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Introduction

Au cours des dernières décennies, les progrès en technologies du renseignement et des communications ont donné naissance à une panoplie d’appareils d’enregistrement qui produisent un éventail étourdissant de contenu utilisé à tous paliers du système de justice. Un des objectifs à long terme des recherches menées sur cette réalité consiste à comprendre de manière plus globale les effets des caméras et des données qu’elles capturent sur l’appareil judiciaire. Des travaux précédents se sont intéressés à l’utilisation, par la police et les tribunaux, des enregistrements des caméras de surveillance (Watson, 2018a, 2018b), des appareils personnels comme des téléphones cellulaires (Schneider et Trottier, 2012) et des caméras de tableau de bord des voitures de police (Maghan, O’Reilly et Shon, 2002), entre autres appareils d’enregistrement visuel (p. ex. : voir Dixon, 2006). Parmi les développements les plus récents, qui sont aussi sans doute les moins étudiés : l’adoption des caméras portatives par la police et les conséquences de ces dispositifs sur la justice pénale.

De nombreux travaux scientifiques se sont particulièrement intéressés aux effets dissuasifs des caméras portatives[2] sur le recours à la force par les policiers et sur le comportement des citoyens (White et Malm, 2020). Les conséquences plus considérables de ces appareils et des données qu’ils capturent sur le système judiciaire en général demeurent plus floues. Afin de combler cet écart dans les recherches sur le sujet, nous passerons outre aux discussions sur les effets dissuasifs des caméras portatives. Nous effectuerons plutôt une exploration critique des implications et des suppositions qui poussent à soutenir l’usage de ces caméras, et ce que cet usage sous-entend lorsqu’il est question de caméras portatives pour les policiers.

Nous ferons d’abord un survol des études existantes sur l’usage des caméras portatives par les policiers. Nous ne chercherons pas à expliciter la matière de ce corpus de manière exhaustive (voir White et Malm, 2020, p. 17-49). Il s’agira plutôt de souligner que ce corpus est mince et ne s’intéresse qu’aux effets dissuasifs de ces appareils. Ensuite, à partir de quelques-unes de nos recherches, nous mettrons l’accent sur trois aspects peu étudiés qui, ensemble, aident à illustrer les hypothèses centrales et les implications derrière l’utilisation de ces appareils par les forces de l’ordre. Ces aspects sont : 1) le marketing et la vente de caméras portatives auprès des forces de l’ordre (Laming, 2019 ; Laming et Schneider, sous presse) ; 2) l’utilisation d’enregistrements provenant de ces caméras à des fins promotionnelles pour la police (Schneider, 2018a, 2018 b) ; et 3) le recours aux preuves visuelles dans les tribunaux, qui impliquent de plus en plus souvent des enregistrements de caméras portées par des policiers (Watson, 2018a, 2018b ; Watson et Meehan, sous presse).

Il est important de comprendre que ces trois aspects prennent davantage de place dans la recherche sur les caméras portatives afin de développer une compréhension plus complète et plus critique des raisons et des façons dont ces caméras sont utilisées, au-delà des croyances et suppositions qui entourent l’effet dissuasif qu’elles peuvent avoir sur le comportement humain. En outre, le fait d’aborder ces trois aspects, lesquels ont été peu étudiés jusqu’à maintenant, permet de souligner la nécessité d’approfondir la recherche empirique.

Revue de la littérature

Le nombre de recherches sur les caméras portatives a augmenté au cours des dernières années. Lum et al. (2019) ont recensé 70 études empiriques portant sur leur utilisation par la police entre 2007 et 2018, dont une majorité de ces travaux ayant été réalisés après 2014. Lum et ses collègues (2019) les ont classés en six domaines distincts : 1) les conséquences des caméras portatives sur le comportement des officiers ; 2) leurs conséquences sur les comportements des citoyens ; 3) les attitudes des policiers par rapport aux caméras ; 4) les attitudes des communautés par rapport aux caméras ; 5) leurs conséquences sur les enquêtes criminelles ; 6) leurs conséquences sur les organisations policières. Selon Lum et al. (2019), même si les policiers et les citoyens sont généralement favorables à l’utilisation des caméras portatives, elles n’ont aucun effet significatif ou constant sur plusieurs mesures de comportement des policiers et des citoyens.

De très nombreuses études se sont penchées sur les effets que pourraient avoir les caméras portatives sur les comportements en question. À cet effet, le recours à la force par les policiers et les plaintes des citoyens contre ces derniers sont deux variables que mesurent souvent les chercheurs. Afin de comparer ces deux scénarios, les chercheurs ont recours à des structures méthodologiques comme les essais randomisés contrôlés (ERC) où certains officiers sont munis d’une caméra portative et d’autres non. En écho au point de vue de Lum et al. (2019) sur les caméras portatives, les résultats des recherches dressaient un portrait imprécis des conséquences de ces appareils sur le recours à la force chez les policiers. Certaines études semblent indiquer que le recours à la force diminuait de manière considérable lorsque les policiers étaient munis d’une caméra portative (voir Ariel, Farrar et Sutherland, 2015 ; Jennings, Lynch et Fridell, 2015). D’autres recherches indiquaient plutôt qu’il n’y aurait aucune différence dans le recours à la force par les policiers une fois ceux-ci équipés de caméras (Ariel et al., 2016 ; Yokum, Ravishankar et Coppock, 2019). D’autres travaux encore semblaient montrer que ces caméras portatives peuvent avoir une influence directe et désamorcer l’usage de la force, mais que cet effet s’estompe avec le temps et que cet usage revient au niveau précédent l’installation des dispositifs (White, Gaub et Todak, 2017). Enfin, certaines recherches ont suggéré que le recours à la force augmentait chez les policiers équipés d’une caméra portative comparativement à ceux qui n’en avaient pas (Clare, Henstock, McComb, Newland et Barnes, 2019). Toutefois, dans ces contextes, le recours à la force était déjà peu fréquent avant l’installation des dispositifs, ce qui pourrait expliquer que cette tendance ait augmenté malgré ce changement (voir Clare et al., 2019).

