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Introduction

Peut-on faire un lien entre justice réparatrice et réinsertion sociale ? Même en passant outre les confusions sémantiques qui sous-tendent ces concepts, le défi est de taille. Les programmes de justice réparatrice, quand ils se revendiquent d’être créés « pour les gens », s’enorgueillissent de pouvoir se passer des balises traditionnelles du droit. Ils procèdent par exemple au règlement de conflits hors des tribunaux ; proposent, au sein même des institutions, des dialogues entre infracteurs et victimes, alors que le sens commun inviterait à une interdiction de communiquer, même indirectement ; etc. Ils peuvent donc difficilement se donner les objectifs associés à des fins institutionnelles de protection de la collectivité ou d’ordre social. Pourtant, la justice réparatrice devrait nécessairement avoir un impact sur la réinsertion, puisqu’elle prétend régénérer le « lien social » qui se trouve au coeur de sa mission. Cet article fait état des résultats d’une recherche[3] qui a accompagné, depuis sa création en septembre 2017, le déploiement du programme de mesures de rechange général pour adultes en matière criminelle au Québec[4]. Ce programme propose à des accusés adultes de participer à une mesure de justice réparatrice, envers leur victime ou envers la communauté. En cas de réussite, ils bénéficient d’un rejet des accusations, les libérant des poursuites criminelles.

Justice réparatrice et réinsertion : un lien est-il possible ?

Si le concept de justice réparatrice possède probablement autant de définitions qu’il existe de chercheurs, la notion de réinsertion sociale, de son côté, se mêle facilement à celle de désistement du crime, ou vient frôler un écueil en posant implicitement la question de la définition de la notion de récidive. De prime abord, un processus de réinsertion sociale peut se mesurer « simplement » par la cessation des activités ou comportements délinquants. La notion de désistement permet d’ailleurs d’examiner utilement les défis rencontrés dans un processus de réinsertion sociale (Dubois et Ouellet, 2020). Selon Maruna (2001, 2012) néanmoins, la notion de réinsertion sociale, envisagée sous l’angle d’un étiquetage, implique que la personne judiciarisée se réhabilite en « négociant » son identité grâce à un jeu d’interactions interpersonnelles. Dubois et Ouellet (2020) résument cette orientation théorique en rappelant que s’il s’agit, pour l’individu concerné, de « changer » afin de se conformer aux normes de la société, la société doit également accepter cette réintégration. Pour qu’une personne se « réinsère », il ne suffit pas que l’accusé se conforme aux attentes sociales, il faut également que sa communauté lui appose un étiquetage prosocial (Maruna et al., 2007). L’« étiquetage » prosocial prend la forme, pour l’accusé, de « grappins à changement », d’« opportunités dans l’environnement », de « catalyseurs pour le changement identitaire » (voir Giordano et al., 2002, cité dans Dubois et Ouellet, 2020, p. 313).

Dans cet article, nous voulons remettre au coeur du débat une question délicate. La justice réparatrice a-t-elle un lien avec la réinsertion ? Si oui, de quel ordre ? La réparation pourrait-elle représenter une émanation de l’un de ces grappins à changement ? Si oui, une mesure entrant dans le paradigme réparateur deviendrait alors l’émanation d’une condition de réussite d’un processus pénal. Formulé ainsi, et en respectant les obédiences disciplinaires, les distinctions conceptuelles ainsi que les chapelles épistémologiques, on se retrouve dans une impasse. Le lien entre justice réparatrice et réinsertion est une sorte de « question piège », ou plutôt une question « impossible ».

De fait, le lien entre justice réparatrice et réinsertion sociale a toujours été nuancé, voire contesté. La réinsertion sociale est un concept qui appartient traditionnellement au paradigme de la justice pénale. Les promoteurs de la justice réparatrice axent leur regard sur la réparation du préjudice causé, se concentrant sur la restauration d’un lien social dans la communauté. De son côté, la notion de récidive n’est certes pas un synonyme direct de réinsertion, puisque l’on part ici du principe qu’elle ne concerne que la partie de l’« effort » qui revient à l’accusé, et non pas la partie de l’« accueil positif de la communauté », qui est nécessaire, elle aussi. La notion de récidive n’entre d’ailleurs pas davantage dans le paradigme réparateur, selon les promoteurs de la justice réparatrice (Braithwaite, 1998 ; Walgrave, 1994 ; Zehr, 1990). La baisse de la récidive ne devrait jamais être envisagée comme un objectif de la justice réparatrice ; elle ne peut qu’être observée comme un effet éventuel de celle-ci (Johnstone, 2002 ; Walgrave, 2007). De toute façon, même si on passait outre ces débats épistémologiques, un lien direct de cause à effet entre justice réparatrice et récidive serait scientifiquement difficile à défendre. Premièrement, il est impossible d’affirmer que les comportements de non-récidive d’un infracteur peuvent être dus à sa participation à un programme réparateur, quel qu’il soit, et non à un biais de départ (self-selection bias). En effet, un accusé déjà en bonne voie de réinsertion a plus de chances d’accepter de participer à une mesure réparatrice qu’un autre (Jonas-van Djik, Zebel, Claessen et Nelen, 2020). Deuxièmement, le comportement d’un infracteur change avec chacun des programmes de justice réparatrice, selon qu’ils impliquent un dialogue avec une victime ou qu’ils se concentrent sur le lien avec la communauté (Sherman et al., 2015). Troisièmement, si on observe un même programme, par exemple la médiation, le comportement des usagers varie selon la méthode d’intervention endossée par les médiateurs (Charbonneau et Rossi, 2020). Enfin, quatrièmement, est-ce bien le programme qui crée cet « effet de non-récidive » ? Ou le fait que la participation au programme génère le dialogue ; que le dialogue a des effets par ricochet dans l’entourage de l’infracteur ; ce qui renforce les facteurs de protection et, à terme, a un impact sur la récidive ? Si c’est le cas, un programme de réparation donnerait des résultats équivalents à tout bon programme de réinsertion (Stewart et al. 2018).

