Corps de l’article

Introduction

Le concept d’honneur, plus connu dans un contexte interculturel, permet de comprendre certaines sources d’inégalités entre les sexes, entraînant des situations de violences qui touchent les femmes. Bien que ce concept soit utilisé pour analyser certaines situations dans différentes dénominations religieuses (Mojab, 2012) et dans son lien avec le concept même de religion (Schwab, 2021), ce dernier est peu utilisé dans les écrits scientifiques portant sur les groupes dits sectaires et encore moins pour comprendre la vie quotidienne de femmes vivant dans celles-ci. Pourtant, deux décisions juridiques utilisent le concept d’honneur pour traiter des violences auxquelles sont confrontées certaines femmes dans des mariages polygames et des communautés patriarcales (R. c. Shafia, 2016 ONCA 812 ; article 293 Code criminel du Canada, 2011 BCSC 1588). De plus, le rapport de Guilbault, Ouaknine, Sall et Sirois (2015) note l’importance d’utiliser le concept d’honneur pour comprendre certaines violences observées lors de dérives sectaires. Malgré ces appels à l’usage de cette notion, ces documents nomment la pertinence du concept sans comparer la réalité quotidienne des femmes vivant dans ces communautés. Cet article a pour but de remédier à ce vide de connaissances en comparant le quotidien de femmes vivant ou ayant vécu dans ces deux types de communautés. La comparaison de leurs réalités permettra de comprendre la pertinence ou non du concept d’honneur pour cerner les formes de violence qui marquent la vie quotidienne de ces femmes.

Pour atteindre ce but, l’article présente une définition du concept de violence basée sur l’honneur et de groupes sectaires. Il propose ensuite un cadre d’analyse basé sur le concept de patriarcat et de violence coercitive. Après quoi, la méthodologie qualitative employée est décrite et les résultats sont présentés. Ces derniers permettent de mettre en évidence la structure de contrôle dans les contextes communautaires à l’étude, le rôle des femmes dans la transmission des normes et l’imposition de sanctions, et les pratiques d’autorégulation utilisées par les femmes vivant dans ces communautés.

La violence basée sur l’honneur

Bien que cette notion de violence basée sur l’honneur ne fasse pas nécessairement l’unanimité et qu’il n’existe pas non plus de consensus (Korteweg, 2012 ; Lamboley, 2016), elle nomme cependant un contexte de violence spécifique et doit être vue comme un élément constitutif du continuum des violences basées sur le genre (Lamboley, 2016). Selon Baker et al. (1999) et la définition des crimes « d’honneur » reprise par l’entité des Nations Unies pour l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes, ONU-Femmes (2011), toute définition de la violence commise au nom de « l’honneur » devrait comporter trois éléments clés : 1) une pression de la collectivité ou de la famille qui contribue à aggraver cette honte ou à vouloir l’effacer ; 2) la honte ressentie par un homme qui a perdu ce pouvoir de contrôle ; 3) un pouvoir de contrôle sur la conduite d’une femme. C’est la raison pour laquelle la définition suivante a été retenue pour les fins de cet article :

La violence basée sur l’honneur est toute forme de violence psychologique, physique, verbale, sexuelle, économique et spirituelle motivée par le désir de protéger ou restaurer l’honneur ou la réputation d’un individu, d’une famille ou d’une communauté. La violence basée sur l’honneur est utilisée pour contrôler le comportement social ou sexuel d’une personne afin que celle-ci se conforme à des normes, des valeurs et des pratiques liées à des traditions ou coutumes d’un groupe donné. Elle peut aussi être utilisée en guise de sanction ou correction du fait d’un comportement jugé ou perçu inapproprié. Ce type de violence peut être exercé par un ou plusieurs membres d’une même famille y compris la famille étendue, ou d’une communauté.

Kamateros et Nahabedian, 2016, p. 51

Plusieurs auteures ajoutent qu’il s’agit donc de violences planifiées pour lesquelles plusieurs membres d’une famille, voire d’une communauté, prennent part et pour lesquelles ils ne montrent pas de remords, se considérant comme les victimes du comportement de la personne qui est contrevenu à cet honneur (Geadah, Miville-Dechêne et Ali-Diabacte, 2013 ; Jimenez, Cousineau, Tanguay et Arcand, 2017). De ce fait, préserver ou restaurer l’honneur n’est alors pas vu comme une atteinte à la liberté d’une personne, mais plutôt comme une reconnaissance publique de respectabilité (Eid, 2007). Dans ce contexte, pour saisir si le concept d’honneur est pertinent pour comprendre la réalité dans certaines communautés sectaires, il faut définir les groupes qui peuvent être reconnus comme tels.

Qu’est-ce qu’un groupe sectaire

Malgré une diversité d’expressions utilisées, les auteurs rapportent trois caractéristiques essentielles pour qualifier un groupe de sectaire. Il faut toutefois noter que la priorité accordée à chacun de ces critères varie selon les auteur.es (Casoni, 2000 ; Lalich et McLaren, 2018 ; Stein, 2021). Premièrement, il doit être organisé autour d’une figure d’autorité et la relation qui unit le leader et les membres est une relation de dépendance (Almendros, Gamez-Guadix, Rodriguez-Carballeira et Carrobles, 2011 ; Lalich et McLaren, 2018 ; Stein, 2021). D’un côté, le leader a besoin de la reconnaissance et de l’amour constant des membres pour se sentir omnipotent. D’un autre côté, les membres ont besoin de s’associer au leader pour sentir que leur vie a un sens et qu’ils sont uniques (Casoni, 2000). Grâce à cette relation, le leader peut donc avoir une emprise sur les choix, les décisions et les comportements des membres. Cette relation de dépendance conduit le membre à normaliser son autonomie limitée comme le prix de son engagement, de son accès au salut et de son sentiment de sécurité spirituelle, financière, sociale ou psychologique (Casoni, 1996, 2000 ; Lalich et McLaren, 2018 ; Roy, 1998). Deuxièmement, un groupe sectaire présente un fonctionnement groupal qui assure le maintien de la cohésion et l’engagement des membres. Dans la plupart des cas, le groupe partage une vision manichéenne du monde. Cette représentation peut conduire les groupes à des degrés divers de séparation avec le monde social, ce qui peut favoriser l’isolement des membres. De plus, dans ce fonctionnement groupal, le pouvoir est généralement partagé par un nombre restreint de personnes, ce qui peut faciliter le contrôle de la vie quotidienne (Lalich et McLaren, 2018). Enfin, troisièmement, le groupe sectaire doit mettre en place un système de contrôle qui assure la conformité des membres aux normes et aux règles du groupe et qui assure la sanction de ceux qui s’éloignent des normes et de la mission du groupe (Lalich et McLaren, 2018 ; Stein, 2021). Il est à noter que nombre de recherches portant sur les groupes dits sectaires sont souvent opposées aux recherches portant sur le religieux contemporain. Plusieurs sociologues s’interrogent sur l’effet des recherches sur la victimisation dans les groupes dits sectaires sur la stigmatisation des croyant.es. Certains questionnent même l’impact de ces savoirs sur l’oppression de libertés religieuses (Barker, 2013 ; Dericquebourg, 2013 ; Fokas et Richardson, 2018), Lalich et McLaren (2018) précisent toutefois que l’étude de groupes sectaires se concentre sur l’analyse de groupes ou d’organisations dans lesquels les choix des membres sont contraints et leur autonomie est parfois inexistante, que ces groupes soient d’orientation religieuse ou non.

