Corps de l’article

Entre ceux qui promeuvent la vidéosurveillance comme la panacée pour lutter contre la délinquance et les désordres dans les rues de notre ville et ceux qui s’inquiètent du spectre d’une surveillance d’État, il y a un point commun : la vidéosurveillance produit effectivement les effets revendiqués… En ce sens, tous les deux partagent une tendance au déterminisme technologique : une croyance aveugle dans le pouvoir de la technologie, qu’elle soit bénigne ou malveillante.

Norris et Armstrong (1999 : 9)

Introduction

Pièces maîtresses des dispositifs de vidéosurveillance mis en place dans nombre de villes françaises aujourd’hui, les opérateurs officiant derrière les écrans demeurent pourtant des acteurs de la sécurité dont on sait peu de chose. Leur invisibilité sociale est inversement proportionnelle à la visibilité des caméras dans les espaces publics. Un élément d’explication tient au fait que le facteur humain est souvent éludé des discours politiques sur la vidéosurveillance en raison d’une forme naïve de déterminisme technologique prêtant, quasi mécaniquement, à l’outil des vertus qu’il n’a pas. Il est également peu abordé dans les recherches qui prennent la vidéosurveillance pour objet ou s’intéressent, de manière plus large, aux instruments de surveillance. Sur ce point, le sociologue Gavin Smith souligne très justement que « la plupart des auteurs semblent oublier que les caméras de surveillance ne sont pas conscientes ni autonomes et requièrent, pour être effectives, un contrôle constant par des êtres humains en situation de travail […] » (Smith, 2004 : 377, traduit par l’auteur). C’est l’un des principaux reproches que l’on peut adresser aux travaux anglo-américains des Surveillance studies, notamment à ceux de la figure de proue de ce courant de recherche, David Lyon[2]. Leurs travaux ont trop tendance à considérer que les images des caméras sont contrôlées, regardées, analysées de manière constante, autrement dit que les opérateurs exercent bien une surveillance et qu’elle est continue. De la sorte, ils en surévaluent les capacités de surveillance et sous-évaluent, voire négligent totalement, le travail humain qu’elle exige. C’est bien pourtant celui-ci qui va déterminer les usages et rendre ou non efficace l’outil vidéosurveillance.

Ces dernières années, le métier d’opérateur de vidéosurveillance a toutefois fait l’objet de plusieurs recherches. Les unes se sont centrées sur la manière dont les opérateurs exercent leur surveillance en cherchant, principalement, à répondre à une question : les pratiques de surveillance des opérateurs sont-elles discriminatoires ? Cette question est au coeur de l’enquête pionnière conduite par Norris et Armstrong en 1999. Ils ont analysé les cibles prises par les opérateurs de trois dispositifs de vidéosurveillance. Sur la base d’une centaine d’heures d’observations de leur travail de surveillance, ils en concluent que les Noirs ont, dans les sites étudiés, entre 1,5 à 2,5 plus de « chances » d’être pris pour cible que ne le laisse supposer leur pourcentage dans la population disponible des sites observés. Adoptant une méthodologie similaire, Coleman (Coleman & Sim, 2000) estime, en s’appuyant sur une analyse de la vidéosurveillance dans le centre-ville de Liverpool, que cette technologie conduit à cibler prioritairement une certaine catégorie de population, l’underclass et les exclus du système social[3]. Plus qu’un simple outil de surveillance, la vidéosurveillance serait un instrument de coercition du pouvoir mettant hors jeu de certains espaces filmés ces populations jugées indésirables pour l’ordre social néolibéral. On le voit, ces enquêtes n’interrogent donc pas tant le métier d’opérateur de vidéosurveillance que les effets produits par leur surveillance à distance sur des espaces qu’ils normaliseraient.