Quant aux plaintes des citoyens contre les agents, les recherches ont en grande partie montré des résultats favorables. La plupart des travaux sur la question montraient que les plaintes portées contre la police diminuaient de manière considérable après l’introduction des caméras portatives (voir p. ex. : Ariel et al., 2017 ; Maskaly, Donner, Jennings, Ariel et Sutherland, 2017). Ceci indique que ces dispositifs pourraient avoir des conséquences sur les comportements des policiers et des citoyens. Il doit être souligné que, bien que la plupart des travaux aient montré une diminution des plaintes contre la police après l’implantation des caméras, il n’existe aucune explication à ce constat. Selon Lum et al. (2019), plusieurs sont envisageables, mais leur mesure pose problème lorsqu’il est question de comprendre les effets réels de l’utilisation des caméras portatives sur les interactions entre policiers et civils. Lum et al. (2019) soutiennent que les plaintes de la part de civils sont rares lorsqu’on considère le nombre total d’interactions entre eux et les policiers, et qu’à elles seules, elles ne représentent peut-être pas la meilleure mesure des conséquences de l’utilisation des caméras. D’autres méthodologies, comme l’ethnographie, les observations sociales et les analyses d’enregistrements des caméras portatives permettent une meilleure compréhension des conséquences de ces dispositifs en ce qui a trait aux plaintes des citoyens (voir Lum et al., 2019).

Les perceptions et les attitudes des communautés et de la police relativement aux caméras portatives constituent un autre domaine de recherche récemment grandissant (p. ex. : Sandhu, 2019 ; Wright et Headley, 2020). Maskaly et al. (2017) ont déduit, dans leur lecture des recherches empiriques sur ces dispositifs, qu’une quantité considérable des données indiquent que les agents tendent à avoir une opinion favorable du recours aux caméras portatives. De plus, selon Lum et al. (2019), plusieurs études montrent que les agents tendent à devenir de plus en plus en faveur de leur utilisation avec le temps. Par contre, d’autres travaux ont eu des résultats plus mitigés (p. ex. : Gaub, Choate, Todak, Katz et White, 2016). Boivin, Gendron, Faubert et Poulin (2017) ont même trouvé un biais dans la perception d’une même vidéo lorsqu’il est question de ces caméras. Leurs travaux se sont intéressés à la perception des aspirants policiers relativement à une vidéo filmée par une caméra de surveillance et par une caméra portative. Boivin et al. (2017) a bel et bien découvert un biais lorsque des aspirants policiers se voyaient présenter la même vidéo filmée par les deux types de caméra susmentionnés et questionner sur leur évaluation du caractère approprié ou non des interventions policières. Ces résultats pourraient avoir une incidence sur le choix des individus auxquels est assignée la tâche d’évaluer un enregistrement de caméra portative en raison de biais de perception.

D’autres travaux se sont penchés sur les conséquences des caméras portatives sur les arrestations et les taux de criminalité (p. ex. : Ariel, 2016 ; Ready et Young, 2015) ; sur la proactivité des agents de police (p. ex. : Headley Guerette et Shariati, 2017 ; Wallace, White, Gaub et Todak, 2018) ; sur les devoirs organisationnels et de procédures (p. ex. : Adams et Mastracci, 2019 ; Nowacki et Willits, 2018) ; et sur les enquêtes criminelles (p. ex. : Morrow, Katz et Choate, 2016 ; Owens, Mann et Mckenna, 2014). Toutefois, peu d’études ont effectué des analyses coûts-avantages des caméras portatives pour les forces de l’ordre (voir Braga, Coldren, Sousa, Rodriguez et Alper, 2017). De même, peu de recherches ont étudié les conséquences de ces caméras sur la capacité de collecte de preuves ainsi que sur les démarches juridiques et leurs conclusions (voir Clare et al., 2019).

Bien que les recherches sur les caméras portatives aillent en nombre croissant et s’ajoutent à des tendances de méta-analyses et autres examens exhaustifs de ces dispositifs (p. ex. : Ariel et al., 2016, 2017 ; Lum, Koper, Merola, Scherer et Reioux, 2015 ; Lum et al., 2019 ; Maskaly et al., 2017 ; White, 2014), plusieurs aspects de la question restent trop peu explorés : notamment les études qui se penchent sur les conséquences des caméras portatives dans le système judiciaire en général, et sur le rôle d’Axon Enterprises Inc. dans le marketing et la mise en valeur de ces appareils. Ces domaines requièrent une attention particulière puisqu’ils sont liés au soutien des citoyens quant à l’utilisation ou non de ces caméras par la police.

La compagnie Axon Enterprises Inc.

