentent des gains importants qui leur font miroiter la possibilité de s’enrichir sans trop d’efforts. D’après eux, ces premiers gains laissent une impression durable sur le joueur puisqu’ils sont susceptibles de le convaincre qu’il possède une certaine habileté pour le jeu et qu’il peut pratiquement en faire son gagne-pain. Hamilton (1996) fait ce même constat dans son étude. Selon elle, la plupart font état d’expériences chanceuses dans leurs débuts, ce qui les pousse à continuer. Leur intérêt pour le jeu semble d’abord et avant tout motivé par des considérations instrumentales (l’argent). Nos observations concordent avec ces résultats. Douze joueurs sur vingt affirment que leurs premières expériences de jeu ont été chanceuses et que c’est ce qui a déclenché un engagement plus intensif dans le jeu.

D’après Custer et Milt (1985), cette phase gagnante peut durer jusqu’à trois ans. Le joueur joue alors de plus en plus souvent, et par conséquent, il commence à perdre de plus en plus. Les expériences de gains encouragent un jeu plus fréquent afin de gagner davantage, mais cette augmentation dans la fréquence implique également des pertes plus fréquentes (Doley, 2000). À partir de cet instant, les motivations à jouer semblent se modifier, elles passent de l’espérance du gain au développement d’une passion extrême, la dépendance. Ainsi, malgré des pertes de plus en plus fréquentes, le joueur persiste dans son activité. Vient alors la phase perdante (Custer et Milt, 1985). Chaque perte devient une motivation supplémentaire pour le joueur à retourner jouer, pour défier les probabilités et prouver son talent (Marcil et Riopel, 1993). Il joue désormais pour éponger ses pertes.

Revenus personnels et durée de la carrière des joueurs pathologiques

La dépendance au jeu est principalement caractérisée par la difficulté qu’on a à la détecter, difficulté due à une absence de symptomatologie (Suissa, 2002). Parmi notre échantillon, une vaste majorité des joueurs affirment avoir gardé leur jeu caché pendant longtemps. Tel qu’il est présenté à la figure 2, c’est seulement après neuf ans en moyenne que l’entourage découvre généralement le pot aux roses. Pour préserver leur secret, les joueurs recourent à diverses stratégies visant à tenir les proches dans l’ignorance. Plus ils se montrent habiles, plus ils pourront retarder le dévoilement. Outre leurs habiletés à camoufler leur dépendance, nos données indiquent que les revenus légitimes modulent eux aussi la durée de leur carrière.

En moyenne, nos joueurs rapportent avoir « investi » 357 150 $ dans le jeu. Le plus petit montant rapporté est de 28 000 $ et le plus important dépasse le million. Échelonné sur la durée moyenne du jeu, cela équivaut à une perte annuelle moyenne de 30 078 $ (variant de 3 530 $ à 112 500 $). En fait, plus le joueur s’engage intensivement dans le jeu et développe des comportements problématiques à l’égard de sa passion, plus il risque d’investir des sommes importantes. Selon Rozon (1987), au départ, les montants investis dans le jeu ne représentent que 20 % du salaire, mais très rapidement, ils finissent par gruger 90 % du revenu du joueur. Nos analyses montrent qu’il existe d’ailleurs une corrélation positive très forte entre le revenu cumulé et les montants dépensés pour le jeu (r = 0,80). Autrement dit, plus les joueurs ont des revenus élevés, plus ils dépensent pour le jeu.

Ce qu’il est donc important de regarder ici est le ratio jeu/salaire (voir méthodologie). Au sein de notre échantillon, le ratio jeu/salaire moyen est plutôt élevé (0,64) si l’on sait que d’après l’Institut de la statistique du Québec, en 2001, les frais liés aux loisirs n’occupent que 5,7 % des dépenses liées à la consommation des ménages québécois (un ratio de 0,06). Cela signifie que nos joueurs dépensent près de 11 fois en jeu ce que le Québécois moyen dépense en loisirs généraux et qu’ils allouent près de deux tiers (64 %) de leur salaire à leur passion. En observant les données de 2003, qui spécifient les dépenses allouées au jeu parmi les loisirs, nous constatons que le jeu gruge seulement 0,4 % des dépenses des ménages québécois, un ratio 160 fois inférieur au ratio obtenu par les joueurs pathologiques. Même les dépenses pour le tabac et les boissons alcoolisées, au potentiel « addictif », n’occupent qu’un maigre 2,8 % des dépenses totales du Québécois moyen.

