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La question n’est pas de savoir qui sommes-nous pour juger, mais de nous demander qui sommes-nous pour garder le silence ?[2]

Introduction

En février 2010, un communiqué de presse publié par le Forum Takana, une institution encore inconnue du public israélien, déclenche la stupéfaction en annonçant :

« Nous attirons l’attention du public sur le fait qu’un groupe de travail spécial du nom de Takana traite depuis un certain temps le dossier du Rav[3] Mordechai Elon. Notre action a commencé à la suite des plaintes concernant des actes contraires aux valeurs de la Torah[4]. » Ce communiqué ajoute en s’adressant directement au rabbin : « En tant qu’émissaires communautaires, nous portons la lourde responsabilité de minimiser les dégâts. Nous sommes conscients de vos mérites. Cependant, nous exprimons notre profonde aversion devant ces actes. Outre leur gravité envers la Torah, ils constituent un abus de confiance. [...] Il est intolérable de penser qu’un jeune homme demandant de l’aide à un rabbin devienne partenaire sexuel de celui-ci. Nous espérons, comme vous l’affirmez, qu’il s’agit d’une exception. Mais, nous avons d’autres soupçons. Nous vous suggérons de quitter vos activités religieuses, éducatives ou tout autre rôle public. »

Forum Takana, 2022

Ce communiqué déclenche de vives réactions (Shilo, 2011). Quel est ce cercle qui s’octroie le droit d’accuser d’agressions sexuelles, dans la presse, une figure rabbinique reconnue ? Sur quelles bases peut-il lui suggérer de quitter ses fonctions ? Avant de lever le voile sur Takana, il convient de rappeler que ce cercle est apparu dans une conjoncture particulière, qui dépasse les frontières de la société juive israélienne : la révélation des agressions sexuelles par des personnes ayant autorité dans les congrégations religieuses et la diversification des réponses extrajudiciaires pour lutter contre ce phénomène.

Cet article exploratoire et qualitatif propose de faire la lumière sur cette structure. Nous présenterons quelques-unes des réponses alternatives destinées à lutter contre les agressions sexuelles dans les communautés religieuses. Puis nous aborderons les caractéristiques particulières de Takana. Nous évoquerons ensuite la littérature scientifique qui évoque, pour une large majorité, les agressions sexuelles au sein du clergé. Après avoir exposé la démarche méthodologique, nous présenterons les thématiques développées durant les entretiens par les membres du Forum Takana. Parmi ces thématiques, nous évoquerons le traitement extrajudiciaire des agressions sexuelles, adapté aux sensibilités religieuses, qui vient combler une lacune du système judiciaire. Puis nous aborderons la fonction thérapeutique de la religion, ainsi que la présence de rabbins et les visions antagonistes des membres concernant l’influence du forum. Dans une dernière section, nous discuterons des résultats en soulignant les problèmes de Takana, notamment l’absence de transparence et un cadre juridique flou qui risque de nuire aux droits des individus.

L’émergence d’une reconnaissance des agressions sexuelles au sein du clergé et des congrégations religieuses

Une chape de silence s’est abattue pendant des siècles sur la douleur des victimes agressées sexuellement par des membres de congrégations religieuses. Par exemple, le clergé avait, pendant longtemps, préféré protéger ses membres en manifestant son indifférence envers les victimes. Aujourd’hui, ce silence semble se rompre (Lalo et Tricou, 2020). Ainsi, le pape François a publié, le 9 mai 2019, une lettre apostolique dans laquelle il rappelle que « Les crimes d’abus sexuels offensent Notre Seigneur, causent des dommages physiques, psychologiques et spirituels aux victimes et portent atteinte à la communauté des fidèles. Pour que ces phénomènes ne se reproduisent plus, il faut une conversion continue et profonde des coeurs, attestée par des actions concrètes et efficaces… » (souverain pontife François, 2019). Cette lettre apostolique engage les membres du clergé à rapporter, dans les meilleurs délais, aux autorités religieuses toute agression sexuelle commise par un membre de l’Église. Les diocèses doivent aussi se doter d’un système de signalement accessible au public. En parallèle, des programmes tels que la Commission pontificale pour la protection des mineurs (Commission pontificale pour la protection des mineurs, n.d.) sont adoptés.