Si les recherches sur l’utilisation des caméras portatives vont en se multipliant, la plupart des connaissances générales sur le sujet et sur le déploiement de ces technologies nous viennent des médias et d’autres sources non documentées (voir Schneider, 2018a). Une des questions mal explorées, par la population comme par les scientifiques, est celle de la responsabilité des fournisseurs de caméras portatives relativement au marketing et à la vente de leur produit aux forces policières et autres professionnels du système judiciaire. Prenons le rôle d’Axon Enterprise Inc. comme exemple[3]. Axon est présentement le fournisseur dominant le marché des caméras portatives destinées à l’usage des policiers, et ce, à l’échelle mondiale. Il se dit être « un leader sur le marché des fournisseurs de technologie de maintien de l’ordre[4] » (Axon Enterprise Inc. [Axon], 2020).

Les interactions entre Axon et des instances de maintien de l’ordre et autres professionnels du système juridique sont très publiques. Elles ont lieu sur les réseaux sociaux ainsi que sur d’autres médias, et consistent en général en déclarations marketing sur leurs produits, leurs ventes et en déclarations de soutien aux services, organismes et agents individuels responsables du maintien de l’ordre (Laming et Schneider, sous presse). Un exemple des démarches marketing et de communication d’Axon serait ses communiqués de presse destinés à la communauté plus large du maintien de l’ordre, à la population et aux investisseurs. L’analyse de ces communiqués est importante puisque de tels documents servent de principaux moyens de promotion aux articles significatifs et spécifiques qui ont le potentiel d’atteindre de larges auditoires (Wolfe, 2020). Plus les publications de la compagnie sont fréquentes, plus elles ont de chances d’être partagées par les médias traditionnels et par d’autres plateformes (comme les réseaux sociaux).

Dans nos travaux empiriques (voir Laming et Schneider, sous presse), à l’aide des communiqués de presse partagés par Axon entre 2012 et 2019, nous avons relevé les manières dont la compagnie promeut ses caméras portatives auprès des professionnels du maintien de l’ordre. Quelques-unes de ces données sont retrouvées ci-dessous plus en détail afin d’illustrer certaines questions sous-explorées du soutien actuel à l’utilisation de ces dispositifs de surveillance.

Très peu de textes scientifiques existent sur les rapports commerciaux entre des entreprises privées incorporées et des acteurs de l’État, particulièrement des acteurs du maintien de l’ordre. Notons que nos résultats de recherche, s’ils sont empiriques, requièrent tout de même un examen assidu additionnel qui est le but même de nos travaux en cours de développement.

Notre approche élargit donc le contenu de nos projets continus pour éclairer trois thèmes sous-abordés des travaux sur les caméras portatives. C’est dans ce paysage scientifique que s’inscrit notre analyse des communiqués de presse d’Axon de la section suivante, dans un éventail plus vaste qui limite la présentation détaillée de nos résultats précédents. Pour notre présent objectif, les exemples qui suivent illustrent que le marketing et la vente de caméras portatives sont généralement considérés comme anecdotiques, alors que nos hypothèses demeurent soutenues par des recherches empiriques (voir Laming et Schneider, sous presse).

Le marketing et la vente de caméras portatives aux forces de l’ordre

De 2012 à 2019, Axon a publié 391 communiqués de presse, soit environ un par semaine. Ces communiqués ont été analysés afin de déterminer : 1) combien d’entre eux concernaient spécifiquement les caméras portatives ; 2) si leurs affirmations étaient fondées sur des preuves ; 3) comment leurs affirmations étaient avancées. En tout, 118 des 391 communiqués (30 %) concernaient les caméras portatives.

Le reste des communiqués de presse d’Axon s’intéressaient plus souvent aux pistolets à impulsion électrique de marque Taser (et à d’autres produits de sécurité), aux événements corporatifs, aux nouvelles concernant les trimestres financiers, ou à la compagnie en général. Les analyses ont rassemblé plusieurs affirmations des employés d’Axon sur l’efficacité de la technologie des caméras portatives. Elles ont aussi révélé que peu de ces affirmations étaient soutenues par des preuves scientifiques (au moment des communiqués). Les employés d’Axon prétendaient souvent que leurs caméras portatives « améliorent l’efficacité du travail des policiers » « assurent plus de sécurité aux communautés », permet « plus de transparence légale », « maximise la sécurité des agents de police » et « apporte davantage de confiance chez les civils » tout en « révolutionnant » les services de police. En voici quelques exemples. Ainsi, en 2012, le PDG d’Axon, Rick Smith, déclare :

Nos technologies peuvent résoudre les problèmes de plaintes non fondées, améliorer l’entraînement des officiers et offrir plus de transparence aux communautés. Pour moins d’un tiers du coût des systèmes vidéo installés en voiture, et grâce à sa capacité à réduire les coûts des litiges, ce système [de caméras portatives] économise en fin de compte l’argent des contribuables tout en offrant aux policiers plus de protection.

Axon, 2012, paragr. 5

Dans cet autre exemple de 2014, Jeff Kukowski, chef de l’exploitation chez Axon, déclare que leurs technologies de caméras portatives et leur plateforme de gestion des données « changent la donne pour le maintien de l’ordre puisqu’elles permettent plus de transparence tout en économisant l’argent des contribuables et en participant, ultimement, à rendre les communautés plus en sécurité » (Axon, 2014, paragr. 4). Et en 2016, Rick Smith affirme :

Avec le soutien d’Atlanta, notre solution Axon a maintenant été choisie par plus de cinquante pour cent des plus grandes villes des États-Unis. Ceci veut dire que plus de trente des plus grands services au pays ont vu un potentiel dans notre solution pour l’efficacité du travail policier et pour la sécurité des communautés.