Au rythme auquel les joueurs dépensent, on se doute bien qu’ils finiront très vite par être endettés. Au Québec, le rapport du Conseil national du bien-être social (1996) estime que l’endettement des joueurs en faillite varie entre 75 000 à 150 000 dollars. Parmi les joueurs interrogés, ces derniers déclarent un endettement moyen de 83 400 $ (et médian de 35 000 $). Également, tel qu’il est constaté à la figure 2, l’endettement survient en moyenne après 5,2 années de jeu. Il est important de souligner toutefois que les caractéristiques socioéconomiques risquent fort d’être discriminantes. L’endettement qui peut être vu comme une accumulation de déficits met en rapport l’inéquation entre les revenus et les dépenses. Nous avons comparé le moment où les dettes commencent à s’accumuler (sur une trajectoire moyenne de 12,55 années de jeu) avec le salaire cumulé. À une exception près, la rapidité à laquelle survient l’endettement est inversement proportionnelle au salaire. Autrement dit, plus le salaire cumulé est élevé, plus le moment de l’accumulation de dettes est retardé. Le cumul tardif de dettes pourrait s’expliquer par le fait que de meilleurs salaires signifient généralement de meilleurs dossiers de crédit et, par conséquent, de meilleures occasions de financement.

Occasions d’emprunts et durée de la carrière des joueurs pathologiques

Que ce soit pour pouvoir jouer ou payer les dettes, qu’ils soient riches ou plus pauvres, les joueurs ont besoin d’argent. L’argent est l’essence même du jeu. Ils doivent donc s’en procurer à tout prix (ou presque) et doivent se montrer habiles dans leurs méthodes de financement afin de pouvoir continuer à jouer. Si, au départ, le jeu est alimenté à même les gains, une fois la phase perdante amorcée et la dépendance bien installée, très rapidement, ils ne suffisent plus. Afin de pouvoir poursuivre leur jeu, les joueurs doivent trouver d’autres moyens de financement, à commencer par leurs revenus. Il est facile de comprendre toutefois qu’un rythme effréné de jeu épuise rapidement le salaire, quel qu’il soit. Pour compenser, les joueurs qui en ont la possibilité vont jusqu’à doubler ou tripler les heures de travail, demandent des avances de fonds sur leur salaire ou se tournent vers un autre travail non déclaré.

Les autres techniques de financement sont variées et ne sont limitées que par l’ingéniosité et les opportunités des joueurs. On retrouve ainsi : le refinancement d’hypothèque ; l’encaissement des fonds de pension, de régimes enregistrés d’épargne-retraite (REER), de régimes enregistrés d’épargne-études (REEE), de bourses d’études, d’indemnités de la Commission à la santé et sécurité au travail (CSST), de dépôts faits sur des contrats de construction et de dédommagements d’assurance ; la mendicité et la vente d’objets divers allant jusqu’à la vente de maisons, de véhicules ou d’entreprises ; la pratique du kiting[10] ; l’émission de chèques postdatés ; des poursuites civiles en vue d’obtenir des dommages et intérêts ; et finalement un joueur a été jusqu’à démissionner d’un emploi afin de toucher sa prime de départ.

Après le salaire, les proches sont une source privilégiée de financement, à leur vue ou à leur insu. Ils sont parmi les créanciers les moins exigeants mais aussi, les derniers remboursés. C’est principalement la conjointe qui jouera un rôle majeur dans la quête financière (Lorenz et Shuttlesworth, 1983 ; Rozon, 1987). Toutefois, seulement quatre joueurs affirment avoir demandé l’aide de leur conjointe. La raison principale de cette réticence s’explique par le fait de vouloir garder le jeu secret. Nous constatons effectivement qu’au sein de notre échantillon, le dévoilement du jeu ne survient en moyenne qu’à la neuvième année de jeu (voir la figure 2). Outre la conjointe, la famille, les amis et les collègues de travail seront les principales sources d’emprunt. Les joueurs de notre échantillon privilégient cette source puisque 65 % d’entre eux recourent à ce type d’emprunt (n = 13).