Deux contextes différents, mais de grandes similarités

Un contrôle marqué par la coercition

Les définitions de ces deux types de contexte permettent de constater que le contrôle est un élément constituant de la vie communautaire. Que ce soit dans un contexte migratoire et interculturel où l’honneur est valorisé ou bien en contexte sectaire où le respect de la mission du groupe est impératif, tout peut être prétexte au contrôle (Boudjak, 2007 ; Hassan, 2021). Il n’existe pas de code encadrant l’honneur, il s’agit plutôt de règles floues et implicites édictées par les hommes pour contrôler les femmes (Boudjak, 2007). Geadah et al. (2013) font remarquer que, dans un système patriarcal marqué par l’honneur, le contrôle peut s’effectuer par l’ensemble des hommes de la famille ou de la communauté sur l’ensemble des femmes de cette famille ou de cette communauté. De ce fait, « [ce] code de l’honneur constitue un outil de contrôle social redoutable, qui vise à maintenir et à renforcer un système patriarcal qui opprime les femmes et nie leur autonomie et leurs droits » Geadah et al. (2013, p. 42). Comme le souligne d’ailleurs Schwab (2021), il existe dans ces groupes une diversité de morales, philosophies sous-jacentes qui appuient le contrôle coercitif. Bien qu’une diversité de notions soit utilisée pour nommer le contrôle quotidien dans les groupes sectaires (Lalich et McLaren, 2018 ; Lifton, 2019 ; Stein, 2021), ces auteur.es s’entendent pour dire que le leader, les membres et le groupe peuvent recourir à des mécanismes de contrôle dans le but d’assurer la conformité des membres à la parole du leader. Contrairement au concept d’honneur, les études scientifiques sur le contrôle en contexte sectaire analysent peu le rôle du genre (Lalich et McLaren, 2018 ; Stein, 2021). Les chercheurs s’attardent plutôt à identifier les espaces de contrôle que les contraintes imposées aux femmes. Par exemple, Lalich et McLaren (2018) précisent que ces mécanismes de contrôle ciblent les comportements, l’accès à l’information, le contrôle de certaines pensées et de certaines émotions. Ainsi, le groupe peut réguler l’espace de vie quotidienne du membre, les personnes avec lesquelles il peut avoir des interactions sociales ou encore les modes de divertissement auxquels il a accès.

Une organisation sous un régime patriarcal

Dans son sens littéral, le patriarcat est défini comme étant la « domination du père ou de droit du père » (Pateman, 1988, p. 47). Pour Carole Pateman (1988, p. 44), ce terme est controversé et il est associé à une forme de pouvoir qui « renvoie spécifiquement à l’asservissement des femmes et identifie la forme de droit politique que tous les hommes exercent du simple fait qu’ils sont des hommes ». D’autres auteur.es lient, quant à eux, le patriarcat au concept d’honneur, que ce dernier soit en lien avec le statut social (Pitt-Rivers, 1966) ou avec la dimension sexuelle (Boudjak, 2007 ; Geadah et al., 2013). Les auteures de l’avis du Conseil du statut de la femme énoncent que, dans un système patriarcal, « l’honneur dépend du comportement masculin (viril et agressif) tandis que le déshonneur repose surtout sur la vertu des femmes liée à leur chasteté » (Geadah et al., 2013, p. 36). D’après Lamboley (2016), cette fondation patriarcale des relations homme-femme a un ascendant sur les violences basées sur l’honneur dans la mesure où il va avoir un effet catalyseur sur toutes les dimensions de la vie des femmes, notamment quant au rôle social et sexuel qui est attendu d’elles. Dans la même veine, même si peu de recherches portant sur les groupes sectaires s’attardent à la structure patriarcale de ces groupes (Heimlich, 2011), les recherches analysant le quotidien de certains groupes, dont les groupes polygames qualifiés de sectaires, traitent de la division des rôles sociaux selon le genre. Ces recherches constatent que les rôles sociaux attribués aux femmes sont souvent naturalisants, les contraignant ainsi à une participation sociale orientée vers la reproduction et le service, dont l’éducation et le soin des enfants (Boeri et Boeri, 2009 ; Pelland, 2011). Dans un contexte culturel ou sectaire, le rôle dévolu à la femme peut limiter le contrôle qu’elle peut avoir sur son corps (mariage, naissance, sexualité) ainsi que son autonomie financière, ce qui peut restreindre les occasions de quitter ce type de communauté (Casoni, 2000 ; Lamboley, 2016). En contrepartie, les autres membres de la communauté peuvent avoir un contrôle sur le corps de certaines femmes ainsi que sur leur autonomie corporelle. Le respect de cette structure du pouvoir peut donc favoriser une infantilisation des femmes qui ne peuvent prendre de décisions concernant leur vie quotidienne et exprimer leur désaccord avec les hommes de la communauté (Casoni, 2000 ; Lamboley, 2016).