Les criminologues Gill et Spriggs (2005) déplacent la perspective d’analyse dans leur vaste étude évaluative de la vidéosurveillance de 13 sites anglais. Ils mettent en évidence que leurs modes de travail, leurs manières d’envisager leur rôle, leur perception des problèmes d’insécurité, leur place dans leur organisation d’appartenance et leurs liens avec les services policiers influencent fortement les usages des dispositifs de vidéosurveillance[4]. Enfin, des enquêtes privilégiant une approche résolument ethnographique sont plus encore centrées sur le travail des opérateurs[5]. Elles cherchent à saisir, en situation, les utilisateurs premiers de cette technologie en s’intéressant à leurs gestes, à leurs attitudes, à leurs paroles informelles et à leurs représentations (Smith, 2004). L’étude que nous avons conduite en 2011[6] s’inscrit dans la ligne de ces derniers travaux. Sur la base d’une centaine d’heures d’observation dans deux salles de vidéosurveillance de municipalités d’Île-de-France, nous avons étudié ce que font les opérateurs[7] lorsqu’ils sont enfermés dans les salles de contrôle. La période d’observation s’est étalée sur 5 mois – de juillet à novembre 2010 –, à des moments différents de la semaine et de la journée, ce qui a permis de tenir compte de l’impact non négligeable des conditions climatiques comme de l’activité délinquante sur le travail des opérateurs. Durant nos heures de présence dans les salles d’exploitation, on s’est efforcé d’être attentif à ce qu’ils regardent, à leurs échanges verbaux entre eux ou avec leurs partenaires (policiers nationaux et municipaux) comme à leurs paroles à destination des personnes ciblées avec les caméras ou de nous-même. On s’est ainsi attaché à saisir leurs activités, qu’elles soient prescrites par leur hiérarchie, exercées sans véritable mandat ou qu’elles constituent du « hors-travail » dans l’espace même de leur travail.

Deux sites d’enquête

Le premier dispositif de vidéosurveillance se trouve dans une commune (Alphaville) de plus de 50 000 habitants de la première couronne francilienne. Il compte 61 caméras. Le centre de supervision urbaine (CSU), où sont stockées et visionnées les images, fonctionne 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 avec une équipe de huit opérateurs placée sous la direction d’un chef de service. En 2001, les premières caméras sont installées dans le quartier du centre-ville puis la vidéosurveillance est étendue, à travers quatre vagues d’installation, à l’ensemble de la ville, notamment au quartier Nord réputé difficile.

Le second dispositif de vidéosurveillance se trouve dans une commune (Bétaville) de la première couronne francilienne comptant un peu moins de 30 000 habitants. Il est composé de 28 caméras pour trois opérateurs dont une chef de salle. Le CSU assure une surveillance de l’espace public de 8 h 00 à 21 h 00 et, exceptionnellement, plus tardivement (le 14 juillet par exemple). Installé, il y a tout juste un an, le dispositif s’appuie sur une technologie considérée comme très performante (en wi-fi), mais sur des opérateurs n’ayant qu’une faible expérience. À l’inverse, le dispositif d’Alphaville repose sur une technologie plus ancienne (le matériel résulte de plusieurs vagues d’équipement entreprises il y a près de 10 ans) et des opérateurs qui, pour certains, ont plus de six ans d’expérience.

Comme dans la plupart des villes françaises aujourd’hui, dans ces deux sites, les objectifs officiellement assignés à la vidéosurveillance sont vagues : il s’agit de « veiller à la sécurité des personnes et d’informer la police municipale de tout ce qui est anormal[8] », sans qu’aucun type de délit ou de désordre soit spécifiquement ciblé. D’autres objectifs, non dits, orientent fortement l’action des opérateurs : la protection des policiers municipaux, la sécurité aux abords des établissements scolaires où des caméras sont systématiquement placées, la surveillance des lieux de regroupement des jeunes (parcs, dalles commerciales, terrains de sport) ou encore, à Alphaville, l’utilisation des caméras pour contrôler le travail des policiers municipaux et même l’activité des opposants politiques au maire.

Tout l’intérêt de centrer le regard sur les pratiques professionnelles de ces travailleurs de l’ombre est d’observer comment se joue, au quotidien, une activité de surveillance souvent plus postulée que démontrée. Au-delà, cette analyse des utilisateurs premiers de la vidéosurveillance, des usages concrets qu’ils en font, permet d’apporter un éclairage sur la mise en oeuvre d’une politique publique d’État qui, d’un point de vue quantitatif, a connu un indéniable succès en France[9].