Ces initiatives du Saint-Siège appartiennent à un large mouvement né il y a une vingtaine d’années. Il s’exprime par la reconnaissance des conséquences dévastatrices des abus sexuels sur leurs victimes. Cette prise de conscience a débuté par la multiplication de commissions d’investigation, en Europe, sur le continent américain et en Australie (Rashid et Barron, 2019). La liste des commissions s’allonge chaque année et révèle l’ampleur des abus sexuels sur les mineurs (Gleeson, 2016 ; Terry, 2015). Diverses commissions ont été nommées par les institutions nationales ou par le clergé : par exemple la Commission royale (Crozier, 2013) en Australie, la commission Ferns en Irlande (Murphy, Buckley et Joyce, 2005), l’Enquête écossaise sur la maltraitance des enfants (Scottish Child Abuse Inquiry, 2015), le rapport Nolan au Royaume-Uni (Catholic Bishops Conference of England and Wales, 2001) ou la commission Klasnic en Autriche (Katholische Kirche Österreich, 2010). D’autres commissions sont indépendantes, par exemple en Belgique (Adriaenssens Commission, 2010), aux Pays-Bas (de Commissie-Deetman, [Deetman et al., 2011]), en France (la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église [CIASE], 2020), ou plus récemment au Portugal (Comissão Independente, 2021). Enfin, plusieurs enquêtes ont été menées dans le cadre universitaire, par exemple en Allemagne (Die MHG-Studie, 2018), en Suisse (Botti et Boss, 2021) et aux États-Unis (John Jay College of Criminal Justice, 2004). Ces différents rapports recensent des milliers de plaintes. Ils décrivent l’étendue des abus sexuels sur des périodes parfois de plus de 50 ans (Rashid et Barron, 2019).

À la suite de ces rapports, de nombreuses réformes sont engagées. En 2002, le Massachusetts (États-Unis) a adopté une loi obligeant les responsables religieux à signaler les abus sur les enfants (Massachusetts General Laws, 2002). Au Chili, une loi supprime le délai de prescription pour les plaintes contre les personnes accusées d’abus sexuels sur des enfants (Loi nº 21160, 2019). Sur le plan judiciaire, les victimes hésitent à affronter la justice traditionnelle, entre autres à cause du risque de victimisation secondaire (Smith et Skinner, 2012) et du manque d’information (Tamarit Sumalla, Aizpitarte et Arantegui, 2021). Cette renonciation existe aussi dans les communautés juives et repose notamment sur l’existence d’une dynamique de pouvoir entre les agresseurs et les victimes. L’agresseur est souvent une autorité charismatique alors que les victimes, parfois jeunes et naïves, craignent à la fois Dieu et l’homme (Stern, 2017). Des solutions extrajudiciaires sont proposées pour combler les manques laissés par la justice traditionnelle. Certaines d’entre elles s’inspirent de la justice réparatrice (Braithwaite, 1999 ; Gavrielides, 2005 ; Zehr, 1999). Par exemple, l’État du Minnesota (États-Unis) a créé, en 2003, un conseil formé de praticiens de la justice réparatrice, de théologiens, d’avocats et de victimes (Rosenblatt, 2008). En Belgique, le centre d’arbitrage en matière d’abus sexuel (Chambre des représentants de Belgique, 2017) se distingue par son interdisciplinarité et comprend des juristes, des experts du traumatisme et de l’aide aux personnes (Keenan, Zinsstag et O’Nolan, 2016). En marge de la justice réparatrice, d’autres solutions existent. Dans certains diocèses, l’Église a négocié avec les victimes des règlements à l’amiable (Gleeson, 2016). Aux Pays-Bas, les responsables diocésains ont conçu une procédure permettant aux victimes de recevoir à la fois justice et indemnisation financière (Bisschops, 2014). En France et en Suisse, des fonds d’indemnisation sont établis (Groyer, 2022). Enfin, plusieurs diocèses reconnaissent leur responsabilité. Le clergé irlandais a présenté des excuses publiques aux victimes (Gleeson, 2016), et en Belgique, le centre Reconnaissance, Réconciliation et Guérison est créé (Tamarit Sumalla, 2018).

Le sceau du silence n’a pas épargné les groupes religieux juifs. La prévention contre les abus sexuels demeurait pendant longtemps un tabou. La référence aux relations intimes concernait surtout les interdits : les principes de pureté familiale, de bonnes moeurs et de pudeur vestimentaire. Les affaires d’agressions sexuelles impliquant des figures influentes du judaïsme israélien démontrent que ce phénomène les concernait. En décembre 2021, un tribunal indépendant constitué par le rabbin de la ville de Safed, Samuel Eliahou, a traité des plaintes déposées contre Haim Walder, un dirigeant communautaire, par vingt-deux victimes. Quelques jours après cette révélation, celui-ci se suicide en laissant les victimes porter la culpabilité de son geste (Novik, 2022). Dans cette affaire tragique, les victimes préféreront se tourner vers une structure rabbinique non reconnue par les institutions. Tout comme les victimes au sein du clergé, les victimes s’abstiennent de poursuivre leurs agresseurs.

C’est dans ce contexte que le Forum Takana a vu le jour. Il propose une réponse communautaire adaptée et reconnue par les institutions étatiques.