Le concept de contrôle coercitif

Une comparaison des écrits portant sur les groupes au sein desquels les violences basées sur l’honneur sont présentes (Geadah et al., 2013 ; Lamboley, 2016 ; Jimenez et al., 2017) et les groupes sectaires (Stein, 2021 ; Pelland, 2011) permet de constater le rôle central du contrôle coercitif dans ce type de communauté. Le concept de contrôle coercitif a été étudié par Stark (2007). Sa définition fait figure de référence dans plusieurs articles récents (Hlavaty et Haselschwerdt, 2019 ; Jackson, Lynch et Testa, 2020). Sa définition apparaît donc comme un cadre théorique incontournable pour la compréhension de l’expérience de femmes immigrantes et vivant au sein d’un groupe sectaire comme les femmes mormones polygames. Stark (2007) définit le contrôle coercitif comme des mécanismes, principalement non violents, qui permettent d’humilier, d’exploiter, de réglementer et de microgérer la vie quotidienne de femmes. Pour cet auteur, le contrôle coercitif permet de conserver un pouvoir de type patriarcal dans le couple ou encore dans un groupe souvent conservateur, en permettant le maintien d’inégalités basées sur le genre. Stark (2007) conclut que le contrôle coercitif a pour but d’assurer la subordination de femmes en contexte conjugal ou l’asservissement de celles-ci dans des communautés dites traditionnelles, des communautés où le choix des femmes est contraint, dicté par l’époux, le leader et la communauté dans son ensemble. Dans les groupes où le contrôle coercitif est intégré au fonctionnement communautaire, la définition des rôles de genre permettra la normalisation des mécanismes de contrôle et la justification du pouvoir des hommes sur les femmes, et les limitations importantes imposées sur leur autonomie et leurs libertés. En fait pour Stark (2007), le contrôle coercitif permet à certains hommes et certains groupes de contraindre les femmes à satisfaire leurs besoins. Il permet d’exploiter leur force de travail et d’exercer un contrôle financier sur elles. Il faut noter que le contrôle coercitif a un caractère immédiat lorsqu’il est employé. Il permet à son auteur d’arriver à ses fins rapidement sans avoir recours à la violence physique. La seule menace, même diffuse, peut annihiler toute capacité de prise de conscience de la violence, voire de résistance à celle-ci. La femme arrive donc à comprendre qui a le pouvoir de prendre des décisions et quelles seront les conséquences du non-respect des règles mises en place. Ces sanctions de la défiance à la norme édictée par le groupe sont la preuve matérielle de l’efficacité de ces tactiques coercitives, puisqu’elles deviennent l’exemple de la norme à suivre pour l’ensemble des femmes d’une communauté. Stark (2007) observe que la personne qui détient du pouvoir peut en arriver à avoir un contrôle omnipotent sur la femme qui contrevient à la norme édictée. Cette personne peut mettre en place les sanctions de son choix sans craindre de représailles de la communauté.

Démarche méthodologique

Il faut comprendre que la vie en contexte sectaire peut présenter des réalités très variables d’un groupe à un autre (Lalich et McLaren, 2018 ; Stein, 2021). Pour saisir la pertinence ou non du concept d’honneur en contexte sectaire, le corpus d’entretien de deux recherches réalisées auprès de communautés patriarcales a été comparé. Ainsi, les données colligées auprès de 11 femmes immigrantes[2] ont été comparées aux données colligées auprès de 30 femmes ayant grandi dans différentes communautés mormones polygames canadiennes et américaines. Au regard des difficultés de constituer ces échantillons (communautés fermées, sujet tabou, barrière de la langue), les femmes rencontrées ont été recrutées grâce à des personnes-ressources et à des annonces dans des organismes intervenant auprès de ces femmes. Malgré le risque d’introduire des biais en utilisant ces stratégies, ces moyens étaient les seuls disponibles pour joindre ces participantes.

Les femmes qui ont vécu dans des communautés polygames peuvent être qualifiées de sectaires en raison de leurs fonctionnements (Bennion et Joffe, 2016 ; Pelland, 2011). Ainsi, leur vie quotidienne était organisée autour de la parole d’un prophète et vers l’objectif ultime d’accéder au paradis. Dans ce contexte, elles ont grandi dans un groupe relativement clos. Elles ont été scolarisées dans la communauté et peu d’entre elles ont occupé des emplois à l’extérieur du groupe. Parmi les femmes immigrantes, trois d’entre elles vivaient dans leurs familles qui les menaçaient d’organiser un mariage forcé. Au moment des entrevues, une était encore mariée et sept autres avaient quitté leur partenaire et avaient été ostracisées en totalité ou en partie de leur communauté culturelle, ici comme dans leur pays d’origine. Parmi les femmes polygames, 15 vivaient toujours dans la communauté polygame et 15 l’avaient quittée. L’ensemble de ces données a été colligé entre 2005 et 2020. Le passage du temps n’a pourtant pas modifié substantiellement le discours des femmes, d’où notre décision de comparer. Pour trianguler ces données, des biographies publiées par d’anciennes membres de ces communautés (Blackmore, 2020 ; Jeff, 2017 ; Jessop et Palmer, 2007) et des décisions juridiques (R. c. Blackmore, 2017 BCSC 1288 ; R. c. Shafia, 2016 ONCA 812 ; article 293 du Code criminel du Canada, 2011 BCSC 1588) ont été analysées.

Afin d’étudier le discours de ces femmes, deux stratégies ont été utilisées : l’analyse thématique et l’analyse systémique. L’analyse thématique consiste à « procéder systématiquement au repérage, au regroupement et, subsidiairement, à l’examen discursif des thèmes abordés dans un corpus » (Paillé et Mucchielli, 2017, p. 232). Ce type d’analyse a permis de mettre en lumière le rôle des femmes dans le processus de socialisation, de surveillance et de contrôle communautaire. L’analyse systémique permet de repérer dans les données les catégories d’interaction, d’appréhender « les formes attitudinales d’échanges ». Cette analyse a permis de reconnaître les systèmes d’interaction entre les femmes et les autres membres de la communauté et de cerner les règles implicites qui influencent leurs décisions et comportements dans la communauté (Paillé et Mucchielli, 2017). Ces stratégies d’analyse ont permis de ressortir quatre thématiques communes aux réalités des femmes rencontrées : le contrôle patriarcal communautaire ; le contrôle exercé par les femmes sur les autres femmes ; le contrôle de soi ; et les demandes de soutien. Celles-ci seront abordées dans les paragraphes qui suivent.