Il est intéressant d’interroger la littérature scientifique sur le lien existant entre justice réparatrice et récidive. Comme de tels concepts sont empreints de sens aussi complexes que divers, les expressions « justice réparatrice » (JR) et « propension à ne pas récidiver » (PNR) seront utilisées dans les prochaines lignes. Une recension systématique des écrits a été réalisée en respectant les lignes directrices présentées par Hammerstrøm, Wade, Hanz et Jørgenson (2010). La recension a permis d’examiner par processus itératif les entrées relatives, dans 96 banques de données, en indiquant un maximum de mots clés anglais et français (une soixantaine) faisant référence à la PNR : réinsertion sociale, récidive, réitération, désistance, etc. ; et à la notion de JR : réparatrice, restaurative, restauratrice, alternative, transformative, réhabilitative, thérapeutique, collaborative, etc. Un résultat de 1337 articles scientifiques a été obtenu ; 662 en ont été extraits ; 41 (plus de la moitié datant d’avant 2010) ont été retenus comme traitant directement du lien entre JR et PNR. Un nombre conséquent d’entre eux prennent la forme de méta-analyses (c.-à-d. Sherman et al., 2015 ; Strang, Sherman, Mayo-Wilson, Woods et Ariel, 2013 ; Wilson et Hoge, 2013 ; Wong, Bouchard, Gravel, Bouchard et Morselli, 2016) et d’études comparatives avec des groupes contrôles (c.-à-d. Kennedy, Tuliao, Flower, Tibbs et McChargue, 2019 ; Stewart et al., 2018). Parfois, ce sont des programmes pour adultes qui sont analysés (c.-à-d. Boriboonthana et Sangbuangamlum, 2013), parfois pour mineurs (c.-à-d. Wilson et Hoge, 2013 ; Bouffard, Cooper et Bergseth, 2017). Ils portent soit sur des programmes précis (médiations infracteurs-victimes, programmes proposés en probation, cercles de sentence), soit sur des types généraux de programmes (incluant toutes sortes de conférences, médiations, rencontres ou cercles) ; soit sur des programmes s’apparentant davantage à des mesures de rechange. Dans la majorité des cas, ce n’est pas un lien entre justice réparatrice et réinsertion qui est recherché, mais plutôt un lien entre justice réparatrice et présence ou absence de récidive. La récidive prend, elle, de nombreux sens, de la réitération au fait de perpétrer une nouvelle infraction, en passant par des indices de comportement au moment de la remise en liberté. Le temps nécessaire pour évaluer si l’accusé a montré une PNR après la participation à un programme de JR est très variable : quelques mois après la participation au programme ou plusieurs années.

L’abondance des publications recensées dans le précédent exercice signifie : 1) que quasiment tous les auteurs reconnaissent que la baisse de la récidive n’a jamais été un objectif déclaré de la JR ; 2) qu’il semble néanmoins importer à plusieurs de savoir si la JR est « efficace » ; 3) qu’il semble admis qu’un indice majeur de cette « efficacité » est la capacité, pour un programme de JR, à démontrer une PNR chez les accusés. Nombre de ces articles cherchent à établir un lien entre JR et PNR. Le résultat que l’on observe après analyse de ce corpus est révélateur. La JR serait ce qui est le « plus efficace » en termes de PNR. Le lien JR/PNR serait plus évident lorsque les crimes sont graves (Strang et al., 2013), sans qu’il puisse être démontré que la justice réparatrice « fonctionne » moins sur les petits crimes et les infractions contre les biens (Bazemore, 2005). Les résultats sont également concluants lorsque le programme de JR prend la forme d’un dialogue, de type médiation ou conférence, impliquant la présence d’accusés et de victimes (Hansen et Umbreit, 2018) ; mais ils sont tout aussi efficaces lorsqu’ils mettent en présence, en plus des intéressés, des membres de la communauté (Bradshaw et Rosenborough, 2005 ; Wong et al., 2016). Des recherches récentes démontrent toutefois un impact plus mitigé des programmes (Stewart et al. 2018).