Réparer le monde : les caractéristiques du Forum Takana

Le Forum Takana débute, en 2003, par des rencontres de femmes impliquées dans les institutions éducatives appartenant à la communauté nationale religieuse. Cette branche du judaïsme rassemble environ 9 à 10 % de la population israélienne (Hermann et al., 2014). Elle se distingue des autres communautés religieuses sur trois différents points : son attachement à la tradition juive, son identification à la terre d’Israël et sa participation active à la société moderne (Charbit, 1998). Il ne s’agit pas d’un mouvement organisé. Toutefois, de nombreuses institutions religieuses et éducatives revendiquent l’appartenance à cette communauté. Les rencontres des personnalités rattachées à cette communauté aboutissent à la création de « Takana », dont le nom même exprime la motivation de ses membres. Ainsi Takana découle du mot Tikoun qui signifie « réparation » en hébreu. Il symbolise l’engagement de figures influentes à assurer le respect de l’injonction biblique « de ne pas rester les bras croisés lorsque le sang de son prochain est en péril » (Stern, 2017). Le forum est composé de trente-trois membres bénévoles (vingt hommes et treize femmes de religion juive). À sa tête, une ancienne directrice d’institutions éducatives, Judith Shilat. Takana comporte un secrétariat composé de six ou sept personnes, un comité de conseil formé d’expert[e]s et un panel constitué de deux hommes et deux femmes, tout[e]s rattaché[e]s à des domaines professionnels différents : un rabbin dont la tendance religieuse est proche de celle de l’agresseur ou de la victime, un juriste, un spécialiste de l’éducation et un expert de la prise en charge thérapeutique. Chacun[e] bénéficie de l’indépendance d’opinion et possède une vision du monde qui lui est propre. Malgré leurs différences, les membres de Takana ont su créer une structure consensuelle pour lutter contre les agressions sexuelles à l’intérieur de leur communauté (Stern, 2017).

Les limites du champ de compétence du Forum Takana

Les décisions du forum trouvent leur force dans le respect et la confiance accordés aux rabbins et à l’ensemble des membres. À ce jour, Takana a traité plusieurs dizaines d’affaires. Selon sa directrice, le forum est compétent pour prendre en charge des dossiers même après la période de prescription. Takana est un organe indépendant qui n’appartient ni à l’État ni à une organisation religieuse. Pourtant, il reconnaît sa subordination à la loi et accepte sa compétence accessoire imposée par le bureau du procureur (Stern, 2017). Le forum n’est pas compétent pour débattre des dossiers dépendant de la loi pénale, notamment le viol. Dans ce cas, le bureau du procureur détient le monopole des poursuites et peut ordonner au forum d’arrêter le traitement d’une affaire. Les victimes qui refusent de se tourner vers la justice risquent, alors, de se retrouver sans réponse. La compétence de Takana se limite aux dossiers dans lesquels un lien de subordination existe. Il s’agit par exemple de gestes sexuels inappropriés envers un tiers, d’actes indécents ou d’offres de nature sexuelle répétées commis par une autorité rabbinique ou éducative rattachée à la communauté nationale religieuse (Yannai, 2020). Cela exclut tout dossier concernant des personnalités appartenant à d’autres branches de l’orthodoxie religieuse. Par ailleurs, le Forum Takana ne prend pas en charge des dossiers concernant les personnes morales (telles que des institutions éducatives ou religieuses). Il n’examine pas non plus les demandes anonymes. Enfin, uniquement les plaintes déposées par des personnes majeures sont traitées. Les victimes mineures devront attendre leur majorité pour demander au forum de traiter des faits survenus pendant leur enfance ou leur adolescence.

Le fonctionnement de Takana

Takana reçoit les plaintes via internet, ou par l’intermédiaire de l’un des membres. Dès la réception d’un dossier, un panel est constitué. Il conseille préalablement à la victime de saisir les institutions judiciaires. Si celle-ci refuse, il lui présente le cadre des séances. Au cours de celles-ci, la victime raconte les faits au panel qui l’écoute et l’interroge. Contrairement à la procédure pénale, celle-ci s’exprime librement sans subir d’interrogatoire ou de contre-interrogatoire. Puis, le panel reçoit l’accusé et lui demande de réagir aux accusations de la victime. Dans la plupart des cas, aucune confrontation n’a lieu, sauf si la victime en fait la requête. Au terme des séances, une décision est prise. Ces mesures peuvent aller du simple avertissement à une demande expresse à l’agresseur d’abandonner ses fonctions et de payer les frais d’une thérapie à la victime. Si l’accusé enfreint ces mesures, Takana se donne le droit de diffuser au public les accusations portées contre lui.

Discussion de la littérature. Des réponses diverses adaptées dans les communautés religieuses