Un travail de surveillance partagé entre passivité et quête du « flag[10] »

La principale tâche prescrite aux opérateurs par leur hiérarchie et à laquelle ils consacrent effectivement une partie de leur activité est la surveillance – passive et active – des espaces placés sous l’oeil des caméras.

La surveillance passive : une tâche très discontinue

La surveillance passive consiste en un balayage général des caméras. Sans les orienter sur un lieu précis ou une personne, il s’agit de la sorte de vérifier que tout est en ordre, qu’il n’y a pas de problème technique et rien d’anormal. Systématique en début de vacation d’un opérateur, ce balayage des caméras d’une durée de 20 à 30 minutes est ensuite réalisé de manière très aléatoire et partielle au gré des envies de chaque opérateur. Sur le reste de sa vacation, lorsqu’il n’est pas occupé à de nombreuses autres activités plus ou moins liées à son travail, l’opérateur assure une surveillance passive des images sur des plages de temps plus courtes de 10 à 15 minutes. Il jette alors un rapide regard circulaire sur le mur d’écrans où défilent, en alternance, les images des différentes caméras. Cette opération ne dure généralement que quelques minutes, l’opérateur préférant fixer son attention sur quatre ou cinq caméras qu’il juge les plus intéressantes et qu’il placera sur le moniteur qui se trouve devant lui. Au total, même si nous n’avons pas précisément mesuré le temps de travail consacré à cette tâche, le déroulé d’une journée d’observation nous en donne une estimation globale. Si l’on considère que l’opérateur réalise deux balayages de 30 minutes lors de sa vacation et que trois ou quatre plages de 10 minutes sont entièrement consacrées à regarder les écrans, cette mission représente, au grand maximum, 90 minutes sur 8 heures (soit près de 20 % du temps de travail d’un opérateur)[11]. Cette part consacrée par les opérateurs à la surveillance passive apparaît donc relativement limitée. Elle est toutefois complétée par un second type de surveillance, qui peut être qualifié d’actif, dont l’objectif est de « faire du flagrant délit[12] ».

La surveillance active : une tâche valorisée…

Ce travail proactif se traduit par des périodes d’intense activité où les opérateurs « chouffent », c’est-à-dire cherchent les délinquants en action. Jouant des différentes fonctions des caméras (zoom arrière et avant, rotation de la caméra), ils ciblent des individus sur la base de critères flous qu’ils se sont construits en fonction de leur expérience et de leurs préjugés sur les populations à risque (jeunes, groupes, individus qui courent).

L’opérateur zoome sur un individu, d’apparence jeune, qui circule à scooter sans casque. Il s’arrête à un croisement, en plein milieu de la circulation, et se met à discuter avec une jeune fille. L’opérateur laisse la caméra braquée sur eux durant 5 minutes. Ils discutent, le garçon semble demander quelque chose à la jeune fille. « Allez, s’énerve l’opérateur à son adresse, ne donne pas ton numéro de portable, ne te laisse pas avoir par ce… c’est un reubeu non ? Je n’ai pas l’impression que cela soit un Africain. » La jeune fille semble réticente, mais finalement donne un numéro de portable au garçon. C’est du moins l’interprétation que fait l’opérateur des échanges entre les deux jeunes. Dépité par cet épilogue, il décide d’imprimer une photo du conducteur sans casque et de l’afficher parmi les « trophées » qui sont attachés au tableau blanc du bureau. Autrement dit, c’est un jeune à surveiller.

Extrait du carnet de terrain, Bétaville, 24 juillet 2010

Ce ciblage peut découler de leur initiative, on parlera de « surveillance active », ou résulter d’une information transmise par un partenaire (polices ou, plus rarement, un autre service municipal), on parlera alors de « recherche active ».