Bien que les banques soient une source de financement légal privilégiée par la population en général, pour un joueur, souvent dans une situation financière précaire ou possédant un mauvais dossier de crédit, il peut être difficile d’obtenir un crédit bancaire. Parmi nos joueurs, sept ont eu recours à ce type d’emprunt. Ils sont, bien entendu, parmi ceux qui ont les meilleurs dossiers de crédit. Quant aux autres maisons de crédits, quatre joueurs interrogés rapportent y avoir eu recours. Également, le fait de mettre en gage des objets est une pratique courante chez les joueurs (Rozon, 1987). Il s’agit d’une source de financement accessible et simple. La moitié des joueurs de notre échantillon y ont eu recours à un moment ou un autre (n = 10).

Selon le rapport du Conseil national de bien-être social (1996), le besoin intense d’argent pousse les joueurs pathologiques à recourir aux prêts usuriers. Le recours aux shylocks ne semble pas toutefois faire l’unanimité chez nos joueurs. Parmi les vingt joueurs interrogés, seulement sept ont décidé de recourir aux services d’un usurier. D’après Rozon (1987), un tel recours se trouve habituellement en fin de parcours et c’est essentiellement la peur qui décourage les joueurs. En moyenne, nous avons vu à la figure 2 que l’emprunt usuraire survient à la cinquième année de jeu, plus d’un an après les emprunts légaux. Ainsi, bien que les joueurs ne soient pas pressés d’y recourir, ils semblent néanmoins préférer les prêts illégaux à la commission de délits puisque ces derniers surviennent en moyenne plus tard au cours de la carrière du joueur. Chez nos joueurs, l’emprunt usuraire n’est donc pas toujours une solution de dernier recours.

L’entrée tardive des conduites délinquantes

Le fait d’analyser en termes de carrière et d’étudier l’évolution du joueur nous a permis de situer les différents événements marquants de sa vie dans le temps (figure 2). Ainsi, nous constatons l’apparition du crime dans la vie des joueurs en moyenne vers la sixième année de jeu (6,5 ans) sur une durée moyenne de 12,6 années. Une fois les diverses sources d’emprunts légales épuisées, certains cessent le jeu alors que d’autres se tournent vers de nouvelles ressources. Il reste que la quasi-totalité des joueurs interrogés (18 sur 20) se sont adonnés à une forme ou une autre de délinquance.

Le milieu du travail, souvent choisi comme source de financement légal, constitue également un important potentiel d’opportunités illégales (Rozon, 1987 ; Ladouceur, 1994). Parmi notre échantillon, on retrouve détournement de fonds, vol et recel, opérations commerciales frauduleuses telles qu’évasion fiscale, fausse déclaration de revenus et non-paiement de certaines taxes. Sur les vingt joueurs, six se sont adonnées à de tels délits.

Les diverses institutions financières sont également des cibles de choix. On compte donc, chez plus de la moitié des joueurs (n = 13), les dépôts d’enveloppes vides dans les guichets automatiques et l’émission de chèques sans provision. Par contre, il est inutile de dire que ces délits, étant peu élaborés, facilement et rapidement détectables, ne constituent pas une technique qu’on peut utiliser sur une longue période de temps. Le kiting, bien que relativement toléré, devient carrément illégal à partir du moment où il n’y a pas de fonds dans les comptes. Trois joueurs se sont adonnés à ce type de transferts frauduleux et un joueur a fait l’usage de faux pour ouvrir des comptes sous des noms fictifs et y faire des transactions.

Les proches, cibles privilégiées, constituent par leur « accessibilité » une importante occasion de financement pour les joueurs (Lorenz et Shuttlesworth, 1983 ; Rozon, 1987 ; Hamilton, 1996). On trouve de nombreux délits commis à leur endroit. La conjointe est probablement la cible la plus vulnérable puisque le joueur a accès à son portefeuille, son chéquier, sa carte de guichet et sa carte de crédit. Le vol d’argent, le vol dans son compte et l’émission de chèques ont été rapportés par six joueurs. La famille et les amis ont également été ciblés. Trois joueurs parlent de vol de chèques d’allocations familiales, de vols dans les comptes bancaires et d’emprunts frauduleux sur des cartes de crédit d’amis.