Depuis les années 1980, une littérature didactique abondante s’intéresse au traitement des agressions sexuelles au sein des congrégations religieuses. Pour une large majorité, celle-ci se concentre sur l’Église catholique et sur les abus sexuels commis sur des mineurs (Cahill et Wilkinson, 2017). Ces recherches portent sur plusieurs pays, entre autres l’Irlande (Keenan, 2014), les États-Unis (Terry et al., 2011), le Canada (Trothen, 2012), l’Australie (Gomez, 2021), l’Espagne (Tamarit Sumalla, 2018), l’Allemagne (Witt, Elmar, Paul et Fegert, 2019), les Pays-Bas (Langelanda, Hoogendoorn, Mager, Smit et Draijer, 2015), la France ou l’Italie (Marotta, 2021). Plusieurs sujets sont étudiés, notamment le rôle des médias (Mancini et Shields, 2014) ; la pédocriminalité (Schlegel, 2010) ; les aspects sociologiques (Thiel, 2019) ; l’utilisation de solutions de rechange à la justice, telles que la création de fonds de réparation monétaire ou non monétaire (Van Dijck, 2018) ; la justice réparatrice (Gavrielides, 2012) ; le pardon (Demasure et Nadeau, 2015) ; la résolution des conflits (Rosenblatt, 2005) ; et la justice transitionnelle (Tamarit Sumalla, 2018). En revanche, les recherches relatives aux agressions sexuelles perpétrées dans les congrégations religieuses non catholiques sont rares (Denney, Kerley et Gross, 2018 ; Rashid et Barron, 2019), notamment celles concernant les institutions juives (Katsenstein et Fontes, 2017 ; Neustein et Lesher, 2008). Sur le plan didactique, les rares articles concernant le forum sont écrits par des membres expliquant leurs motivations morale et religieuse (Ariel, 2010 ; Shapira, 2017). D’autres articles présentent le fonctionnement de Takana et ses liens avec les institutions judiciaires (Cohen, 2012 ; Stern, 2017, Yannai, 2020). La rédaction de cet article se situe dans un contexte dans lequel les ouvrages didactiques sur le traitement de ces phénomènes sont encore peu développés. Son objectif est de combler ce manque et examiner les avantages et les faiblesses du traitement extrajudiciaire des agressions sexuelles par un cercle religieux. Nous aborderons aussi plusieurs thématiques évoquées lors d’entretiens semi-directifs avec les membres, notamment le rôle réparateur de la religion, la fonction thérapeutique de la présence de rabbins au sein du forum, et l’utilisation de celui-ci comme option à la justice traditionnelle. Ces thématiques appellent à la discussion. Mais il convient préalablement de décrire la démarche méthodologique employée.

Démarche méthodologique

Afin d’appréhender le champ d’application et l’intérêt de Takana, nous avons eu recours à une méthodologie mixte. En premier lieu, nous avons réalisé une analyse des sources documentaires. Cette analyse comporte une étude des articles, d’ouvrages écrits par les membres, des articles de presse et de différents documents publiés sur le site du forum. Cette première analyse nous a permis de saisir les fondements religieux du forum et les motivations des membres. La lecture d’articles de journaux concernant le forum nous a aidées à mieux comprendre les différentes critiques contre le forum. Cette première analyse a contribué à la préparation de la deuxième phase de notre recherche constituée d’une étude qualitative reposant sur des entretiens individuels semi-directifs et anonymes. Ces entretiens, effectués pour la plupart en visioconférence, ont été menés auprès d’un échantillon de dix membres, six hommes et quatre femmes (trois rabbins, quatre juristes et trois thérapeutes et expert[e]s en éducation, dont la fondatrice). Afin d’appréhender l’évolution du forum, nous avons interrogé des membres ayant une ancienneté d’au moins cinq ans. Les entretiens se sont déroulés en hébreu et ont été traduits en français par l’une des autrices. Nous avons choisi d’anonymiser les membres du forum et de les désigner en utilisant le masculin pour éviter toute identification. Les entretiens sont numérotés (entretien + chiffre). Ces entretiens présentaient le risque pour les membres de dépeindre une image idéaliste de Takana. Aussi, nous les avons interrogés en les invitant à exposer une approche critique du forum, en soulignant ses avantages et ses faiblesses. Ces questions définies préalablement concernent, entre autres : le fonctionnement et la portée des procédures ; le rôle des membres ; le lien avec les institutions judiciaires ; la place des victimes et des accusés ; les questions éthiques reliées à la pratique ; le fondement des sanctions ; et les limites du forum. L’analyse des entretiens nous a permis de dégager six thématiques principales que nous développerons dans la section suivante. Toutefois, cette analyse reste limitée. Pour des raisons de confidentialité, nous n’avons pas pu interroger les victimes et les accusés. Par ailleurs, les sessions se déroulant à huis clos, nous n’avons pas pu recourir à des observations des séances tenues par les panels.

Résultats des entretiens

Six thématiques émergent des entretiens. La première thématique retrace l’interdisciplinarité des membres à laquelle s’ajoutent des motivations communes. Dans une deuxième thématique, Takana est décrit comme une réponse alternative adaptée aux victimes, aux agresseurs présumés et à la communauté. Dans une troisième thématique, les membres soutiennent que leurs actions sont destinées à combler un vide laissé par la justice pénale. Une quatrième thématique aborde la fonction réparatrice de la religion et de la présence de rabbins au sein des panels. Une cinquième thématique considère l’influence de Takana sur la communauté nationale religieuse et sur la société en général. Sur ce point, les membres s’opposent et proposent deux conceptions distinctes concernant l’autorité du forum : une vision minimaliste qui souhaite restreindre ses pouvoirs et une vision maximaliste qui espère étendre son influence. Enfin, les membres évoquent le caractère particulier des mesures prises par Takana qui diffèrent des sanctions judiciaires traditionnelles.