Résultats

Le contrôle patriarcal communautaire

Les femmes rencontrées qui vivent ou qui ont vécu dans une communauté immigrante où l’honneur est valorisé ou celles ayant grandi dans une communauté polygame sectaire constatent le contrôle exercé sur elles au quotidien par une diversité d’acteurs communautaires. Comme le précise Chloé, ce contrôle est exercé par le père, mais également soutenu par l’ensemble de la communauté.

C’est mon père le roi de la maison, c’est lui qui décide. On n’a pas le choix de décider par nous-mêmes de quoi que ce soit. […] J’ai peur de le dire [que j’ai un chum] parce que je ne sais pas ce qui va arriver si je dis quelque chose, il va y avoir des conséquences. […] Il va se fâcher [mon père] […]. Il m’apporte là-bas [nom du pays d’origine], il me marie et ne m’apporte plus ici [au Canada]. Je l’ai vu et j’ai compris que, dans notre pays, dans notre village, il peut tuer sa fille, il peut forcer sa fille, il peut frapper sa fille pour que les gens [de la communauté] ne disent rien sur les parents et qu’ils disent que ce monsieur-là a fait quelque chose de bien.

Chloé, immigrante, menacée d’un mariage forcé

Elle reconnaît d’une part l’omnipotence du contrôle paternel, mais elle identifie également que les conséquences associées à la déviance de la norme peuvent être importantes, allant de la punition corporelle au mariage arrangé, voire à la mort. Elle reconnaît même que ces différentes formes de sanctions suscitent peu de réactions communautaires et qu’elles sont valorisées. À l’instar de Chloé, Susie reconnaît le contrôle des hommes de sa communauté sur sa trajectoire. Bien qu’elle ne considère pas le recours à la violence comme un moyen de contrôle utilisé, elle note que seule l’obéissance aux hommes lui permettra l’accès au paradis :

Je ne me souviens pas d’un moment dans ma vie où l’on ne m’a pas dit que mon rôle dans la vie était de grandir et de devenir une épouse dans un mariage pluriel. On m’a appris […] que je devais être obéissante à mon père, aux dirigeants de la prêtrise et aux hommes du clergé, et après mon mariage, à mon époux. On m’a dit que si j’étais bonne – ce qui veut dire être obéissante -, je serais sauvée.

Susie, ancienne polygame

Il faut donc noter qu’une vie hors du paradis pour le groupe de Susie est comprise comme l’ultime sanction imposée aux personnes déviantes. Ce type de punition peut avoir des effets sur la vie quotidienne des femmes comme l’accès à des biens essentiels pour assurer leur survie. Dans ce contexte, la menace de l’exclusion du paradis, qui peut être considérée comme une violence imaginaire, a des conséquences réelles qui peuvent favoriser l’augmentation du contrôle coercitif sur les femmes. Dans ce contexte, la vie quotidienne de Chloé est comparable à celle de Susie, elles vivent sous l’oppression de la norme imposée par un homme, que celui-ci soit leur père ou un leader de la communauté, même si la violence de la sanction dépeinte par Susie semble moins importante.

Les récits de Chloé et Susie permettent de constater que la voix des jeunes femmes est peu ou pas entendue lorsque des décisions les concernant sont prises. Les expériences d’Élodie et de Carolyn permettent même de constater qu’au-delà de l’absence de choix, les femmes peuvent également être utilisées comme instrument d’alliance patriarcale entre deux familles, au détriment d’alliances féminines qui sont structurellement plus fragiles. Élodie raconte ainsi :

Mon père a obtenu l’information qu’il avait encore son frère, qu’il pensait mort dans les guerres. À ce moment-là, les deux familles se sont rencontrées et le père de mon mari, il m’a vue, pis dans les trois soeurs, c’est moi qu’il a choisie. […] Puis mon père a dit : « OK, comme vous voulez, je n’ai pas d’objection. » Et puis les deux familles se sont mises d’accord, ils n’ont pas demandé mon opinion à propos de ça. Après une heure et demie, le monsieur est venu avec mon mari et ont décidé que le mariage se ferait deux mois plus tard.

Élodie, immigrante, mariée de force

Carolyn va plus loin dans sa description des circonstances de son mariage arrangé en précisant qu’elle était un élément d’une négociation commerciale :

Ce n’est que bien plus tard que j’ai appris que je faisais partie d’une transaction commerciale, un moyen pour Merril de rentrer dans les bonnes grâces de mon père après que celui-ci a intenté un procès contre lui. […] Je savais que je ne voulais pas que Merril me tienne la main ou me touche. […] Mais j’avais été suffisamment conditionnée pour croire que c’était un test de Dieu que Merril et moi devions subir et réussir.

Carolyn, citée dans Jessop et Palmer, 2007, p. 77

Le discours de Chloé, Susie, Élodie et Carolyn permet de saisir qu’elles ont peu de poids dans la prise de décisions quotidiennes, mais également dans celles concernant leur mariage, ce dernier étant arrangé ou forcé par un tiers. Elles sont ainsi mises devant le fait accompli, soit la conclusion d’un arrangement. De plus, certaines d’entre elles rapportent qu’en raison de leur genre, elles n’ont pas de légitimité dans le groupe, elles ne peuvent exister que sous la tutelle du père, d’un mari ou d’un leader :

J’ai un cousin lointain en [nom du pays] qui a entendu parler… parce qu’avec Internet, ça va vite et ça a fait le tour. Il a dit : « Bon, si personne à Montréal ne la veut, moi je la veux. » […] Ça ne se peut pas, c’est le cauchemar, c’est quoi que je vis ? [pleurs] Je ne peux pas décider ? […] Je ne suis pas encore divorcée et là, il y a déjà un autre mariage !

Chercheure : Ce n’est pas possible de vivre seule sans être mariée ?

C’est ça, c’est mal vu […]. C’est comme une putain là. Tu vas aller coucher d’un bord pis de l’autre.

Isabelle, immigrante, mariée de force

Quand j’ai décidé de quitter la communauté, mon premier mari venait de mourir. Après 20 ans de mariage, ils m’ont placée avec un autre homme pour être son épouse sept jours plus tard. J’ai réalisé que dans ma communauté, j’avais toujours été sous le contrôle des hommes, le prophète, mon père, mon frère, mes fils ou les fils de mon mari […]. Mes choix ont toujours été approuvés par un homme.