La part dévolue à la « surveillance active » peut varier selon la place accordée aux flags dans la hiérarchie des priorités par le maire ou son adjoint aux questions de sécurité. Un des opérateurs de nos terrains d’enquête, au regard distancié et critique sur son travail, nous confiait ainsi que « sous la municipalité de droite, il fallait absolument faire du flag. C’est moins le cas aujourd’hui. Il n’y a plus cette pression à faire du flag qui était malsaine[13]. » Qu’il y ait ou non des injonctions données par les élus et la hiérarchie administrative, le flag est valorisé, recherché et attendu par les opérateurs. Il alimente chez eux une représentation jugée particulièrement positive et gratifiante de leur travail. En participant à la « chasse aux délinquants », ils se perçoivent comme investis d’une mission de police judiciaire et de la sorte, se rapprochent de ce qu’ils estiment être le vrai travail policier : l’arrestation. Le flag est le gage de leur réussite et, plus encore sans doute, de leur utilité sociale. Par ce travail, ils ont en effet le sentiment de se rapprocher du petit travail judiciaire des policiers nationaux qui, pour la majorité des opérateurs, incarnent la vraie police. Le flag constitue donc un moyen de retourner le stigmate d’agent subalterne, situé « en bout de chaîne », qui leur est accolé par les policiers municipaux notamment. Le flag est d’autant plus valorisé qu’une récompense est, dans certains cas, attribuée à ceux qui en réalisent sous la forme d’une lettre de félicitations ou d’heures de congé. La fascination pour le flag tient sans doute aussi au fait qu’il est le seul moyen d’obtenir une gratification professionnelle et de se faire reconnaître par ses partenaires (police municipale ou police nationale). Il donne sens au travail de l’opérateur, même s’il relève de l’exceptionnel, car il lui permet de se construire une image utile de son rôle mais une image orientée[14]. Cette image positive est particulièrement importante pour des agents qui se sentent professionnellement méprisés, inutiles et invisibles[15].

… bien que le flag soit exceptionnel

Perçue comme un gage de leur utilité professionnelle, la réalisation d’un flag par les opérateurs est pourtant rare. L’un d’eux, en poste depuis six ans, le reconnaît avec regret.

Cela peut arriver d’anticiper, mais c’est rare. Le flagrant délit, je n’en ai pas fait des masses depuis que je suis ici. C’est plutôt après que l’on peut avoir des résultats, en revenant sur un événement qui s’est produit il y a quelques minutes. C’est difficile de faire un flag. Ce qui n’est pas évident, c’est que quand vous êtes dans un secteur et quelques minutes plus tard on vous annonce qu’il y a eu un cambriolage alors que le secteur vous l’avez fait 5 ou 10 minutes avant, rien n’a attiré l’oeil, c’est un peu frustrant. On est passé à autre chose. Le problème c’est qu’on les fait défiler, si rien n’attire l’oeil. Nous, on est à 8 mètres de hauteur ; la vision de 8 mètres de hauteur et celle sur la route, elle n’est pas la même. On peut voir quelque chose qui attire notre oeil sur la chaussée et que nous on ne voit pas et inversement. Ils ne vont pas voir quelque chose qu’on voit en vue large.