1. Un traitement extrajudiciaire fondé sur des motivations communes des membres

Au cours des entretiens, les membres nous ont d’abord confié leur étonnement devant l’étendue des agressions sexuelles à l’intérieur de leur communauté et le fait que plus de 50 % des victimes sont des hommes : « J’ignorais l’ampleur de ce phénomène. Maintenant, je sais » (entretien 8). La motivation des membres est décrite en ces termes : « J’ai promis aux victimes que je me battrais pour elles, je retrousserais mes manches et partirais en guerre » (entretien 6). L’assistance aux victimes reste une priorité. Plusieurs membres citent le précepte biblique, « d’éradiquer le mal et sauver l’opprimé des mains de l’oppresseur » (entretiens 4, 6 et 10). Ils évoquent aussi leur volonté de « consacrer du temps à panser les plaies des victimes blessées dans leur âme » et les aider à sortir du « monde du silence » (entretien 6). L’un des membres ajoute : « les agressions sexuelles affectent des points cruciaux de la personnalité et peuvent avoir des conséquences irréversibles. Des vies entières sont parfois nécessaires pour les traiter. C’est la raison de ma présence » (entretien 4). À ces motivations communes s’ajoutent les caractéristiques interdisciplinaires du forum mêlant aspect thérapeutique, religion et droit : « En dépit des désaccords, lorsque nous sommes réunis en panel, je ressens une synergie remarquable et une réflexion partagée » (entretien 4). Un autre membre ajoute : « Malgré nos différences, nous nous retrouvons sous un même toit dans le respect et des valeurs communes » (entretien 10). Le forum repose sur cette pluridisciplinarité « qui défend une conception égalitaire, respectueuse de la religion et des droits des hommes et des femmes » (entretien 6).

2. Un traitement extrajudiciaire adapté aux victimes

Selon l’un des membres : « le forum est plus actif que la justice et peut prendre des initiatives. Il ne s’agit pas d’un juge accusatoire, il adopte des décisions un peu comme un médiateur » (entretien 1). Il s’agit pour les membres d’une solution de rechange « cousue sur mesure » qui permet aux victimes de « choisir le traitement le plus adapté » (entretien 1). En outre, la présence d’hommes et de femmes simplifie l’expérience des victimes : « Parfois, il est difficile pour les victimes de s’exprimer devant des hommes. Raconter leur récit en présence de femmes est beaucoup moins éprouvant » (entretien 4). La présence d’un panel « autorise l’expression des sentiments dans une atmosphère empathique et familiale » (entretien 2). Enfin, le mot « reconnaissance » revient souvent. L’un des membres affirme par exemple : « Avec un recul de 25 années d’expérience, je peux dire que l’essentiel n’est ni la vengeance ni la sanction. C’est la reconnaissance de l’authenticité du discours des victimes, la reconnaissance de la gravité des faits et la reconnaissance de leur innocence » (entretien 5). Dans des cas rares, cette reconnaissance s’accompagne des excuses de l’agresseur. Pourtant, le but de Takana n’est pas de rétablir ou de favoriser le dialogue entre l’accusé et la victime. La plupart du temps, ils ne se rencontrent pas : « Notre objectif n’est pas le pardon. Nous n’avons aucun intérêt à favoriser la paix entre les protagonistes. Notre mission première est d’éloigner les agresseurs des victimes potentielles » (entretien 2).

3. Un traitement extrajudiciaire qui vient combler une lacune du système pénal

Pour les membres du forum, « la justice n’est pas là pour écouter les victimes » (entretien 7). En outre, « l’enquête policière est lente et parfois échoue pour différentes raisons. Après plusieurs mois d’attente, les victimes sont informées du classement de leurs plaintes » (entretien 1). Ils reconnaissent l’appréhension des victimes à affronter la justice : « Takana intervient lorsque les personnes refusent de s’adresser aux autorités compétentes à cause d’un problème de confiance, de la peur d’être elles-mêmes poursuivies, ou par crainte de voir leurs noms divulgués » (entretien 4). Aux craintes ressenties s’ajoute la particularité du milieu religieux : « Les victimes craignent, entre autres, de bafouer le nom de Dieu, de transgresser le respect qu’on doit à un rabbin » (entretien 5). Par ailleurs, « elles sont soumises à une pression sociale extraordinaire qui les dissuade de poursuivre leur agresseur, en particulier lorsque celui-ci est un leader communautaire » (entretien 3). Les membres de Takana ajoutent la difficulté pour la justice de comprendre le lien avec la religion : « Parfois, nous remarquons un problème là où la loi l’ignore. Le forum est compétent parce qu’il considère le dossier sous l’angle des valeurs religieuses. Cela ne passerait pas devant un tribunal traditionnel » (entretien 4). Des regards sur une partie du corps, ou des commentaires sur le physique peuvent sembler insignifiants dans un contexte laïque, « un juge ne peut pas toujours saisir les conséquences de propos tenus par un rabbin qui complimente une femme sur sa poitrine. Nous la comprenons. Ce n’est peut-être pas son corps qui est pénétré, mais c’est son âme » (entretien 7). Pour des personnes pratiquantes, la confusion et le préjudice en résultant peuvent provoquer un traumatisme. Le forum permet d’éviter la victimisation secondaire : « L’État doit reconnaître que des structures communautaires peuvent agir de manière plus efficace que des institutions étatiques » (entretien 2). Toutefois, les membres reconnaissent leur rôle accessoire : « nous ne sommes pas une cour martiale ni un groupe d’individus qui avons pris la loi entre nos mains. Le procureur général reconnaît nos activités. Cela fait toute la différence » (entretien 7). Takana peut jouer le rôle d’intermédiaire entre les victimes et la justice, « de nombreux dossiers sont déposés devant les enquêteurs grâce à notre intervention. Et les victimes reçoivent une aide psychologique durant la procédure » (entretien 1). Le forum peut « aider à la réconciliation de la victime avec la justice traditionnelle » (entretien 10).