Jacky, ancienne polygame

Ces femmes constatent être ainsi infantilisées. Elles ont un statut communautaire qui les place sous « la protection » d’un homme qui devient le gardien de leur pureté morale et sexuelle. Les hommes s’assurent du contrôle des femmes afin de protéger leur honneur ou leur accès au paradis.

Il ressort des analyses que certaines femmes se résignent à se sacrifier au nom de l’honneur de la famille ou pour accéder au paradis. Florence, Élodie et Lena soulèvent cette idée de « sacrifice » en cédant à un mariage arrangé, voire forcé :

Au début, je n’étais pas prête pour ça, mais mon père me le demandait. Et puis moi, je lui demandais : « Pourquoi moi je dois donner ce sacrifice ? » Et puis mon père a dit que : « Non, ce n’est pas un sacrifice, ça va être un honneur pour toi parce que moi je suis en train de décider pour toi », mais je n’étais pas d’accord avec tout ça.

Élodie, immigrante, mariée de force

J’ai refusé de me marier avec un homme plus âgé. Mon père m’avait toujours dit que je pouvais refuser l’homme qui me serait proposé […]. Tout le monde a été offensé par mon choix, mon père, ma mère, mes autres mères. Quand ils ont compris que je ne changerais pas d’avis, ils m’ont envoyée travailler pour une famille dans un autre pays. Après six mois, mon père est venu me voir et m’a demandé : « Tu veux l’épouser maintenant ? » J’ai dit oui parce que ma vie était déjà misérable, elle ne pouvait pas être pire, j’ai accepté leur choix parce que sinon je ne serais jamais une déesse [femme acceptée au paradis].

Lena, polygame

Dans ces propos, le sacrifice devient une épreuve qu’elles doivent traverser au nom de l’honneur du père ou au nom de Dieu. Il devient la preuve de leur attachement envers la famille, la communauté, la norme collective. Il faut comprendre que ces femmes ont été soumises à une socialisation hétéronormative qui transmet une définition restreinte des rôles de genres ; une socialisation qui décrit la « bonne femme » comme étant celle qui obéit aux valeurs groupales. La communauté leur rappelle également fréquemment par les sanctions imposées qu’il n’y a pas de place pour les femmes insoumises. Les participantes à la recherche qui sont l’objet de violences en arrivent même à tolérer, voire accepter, celles-ci, parce que les témoins de la violence approuvent les gestes violents par leur inaction et leur silence.

Je continuais de vivre avec eux, je pensais que c’était normal […]. Quand il venait, il me frappait, il me battait. […] Quand il repartait, j’avais comme une distance, pis il venait pour un mois, quelques semaines, et il partait. J’ai dit : « OK, je subis ça, pis je continue pour l’honneur de ma famille, pis la famille d’eux autres. »

Florence, immigrante, mariée de force

À 16 ans, je voulais vraiment me marier, respecter la volonté de Dieu. À cette époque, je n’avais jamais embrassé un garçon […]. Une heure avant la cérémonie, ma mère m’a dit de me souvenir que mon mari serait le chef de la prêtrise dans la famille et qu’il m’instruira dans tous les domaines, je devais l’écouter. Il allait donc m’apprendre ce qui se passe entre un homme et une femme. […] Je n’ai pas eu une belle expérience la première fois et les fois d’ensuite. Il était violent. Il m’a battue à plusieurs reprises. Les membres de la communauté et mes soeurs-épouses ne disaient rien.

Mandy, ancienne polygame

Bien que ces participantes soient membres de communautés distinctes, il est difficile de distinguer leurs réalités. Que le contrôle soit exercé au nom de l’honneur ou au nom de l’accès au paradis, l’oppression communautaire dont elles font l’objet est similaire. Elles ont toutes des espaces de choix excessivement limités. Le contrôle dont elles sont l’objet peut être décrit à la fois comme intrusif et invasif (Savoie et al., 2018). D’une part, les femmes ont des espaces d’intimité limités, tout ce qui les concerne peut faire l’objet de surveillance. D’autre part, le contrôle exercé sur leur quotidien est toléré par le silence communautaire et par l’approbation sociale de ceux qui l’utilisent pour faire respecter la norme.

Contrôle par et envers les femmes : entre victimes et agentes de contrôle

Qu’elles agissent de façon contrôlante vis-à-vis des autres femmes pour leur propre protection, qu’elles perpétuent certains fondements patriarcaux du fait de leur position dans la communauté, la famille ou le groupe sectaire, ou qu’elles ferment les yeux sur le contrôle exercé sur leurs pairs, les analyses montrent que les femmes jouent un double rôle dans ce contrôle communautaire. Ces gardiennes de l’honneur se trouvent être à la fois victimes et agentes de celui-ci. Par leur comportement ou par leur silence face aux comportements violents, elles permettent, consciemment ou non, d’humilier, d’exploiter, de réglementer la vie quotidienne des autres femmes de leur cellule familiale ou communautaire. Cette violence a un caractère circulaire, d’ailleurs, pour Schwab (2017) : « le crime d’honneur commis par des femmes devient une particularité qui, par son écart avec la généralité, illustre la complexité du système : les femmes sont parties prenantes du processus physique et discursif qui vise à les subordonner » (p. 133). Plusieurs situations ou comportements contrôlants sont ressortis des données.

Afin de préserver la réputation familiale, il est important que les filles aient une conduite irréprochable au regard des autres personnes de la communauté. Les femmes peuvent être tenues responsables pour le comportement des autres femmes de la famille. Une mère peut être tenue responsable pour avoir mal éduqué sa fille et ainsi être rejetée de la communauté ou encore être traitée de mauvaise mère. L’honneur ou l’accès au paradis passe par le contrôle du corps des femmes dont on régule la sexualité en limitant la liberté de mouvement (Welchman et Hossain, 2005). Chloé explique que :

[…] ma mère, elle me checke dans mon sac, qu’est-ce que j’amène, quel numéro j’ai. Avant j’avais le droit de maquillage, maintenant c’est interdit, le maquillage […]. Je vais à l’école le matin, elle sait que ça me prend quarante-cinq minutes. Après, dès que mon école [est terminée], j’ai trois minutes de retard, elle me demande : « Qu’est-ce que tu as fait ? Où tu étais ? […] » Quand je vais dehors, c’est avec ma mère ou avec ma soeur.