Le cas particulier des mesures de rechange

Notre article porte sur un type de mesure précis : les mesures de rechange. Au Canada, de telles mesures sont prévues aux articles 717 à 717.4 du Code criminel. Elles découlent directement du principe juridique « de modération » (Desrosiers, Rossi, Cloutier, Brassard et Béland Ouellette, 2020), et proviennent des efforts de réforme sur la détermination de la peine. À partir de la fin des années 1960, la Commission royale d’enquête, le Comité canadien de la réforme pénale et correctionnelle, la Commission de réforme du Canada, pour ne citer que ceux-là, ont décrié les ratés du système pénal. Parmi les critiques se trouvent le processus d’inflation pénale, le recours excessif à l’emprisonnement, le surpeuplement carcéral, l’incapacité de la prison à prévenir la récidive et à assurer la réhabilitation des délinquants, ainsi que les coûts sociaux et économiques importants associés à un passage en détention (Desrosiers et al., 2020, p. 5). Lors de la présentation du projet de loi C-41 menant à l’adoption, en 1996, de la partie XXIII du Code criminel, le législateur affirmait que la modération pénale devait faire partie des principes de détermination de la peine. Le ministre de la Justice Allan Rock (1984) déclarait que le projet de loi devrait permettre de créer « […] un climat qui encourage les sanctions communautaires et la réinsertion sociale des délinquants parallèlement à la réparation accordée aux victimes » car « ce n’est pas seulement en étant plus stricts que nous nous doterons d’un système de justice pénale plus efficace[5] » (p. 5873). Les mesures de rechange étaient décrites comme des mesures visant à « prévenir la récidive et atténuer le mal qui peut parfois être fait lorsque des délits mineurs sont soumis à toutes les procédures judiciaires[6] » (p. 5911). L’expérience canadienne en matière de mesures de rechange pour les adolescents, déjà bien étoffée à l’époque, a d’ailleurs sans contredit servi d’inspiration en l’espèce. Il existe donc un lien entre l’idée de mettre en place des mesures de rechange et celle de « faire baisser la récidive ». Cette connexité trouve d’ailleurs écho dans les différents programmes de mesures de rechange provinciaux du Canada. Huit de ces programmes sur douze font référence au principe de réhabilitation ou de prévention de la récidive, seuls y échappent les programmes de l’Alberta, de l’Île-du-Prince-Édouard, des Territoires du Nord-Ouest et du Nunavut (Desrosiers et al., 2020).

Le programme de mesures de rechange du Québec rejoint la majorité de ses homologues provinciaux à cet égard. La mesure de rechange se substitue à une peine, sans contrevenir à la logique de protection de la société ; la prévention de la récidive constitue donc une préoccupation évidente. Sur le site du ministère de la Justice du Québec, on peut lire que le programme de mesures de rechange général pour adultes (PMR-G) donne aux accusés « la possibilité d’assumer la responsabilité de leurs actes et de régler le conflit qui les oppose à la justice autrement qu’en étant assujettis aux procédures judiciaires usuelles », qu’il aide les personnes à « prendre conscience des conséquences de leurs gestes et à participer activement à la réparation des torts qu’elles ont causés » et qu’il « vise également à diminuer le risque que ces personnes aient à nouveau des démêlés avec la justice[7] ».

Le programme de mesures de rechange québécois

Avant le 1er septembre 2017, et en excluant Terre-Neuve-et-Labrador et le Yukon, le Québec était la seule province canadienne à ne pas avoir encore de programme de mesures de rechange en matière de justice criminelle pour adultes non autochtones (Rossi, Desrosiers, Béland Ouellette et Brassard, 2020a). En 2016, l’actualité judiciaire (et le célèbre arrêt R. c. Jordan, 2016) remet de l’avant la question des délais de la justice au Canada. Le ministère de la Justice du Québec relance alors son projet de programme de mesures de rechange en matière autochtone (Ministère de la Justice du Québec [MJQ], 2015) et ramène sur la table l’idée de créer un PMR-G. Une entente, signée à l’été 2017, entreprend une collaboration inédite entre le ministère de la Justice, le directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), le ministère de la Sécurité publique, les Centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC) ainsi que le réseau Équijustice. En septembre 2017, un projet pilote de ce nouveau PMR-G est autorisé (MJQ, 2017). Notre équipe de recherche est alors sollicitée pour procéder à son évaluation concomitante[8].

Le PMR-G prend en charge certaines infractions de faible gravité afin de remplacer la procédure judiciaire traditionnelle par une mesure de réparation directe à la victime ou à la communauté. Sont incluses les infractions poursuivies par voie sommaire, les infractions poursuivies par procédure criminelle, ainsi que les infractions mixtes passibles d’une peine maximale de 2 ou 5 ans, mais également les infractions hybrides poursuivies par voie sommaire et passibles d’une peine maximale de 10 ans, à condition qu’elles ne soient pas des infractions relatives à la personne (incluant les infractions relatives aux drogues et autres substances). Certaines infractions contre la personne (agressions, harcèlement, etc.), les infractions relatives à la conduite des véhicules à moteur, les infractions impliquant le non-respect d’ordonnances judiciaires et les infractions comportant des peines minimales ont été strictement exclues.

Sur le plan procédural, le Québec pouvait mettre en place un mécanisme privilégiant une référence au programme avant que des accusations formelles soient portées (non-judiciarisation) ou bien après (déjudiciarisation). Le Québec a choisi de compter parmi les trois seules provinces à exiger une comparution devant un juge avant la référence au programme. Il a inclus dans la chaîne décisionnelle un grand nombre d’acteurs d’institutions différentes. Le cheminement du dossier comporte plusieurs étapes : comparution devant un juge, autorisation du DPCP à déférer les procédures, rencontre de l’accusé par un agent de probation et vérification de certaines conditions d’admissibilité, renvoi à un centre d’aide aux victimes et contact avec la victime concernée et, finalement, transfert du dossier aux intervenants communautaires du réseau Équijustice[9], qui sont responsables du choix, de l’application, du déroulement et de l’évaluation de la mesure de rechange (Rossi et al., 2020b ; Desrosiers et al., 2020). Le Québec effectue, ce faisant, le choix d’un programme plutôt lourd. Le Québec prend aussi largement position en déclarant que les mesures doivent respecter les principes de la justice réparatrice. Au final, la mesure de réparation, ou mesure de rechange, est choisie par les intervenants du réseau Équijustice parmi un éventail de possibilités : remboursement, médiation pénale, service à la communauté de type travail, excuses à la victime, etc.