4. Un traitement extrajudiciaire fondé sur les préceptes religieux et la participation d’autorités rabbiniques

Selon l’un des membres : « La religion représente parfois une barrière considérable. Les références à l’abstinence de contact physique entre les individus de sexe opposé étaient reliées à la sainteté et non au respect de la femme ou de l’homme » (entretien 5). Une perception dominante était de douter de la crédibilité des allégations portées à l’encontre de responsables religieux, « il s’agit fréquemment de personnes influentes, alors que les victimes se sentent souvent sans défense » (entretien 6). Celles qui osaient poursuivre leur agresseur risquaient d’être accusées de transgresser l’interdiction de profaner le nom de Dieu. Les membres du forum se détachent de cette approche. Pour eux, la référence à la religion n’est pas reliée aux valeurs de pudeur, « nous ne sommes pas une police de la morale » (entretien 6), « mais aux préceptes de respect et d’assistance ». L’un des membres précise que la religion « ne doit plus faire partie du problème, mais de la solution » (entretien 5). Les pratiques religieuses n’ont aucune valeur si dans le même temps leurs dirigeants n’observent pas les préceptes concernant le respect des individus. Une personne revendiquant une autorité religieuse « doit mériter la confiance qu’on lui porte. Elle ne peut pas se présenter en modèle si elle enfreint les règles » (entretien 4). Les liens avec les préceptes religieux marquent le rôle thérapeutique de l’homme de foi. Il s’abstient de « blâmer la victime » (entretien 4) et écoute sa douleur, « le viol est considéré par la Torah comme un meurtre de l’âme sans fin puisqu’il tue la victime tous les jours » (entretien 1). Le rabbin présent dans les panels exerce une fonction réparatrice. Pour les victimes, l’image d’un[e] dirigeant[e] religieu[se]x qui agresse est remplacée par celle d’un rabbin bienfaiteur. La religion n’est pas utilisée comme le fondement d’une sanction punitive, « notre but n’est pas de punir, mais d’éviter de futures agressions » (entretiens 2 et 4). Pour l’agresseur présumé, la participation de rabbins influents et l’utilisation de la loi juive facilitent sa participation, « reconnaître le côté sombre de la réalité et regarder en face le monstre qui est tapi au fond de soi est un long processus » (entretien 8).

5. Deux positions différentes quant à l’influence du forum

L’un des membres souligne que « l’influence du forum est plus importante que le forum lui-même » (entretien 8). Celui-ci est « devenu un modèle à suivre concernant la prévention et le traitement des agressions sexuelles » (entretien 5). Pour certains des membres, « en révélant l’affaire du rabbin Elon, nous sommes fiers d’avoir devancé le mouvement #MeToo » (entretiens 1,6, et 8). Pourtant, deux visions s’opposent quant au pouvoir du forum. Une partie des membres souhaite élargir son influence notamment en matière de violence domestique ou servir de modèle à d’autres communautés, « des cercles semblables sont nécessaires dans d’autres communautés juives, musulmanes ou druzes » (entretien 8). Une autre partie des membres pense au contraire qu’il faudrait limiter son action aux comportements litigieux des dirigeants communautaires. Ils suggèrent que l’élargissement des prérogatives du forum pourrait dévier vers une démarche moralisatrice éloignée de sa vocation initiale : « Nous ne sommes pas les tuteurs du monde. Notre action se fonde sur une responsabilité publique limitée aux dossiers pour lesquels l’intervention de la justice n’est pas envisageable » (entretien 4).

6. Un traitement extrajudiciaire qui adopte des sanctions informelles

Takana se présente comme « un chien de garde » (entretien 9) de la communauté. « Toutefois, il diffère de la justice traditionnelle, dans la mesure où, en tant qu’institution privée, il ne peut pas adopter de condamnations pénales[5] » (entretien 1). Il s’agit en réalité de « sanctions sociales informelles » (entretien 1). « Nous nous adaptons au cas par cas. Les membres s’assoient avec l’accusé. Ils lui parlent, lui expliquent ses difficultés avec les limites, et lui conseillent de recevoir de l’aide thérapeutique. En théorie, il n’est pas forcé de se présenter devant nous, mais nous le prévenons. S’il refuse de se présenter, nous pouvons contacter son supérieur hiérarchique » (entretien 8). Tout est fait pour régler le dossier dans la confidentialité. Pourtant, lorsque l’offenseur enfreint les mesures adoptées, le forum s’octroie le droit de publier les accusations dans les médias. Les publications constituent pour les agresseurs une véritable sanction même si les membres soutiennent qu’il s’agit de simples mesures préventives dont « la mission est de protéger le public, pas de le sanctionner » (entretien 10).