Axon, 2016, paragr. 2

Ces quelques exemples s’ajoutent à bien d’autres affirmations non prouvées qui ont été communiquées publiquement et qui ciblaient les services des forces de maintien de l’ordre, malgré l’absence de toute preuve scientifique que les caméras portatives rendent le travail policier plus efficace, améliorent la sécurité des communautés ou augmentent la transparence au sein de la police. Les employés d’Axon ont par la suite fait régulièrement état de leur admiration pour les organismes de maintien de l’ordre qui ont adopté leur technologie en matière de caméra portative. Par exemple, à plusieurs reprises, Rick Smith a publiquement complimenté ces organismes pour leur « direction de main de fer » parmi la police, puisqu’ils avaient choisi les caméras portatives Axon. De plus, dans un communiqué de presse datant de 2016, Smith a souligné le fait que son « équipe a travaillé très fort pour développer cette technologie pour les hommes et les femmes héroïques au service du maintien de l’ordre » (Axon, 2016, paragr. 3).

Comparativement, WOLFCOM, un plus petit compétiteur sur le marché des caméras portatives, a aussi publié des communiqués de presse à propos de ses transactions avec les forces de l’ordre. Mais le contraste est flagrant chez de petits fournisseurs comme WOLFCOM en ce qui a trait à leurs affirmations publiques et aux renseignements dont ils font part sur leurs technologies d’enregistrement visuel. S’intéresser aux affirmations de tels compétiteurs aide à illustrer les suppositions qu’implique l’adoption des caméras portatives par la police, même en l’absence de preuves scientifiques pour soutenir ces allégations.

Une analyse des communiqués de presse de WOLFCOM révèle, de leurs employés, des propos souvent plus neutres lorsqu’il est question d’affirmations concernant l’efficacité des caméras portatives, sujet qu’ils tendent à éviter. WOLFCOM présentait plus souvent des citations d’agents de police qui offraient leur opinion non experte sur des produits WOLFCOM (voir WOLFCOM, 2019). Ces exemples thématiques montrent qu’il est important de comprendre la manière dont les compagnies qui conçoivent des caméras portatives les commercialisent. Ils soulèvent en outre la question du rôle approprié et des responsabilités des fournisseurs externes de produits dans les questions de justice pénale.

L’adoption des caméras portatives ira sans doute en croissant dans les prochaines années puisque les services policiers cherchent de plus en plus à innover. Il est donc pertinent que les chercheurs s’intéressent aux textes scientifiques et non scientifiques qui concernent ces technologies pour comparer les affirmations sur le sujet aux preuves qui existent. Les affirmations d’Axon dans leurs communiqués de presse au cours des dernières années ont été révélatrices quant au marketing et à la vente des caméras portatives aux forces de l’ordre. Les affirmations non prouvées de leurs employés ont des implications lorsqu’on en vient au déploiement généralisé de ces technologies sur le terrain. Les affirmations et les suppositions qui sont derrière ces déclarations (les caméras portatives améliorent la sécurité des communautés, aident à l’efficacité policière. favorisent la transparence, etc.) sont généralement non prouvées dans le corpus scientifique.

Des travaux additionnels pourraient permettre de déterminer si les caméras portatives rendent la « police plus intelligente » et « gardent les communautés en sécurité ». Toutefois, peu de travaux existants présentent les données nécessaires pour soutenir ces affirmations. Il n’est pas encore clairement établi si les caméras portatives contribueront à améliorer ou à accroître la transparence au sein de la police. Les communiqués de presse d’Axon sont d’une autre opinion. Mais aucune étude scientifique n’a encore permis de valider ces affirmations. Pour mieux comprendre si l’utilisation des caméras portatives donne lieu à plus de transparence, nous devons d’abord savoir si les politiques des forces policières paramètrent explicitement les conditions et les moments qui nécessitent le partage d’enregistrements avec la population (et si ces paramètres sont respectés). Il faut aussi savoir si les services d’enquête civils et externes ont un accès libre à ces enregistrements. Ces questions importantes nous aideront à confirmer ou à réfuter l’idée que l’utilisation des caméras portatives contribue à la transparence.

Au-delà de la question des communiqués de presse, on peut aussi s’interroger sur le rôle d’opinions tierces dans les processus décisionnels des forces de police. Dans le passé, lorsqu’une institution policière a décidé de ne pas adopter les produits d’Axon, la compagnie a réagi en tentant de discréditer et de déplorer leur processus décisionnel. Par exemple, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a testé les caméras portatives d’Axon en 2016-2017. Il a choisi de ne pas adopter ces appareils pour ses opérations, évoquant leur coût élevé et concluant surtout que ces dispositifs n’encourageaient ni la confiance ni la transparence (Valiente, 2019). Axon a répondu directement à cette décision en affirmant que le coût mentionné par la police montréalaise était inexact, et que la Ville économiserait en paperasse grâce à ses caméras, ce qui réduirait ultimement ses dépenses (CBC News, 2019). Devant de telles déclarations, on pourrait s’interroger sur le caractère approprié des commentaires publics de fournisseurs de caméras portatives sur les décisions prises par des instances officielles de la justice pénale.