Présentation de la recherche et méthodologie

La recherche a consisté en une étude descriptive et analytique complète du PMR-G. Une requête a été déposée devant le tribunal[10], accordant à notre équipe l’accès aux données quantitatives et qualitatives. Le dispositif a été observé entre le 1er septembre 2017 et le 31 mars 2019 dans sa phase pilote (Rossi et al., 2020b). Le volet empirique de la recherche est basé sur un double devis quantitatif et qualitatif. Le devis quantitatif consiste en l’étude et l’analyse des dossiers d’accusés qui ont été soumis au programme. Le devis qualitatif prévoit la réalisation d’entrevues exploratoires semi-dirigées dans les trois districts du projet pilote : Saint-François (Estrie), Joliette (Lanaudière) et Chicoutimi (Saguenay-Lac-Saint-Jean). Deux groupes de répondants ont été interrogés : l’un constitué des quatre corps professionnels impliqués dans le déploiement du projet pilote : les procureurs aux poursuites criminelles et pénales (PPCP), les agents de probation, les intervenants des centres d’aide aux victimes d’actes criminels (CAVAC), les intervenants d’Équijustice, à peu près également répartis (N = 20). L’autre groupe composé d’accusés sollicités en fonction de trois critères : ceux qui avaient été refusés dans le programme, ceux qui avaient été acceptés mais avaient refusé d’y participer, et ceux qui avaient accepté de participer[11]. Les entrevues des accusés présentées dans cet article concernent la dernière catégorie : ceux qui ont participé au programme dans son intégralité, tous ayant officiellement reçu une mention de « réussite ». Il est composé de douze personnes (N = 12). En raison du petit nombre de districts judiciaires concernés (trois) et du contexte de démarrage du programme, l’échantillonnage permet une très bonne saturation. Le groupe des accusés compte dix hommes et deux femmes. Les personnes ont été poursuivies pour des infractions diverses (vols, menaces, méfaits, port d’arme, possession de drogue, etc.), mais aucune ne comprenait d’atteinte à l’intégrité physique d’une victime[12]. Les accusés ont donc tous participé à des mesures de réparation, mais aucun à une rencontre de dialogue victime-infracteur[13]. Les répondants ont entre 18 et 69 ans. Leurs niveaux d’études vont de la première secondaire au niveau universitaire. Ils ont toutes sortes d’occupations : sans emploi, étudiant, retraité, professions manuelles, techniques ou médicales. Cinq d’entre eux avaient des antécédents judiciaires avant d’être référés au PMR-G.

Les entrevues ont fait l’objet d’un codage thématique après une triple lecture horizontale, verticale et croisée. Elles ont fait l’objet de codages puis d’accords interjuges préalables entre trois membres de l’équipe ; les résultats ont ensuite été soumis, discutés et validés par l’ensemble des partenaires responsables du programme[14]. Nous avons privilégié une analyse interprétative phénoménologique. Le questionnaire d’entrevue semi-directif prévoyait, pour chacun des groupes, une question générale sur leur expérience au sein du programme. Quatre types de relances similaires étaient prévus à propos : 1) de leur compréhension du programme ; 2) du processus décisionnel qui leur a permis d’y prendre part ; 3) de leur expérience concrète ; 4) de leur compréhension des divers messages ou interventions qu’ils ont reçus.

Notons que cet article présente des résultats ponctuels, soit les résultats qui proviennent des entrevues avec des accusés qui ont terminé et réussi le programme lors de la phase pilote 2017-2019. La recherche menée par notre équipe concernant le PMR-G prévoit un devis bien plus vaste, le suivi du programme étant prévu jusqu’en 2023. Au moment de la rédaction de ces lignes, le programme a été implanté dans la plupart des régions de la province et d’autres analyses sont en cours[15].

Résultats

Les résultats du volet qualitatif démontrent de manière unanime une reprise de confiance (Roberts, 2004) en la justice et un effet de « réengagement » très net des accusés envers les structures de la justice québécoise. Le plus inattendu cependant, c’est que cet « effet-PMR-G » n’a été généré ni par la mesure de réparation au sens strict ni par la perspective de la déjudiciarisation, mais par le passage des accusés à travers tout le programme et par son ton général. Ce qui a compté pour les accusés, c’est le sens qu’ils ont donné à leur traversée des procédures, à leur rencontre avec les différents acteurs de la chaîne sociopénale, et, ultimement, à leur mesure. La notion de réparation, pour les accusés, est une sensation diffuse qui a été incarnée à tous les niveaux de la chaîne, et dont la mesure de réparation n’a été que l’aboutissement (1). Le programme s’est démarqué par le ton constructif de l’intervention associé à l’absence des inflexions punitives qui étaient pourtant redoutées après l’arrestation (2).

1. Un effet généré par le programme en général et non par un type de mesure en particulier

Le PMR-G québécois, s’il se revendique du paradigme de justice réparatrice, impose, à ces phases liminaires, des procédures et des interventions typiquement pénales. Il exige en amont la comparution de l’accusé, qu’il admette sa responsabilité, que la vérification de certaines conditions d’admissibilité soit effectuée par des agents de probation et que son dossier soit accepté par le procureur. En second lieu, bien qu’il prévoie in fine le renvoi des accusés vers des organismes communautaires pour le choix et la réalisation d’une mesure réparatrice, ces mesures n’ont rien d’original et pourraient, dans d’autres contextes, être utilisées comme des sanctions. Les accusés interrogés ont exécuté principalement des mesures de type service à la collectivité, remboursements, dons et lettres d’excuses (Rossi et al., 2020b). Devant un tel constat, il était donc attendu que l’on observe des réactions stéréotypées de soulagement associées à l’expectative de déjudiciarisation, ou des comportements de résignation par rapport au « faux choix » de tenter d’être acquitté en procès, ou d’être déjudiciarisé moyennant réparation et reconnaissance de leur responsabilité. Mais certains résultats étaient inattendus. C’est le sens dévolu aux procédures ou mesures proposées qui sembla déterminant, créant un effet de reprise de confiance en soi chez les accusés, et de désir de collaborer avec les instances de justice. Ces inflexions inédites se retrouvent en particulier dans la description que les accusés ont donnée a) des professionnels qui les ont accompagnés ; b) des mesures qu’ils ont choisies et réalisées ; c) de la place accordée aux victimes au sein du programme.