Entretien avec un opérateur, Alphaville, 27 juillet 2010

Notre travail d’observation accrédite ce point de vue indigène. Durant nos 120 heures de présence dans les deux salles de contrôle, nous n’avons assisté à aucune identification sur le fait d’un délinquant, ni même a posteriori. Si le regard des opérateurs est démultiplié par les caméras, il reste, pour des raisons tenant aux capacités physiques des opérateurs et au périmètre du territoire communal placé sous vidéosurveillance (guère plus de 3 % dans la plupart des villes françaises), limité à des espaces réduits. Les flags relèvent donc de l’exceptionnel dans le travail d’un opérateur quand bien même il est extrêmement vigilant. Ce constat peut être rapproché de celui dégagé par Black dans son étude de 1969 relative à l’organisation sociale des arrestations par les policiers. Il y écrit que « l’observation, même la plus rapide, d’une ronde policière dément la représentation fantaisiste des policiers envisagée comme passant leur temps à envoyer des citoyens en prison » (Black, 2003 : 75). Il en est de même avec les rondes électroniques réalisées par les opérateurs municipaux de vidéosurveillance. Elles conduisent rarement à un flag et plus rarement encore à l’arrestation d’un délinquant. Les opérateurs ne sont que ceux qui alertent les policiers sur le terrain. Ils ne sont qu’une courroie de transmission – pour reprendre leurs termes – vers les policiers chargés de procéder ou non aux arrestations sur la base des renseignements fournis. Or, l’intervention des forces de police (municipale ou nationale) est loin d’être immédiate et systématique. Ce n’est qu’en fonction de leur disponibilité, de leur intérêt et de leur confiance à l’égard des opérateurs qu’elles se décident ou non à envoyer une patrouille pour régler le problème. La confiance avec les policiers présents sur le terrain n’est pas simple à construire pour plusieurs raisons. Les policiers municipaux craignent que le regard protecteur de la caméra ne se transforme en un regard inquisiteur dont l’objet serait de contrôler ce qu’ils font ; une crainte qui n’est pas infondée. Dans l’un de nos sites, c’est bien cet usage managérial qu’en a fait un directeur de police municipale, jetant ainsi la méfiance sur les opérateurs. De surveillants, les policiers se sont retrouvés dans la position de surveillés dont le travail – les interventions comme certains moments de pause entrant dans le champ des caméras – furent placés sous observation constante de leur hiérarchie[16]. Face à cet usage détourné de la vidéosurveillance, ils ont développé des tactiques d’évitement en vue de se soustraire au maximum à l’oeil des caméras. Par ailleurs, les policiers municipaux sont réticents à se voir dicter leur action par des agents – les opérateurs – pour lesquels ils n’ont guère de considération. Ils les considèrent comme des subalternes et le leur font sentir. Dans ces conditions, l’idée que les rares faits délictuels identifiés par les opérateurs donnent lieu à une intervention est une illusion que tend à corroborer le très faible taux d’élucidation mis au bénéfice de la vidéosurveillance[17].

Le poids d’activités connexes dans le métier d’opérateur

La surveillance – active ou passive – ne constitue au final qu’une part somme toute relativement réduite du temps de travail des opérateurs. Ces derniers s’investissent dans des activités connexes dont certaines sont prescrites par leur hiérarchie et d’autres relèvent de stratégies occupationnelles visant à rompre l’ennui.

La relecture d’images

Parmi les autres tâches prescrites par la hiérarchie administrative aux opérateurs, les plus courantes sont indiscutablement la relecture d’images et la tenue d’une main courante[18].

Les demandes de relecture émanent principalement des services de la police nationale (brigade anticriminalité, brigade de service urbain et service de voie publique) et, parfois, des services municipaux sans que la démarche soit officielle, car contraire à la loi. L’analyse du journal de bord du CSU d’Alphaville sur une période de 6 mois donne un aperçu de la régularité de ces sollicitations. On constate que les opérateurs réalisent, en moyenne, une relecture par jour d’images concernant un vol de voiture, un vol à la roulotte, un vol à la carte bleue, le jet d’un cocktail Molotov par un lycéen lors d’une manifestation, etc. Assurément, cette activité fait partie intégrante de leur travail quotidien bien qu’ils n’en aient pas la compétence légale à moins d’avoir été nommément désignés dans l’arrêté préfectoral d’autorisation d’exploitation du système[19]. Ce qui n’est pas la règle ; les personnes désignées étant généralement le directeur de la police municipale, le responsable du centre de supervision urbain, le maire ou son adjoint chargé des questions de sécurité[20]. Au regard des nombreuses sollicitations dont les opérateurs font l’objet, cette disposition légale est difficilement tenable dans le fonctionnement quotidien d’un CSU. En accord avec leur hiérarchie, dans nos sites, les opérateurs s’en affranchissent donc. Avec le risque, comme le reconnaît le directeur de la police municipale d’Alphaville, que cette entorse au droit conduise à l’invalidation d’une éventuelle procédure judiciaire qui serait engagée sur des éléments de preuve tirés d’images de vidéosurveillance.

Les opérateurs de vidéosurveillance ne peuvent pas faire de recherches d’images. Ils ne sont pas habilités. Il n’y a que la police nationale qui puisse le faire… Mais aujourd’hui, il est difficile de respecter cette règle. Si à chaque fois qu’il faut faire une recherche, ce qui est constant, on considérait cela comme une relecture judiciaire, on ne s’en sortirait pas. Aujourd’hui, les opérateurs font bien de la relecture, mais on part du principe qu’il s’agit d’une vérification avant réquisition, qu’il s’agit d’une relecture technique. Ils le font sous couvert de ma responsabilité. C’est un moindre mal parce que, si je dois aller témoigner, je ne suis pas sûr que cela tienne.