Dans une communauté où les fidèles se connaissent, la crainte de voir leur nom dévoilé incite les agresseurs à coopérer : « Le principe des vases communicants implique la connaissance des faits par des milliers de personnes. Tout est transparent » (entretien 6), « la peur d’une publication future est une force communautaire » (entretien 8). Nous verrons dans la discussion que la motivation des membres est en priorité d’éloigner les agresseurs de potentielles victimes. Il ne s’agit pas de punir l’agresseur, ni de proposer une solution fondée sur la résolution des conflits ni d’engager une démarche réparatrice.

Discussion. Les délimitations ambiguës du Forum Takana

Plusieurs thématiques abordées avec les membres du forum appellent à la discussion. En premier lieu, le forum doit être considéré dans un contexte où les lacunes de la justice traditionnelle ont créé un terrain propice à la multiplication de réponses alternatives. Par ailleurs, même s’il s’agit d’une institution privée, Takana a l’avantage de travailler en coopération avec les institutions judiciaires et parfois de servir de pont entre les victimes et la justice. Toutefois, son action présente des faiblesses. Le manque de transparence et un cadre juridique souvent flou risquent de nuire aux droits des individus.

1. Une multitude de portes alternatives à la justice pénale

D’après les chiffres du procureur général pour l’année 2019, seulement 16 % des plaintes pour agressions sexuelles aboutissent à un acte d’accusation (Coscas-Williams et Alberstein, 2019). En outre, plus de 77 % des affaires se terminent par une négociation du plaidoyer (Rapport du procureur général, 2019). Ces données révélatrices ne trompent pas. La difficulté de se confronter à l’accusé et la rencontre complexe avec les acteurs de la justice sont autant d’obstacles qui dissuadent les victimes de poursuivre leurs agresseurs (Cloutier, 2020 ; Wemmers, 2013). Cette lacune est un terrain propice au développement de procédures extrajudiciaires. Ce phénomène fait partie d’un mouvement dans lequel le procès traditionnel tend à disparaître pour laisser sa place à une multitude de portes (Multidoor Courthouse) (Coscas-Williams et Alberstein, 2020, Gal et Dancig-Rosenberg, 2020). Takana et d’autres structures, par exemple les commissaires à la prévention contre les harcèlements sexuels dans les universités (Alberstein et Rosenberg, 2020), ou les comités de protection dans les kibboutz (Yoav, 2021) font partie de ces nouvelles procédures alternatives (Coscas-Williams et Alberstein, 2020). Par bien des aspects, ces dernières possèdent des caractéristiques communes. Elles puisent leurs sources dans plusieurs sphères : le droit, la résolution des conflits (Alberstein, 2015), la justice thérapeutique et la justice réparatrice. Takana y ajoute la sphère de la religion. À travers l’utilisation de ces sphères, le forum propose des solutions communautaires adaptées et s’efforce d’agir pour protéger les victimes de leurs agresseurs et préserver la confidentialité des débats. Pourtant les membres du forum refusent de considérer Takana comme une structure fondée sur la résolution des conflits ou la justice réparatrice. Ces pratiques sont utilisées ponctuellement, uniquement lorsqu’elles servent les motivations du forum, soit de « sauver l’opprimé des mains de son oppresseur[6] », venir en aide aux victimes et empêcher les agresseurs de récidiver.

2. Une prise de conscience qui présente plusieurs avantages

Takana a réussi à mettre à l’ordre du jour la question des agressions sexuelles au sein de la communauté nationale religieuse. Sa coopération avec le procureur général confère une légitimation à son action. Par ailleurs, la présence de juristes lui permet de s’autocontrôler et d’adopter des mesures en restant fidèle au cadre du droit. Enfin, la rencontre entre la victime et un juriste dans une atmosphère empathique peut représenter pour celle-ci une première étape vers le chemin de la justice.

À côté de sa fonction extrajudiciaire, Takana a une fonction préventive auprès des institutions rattachées à la communauté nationale religieuse. Toutefois, cette fonction n’est pas assez étendue et semble souffrir des problèmes rappelés précédemment, notamment la difficulté d’aborder le sujet des abus sexuels auprès de cette communauté. Le développement de la prévention permettrait de renforcer la protection des fidèles, en particulier des mineurs. Enfin, l’ouverture de Takana vers différentes composantes de la société israélienne permettrait de mieux comprendre la sensibilité propre à cette communauté et d’élargir son influence.