a) Des professionnels reconnus à chaque niveau d’intervention

Les professionnels intervenant dans le programme ne jouent pas tous le même rôle auprès des accusés. Certains ont des fonctions dévolues à l’accompagnement, au soutien, à la réparation : ce sont les avocats de la défense et les intervenants d’Équijustice. Il était attendu que ceux-ci soient perçus plutôt comme des alliés. D’autres, jouant des rôles différents : les procureurs et les agents de probation, responsables des phases liminaires du programme, sont affectés à des tâches telles que la poursuite, la vérification de certaines conditions d’admissibilité, le recueil de la déclaration de responsabilité, devaient susciter de la méfiance de la part des accusés. Concernant les premiers, les résultats montrent, sans surprise, une grande satisfaction de la part des accusés. Les intervenants d’Équijustice, intervenants clés du programme, sont eux aussi très appréciés : ils ont été qualifiés unanimement de « très très gentil », ou de « superfine ». Deux accusés ont déclaré, en utilisant des mots presque similaires : « Équijustice m’a sauvé la vie. »

Mais contrairement aux attentes, les entrevues révèlent que ce ne sont pas uniquement les professionnels jouant le « beau rôle » qui font l’objet de commentaires positifs. Il semble s’être créé un « effet PMR-G », transformant les « opposants » en « adjuvants ». Les accusés ont tous décrit le rôle des procureurs de manière constructive. L’un a déclaré qu’« (ils) sont très importants » ; un autre qu’ils incarnent « un (programme) qui a du succès », qu’ils assurent le « sérieux » de la chose. Les agents de probation, de leur côté, ont fait l’objet des commentaires les plus inattendus. Placés au début de la chaîne du programme, ils ont tous été décrits, non pas comme des agents de « vérification » de certaines conditions d’admissibilité au programme, mais bien comme les premières personnes à « avoir osé croire en (eux) ».

Il [l’agent de probation] a été incroyable. […] Il a cru en moi. […]. Il ne m’a jamais jugé.

L’agent de probation était extrêmement compréhensif […]. Je me suis senti écouté, je me suis senti respecté, je me suis senti… extrêmement à l’aise.

Ces impressions ont été réciproques. Les professionnels ont mentionné de leur côté que les accusés « n’expriment que de la reconnaissance, la chance qu’ils ont ». Pour les professionnels, « on le voit, le sens que [les accusés] donnent [à leur passage en justice], et ça montre l’importance de ce qu’on fait ». Ce qui fait toute la différence, « c’est [la] méthode d’intervention qui permet le rejet d’un climat austère lors des discussions avec l’accusé ». De fait, les accusés, plutôt que des êtres à transformer ou à punir, deviennent « une clientèle mystérieuse, avec qui on se sent bien ».

b) Des mesures qui ont du sens

Les mesures réalisées par les accusés ont été choisies non pas par les professionnels de la justice, mais par l’équipe composée des accusés (le cas échéant avec leurs victimes) et des intervenants du réseau Équijustice. Mais ces derniers n’avaient à leur disposition qu’un catalogue de mesures plutôt restreint, du fait du portrait original du programme. De telles mesures auraient donc très bien pu prendre une couleur punitive ou de sanction alternative. Les résultats démontrent que l’approche avec laquelle ces mesures ont été proposées a permis aux accusés de leur attribuer un sens personnel, qui a entraîné un sentiment positif.

Prenons le cas de la rédaction d’une lettre à la victime, même lorsqu’elle a accompagné une autre mesure (un remboursement par exemple). Pour un accusé, c’est l’exercice d’écriture qui a représenté l’effort principal, et qui a été le symbole de son engagement dans la volonté de réparer.

Je ne me suis jamais vu écrire quelque chose comme ça là. Mais le cerveau a tourné pas mal. Je vais m’en rappeler longtemps de ça.

Un autre raconte comment, pour lui, se sont mêlées les mesures : il a accompagné une remise en argent de la somme volée dans une épicerie non seulement par une démarche d’excuses personnelle, mais aussi par une lettre d’excuses. Il raconte combien il était motivé par l’idée de faire plusieurs démarches au lieu d’une : « [Je me suis dit] je vais y aller, je vais les mettre les efforts. Je vais la faire la lettre, je vais le faire, le speech pour le don. » Certaines autres personnes ont retenu, de l’expérience de la lettre, non pas sa remise finale, mais le processus de rédaction, qui fut une source importante de fierté. « Je l’ai écrit tout seul. L’intervenante m’a dit qu’elle était merveilleuse [la lettre]. »