Chloé, immigrante, menacée d’un mariage forcé

Le témoignage de Jeanne, une mère dont les enfants sont restés dans la communauté polygame dite sectaire, montre à quel point la respectabilité d’une mère dans la communauté passe par l’éducation de ses enfants.

Je suis vraiment fière, mes huit enfants sont tous encore membres de notre communauté. Ils ont des familles et ils sont heureux (cinq filles et trois garçons). Ils vivent tous selon les préceptes de notre prophète. Je suis fière. Je crois que je suis respectée dans la communauté parce que je suis l’une des seules avec quelques femmes à avoir préservé mes enfants. […] J’ai été sévère, mais j’ai été récompensée.

Jeanne, polygame

Que ce soit en contexte culturel ou sectaire, lorsque le système d’organisation de la communauté repose sur l’honneur ou l’accès au paradis, les femmes subissent de la pression du groupe pour faire respecter des normes jugées ou perçues acceptables par l’ensemble de membres.

Les analyses permettent de constater que des femmes peuvent bénéficier d’une certaine influence dépendamment de la place qu’elles occupent dans la hiérarchie familiale. Par exemple, dans certaines communautés culturelles, avoir le statut de belle-mère se résume ainsi : « c’est atteindre sa valorisation. L’achèvement de son identité est d’être belle-mère pour dominer à son tour sa belle-fille. En devenant belle-mère, elle atteint la finalité de sa vie et gagne enfin sa place au sein de l’espace social » (Leo, 2003, p. 81). La belle-mère peut exercer son privilège de contrôle en rapportant à son fils tous les faits et gestes que pose sa belle-fille pour qu’il « corrige » son comportement, ou en lui administrant toutes les tâches ménagères. Imane nous raconte que :

Ma belle-mère a tout tourné contre moi et puis ma belle-mère a commencé à me menacer de m’envoyer, de me déporter au [nom du pays], puis ils ont détruit mon passeport, mes papiers d’immigration. Ma belle-mère a dit : « Bien tu ne parles plus, tu restes en silence, tu es ici, il faut que tu sois heureuse, tu fais le ménage, tu cuisines, tu manges, tu nous fais à manger, c’est ça que tu dois faire. Tu n’as pas d’autres choses à faire, tu ne questionnes pas. »

Imane, immigrante, mariée de force

Dans un contexte sectaire polygame, ce n’est pas le statut de belle-mère, mais bien la femme favorite parmi les soeurs-épouses ou la première épouse qui peut exercer ce contrôle ou ce pouvoir sur les autres femmes. Meredith explique que :

Dans ma famille et dans plusieurs familles, la première épouse a plus de pouvoir parce qu’elle a un statut légal, elle a donc plus de droits. […] Dans ma famille, la première épouse avait beaucoup de pouvoir sur les autres mères : elle distribuait l’argent, elle allouait les chambres aux enfants et aux soeurs-épouses. Dans la famille de mon époux, c’est la troisième épouse qui a plus de pouvoir. […] Elle avait peur que je prenne sa place dans le coeur de Ron, elle me surveillait constamment et elle demandait aux autres de me surveiller.

Meredith, ancienne polygame

Les femmes, qui vont user de cette valorisation et de ce pouvoir, vont engendrer un climat de menaces et de peur dans le but de neutraliser tout désir de résistance et de désobéissance de la part des autres femmes, rendre la dénonciation de la situation difficile et, ainsi en retour, préserver leurs prérogatives.

Dans un contexte comme dans l’autre, le silence ou la non-dénonciation des autres femmes quant aux violences subies par leurs pairs font d’elles des agentes de ce contrôle en créant un climat d’omerta et en protégeant les agresseurs de crimes aussi graves que des agressions sexuelles ou encore des voies de fait :

Elle [ma tante] était au courant, mais elle disait que ce n’était pas vrai, que je mentais. Elle était au courant parce qu’elle a su ce que j’ai dit. J’ai dit que son mari m’a violée (pause). Oui, ça je lui ai dit. Elle était au courant, c’est inévitable, elle était au courant. Je ne sais pas si elle était au courant de l’arrangement [transaction financière entre mon oncle et ma grand-mère pour me marier], mais du viol par contre elle était au courant, mais vu son manque d’action, je ne sais pas le reste.

Anane, immigrante, mariée de force

Lorsque je vivais dans la communauté, j’ai souvent vu des hommes frapper leurs femmes, des mères frapper leurs enfants. Des fois, des femmes arrivaient à l’église avec des blessures et personne ne [devait] rien dire. Dans ma famille, j’ai souvent fermé les yeux devant la violence […]. Aujourd’hui, après cinq ans de vie loin du groupe, je me sens coupable d’avoir participé, par mon silence, à la violence !

Kathleen, polygame

Les femmes ne font pas juste taire la violence lorsqu’elles en sont témoins, elles participent parfois activement à celle-ci. Des participantes iront jusqu’à parler de torture psychologique, voire de cruauté.

Mes belles-soeurs comme les femmes de mon beau-frère, tout le monde me maltraitait […]. On m’a donné beaucoup, beaucoup de travail à faire, tous les travaux domestiques. C’est devenu de plus en plus difficile pour moi. […] J’étais enceinte. Ma mère m’a dit : « C’est mieux que tu restes ici », mais en même temps, elle vivait beaucoup de pression de la société […]. Ma belle-soeur puis mon mari sont venus me rechercher et après, ils ont continué la torture psychologique. Je faisais tout, tout, tout. Personne ne travaillait, sauf moi. Je faisais tous les travaux domestiques, je devais nettoyer la cuisine, le ménage, nettoyer les vêtements à la main, tout.

Léa, immigrante, mariée de force

Le reste de ses femmes ont commencé à s’en prendre à mes enfants. Elles ont dit à mes enfants que puisque j’étais en rébellion contre leur père, ils ne devaient pas obéir à ce que je leur demandais, sinon ils seraient punis […]. J’essayais de les garder aussi près de moi que possible, mais il y avait des moments où je ne pouvais pas les protéger […]. La cruauté s’intensifiait et je devais trouver un moyen de la faire cesser. Le sexe avec mon mari. Qu’est-ce que je pouvais essayer d’autre ?