Les données existantes semblent indiquer par ailleurs qu’Axon continuera à dominer le marché des caméras portatives. Nous pouvons aussi supposer que leurs affirmations infondées continueront d’être énoncées. Considérant ce genre de compagnies, qui n’effectuent que fort peu de recherches, et qui sont pourtant impliquées auprès des forces de l’ordre en général, il est difficile de comprendre, pour les scientifiques, que cet opérateur tiers puisse continuer à travailler avec les policiers au-delà même de leurs affirmations publiques. Le manque d’attention publique et de diligence générale contribue peut-être également à l’ambiguïté du rôle d’Axon dans le marketing, la prise de décision et la livraison de caméras portatives à divers professionnels de la justice pénale.

Les enregistrements comme matériel promotionnel pour la police

Une autre problématique généralement ignorée des débats sur l’efficacité des caméras portatives comprend l’utilisation des enregistrements en dehors de leurs fonctions prévues (soit d’améliorer les relations entre les forces de l’ordre et les communautés, et de fournir des preuves en justice pénale). Voici quelques exemples qui illustrent comment ces enregistrements servent de matériel promotionnel pour les ordres policiers afin, apparemment, d’améliorer leur image publique ou le « travail de l’image » (Ericson, 1982).

Une caractéristique importante du métier de policier consiste à garder le contrôle de l’image publique de la profession dans les médias en tant qu’autorité légitime (Bullock, 2018 ; Mawby, 2002). Ce processus de gestion s’appelle parfois « travail de l’image », mais aussi « stratégie de présentation » (Manning, 1978), ou encore « polissage » (Goldsmith, 2010). Pour les forces policières, ce devoir comprend, selon Mawby (2002), « toutes les activités auxquelles participe la police… [y compris] les moyens entrepris pour faire leur travail » (p. 1). Peu importe comment se nomme cette démarche, elle existe toujours en rapport direct avec la légitimité des forces policières (Mawby, 2002). Le recours aux enregistrements de caméras portatives constitue l’évolution la plus récente de ce travail de l’image.

Mais les efforts déployés par la police pour polir son image sont symboliques (Manning, 1997) et requièrent une promotion explicite dans les médias, dont les nouvelles (Fishman, 1980), les divertissements (Doyle, 2003) et les médias sociaux (Schneider, 2016). Ainsi, les services de police choisissent de plus en plus de partager des enregistrements vidéo tirés directement de caméras portatives en leur possession. Ces images sont soumises à de nombreuses politiques juridictionnelles et découlent de statuts légaux variés, mais elles sont tout de même parfois partagées par la police de manière clandestine (voir Schneider, 2018a). Ces enregistrements ont rapidement évolué en une part immanquable des partages de nouvelles et sont lourdement présentés dans les programmes télévisés. Ils peuvent aussi être trouvés sur demande n’importe où dans le monde sur les réseaux sociaux, sur YouTube, par exemple. Peu d’études se sont intéressées à ce qu’implique ce genre d’utilisation des enregistrements de caméras portatives pour l’image de la profession policière, malgré des avancées rapides en termes de diffusion généralisée dans le paysage culturel populaire (et hors des territoires des services policiers). Nous nous pencherons ici brièvement sur trois exemples tirés des nouvelles, des divertissements et des réseaux sociaux.

Le 1er octobre 2017, la pire fusillade de l’histoire de l’Amérique moderne a eu lieu à Las Vegas. Un seul individu tira sur une foule près de 1100 balles depuis la fenêtre d’un hôtel, tuant 58 personnes et en blessant plus de 400 autres par ces balles ou leurs éclats. Deux jours après la fusillade, le service de police de Las Vegas (LVPMD) a transmis aux médias un document vidéo non sollicité d’une durée de trois minutes contenant une compilation des enregistrements réalisés par les caméras portatives portées par les agents la nuit du drame. C’était la première de nombreuses publications de ce genre. La décision de la LVPMD de partager ces vidéos était étrange : le montage vidéo semblait ne rien faire pour permettre plus de transparence ou encourager la prise de responsabilités. En effet, ces deux questions ne furent pas soulevées lors de l’affaire judiciaire qui suivit. Reste que, sur ce compte, peut-être le partage des vidéos était-il davantage une tentative malavisée de polir l’image de la police et d’améliorer sa relation avec la communauté en mettant en lumière des aspects moins visibles du travail du policier. Peut-être était-il question de « gérer comment est perçue la manièredont ils gèrent comment être perçus » (Mawby, 2014, p. 40, italiques dans le texte original).

Alors que la gestion des impressions sur la façon dont la police gère les impressions des enregistrements par caméras portatives pourrait apparaître comme une influence sur l’attitude de la population, les enregistrements partagés n’offraient aucune information pouvant l’aider à mieux comprendre le crime, et incluaient plutôt la réponse des policiers aux motifs du tireur. Le montage est donc, au mieux, une sorte de matériel promotionnel qui peint la vie de policier comme dangereuse et excitante et, au pire, une forme de divertissement, de téléréalité voyeuriste et sanctionnée par l’État, une mode grandissante quand il est question de ce type d’enregistrements.