Quant au service à la communauté (travail bénévole ou communautaire), il n’a été perçu comme une contrainte par aucun accusé. Ceux qui l’ont expérimenté ont affirmé qu’il s’agissait là d’un choix de leur part. Certains ont choisi cette mesure parce qu’ils n’avaient pas les moyens de rembourser, et que le travail leur permettait alors de réparer quand même : « Moi, ça faisait tellement de sens de donner [du temps] à [cet organisme]. (La somme), c’était trop pour moi. Mais [des heures de travail], […] y’avait aucun problème. » Pour d’autres, le travail a pris plutôt des accents « thérapeutiques » [sic], permettant un temps de réflexion : « Les travaux communautaires [sic], t’as le temps de réfléchir à ce que t’as fait. Puis ça faisait longtemps que je voulais faire du bénévolat. » Les accusés ont également apprécié que l’on considère leur volonté dans le choix de la mesure. Un accusé explique qu’il a préféré opter pour un don en argent à un organisme accompagné d’une démarche personnelle de type « formation ». « Les travaux communautaires, ça m’aurait humilié dans ma petite ville, tout le monde vont dire “regarde il a fait un coup”. Faire rire de moi, ça ne me tentait pas. »

Ici, il convient de remarquer que la question de la nature des mesures et de leur impact (la lettre fonctionne-t-elle mieux que le travail, ou que le don ?) a semblé avoir bien peu de sens. C’est la raison du choix et la personnalisation de la mesure qui importent. De même, la question de savoir s’il convenait de donner une mesure « seule » ou « combinée » à une autre n’a pas trouvé ici de réponse unique : pour un accusé, une mesure suffisait ou était déjà un gros effort ; pour un autre, plusieurs mesures s’avéraient nécessaires. Le tout n’était pas en lien avec la nature de l’infraction, mais avec le contexte de la situation.

c) La préoccupation envers les victimes

La présence théorique de la « victime » a marqué les accusés, même quand un dialogue de médiation n’a pas été possible. Cela s’est révélé d’autant plus flagrant que le questionnaire d’entrevue ne leur demandait pas de se prononcer sur ce point. Les accusés ont trouvé néanmoins nécessaire de mentionner la notion de victime, à défaut de pouvoir désigner une personne particulière, comme si la démarche avait généré une forme d’« empathie  ».

Je pense ça aurait été encore plus loin dans ma démarche personnelle puis mon cheminement personnel si l’autre partie avait accepté de me rencontrer. Moi il n’a pas accepté, parce que c’est une grosse chaîne (d’alimentation).

Moi, tant qu’à moi, si la victime accepte, […] je ferais asseoir tout le monde devant la personne, puis une excuse sincère dans les yeux. Tant qu’à moi, la personne devrait s’excuser auprès de la victime si c’est possible.

2. Un effet généré par l’inflexion générale du programme, plutôt que par une issue en particulier

L’importance relative qu’a semblé revêtir, pour les accusés, la promesse du rejet des accusations et la possibilité de ne pas avoir de « casier judiciaire » permet de penser que la « carotte » promise (a) a été moins déterminante pour eux que l’absence de « coups de bâton » (b). S’attendant tous à une réponse pénale humiliante ou sévère, ils ont évoqué leur surprise de se retrouver pris en charge – selon leurs mots – avec « humanité ».

a) Non pas la « carotte »…

Lorsque les accusés ont évoqué la promesse de l’« absence de casier », ils l’ont décrite comme une issue intéressante, mais non déterminante. Ils ont tenu à montrer que ce n’était pas la raison pour laquelle ils avaient aimé le programme.

J’ai fait pareil ce geste-là, peu importe pourquoi il a été causé. Ça ne donne pas de casier judiciaire mais ça n’enlève en rien la culpabilité, puis ça n’efface pas le geste.

Je pense que le programme [suffit en termes] d’impact sur le fait de pas recommencer. [Ce n’est] pas [l’absence de] casier.

Le fait que le programme leur donne une apparente « seconde chance » leur a-t-il laissé un sentiment d’impunité, comme le craignaient de nombreux partenaires lors de la création du programme ? Les réponses sont très nettes : pour les accusés, le programme ne crée pas de sentiment d’impunité, bien au contraire.

Tu sais, ça ne sera pas « pif paf puis demain je refais la même affaire », là. C’est marqué, c’est gravé. Ça ne se reproduira plus.

J’ai repris ma vie en main, j’ai tout remonté, je me suis trouvé une job. […] Ça a été un programme qui m’a ramené sur le droit chemin.

b) … mais l’absence de coups de bâton

Les accusés ont tous été marqués par le fait que ce qu’ils considéraient comme leur principal point faible n’a pas été « utilisé contre eux », comme ils s’y attendaient, mais qu’au contraire, ils se sont sentis « respectés ». L’un a dit craindre que la honte associée au passage à l’acte soit amplifiée par les inflexions punitives, mais que ça n’a pas été le cas. Un autre a été surpris que son comportement et son style de vie aient permis d’adapter la mesure à sa situation, et non pas le contraire. Un autre avoua avoir été convaincu dès qu’il a été déstabilisé dans ses intentions de se jouer du programme :

Le plus difficile [au début] c’était de rester honnête tout le long, sans vouloir manipuler pour avoir ce que je veux. Ça, ça a été difficile parce que c’est le comportement que j’ai souvent dans la vie. [Mais] si tu niaises le monde, ça leur tente-tu de t’aider ? Non. [Alors] je me suis dit que cette fois-ci, j’allais faire du mieux que je peux, authentiquement parlant.

Pour un autre enfin, l’ouverture au dialogue a été déterminante :

Pour moi, ce que j’ai de souvenir du programme, qui a été pour moi très bénéfique, c’est l’aspect de prendre conscience du geste posé et d’être capable d’en discuter, de mettre des sentiments, des mots sur ce qu’on vit plutôt que d’être dans le châtiment.