Carolyn, ancienne polygame, citée dans Jessop et Palmer, 2007, p. 78

Dans un contexte comme dans l’autre, la violence sexuelle reste un sujet tabou dont les femmes parlent difficilement. Ces formes de violence peuvent pourtant avoir des conséquences importantes sur les femmes, allant même jusqu’à la dévalorisation du lien par leur.s enfant.s. Chez les femmes immigrantes rencontrées, même si la famille est peu associée à la violence sexuelle, indirectement elle peut s’en rendre complice (Diouf et Ghosn, 2009). Dans le cas où le mariage est forcé, les rapports intimes lors de la nuit de noces et parfois tout au long de la vie de couple, peuvent être qualifiés de viols. Même si cette violence est exercée par le mari, les parents et parfois même d’autres membres de la famille (tante, soeur) se rendent complices de ce viol qui devient, de fait, organisé. Les expériences de Ayaan Hirsi Ali et Paula permettent de le constater.

Tout cela me semblait terrifiant. Une assemblée, un drap ensanglanté : une sorte de viol organisé avec la bénédiction de la famille de Sahra. […] Le mariage se résumait à cela : une agression sexuelle accompagnée d’une humiliation publique.

Hirsi Ali, 2006, p. 155

Lorsque j’ai eu 15 ans, j’ai été mariée à Ron. Avant le mariage, je ne le connaissais pas. Mes mères étaient heureuses de ce mariage parce que Ron était un membre important de l’église. Une de mes mères m’a dit qu’il pouvait être violent avec moi, parce qu’elle sait qu’il frappait sa première épouse. À partir de ce moment, j’ai eu peur. J’en ai parlé à ma mère qui m’a dit de faire confiance à Dieu. Elle m’a aussi dit de garder la paix (keep sweet) et ma vie serait belle. Le jour de mon mariage, j’ai eu des relations avec mon mari, aujourd’hui je sais que c’était un viol.

Paula, polygame, 2018

La préservation de l’honneur ou de l’accès au paradis dans ces communautés met en exergue un continuum de violences exercées par un, une ou plusieurs membres de la communauté de façon isolée ou simultanée, et ce, à différents stades de la vie d’une femme : dès son plus jeune âge pour qu’elle intègre les valeurs de la communauté et dans sa vie de jeune épouse pour qu’elle joue le rôle qui est attendu d’elle.

Autorégulation de conduites comme mode de protection

Les femmes des communautés où l’honneur est valorisé et des communautés polygames dites sectaires intériorisent l’exigence de la conformité. Elles comprennent par les sanctions imposées à d’autres femmes que pour survivre, pour se protéger contre le contrôle coercitif et les sanctions violentes, elles doivent devenir leur propre agente de surveillance. Elles assurent donc à la maison et dans la collectivité une autorégulation de leurs conduites. Elles reconnaissent ainsi que la conformité à la norme est une stratégie de survie, un moyen pour atténuer les représailles potentielles comme l’ajout de contrôles coercitifs ou les sanctions violentes.

Si j’avais un chum [ce qui n’est pas le cas], je ne pourrais plus aller à l’école, je ne pourrais plus sortir de chez moi, et ils vont m’apporter au [nom du pays d’origine] pour me marier à un autre gars. À cause de ça, je ne veux pas causer de problèmes chez moi et c’est pour ça que je ne cherche pas de chum. Depuis ce jour, dès que je sors de l’école, je ne parle plus à personne. Je ne sais pas quand mon père va venir, peut-être si c’est un ami, il ne va pas comprendre, il va dire que c’est mon chum. Alors depuis ce jour, je ne parle plus à personne et je vais directement à la maison. C’est pour ça, je n’ai pas… j’ai peur d’avoir une conversation même avec des ami(e)s.

Camille, immigrante, menacée d’un mariage forcé

Camille est consciente que la surveillance de ses comportements est constante et qu’elle n’a pas toujours connaissance de la personne qui la surveille ; par conséquent, elle doit continuellement avoir un comportement exemplaire. Son discours permet de constater la peur qui l’habite d’être perçue comme déviante de la norme, même lorsqu’elle la respecte. Elle essaie donc d’éviter les situations qui pourraient être perçues comme compromettantes, comme celle d’être vue en compagnie de camarades.

Le récit de Mary, ex-membre d’une communauté polygame, permet de comprendre que l’autorégulation peut être initiée dès l’enfance.

[Lors d’un sermon à l’église, elle apprend que] : Les élus de Dieu sur terre ne doivent pas porter de rouge. Je baisse alors les yeux sur ma robe et passe ma main sur le corsage en velours rouge profond. […] Les manches et la jupe sont d’un tissu blanc, fluide, parsemé de petits coeurs rouges. Mes joues rougissent d’avoir, sans le savoir, offensé Dieu. Certaines personnes disent que Dieu nous a ordonné de ne pas porter de rouge parce que le rouge est la couleur et le symbole d’un adorateur du diable […]. La prochaine fois que nous avons pris des photos d’école, je me suis disputée avec ma mère, qui voulait que je porte ma nouvelle robe rouge […]. J’ai caché ma robe et lui ai dit que je ne la trouvais pas.

Mary, citée dans Blackmore, 2020, p. 101-102

Pour respecter la norme, Mary n’hésite pas à mentir à sa mère. Ainsi la norme groupale imposée par le prophète est plus importante que l’autorité maternelle. L’autorégulation peut également s’intensifier et devenir un comportement de vigilance qui a pour but d’assurer sa survie une fois l’intégration dans une nouvelle famille polygame :

Lorsque je suis arrivée comme nouvelle épouse, je savais que je devais garder le silence pour survivre et faire ma place parce que les autres soeurs-épouses n’étaient pas contentes de me voir. J’ai vécu plusieurs crises de jalousie, les femmes se présentaient lorsque j’avais des moments d’intimité avec mon époux pour les interrompre. J’ai donc travaillé fort, j’ai fait des biscuits, la lessive, le ménage, je me suis trouvé un travail. Je voulais être une aide pour les soeurs-épouses. Je travaillais 12-15 heures par jour pour me faire accepter par elles. C’était un piège parce que maintenant tout le monde s’attend à ce que je poursuive ce rythme de travail.

Monica, polygame

Tout comme dans des situations de violences coercitives en contexte conjugal (Stark, 2007), les femmes des communautés à l’étude peuvent en arriver à autoréguler leurs conduites pour atténuer les contrôles quotidiens dont elles sont l’objet.