Pour les divertissements de type téléréalité, l’utilisation des enregistrements et des images provenant de caméras de surveillance et de réelles poursuites policières n’est pas nouvelle. L’émission COPS, diffusée pour la première fois en 1989, est un exemple qui se démarque puisqu’il s’agissait de la première « série de téléréalité portant sur le crime à utiliser de réels enregistrements vidéo plutôt que des reconstructions par des scènes jouées » (Doyle, 2003, p. 33). En avril 2011, une émission nommée Police POV voit le jour sur le réseau américain TruTV. Cette émission encourageait littéralement son auditoire à voir le monde à travers les yeux d’un policier. Contrairement à COPS et aux émissions similaires (Police, Camera, Action ! ou Traffic Cops), Police POV a fait partie des premières émissions à présenter des enregistrements de caméras portatives du corpus de preuves de la police comme du divertissement.

L’utilisation de tels enregistrements à des fins de divertissement est arrivée des années avant que tout test de contrôle ne soit effectué sur les dispositifs d’enregistrement. Police POV, qui a été diffusé durant deux saisons (2011-2012), et d’autres émissions présentant des enregistrements de caméras portatives (p. ex. : Body Cam, COPS UK : Body Cam Squad et PD CAM) montrent des policiers qui se servent régulièrement de la force lorsque les suspects ne collaborent pas (souvent des personnes racisées), ce qui contredit directement l’effet dissuasif supposé de ces caméras. Ces enregistrements renforcent plutôt les notions qu’il s’agit d’un métier dangereux et que les communautés pauvres et les minorités ont besoin de ce contrôle, sanctionné par l’État – ce qui est difficilement réconciliable avec la volonté d’amélioration des relations entre la police et les communautés souvent mentionnée à la population.

Enfin, considérons les réseaux sociaux et le travail de l’image. Même s’il n’a jamais été intentionnel de faire apparaître des vidéos de caméras portatives sur YouTube (voir Schneider, 2018b), la population a accès à des émissions télévisées comme Police POV sur la même plateforme, ainsi qu’à des centaines d’heures d’enregistrements provenant de caméras portatives partagées officiellement par les services de police[5], qu’elles aient été d’abord partagées avec les médias des nouvelles ou directement téléversées sur les réseaux sociaux. La circulation de tels enregistrements sur Internet traverse les frontières légales, politiques et culturelles. Des études ont montré la manière dont la population juge différemment l’attitude de la conduite policière (c’est-à-dire la légitimité de leurs actions), généralement avec peu ou pas de considération pour les procédures à suivre (Schneider, 2018b). Les interprétations projetées des enregistrements de caméras portatives, qui vont de la mort de civils résultant d’actions policières à la rescousse de chiots, revêtent « une valeur promotionnelle pour la police » (Ericson, 1991, p. 224), à partir d’une gamme de représentations visuelles de la « justice » décontextualisées, ce qui « dans les médias signifie le maintien de l’ordre » (Surrette, 2015, p. 119). Abordons maintenant notre dernier thème, sous-étudié, et qui met en lumière les suppositions qui poussent à l’adoption des caméras portatives : le recours aux enregistrements de ces dispositifs comme preuves visuelles en cours de justice, y compris contre des officiers de police.

Les enregistrements comme preuve dans les procès criminels

De solides raisons nous permettent de croire que les preuves provenant des caméras portatives n’ont pas d’impact significatif sur les procédures à l’endroit des citoyens accusés. Ericson (1982), Lynch (1982) ou Valverde (2003) peuvent être cités en ce qui concerne les scénarios où le témoignage d’un officier en tant que preuve est presque irréprochable, à quelques exceptions près. On pourrait déduire que les preuves provenant de caméras portatives dans les procès de civils ne servent qu’à appuyer l’autorité du témoignage des agents de police.

Ces dispositifs visuels sont par ailleurs présentés comme des moyens d’encourager la responsabilisation des officiers accusés de recours à une force excessive. Plusieurs services de police canadiens, dont la police de Toronto et la Gendarmerie royale du Canada (GRC) ont installé des caméras portatives parmi leurs corps policiers à la suite d’accusations portées contre des officiers dans la foulée des décès de Regis Korchinksi-Paquet, Chantel Moore et Rodney Levi, résultant toutes d’une interaction avec la police.

Si l’on considère que le but premier du déploiement des caméras est de susciter une plus grande responsabilisation de la part des policiers, plusieurs facteurs doivent être pris en compte. Par exemple, le fait que les tirs de police font partie du métier. Le travail de policier est certes une occupation unique dans son genre (Manning, 1978), mais elle demeure administrée par des régimes organisationnels, des structures de commandement et de contrôle, des entraînements et des réglementations qui déterminent la pratique des agents de police et les placent dans une structure plus large de culpabilité théorique (voir Glasbeek et Rowland [1979] pour une discussion). De notre point de vue, ce qui précède (et ce qui suit) le visionnement des vidéos est tout aussi important que ce qui y est visible, et pourtant, des avocats soutiennent qu’il est presque impossible de poursuivre un policier pour un recours à la force dans le cadre de son travail en l’absence de preuves vidéo (Bosman, Smith et Wines, 2017). Pour mieux interpréter l’éventuelle culpabilité criminelle, il est nécessaire de comprendre comment les interactions capturées par vidéo correspondent aux procédures organisationnelles et aux structures de contrôle et de commandement, surtout lorsque cette culpabilité peut viser un milieu de travail.