Il est intéressant de voir que pour tous, des craintes fortes (d’être humilié, puni, sermonné, sanctionné) étaient présentes au moment de l’arrestation. Or ces craintes, dans le programme, n’ont pas trouvé d’objet ; non parce que ces inflexions étaient absentes (ce qui aurait généré un effet d’impunité) mais par le remplacement des inflexions traditionnellement sévères ou distantes par de l’écoute et de l’attention, et du temps d’investissement. Cette nuance s’est exprimée différemment pour tous, en fonction des enjeux qui étaient les leurs ; par conséquent, il serait vain de tenter d’identifier un « effet réparateur » commun. Le bienfait principal du programme fut différent pour chacun. Ceux qui se sont décrits comme des « décrocheurs » ou des éternels déviants, et qui attendaient des injonctions réhabilitatives, ont été marqués par le soutien qui leur était démontré : « J’ai eu une rechute ; mais [l’intervenant] est revenu me voir en désintox. […] Il m’a pas lâché. Il ne m’a jamais lâché. » Les désintéressés, qui considéraient que la démarche judiciaire n’avait que peu d’intérêt, ont été positivement surpris par le « sérieux » du programme : « Elle a utilisé la main de fer comme elle a utilisé le gant de velours. » Un accusé, qui se décrivait comme une personne reniée par tous, sans attaches et sans avenir, résume : « Ça m’a fait du bien de voir que j’étais un être humain encore, et que j’existais. »

Discussion

Les résultats montrent que ce programme produit des effets réparateurs non pas à cause de la réalisation stricte d’une mesure plutôt qu’une autre ni à cause de l’abandon des poursuites judiciaires, mais bien grâce à l’approche différente qui a imprégné l’ensemble du programme. L’approche réparatrice, qui est adoptée concrètement, en principe, par les intervenants d’Équijustice, prend place à la toute fin. Pourtant, ses effets se font sentir ex ante : soit les accusés la ressentent dès les premières étapes, soit ils relisent leur expérience a posteriori en imprégnant d’une impression de réparation l’ensemble de leur expérience depuis les premières étapes. Les résultats permettent deux importants constats. Le premier : alors que les mêmes mesures réalisées auraient pu être utilisées comme des sanctions, l’injonction réparatrice du programme est née de l’approche avec laquelle elles ont été proposées, et du collectif d’acteurs qui l’ont rendue possible. Les accusés n’ont pas attribué le succès de leur expérience à la présence ou l’absence d’un type de mesure particulier, qui aurait plus de résultats qu’un autre, ou à la présence ou l’absence d’un professionnel particulier, ou à la présence ou l’absence d’une perspective de rejet des poursuites, ou à la « sévérité » de la mesure (par exemple, 10 heures de travaux ou 40). Ils n’ont, pour la plupart, fait aucune référence à de telles notions. Cependant, ils n’ont cessé de mentionner la manière, l’approche, ou le ton des procédures. Le second : il ressort de l’expérience des accusés une importante reprise de confiance en la justice bien avant que ne se pose la question de leur réinsertion en communauté ou la question de leur récidive, c’est-à-dire en amont, durant le passage même à travers le programme. De plus, le programme ne conduit pas les accusés à un sentiment d’impunité ; au contraire, il les pousse à un désir de réparation, qui se matérialise jusqu’à imaginer la présence des victimes lorsque ces dernières ne sont pas présentes. Ces observations complexifient davantage, à notre sens, la notion de réinsertion sociale lorsqu’il est question de la mettre en lien avec un programme de justice réparatrice.

La littérature scientifique émet une opinion bien mitigée lorsqu’elle évoque un lien entre JR et désistement, ou plutôt absence de récidive. Les auteurs ne sont jamais parvenus à se mettre d’accord sur la nature du lien de cause à effet qu’il faudrait trouver entre les deux, si tant est qu’il existe. Depuis près de 40 ans, on attribue, tour à tour, le succès de la JR à différents facteurs. Braithwaite (1989) évoquait par exemple les capacités de la JR à permettre la réintégration des infracteurs dans la communauté en rendant célèbre la notion de honte réintégrative. Mais personne ne s’entend sur la provenance de l’effet alpha ; autrement dit, on ne saurait affirmer quel facteur fonctionne réellement. Les résultats sont différents pour chaque situation, pour chaque programme. Serait-ce l’atmosphère de non-jugement qui règne dans les programmes de JR lorsque ces derniers ne sont pas mêlés à de la justice pénale (Bernburg et Krohn, 2003) ? Est-ce, au contraire, le lien de connexion émotionnelle avec la victime qui crée l’effet attendu (Umbreit et al., 2005) ? Il semble que les programmes de JR permettent, en effet, une meilleure compréhension par les accusés des préjudices subis par les victimes, ce qui fait « progresser » les accusés sur le plan moral, et amplifie le sentiment d’empathie des infracteurs (Lauwaert et Aertsen, 2016). Sortons les grands mots : la justice réparatrice développerait les comportements prosociaux (Martinez, Stuewig et Tangrey, 2014). Notre recherche a permis d’explorer le comportement des accusés dans un programme qui, comme nous l’avons montré précédemment, relève tout autant d’une entreprise réparatrice que d’une entreprise de dépénalisation ; et dans lequel, pour le moment, les mesures directes envers la victime ne sont pas les plus nombreuses.