Entretien avec le directeur de police municipale, Alphaville, 26 juillet 2010

Ce travail de recherche d’éléments de preuve est particulièrement prisé par les opérateurs bien que les relectures soient rarement fructueuses. Il constitue en effet un moyen de rompre la routine de l’activité de surveillance et leur donne, là aussi, le sentiment de participer à l’activité policière dans sa dimension judiciaire. Il varie de 15 à 45 minutes selon la précision des informations transmises par les policiers, les victimes ou les témoins. Quelle que soit sa durée, la relecture d’images détourne les opérateurs de la surveillance des écrans pendant un temps important. De surcroît, elle est parfois prolongée lorsque les policiers nationaux demandent, sur la base d’une réquisition dûment signée par un officier de policier judiciaire, le « gravage » des images.

La gestion d’une main courante

Un second type d’activité prend une place dont la part varie en fonction des missions confiées aux opérateurs tout particulièrement selon le rôle qui leur est assigné dans le suivi de l’activité des policiers municipaux : il s’agit de la tenue d’une main courante. Nos deux sites sont à cet égard bien différents.

À Alphaville, la main courante s’apparente à un simple journal de bord où est consignée l’activité des opérateurs. Il n’a pas de réelle utilité pratique tout juste sert-il, à l’occasion, d’élément de preuve auprès des policiers nationaux qu’une copie d’image a bien été faite ou une relecture réalisée. À Bétaville, l’utilisation de la main courante est plurielle et induit des effets nettement plus importants sur les pratiques des opérateurs municipaux et sur l’organisation même du service de police municipale dont ils font partie. La main courante sert à enregistrer les incidents gérés par les opérateurs dans le cadre de leur activité de surveillance. Mais elle est aussi destinée à consigner les missions assurées par les policiers municipaux et les appels téléphoniques à la police municipale dont ils assurent le standard. Ces deux tâches sont jugées centrales par les opérateurs car, estiment-ils, elles leur permettent de « participer directement à l’action de sécurité publique. Notre point fort, c’est la gestion des appels radio et du téléphone. Nous sommes des intermédiaires avec les différents partenaires et l’on sait, en fonction des informations transmises par les policiers, ce qui se passe sur le terrain[21]. » De fait, les fréquents appels sur les ondes radio des policiers municipaux pour signaler aux opérateurs qu’ils viennent de verbaliser une voiture, de prendre leur poste de surveillance à la sortie d’une école ou encore d’assurer l’enlèvement d’une voiture épave, représentent un important volume horaire. Les opérateurs sont tenus informés, en temps réel, de la quasi-intégralité de leurs tâches. Après ces échanges radio, au cours desquels les opérateurs prennent note des informations transmises par les policiers municipaux sur un bout de papier, les opérateurs les enregistrent dans la main courante informatisée. À charge pour les policiers municipaux, à leur retour au poste de police, de relire cette main courante et d’ajouter sur l’ensemble des tâches répertoriées des informations plus précises s’ils le jugent nécessaire. Ce mode de gestion de la main courante informatisée, à la fois mémoire de l’activité des opérateurs et film des tâches accomplies par les policiers municipaux, induit plusieurs effets :

  • il constitue un outil de contrôle de l’activité des policiers municipaux. Chacune de leur intervention étant notifiée, le chef du service de police municipal dispose d’un moyen simple de vérifier l’emploi du temps de ses agents de police ;

  • il modifie les modes de travail des policiers qui doivent, dans le cadre de leur activité, faire part aux opérateurs via la radio de la plupart de leurs actions, se plaçant ainsi sous leur surveillance ;

  • il dicte la journée de travail des opérateurs. Celle-ci est en effet scandée par les appels radio de la police municipale et les appels téléphoniques qui les fournissent en informations et déterminent les endroits ou les personnes qu’ils vont plus particulièrement regarder ;

  • il dégage les policiers municipaux d’un travail administratif et de « paperasserie » dont ils rechignent souvent à s’occuper, ce qui leur permet de se consacrer, en théorie du moins, à d’autres missions. Rien ne nous permet de dire qu’ils passent désormais moins de temps à cette tâche rédactionnelle au profit, par exemple, d’une plus grande présence sur la voie publique.