3. Une solution extrajudiciaire au cadre ambigu

Takana est une structure privée au caractère informel, non soumis au droit de la preuve. Contrairement aux procédures judiciaires, ses décisions sont définitives. De nombreuses victimes se tournent vers Takana pour bénéficier de sa flexibilité et des règles de confidentialité. Ainsi, aucun protocole et aucun enregistrement ne sont effectués. Cette discrétion profite aux accusés qui préservent leur anonymat. Pourtant, le manque de transparence a un prix. Celui de représenter un terrain fertile aux décisions arbitraires. Une récente affaire souligne les limites du forum quant à la portée de ses décisions. En décembre 2021, la presse révèle (Nagan, 2021) les soupçons portés contre une enseignante qui aurait, au cours de l’année 2014, agressé sexuellement plusieurs de ses élèves. Au départ, cette affaire est traitée par Takana qui ordonne à l’enseignante de démissionner, et prévient l’établissement des faits. Mais, celle-ci est engagée dans un autre établissement où elle est soupçonnée d’avoir agressé de nouvelles victimes. Des parents d’élèves manifestent leur colère contre le forum qui n’a pas rendu public le nom de l’accusée. Ces critiques soulignent les limites de l’action de Takana. Ainsi, le forum a peu d’outils de prévention pour éviter la récidive. La seule mesure efficace reste la publication des faits et du nom de l’agresseur. Cette publication reste sur le fil de la légalité et remet en cause des principes fondamentaux, notamment le respect à la présomption d’innocence ou le droit à un procès équitable. Par ailleurs, sur le plan social, l’application de cette mesure peut être vécue comme une véritable excommunication et nuire à la cellule familiale et à la carrière de l’accusé. Celui-ci pourrait attaquer les membres en diffamation puisqu’aucun d’entre eux n’est protégé contre des poursuites personnelles. Pourtant, aucune plainte n’a été déposée à ce jour.

4. Vers une justice qui inclut des procédures extrajudiciaires adaptées aux besoins communautaires

Lors des entretiens, certains membres ont exprimé le souhait d’étendre l’influence du forum. D’autres, au contraire, veulent limiter son rôle. Une troisième approche est envisageable. Il s’agirait de créer une structure qui serait instaurée sous les auspices de l’État. Celle-ci pourrait se transformer à long terme en tribunal spécialisé pour traiter des agressions sexuelles au sein des communautés religieuses. Cette structure s’inspirerait de la justice axée sur la résolution des conflits (Rooney et Ross, 2007), le droit, l’aspect thérapeutique et la justice réparatrice. Dans ce sens, les différents modèles utilisés par différents pays pour répondre aux besoins des victimes abusées sexuellement par des membres de congrégations religieuses pourraient aussi servir d’exemple. Ces solutions adaptées aux communautés religieuses pourraient mener à la création d’une procédure semblable aux cours contre les violences domestiques aux États-Unis (Gover, Boots et Harper, 2021) ou les tribunaux contre les agressions sexuelles en Afrique du Sud (Basdeo, 2018). La création d’une telle structure rattachée aux institutions étatiques pourrait combler le vide laissé par la justice pénale. Il ressort des entretiens que la résolution des conflits et la justice réparatrice ne sont pas la priorité des membres du forum. Pourtant, leur utilisation pourrait offrir de nouvelles perspectives à cette structure. De plus amples recherches et une étude de suivi comportant des entretiens auprès des victimes sont nécessaires afin d’étendre cette analyse et envisager la création d’un tel modèle qui réponde aux besoins des victimes.

Conclusion

Je suis conscient que dans ce monde il n’existe ni justice parfaite ni vérité absolue. Lorsque nous reconnaissons cette réalité, nous pouvons être satisfaits de la justice même relative que nous réussissons à apporter.

Entretien 6

À travers l’étude des différents documents et des entretiens réalisés auprès des membres, cet article a voulu mettre en lumière les caractéristiques uniques du Forum Takana. Takana est unique dans le sens où, pour la première fois, une institution juive religieuse revendique son rôle dans la lutte contre les agressions sexuelles. Takana est unique dans le sens où il s’est approprié différents outils pour les adapter aux besoins communautaires. Il est également unique par son caractère interprofessionnel, interdisciplinaire, égalitaire et intergenre ; par ses liens avec les institutions judiciaires ; et enfin parce qu’il joue le rôle de médiateur interculturel entre une communauté aux sensibilités particulières et les institutions étatiques. Pourtant, à ces caractéristiques uniques s’ajoutent de nombreuses problématiques, notamment l’absence de cadre juridique clair. On est en droit de s’interroger sur les possibles excès du forum. Mais, au-delà de ses forces et de ses faiblesses, Takana semble être l’expression d’une lacune des institutions judiciaires qui n’ont pas su s’adapter aux besoins de cette communauté. Cela n’est pas propre uniquement à la justice israélienne. Aujourd’hui, la justice ne semble plus avoir le monopole du traitement des agressions sexuelles. Une multitude de portes revendiquent cette compétence. On peut critiquer ce phénomène et les nombreuses failles de ces alternatives (Coscas-Willliams et Alberstein, 2020). Mais, il ne semble pas qu’un retour en arrière soit envisageable. Ainsi, il est probable qu’en l’absence de Takana, la réalité des agressions sexuelles dans la communauté nationale religieuse serait restée sous le couvercle du silence. La justice doit regagner la confiance des victimes. En l’informant des différentes procédures existantes, de leurs avantages et de leurs inconvénients, Takana offre aux victimes le pouvoir de choisir sciemment la solution qui leur convient le mieux.