Les résultats de la recherche, à ce stade, ne permettent pas d’affirmer que les accusés admis au programme ont amélioré leurs facultés de se « désister » du crime, ou qu’ils vont plus ou moins « récidiver ». Ils ne permettent pas non plus de se prononcer sur les capacités du programme à recréer « un lien social » – notion qui, par ailleurs, n’a jamais réellement fait l’objet d’une définition convenable. Mais ils démontrent un phénomène assez peu exploré en recherche, à notre sens : par les inflexions réparatrices générées, les accusés évoquent une nette reprise de leur confiance envers la justice pénale, non pas entendue comme un concept complexe, mais comme un simple constat phénoménologique lié à une expérience positive, alors que l’on s’attendait à une très mauvaise expérience. Les résultats indiquent que ce sentiment de confiance est également endossé par les professionnels qui sont, d’ordinaire, affectés à des tâches punitives et, ce faisant, tenus en partie responsables des ratés du système pénal. Au Québec, plus de 2500 accusés ont, au moment de l’écriture de ces lignes, participé avec succès au programme de mesures de rechange pour adultes. Plus de 90 % d’entre eux ont réussi leur mesure, ont réparé leurs gestes – envers la victime ou envers la communauté (Rossi et al., 2020b). Même si, à terme, quelques-uns d’entre eux récidiveront, des effets non négligeables apparaissent déjà. Les professionnels se disent à l’aise et généralement satisfaits des liens de collaboration que le programme leur permet de tisser avec les accusés. Les accusés ont développé une nouvelle manière de voir ce que l’un d’entre eux a qualifié de « belle justice ». Ils expliquent le succès de leur expérience par l’écoute, le respect de leur personne, la personnalisation des mesures qui leur permet de déterminer des formes de réparation adaptées et le sens nouveau de leur prise en charge sociopénale. Ils expriment enfin une reconnaissance envers les professionnels judiciaires tous confondus, redevenus « humains ». Cet article ne tient pas compte, par ailleurs, des victimes ; il est bien entendu qu’un important volet de la recherche leur est consacré et fera l’objet de publications distinctes.

Avant de clore ces observations, une question se pose. La reconstruction d’un lien de collaboration entre les structures étatiques, traditionnellement dévolues à la surveillance et au contrôle, et les usagers qui, jusqu’ici, ne faisaient que les subir, est-elle possible ? Que penser de ces modèles hybrides, aux frontières de la JR et de la justice pénale, qui conduisent à un réengagement des usagers au sein des structures de l’État, qui recréent un lien entre tous, qui incitent non plus à fuir les institutions, mais à collaborer avec elles ? Est-ce que des modèles tels que le programme de mesures de rechange serviront, à terme, à étendre insidieusement, et toujours plus loin, le pouvoir de l’État sur les gens, le contrôle social, le filet pénal ? Est-ce que nous devrions critiquer, à l’abri de perspectives foucaldiennes entendues dans leur sens le plus restreint, le fait que le système pénal ne se contente plus d’apprendre à ses débiteurs à le subir, qu’il ne se contente plus de forcer des accusés à reconnaître leur responsabilité et à lui donner raison, mais que les accusés doivent désormais aussi apprendre, « cerise sur le sundae », à l’apprécier sincèrement ?

Ou au contraire, peut-on voir ici les prémisses d’une tentative de réforme pénale ? Si l’on se demande comment on peut interpréter les notions de décriminalisation et de dépénalisation, il faut rappeler que l’abolition du pénal ne passe pas par l’abolition des institutions comme la police et les tribunaux mais par le remplacement de la rationalité pénale (Hulsman et Bernat de Celis, 1982). Pour autant, suffirait-il de donner à des structures de justice froides un nouveau rôle structurant, constructif et humain ? Le programme de mesures de rechange québécois est-il en train de démontrer une pénalisation du social, ou au contraire une socialisation du pénal ? Et si oui, comment y contribue cet étrange pouvoir qu’est celui de la justice réparatrice ? La présente recherche prouve que ce débat, loin de se terminer, ne fait au contraire que commencer.

Conclusion

La recherche scientifique atteste un lien ambigu entre justice réparatrice et réinsertion, ou encore entre justice réparatrice et récidive. Alors que l’ensemble de la communauté scientifique spécialisée se refuse à confirmer un lien causal entre ces deux concepts, elle continue à démontrer un intérêt majeur pour la question. Mais plus les connaissances s’approfondissent, moins l’on semble parvenir à distinguer la nature des variables à l’oeuvre. Cette recherche a permis d’illustrer ce paradoxe, en prenant pour point d’observation un programme mixte récemment implanté au Québec. Le programme de mesures de rechange se dessine comme une tentative de proposer une mesure de réparation et un rejet des accusations, en lieu et place d’une peine, mais sans pour autant retirer la contribution des acteurs traditionnels de la justice. Les résultats indiquent une reprise de confiance des accusés dans la justice, et un désir net de s’engager dans la réparation. Cependant, cet effet ne serait pas généré par une étape particulière (la présence ou l’absence d’un acteur professionnel ou d’une procédure). Il ne serait pas non plus dû à un type de mesure en particulier (remboursement, initiative ou travail, quelle que soit son ampleur) ni généré par l’issue du programme (l’expectative d’un rejet des poursuites). L’effet réparateur du programme proviendrait de son ton général, de l’approche employée, qui est incarnée autant par le rôle des professionnels que par l’inflexion des étapes proposées. Le tout conduit à complexifier considérablement la réflexion autour de la nature réparatrice ou mixte de certains programmes, et leur impact sur l’enjeu de la réinsertion sociale.