Incontestablement, ces activités détournent les opérateurs de leur travail de surveillance. En revanche, elles rendent plus diversifiée leur vacation au cours de laquelle il ne se passe en effet pas grand-chose. Leurs écrans ne renvoient, en tout cas, manifestement pas des images assez intéressantes pour les tenir dans un état de vigilance continue. L’ennui les gagne et le temps de travail semble si pesant, si difficile à combler pour l’un d’entre eux, qu’il va jusqu’à comparer leur condition à celle de prisonniers.

On raisonne comme les mecs en prison. On compte les heures et on tire des traits sur des bâtons pour faire passer le temps, pour voir ce qu’il nous reste à tirer dans notre journée. Bon, et puis pour alimenter un peu le temps, comme on n’a pas le son, on blague entre nous, on se vanne, on interpelle les gens qu’on voit. On tente de se distraire.

Entretien avec un opérateur, Alphaville, 5 novembre 2010

L’investissement dans des activités occupationnelles

L’influence du facteur ennui[22] sur le travail de surveillance des opérateurs ne doit pas être sous-estimée. Il altère leur attention et explique les stratégies et les tactiques qu’ils déploient pour occuper le temps. Celles-ci sont plus ou moins intégrées à leur activité de surveillance et plus ou moins dissimulées au regard d’autrui (la hiérarchie, les autres professionnels ou le public). Elles le sont d’autant plus facilement que les salles de contrôle sont situées à l’écart du reste des services administratifs, que leur accès est sécurisé et limité aux seules personnes habilitées – comme le prévoit la loi dans un souci de confidentialité des images. L’isolement spatial des opérateurs est renforcé par leurs horaires décalés. Travaillant en soirée ou de nuit, il n’est pas rare qu’ils soient les seuls agents administratifs présents dans le bâtiment municipal, sans aucune hiérarchie pour contrôler leur travail. Ils bénéficient ainsi d’une large autonomie mais se trouvent totalement coupés de leurs autres collègues, sauf des policiers qu’ils voient sur leurs écrans, entendent à la radio et dont, parfois, ils ont la visite.

Parmi la vaste panoplie d’activités occupationnelles des opérateurs, les stratégies – que l’on qualifiera de « braconnage » – sont celles qui mettent le moins en question l’organisation même de leur travail. Elles consistent, par exemple, à détourner de leurs usages prescrits les caméras. Pendant quelques minutes, un opérateur va s’attarder sur des femmes se trouvant sur une place comparant leurs qualités esthétiques respectives et se félicitant qu’une « soirée tee-shirts mouillés » soit organisée par une boîte de nuit. Un autre braquera, de manière régulière, une caméra sur le parking où se trouve sa voiture afin de s’assurer qu’elle n’a pas été volée ou qu’elle n’est pas vandalisée. On a ici affaire à des petits détournements de finalité des caméras qui, s’ils contribuent à altérer la qualité de la surveillance, n’en restent pas moins connectés au travail de surveillance des opérateurs. Les activités conversationnelles, lorsque le sujet en est les personnes filmées, peuvent être mises sur le même plan. Les interpellations des surveillés, les invectives à leur égard, voire les sobriquets que les opérateurs leur attribuent, constituent des « coulisses » du métier tout en restant liées à la scène de travail. Par l’invention d’histoires, l’attribution de qualités ou de défauts aux surveillés, l’opérateur, estime Smith (2007), cherche à « briser les barrières technologiques en instaurant un dialogue, une interaction entre le regardant et le regardé. Il sort du rôle institutionnel et officiel qui lui est assigné. Il n’est plus simplement un observateur distancié mais, au contraire, un observateur investi d’émotions, de représentations, de jugements » (p. 294).