Toutefois, le rôle des proches ne se restreint pas toujours à celui de victime. Rozon (1987) rapporte que, pour certains, la fréquentation d’amis délinquants a permis de profiter d’occasions criminelles. De plus, certains types de délits plus élaborés nécessitent un réseau de contact approprié et un savoir-faire spécifique. À cet égard, nous souhaitons mentionner que les joueurs qui se sont adonnés à ces types de délits disposaient d’un bon réseau de contacts au préalable, ce qui a pu leur permettre de commettre ces infractions. Seulement quatre joueurs disposaient de telles occasions. Ils se sont adonnés à divers vols (dont des introductions par effraction), fraudes, trafics et recels. Parmi ces derniers, deux joueurs ont développé un réseau de prêt usuraire servant à financer leur jeu et un autre possédait ses propres machines de jeu illégales.

Conclusion

En somme, les crimes commis par les joueurs sont nombreux et variés. Ils s’exécutent surtout en réponse à des opportunités, qu’elles soient présentes dans le milieu du travail, parmi les proches, dans les failles du système bancaire ou tout autre endroit. Toutefois, il semble que les joueurs ne soient pas prêts à tout. Nous avons vu que pour bien s’impliquer dans une carrière criminelle, il fallait adopter le « comportement » criminel (Tremblay, 2005). Bien plus que l’honnêteté, la peur a été un important motif de dissuasion et joue un rôle protecteur pour la majorité des joueurs de notre échantillon dans le sens où elle les a empêchés de commettre des délits graves aux répercussions plus sérieuses[11]. Au moins sept joueurs ont évoqué cette raison pour expliquer leur réticence. D’ailleurs, en termes de séquence, la figure 2 montre que les crimes apparaissent une fois tous les types d’emprunts épuisés (légaux et illégaux) et les dettes accumulées. Même si ce n’est pas nécessairement en fin de carrière, l’apparition de la délinquance semble tomber dans une phase de désespoir, comme un point de rupture qui précède de peu les idées suicidaires alors que le joueur affirme être à bout. Le recours aux différentes sources d’emprunts légales et illégales ainsi que l’accumulation de dettes finissent par mener le joueur vers une impasse. Dans cette séquence d’événements menant vers le « désastre annoncé », le recours à la commission de délits témoignerait en quelque sorte de ce profond état de désorganisation. Bien plus, il arrive souvent qu’à ce moment précis, le joueur n’entrevoie plus que deux solutions possibles, l’arrêt du jeu ou la mort. Nous constatons à cet égard que les pensées suicidaires surviennent en moyenne vers la septième année de jeu (7,1 ans). Parmi les joueurs interrogés, 72 % ont entretenu des pensées suicidaires et 22 % ont été jusqu’à faire des tentatives. Les taux de tentatives de suicide sont d’ailleurs nettement plus élevés chez les joueurs pathologiques que chez les gens ayant d’autres dépendances (Chacko et al., 1997 ; Wildman, 1998 ; Smith et Wynne, 1999 ; Wellford, 2001).

Le schéma gambling-délinquance plaçait le recours aux délits des joueurs dans un cycle précis. Nous mettions en doute la séquence d’un tel cycle comme si un moule rigide ne pouvait rendre compte de tous les aspects intervenant avant, pendant et après le passage à l’acte délinquant. L’établissement d’une causalité directe entre le jeu et le crime nous posait un problème dans la mesure où, nous l’avons vu, le cycle omettait la présence d’autres facteurs qui auraient pu améliorer la compréhension de la délinquance d’un joueur pathologique.