Un exemple flagrant d’une telle culpabilité serait le cas du meurtre au second degré dont était accusé Philip Brailsford, un policier de Mesa, en Arizona, qui a tiré mortellement sur Daniel Shaver, dans le cadre de ses fonctions, le 18 janvier 2016. Shaver était un exterminateur originaire du Texas qui était venu à Mesa s’occuper d’un problème de pigeons à un magasin Walmart, et qui demeurait dans un hôtel local.

Le soir de sa mort, Shaver et deux de ses associés avaient pris quelques verres dans le salon de l’hôtel, puis étaient allés dans la chambre de Shaver, où ce dernier leur avait montré un fusil à air qu’il utilisait pour son travail. Il pointa ce fusil hors de la fenêtre de sa chambre, en direction de la cour de l’hôtel. Un des patrons de l’hôtel fut témoin de ce geste et demanda aux employés d’appeler la police. Brailsford répondit à cet appel, accompagné de cinq autres agents de police, sous la commande du sergent Charles Langley (six agents sur place au total). Ils se placèrent stratégiquement dans le hall en dehors de la chambre de Shaver. Brailsford portait sur lui une arme personnelle qui ne lui venait pas du service de police, un fusil d’assaut AR-15, et était équipé d’une caméra portative. Brailsford activa sa caméra avant que Shaver et ses amis aient quitté la chambre pour sortir dans le couloir où étaient postés les agents.

La caméra portative de Brailsford montre une vue du bout de son fusil d’assaut, fixée sur Shaver, alors que lui sont criées plusieurs consignes à voix forte. On ordonne à Shaver de se coucher à plat ventre sur le sol du couloir, avec ses mains écartées dans les airs, puis de croiser ses jambes et de se lever sur ses mains et ses genoux. Alors qu’il remonte son corps, on lui reproche de ne pas garder ses jambes croisées comme on lui a ordonné. L’enregistrement de la caméra montre que Shaver est maladroit (ce qui fut plus tard attribué à son état d’ébriété) et effrayé, alors qu’il se met à pleurer et supplier qu’on épargne sa vie. On le fait ramper jusqu’aux agents de police. On lui ordonne alors de se lever sur ses pieds, et alors qu’il s’exécute, il place, sans qu’on lui en donne l’instruction, une main derrière son dos. Une voix lui crie : « Si tu refais ça, on te tire dessus, as-tu compris ? »

On lui ordonne ensuite avec agressivité de redescendre sur ses mains et ses genoux, puis de ramper de nouveau vers les agents de police. Alors qu’il suit les instructions de ces derniers, Shaver tend la main droite vers sa hanche, sur la vidéo, et semble remonter ses shorts, qui étaient tombés. De l’autre côté de Shaver, Brailsford a rapporté avoir cru que Shaver tendait la main vers une arme à feu cachée dans l’élastique de son short, geste qui l’aurait poussé à décharger son arme sur l’homme, le touchant de cinq balles, qui le tuèrent sur le coup. Brailsford fut accusé de meurtre au second degré, puis se vit acquitté de toutes accusations le 7 décembre 2017.

Les ordres venant de la police qui étaient dirigés vers Shaver furent par la suite décrits par les mots « crier » (New York Times), et « hurler » (Washington Post). À la cour, il a été révélé que la voix en question était celle du sergent Langley. Il est difficile de ne pas venir à la conclusion que les cris du sergent contribuèrent à intensifier le niveau de menace, créant ainsi les conditions de la mort de Shaver (voir Lowrey-Kinburg et Sullivan Buker, 2017). Cette conclusion paraît d’autant plus inévitable que ses agents subordonnés, qui étaient lourdement armés, suivaient ses indications et ses ordres afin d’évaluer leurs propres interprétations de la menace.

À la cour, on apprit ensuite des autres agents qui étaient présents sur les lieux que cette arrestation n’avait eu que très peu de préparation. L’agent Christopher Doane, par exemple, lorsque interrogé directement par Susie Charbel, la poursuivante, peint le tableau d’une opération désordonnée où les agents reçurent peu d’instructions ou des détails partiels de la part de Langley. Personne n’aurait explicitement donné de rôles aux agents dans leur « équipe d’intervention immédiate », mentionné quelle arme apporter sur place ni même si l’étage de l’hôtel avait été évacué, à part la chambre de Shaver, avant leur arrivée. Lors de la contre-interrogation, on posa à l’agent Doane des questions sur « le plan » que Langley avait mis en pratique, auxquelles il répondit : « Il n’y avait pas vraiment de plan établi… » Ce renseignement sert ici à évaluer le rôle clé de l’enregistrement, et les échecs éventuels lors de l’évaluation de la situation. Plusieurs aspects doivent être ici pris en considération.

D’abord, l’enregistrement ne permet pas d’identifier l’agent hurlant vers Shaver. Après avoir appris qu’il s’agissait de Langley, on peut soulever que la culpabilité criminelle de Brailsford, qui est son subordonné, s’étend au commandant. C’est selon nous pour le moins problématique d’attribuer le mens rea à Brailsford du début à la fin : sans regard pour sa culpabilité personnelle, il n’est pas le seul agent coupable à l’oeuvre dans ce scénario.