Une autre stratégie pour faire passer le temps, le rendre moins pénible, est de s’aménager des temps de pause non prévus par le règlement intérieur. On est dans du « hors-travail » mais pleinement toléré par la hiérarchie. Rentrent dans cette catégorie les temps de pause pour boire un café ou un thé au sein même de la salle de contrôle comme les pauses-cigarette. La loi ne les autorisant pas à fumer dans leur espace de travail, les opérateurs de nos deux sites n’hésitent pas à s’absenter durant plusieurs minutes pour fumer à l’extérieur. Et, même s’ils prennent la précaution d’emporter avec eux une radio, ils mettent de fait en suspens leur travail de surveillance. Ils en cassent la continuité formelle telle qu’elle est prescrite par l’organisation administrative et prônée dans le discours politique. Les pratiques clandestines font aussi partie des coulisses du métier à classer dans le « hors-travail ». Elles sont plus nombreuses la nuit. Seuls dans les locaux, à l’abri des regards, les opérateurs ont alors une latitude d’action plus grande encore et ils n’hésitent pas à développer des pratiques peu conformes aux règles régissant leur espace de travail et leurs missions. L’un ouvre grand les fenêtres pour de fréquentes pauses-cigarette, tout en jetant un oeil distrait sur le mur d’écrans ou, plus souvent, sur l’écran de son téléphone portable. Un autre prend quelques minutes pour promener son chien qui, allongé sur une couverture, lui tient compagnie durant ces longues vacations de nuit. Un troisième utilise son ordinateur portable personnel pour regarder un film ou s’accorde une sieste. Cette liste de pratiques clandestines, qui est loin d’être exhaustive, suffit à montrer que, dans l’espace même des salles de contrôle, les opérateurs s’occupent à des activités peu conformes à ce qui est attendu d’eux. Elles seront d’autant plus importantes que le contrôle de la hiérarchie sera lâche, que les opérateurs seront livrés à eux-mêmes. Pour limiter les possibles pratiques déviantes, à Bétaville, les surveillants ont été placés sous surveillance. Les opérateurs sont en permanence sous l’oeil d’une caméra les filmant et enregistrant leurs moindres faits comme l’a appris à ses dépens l’un d’entre eux. Ce mode de contrôle conduit, sur une base légale très discutable, à limiter les activités occupationnelles des opérateurs qui, il est vrai, disposent de larges marges d’autonomie pour faire autre chose que la principale mission qui leur confiée : surveiller les espaces placés sous caméras.

Conclusion

Que font donc les opérateurs de vidéosurveillance ? Ils assurent bien des tâches de surveillance d’espaces et/ou d’individus, mais ces travailleurs de l’ombre investissent aussi d’autres activités. Qu’elles soient prescrites par leur hiérarchie, simplement tolérées par celle-ci ou clandestines, une chose est sûre, elles réduisent considérablement le temps que les opérateurs peuvent consacrer à leur travail de surveillance à distance. C’est là une conclusion majeure à partir de laquelle plusieurs enseignements peuvent être tirés. Le premier est que, contrairement au présupposé mécaniste inférant de la présence de caméras une surveillance continue des espaces, une plongée dans les coulisses des salles de vidéosurveillance permet de dévoiler une réalité moins glorieuse, semblable par de nombreux aspects à celle d’autres métiers du policing comme les policiers (Pruvost, 2011). Notre travail ethnographique révèle que les opérateurs disposent de marges d’autonomie pour faire ou ne pas faire ce qui leur est prescrit. En l’occurrence, ils n’assurent qu’à temps partiel le travail de surveillance qui leur est principalement assigné. Et ceci, pour trois principales raisons : il est jugé ennuyeux et monotone ; il ne correspond pas à l’image qu’ils se font d’un acteur de la sécurité ; et ils n’ont pas les moyens (humains) de l’accomplir convenablement. Peu reconnue par leur hiérarchie, comme par les policiers nationaux ou municipaux, leur action bute sur leur faible légitimité qui limite leurs capacités de mobilisation des acteurs policiers. Ainsi, paradoxalement, les opérateurs municipaux sont des agents dotés d’immenses pouvoirs technologiques, mais sans réel pouvoir de les utiliser en raison de leur statut de professionnels de seconde zone considérés comme le « bout de la chaîne » de production de la sécurité dans la ville.