De manière générale, le cycle gambling-délinquance semble assez bien rendre compte de la réalité de notre échantillon. Effectivement, les joueurs s’engagent dans le jeu à la suite d’expériences positives de gains. S’ensuit alors une progression rapide vers la dépendance où temps et argent (en moyenne 30 078 $ annuellement) sont engloutis dans le jeu. Le ratio de l’argent investi dans le jeu sur le salaire (0,64) indique d’ailleurs que les dépenses pour le jeu occupent plus qu’une part généreuse des dépenses liées à la consommation. Ce n’est pas surprenant de constater qu’au bout de la cinquième année de jeu, l’endettement moyen des joueurs s’élève à 83 400 $. Les joueurs recourent alors à une série de moyens de financement, légaux et illégaux, afin de se maintenir à flot et pouvoir continuer à s’adonner à leur passion. Parmi les moyens licites, outre les gains, le salaire et les emprunts contribuent essentiellement à financer le jeu. Les joueurs tentent manifestement d’exploiter au maximum ce type de ressources avant de s’engager dans la voie criminelle. D’ailleurs, la délinquance attribuée aux joueurs pathologiques, survenant au bout de 6,5 années de jeu, comporte une importante diversité de délits, mais pourrait surtout être qualifiée d’opportuniste puisqu’elle dépend généralement des opportunités trouvées dans l’entourage du joueur (cibles de proximité). La faible gravité des délits, tout comme la réticence à recourir aux emprunts usuraires montrent que les joueurs éprouvent une certaine crainte à s’engager dans une délinquance plus sérieuse et risquée, qui est davantage attribuée aux délinquants d’habitude. Cette réticence (qu’elle soit un signe de peur, de contrôle ou d’une absence de contacts sociaux « appropriés ») semble payante pour les joueurs puisque très peu d’entre eux ont subi de conséquences sérieuses sur le plan judiciaire et ont pu maintenir une durée de jeu de près de 13 ans.

À cet égard, la durée du jeu nous en apprend énormément sur le joueur. L’analyse en termes de carrière nous a permis de mettre en lumière la capacité d’emprunt, l’accessibilité à ce dernier, le revenu, l’endettement et l’aptitude à garder la tête hors de l’eau, les mesures de contrôle, la polytoxicomanie[12], le capital social, la manipulation et les cachotteries, qui sont une série d’éléments influençant la durée de la carrière du joueur. Ainsi, plus le joueur se montrera ingénieux, plus il aura accès aux opportunités de financement et saura les saisir, et plus il prolongera la durée de sa passion, le jeu.

Également, l’analyse de carrière nous a permis de mieux comprendre les multiples effets de l’entourage du joueur. En termes de capital social, les proches sont un soutien, un facteur dissuasif qui éloigne de la criminalité, et parfois même du jeu. En termes d’opportunités de financement, les proches peuvent également retarder ou même éliminer le recours à la délinquance puisqu’ils adoptent le rôle de créanciers. D’un autre côté, une surveillance étroite peut imposer une tension supplémentaire au joueur qui tentera de s’en débarrasser en accentuant le jeu ou encouragera le joueur soit à s’isoler ou à se tourner vers d’autres moyens, parfois illégaux, à l’insu des proches. De plus, en participant au financement du jeu, les proches peuvent en prolonger la durée et devenir eux-mêmes la cible des joueurs. A contrario, nous comprendrons que l’absence de réseau peut précipiter vers la solution criminelle dans la mesure où le joueur n’a ni les remparts ni les opportunités qui proviennent généralement d’un bon entourage.

En somme, l’analyse de la carrière du joueur nous a permis d’enrichir la compréhension du cycle gambling-délinquance. Nous avons déterminé qu’une série de facteurs viennent influencer le parcours du joueur et le choix de recourir aux actes illégaux. Parmi les plus influents, notons les multiples effets des proches qui peuvent jouer d’une part un rôle d’opportunités criminelles et de capital social et, d’autre part, un rôle dissuasif et protecteur visant à éloigner du choix criminel ; l’effet précipitant des tensions financières et familiales (le strain) ; l’effet dissuasif de la peur ou, au contraire, l’effet entraînant de certaines prédispositions caractérielles ou comportementales de délinquance ; et, finalement, la capacité de débrouillardise parfois associée à une certaine notion de contrôle qui permet au joueur de trouver de nouvelles sources de crédit, de retarder le moment du naufrage et de continuer à jouer. En termes d’application pratique, un profil avec de nombreux facteurs précipitants et l’absence de facteurs modérateurs serait à surveiller étroitement puisqu’il serait celui qui présenterait le potentiel criminogène le plus important. Toutefois, même si cette recherche nous a permis de faire ressortir une série de thèmes pertinents ayant contribué à jeter un éclairage nouveau sur la compréhension du schème gambling-délinquance, il n’en demeure pas moins que ce type de recherche (qualitative) nous restreint en termes de nombre et ne permet pas de généraliser nos conclusions à l’ensemble de la population des joueurs. C’est la raison pour laquelle il est pertinent et nécessaire de conduire des études quantitatives qui permettront d’étendre et de diversifier l’échantillon.