Ensuite, les actions des policiers sur l’enregistrement vidéo semblent empreintes de discipline et d’ordre (à l’exception des ordres confus et contradictoires criés à Shaver). À un moment, Langley réprimande même un de ses propres officiers pour des actions hors du champ de la caméra tandis que Brailsford demeure compétent et concentré pendant tout l’incident. Ce n’est que par les témoignages au tribunal qu’on apprit par la suite que, selon les agents, l’équipe n’avait pas été bien préparée, et que des rôles clairs n’avaient pas été assignés. Lors de l’évaluation des actions de Brailford, ces détails sont des renseignements cruciaux qui n’apparaissent pas sur la vidéo elle-même.

L’enregistrement des caméras portatives ne permet pas la pleine compréhension des circonstances d’un crime en l’absence d’un interrogatoire serré éclairant la création en contexte d’un mens rea par une structure organisationnelle de commandement. Puisque les policiers sont au travail lorsqu’ils sont poursuivis pour des tirs décochés dans le cadre de leurs fonctions, il serait pertinent d’étudier comment des pratiques professionnelles peuvent gouverner les actions d’un individu (Elsey, Mair et Kolanoski, 2018). Cet exemple peint un système binaire conventionnel de l’auteur du crime et de la victime (Hester et Eglin, 2017, p. 245-246 ; Sacks, 1992, p. 41) qui écarte totalement les pratiques organisationnelles, les structures et l’entraînement des officiers.

Discussion et conclusion

Plusieurs parties intéressées affirment que les caméras portatives permettront plus de transparence dans les activités policières, réduiront le recours à la force par la police dans ses interactions avec les civils, et rendront les policiers davantage responsables à l’égard des communautés qu’ils servent. Comme nous l’avons mentionné, les travaux actuels n’apportent aucune donnée empirique en soutien à ces affirmations. Plusieurs preuves semblent par contre indiquer que les caméras portatives sont commercialisées sur la base d’affirmations non fondées par des compagnies comme Axon, et que leurs enregistrements sont distribués par les forces de l’ordre d’une manière qui est peu rassurante en ce qui concerne la transparence et la sécurité. Les enregistrements issus de ces dispositifs deviennent plutôt une partie de l’effort policier pour polir son image. De plus, lorsque ces enregistrements sont utilisés pour tenir des agents responsables de leurs actes, la présentation et l’interprétation de telles preuves peuvent amoindrir l’importance des rôles organisationnels, des pratiques et des structures de commandes qui donnent lieu à des incidents violents et meurtriers dont la légalité est contestable.

Une confiance aveugle aux enregistrements des caméras portatives donne plus de pouvoir aux policiers en leur accordant un contrôle sur la manière dont une situation est présentée, et même jusqu’à la façon dont une scène est racontée à la cour (p. ex. : Goodwin, 1994). Les données des caméras portatives peuvent modifier la culpabilité criminelle, surtout lorsqu’il est question de culpabilité partagée dans le cadre du travail policier. Mais, au bout du compte, le pouvoir de définition d’une situation et de la responsabilité lors de tirs policiers et autres usages de la force resterait lié intimement à une conception traditionnelle des autorités. Même dans le cas Brailford, tout en admettant que la culpabilité de Brailford dans le meurtre de Daniel Shaver pouvait être mitigée par la responsabilité de son commandant, fautif d’avoir envenimé la situation, le résultat demeure qu’aucun individu n’est tenu seul responsable de la mort par erreur et évitable d’un civil non armé. Devant de telles circonstances, la critique de l’usage de la violence est évitée et l’institution policière reste épargnée. Loin d’être un outil de transparence ou d’observation neutre, la caméra portative et ses enregistrements sont assujettis à l’autorité des policiers en tant que connaisseurs autorisés (Fishman, 1980). Peu de données, voire aucune, indique que les enregistrements de caméras portatives ne peuvent jamais être utilisés avec succès par des citoyens cherchant à remettre en question la version des faits relatée par les forces policières.

Des travaux de recherche futurs devraient permettre une meilleure évaluation des moments, manières et raisons pour lesquelles les services de police rendent disponibles les enregistrements des caméras portatives. Par exemple, ils pourraient analyser comment les forces de l’ordre contrôlent l’image de leur gestion quand il est question de partager des enregistrements venant de ces dispositifs. De plus, il serait nécessaire d’étudier les politiques d’utilisation des caméras portatives afin de mieux comprendre comment certaines directives renseignent et enseignent l’usage pratique de telles technologies. Des recherches pourraient s’intéresser à l’opinion publique relative aux politiques d’utilisation et à l’usage pratique des caméras afin de déterminer si elles permettent réellement davantage de transparence de la part des policiers. Elles pourraient également valider ou réfuter certaines affirmations provenant des fournisseurs de caméras portatives comme Axon.

Le présent article ne se voulant pas exhaustif, il a cherché surtout à mettre en lumière des lacunes majeures de la recherche sur cette question, et à souligner l’importance de la pousser plus loin. Les caméras portatives sont synonymes de plus de surveillance, sans transparence additionnelle ni point de vue neutre sur les interactions entre citoyens et policiers. Pourtant, ces appareils sont mis en place dans de nombreuses juridictions sans analyses complètes des coûts et des bénéfices ni réflexion critique sur les fins pour lesquelles les forces de l’ordre utilisent les enregistrements qu’ils génèrent. Nous encourageons les forces policières ainsi que les chercheurs à prendre le temps de récolter et de comprendre les données nécessaires à une prise de décision éclairée quant à l’efficacité et aux effets des caméras portatives, avant de dépenser l’argent des contribuables pour remplir les poches d’entreprises technologiques privées.