Stratégies de recherche d’aide et de survie

Si plusieurs des femmes rencontrées partagent une expérience de contrôle, certaines d’entre elles décrivent leurs stratégies de recherche d’aide et de survie. Chloé, par exemple, doit conserver le numéro des ressources qui pourraient lui venir en aide le jour où elle décidera de quitter sa famille sous forme de formules mathématiques dans son cahier pour détourner l’attention de sa mère. Le jour où elle aura besoin d’appeler, l’organisme pourra lui donner l’adresse à ce moment-là.

[…] [Si] elle regarde… elle ne va pas comprendre, c’est comme un calcul, alors elle pense que c’est comme quelque chose de mathématiques.

Chloé, immigrante, menacée d’un mariage forcé

Pour Lena, il s’agissait de cacher de l’argent :

Pour m’assurer de pouvoir assurer la survie de mes enfants et parfois de pouvoir leur payer des gâteries, j’ai dû cacher de l’argent dans une boîte en métal dans la forêt derrière la maison. Je ne pouvais pas mettre de l’argent à la banque parce que je sortais tout le temps accompagnée d’une soeur-épouse.

Lena, ex-membre polygame

Ces deux extraits de témoignages montrent à quel point les femmes doivent anticiper leur recherche d’aide ou leurs stratégies de survie parfois plusieurs mois à l’avance, sachant que les opportunités de se retrouver sans surveillance sont rares.

Conclusion

L’analyse des récits de femmes immigrantes issues de communautés culturelles où l’honneur est valorisé comme ceux de femmes ayant vécu dans des communautés sectaires montre qu’elles ont expérimenté, à divers degrés et sous différentes formes, de la violence, visant essentiellement à les soumettre aux attentes du mari, du leader sectaire, des soeurs-épouses, de la belle-famille et souvent de leur propre famille, voire de la communauté tout entière. Dans ce contexte, la notion de violence basée sur l’honneur est un concept pertinent pour analyser la réalité de certains groupes sectaires comme les mormons polygames, puisqu’elle permet de dépeindre un continuum de violences genrées vécues dans un contexte groupal (Lamboley, 2016) ; un élément peu abordé dans les recherches sur les groupes sectaires (Stein, 2021). Elle permet de saisir à quel point le contrôle coercitif tel que décrit par Stark (2007) est intégré dans le tissu social de certains groupes à un point tel que certaines participantes normalisent ces formes de contrôle patriarcal dont elles sont l’objet (Pateman, 1988) ou les reproduisent. Bien que les expériences de contrôle et les formes de violences vécues par les femmes soient différentes, toutes reconnaissent avoir vécu quotidiennement avec la menace d’être punies ; une motivation importante pour se conformer à la norme. Dans ce contexte, le concept de violence basée sur l’honneur est pertinent pour analyser les diverses formes de contrôle qui peuvent être intrusives et invasives dans la vie des femmes, dont celles vivant dans des groupes dits sectaires, même si le recours à celles-ci est intégré, planifié et respecté dans ces communautés (Jimenez et al., 2017). Le concept de violence basée sur l’honneur est important dans l’étude de réalités dites sectaires puisqu’il peut être utilisé conjointement à celui de violence coercitive pour rendre visible une structure d’oppression genrée peu analysée jusqu’ici dans la compréhension de l’expérience de femmes dans ce type de groupe.

Comme l’a déjà montré Lamboley (2016), bien que les violences subies par ces femmes puissent s’apparenter à celles découlant d’un contexte de violence issu d’une union conjugale consentie, plusieurs spécificités émergent des récits des femmes rencontrées. Qu’elles viennent d’une communauté culturelle issue de l’immigration ou bien d’une communauté dite sectaire, deux éléments plus prégnants ressortent des analyses. Premièrement, le fait que la violence et le contrôle sont exercés par des auteur.es multiples et pour lesquels les hommes comme les femmes de l’entourage jouent un rôle prépondérant. Deuxièmement, le fait que leur vie familiale et conjugale est contrainte à la préservation de l’honneur de leur famille, voire de leur communauté, engendre et perpétue les valeurs patriarcales. Sans même parfois en être conscientes, les femmes contribuent à perpétuer un contexte de violence et de contrôle patriarcal. Ce contexte particulier de violences commises au nom de l’honneur ou de l’accès au paradis devra être pris en compte lors de la recherche d’aide pour et par ces femmes. En effet, il est probable, dans un contexte comme dans l’autre, que ces femmes vivent un certain « choc culturel » lorsque des systèmes de valeurs différents entre la personne aidée et la personne intervenante se rencontrent, rendant la recherche d’aide plus complexe, mais possible. Les femmes vivant dans une union polygame ou empreinte d’honneur ont vécu avec la crainte que si elles demandent des services, elles exposent leur époux, leurs famille/belle-famille ou elles-mêmes à des poursuites en plus d’exposer leurs enfants à une potentielle prise en charge par le gouvernement. Ces craintes ne sont pas imaginaires, beaucoup ont vu leur famille et d’autres communautés vivre cette expérience. En effet, en raison de barrières tant personnelles, culturelles qu’institutionnelles, la recherche d’aide pour ces femmes est plus difficile. Pour certaines d’entre elles, la règle du « one chance only » s’applique si elles ne veulent pas compromettre leur sécurité si leurs démarches d’aide sont découvertes. Plusieurs autres raisons expliquent le fait que les victimes hésitent à dénoncer : la peur des représailles, la honte, la culpabilité, l’ostracisme communautaire ou le rejet familial. Par ailleurs, la recherche d’aide est culturellement mal perçue et, dans certains cas, impossible en raison de la barrière de la langue, de la méconnaissance de leurs droits, de l’absence de ressources ou parce que les victimes sont séquestrées ou sous surveillance étroite. L’ostracisme communautaire et la menace de représailles sont vécus comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête de plusieurs femmes qui devront presque inévitablement faire face au « tribunal communautaire » ou « tribunal sectaire » en plus de devoir envisager, souvent pour la première fois de leur vie, l’avenir seules. À la lumière de ces réflexions, le concept de violence basée sur l’honneur pourrait être utilisé dans des recherches futures afin de comprendre la violence genrée dans différentes communautés patriarcales ainsi que pour mieux concevoir des stratégies d’intervention.