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La question du devenir des personnes qui ont été engagées ou qui se sont retrouvées associées à des groupes armés désignés comme des organisations terroristes (GADOT) fait l’objet de nombreuses préoccupations. Les recherches qui se sont intéressées aux sorties de violence dans la perspective de l’après-guerre ou encore hors des temps et des espaces de guerre ont mobilisé une vaste littérature et connaissent un renouvellement considérable (Banégas, 2010 ; Debos, 2013). Certaines analyses soulignent l’importance de la production de l’action publique dans divers secteurs politiques, par exemple l’emploi, pour comprendre la réalité du processus de sortie de guerre (Grajales et Jouhanneau, 2019). Plus récemment, des études ont mis en lumière les conditions d’émergence, la mise en oeuvre et les effets de l’action publique de prévention de la radicalisation violente, notamment en France (Sèze, 2019 ; Bonelli et Carrié, 2019). S’intéresser à l’action publique permet d’analyser les réponses institutionnelles comme des constructions dynamiques concernant divers acteurs, institutions et logiques de pouvoir. L’examen des dispositifs de sorties de GADOT en tant que catégorie de l’action publique en matière de prévention de l’extrémisme violent (PEV) désignant le recours à la violence comme moyen d’action, plutôt que la simple adhésion à des idées dites « extrêmes » (Stephens et al., 2019), mérite toutefois d’être encore approfondi pour éclairer davantage les dynamiques propres à certains contextes.

Au Cameroun, ces dernières années, le contexte ayant conduit à l’adoption et à la mise en oeuvre du programme de désarmement, de démobilisation et de réintégration (DDR) est fortement ancré dans la dynamique de riposte à l’extrémisme violent. Concrètement, le DDR s’articule autour d’un ensemble d’interventions, soit la collecte et la destruction des armes, l’accueil des individus, leur prise en charge dans des « sites de cantonnement » ainsi que leur accompagnement vers la vie civile grâce à une aide sociale et économique (Pugel, 2009). Pour encadrer ces redditions ou sorties de combattants, le Cameroun a mis en place un programme d’action publique axant principalement son approche sur le DDR des personnes ayant rejoint Boko Haram et organisé par décret présidentiel en 2018 (Présidence de la République du Cameroun, 2018). Ce programme de DDR conjugue à la fois des innovations et des contradictions dans la conception des politiques publiques, en dehors des contextes occidentaux que la littérature aborde encore insuffisamment.

L’analyse de l’action publique dans ce contexte est d’un intérêt heuristique indéniable non seulement pour l’étude du politique, mais aussi pour saisir les effets de reconfiguration causés dans la mobilisation des acteurs sur le terrain (Enguéléguélé, 2008 ; Hassenteufel, 2011). Dans cet article, j’envisage le programme de DDR au Cameroun comme un dispositif de prévention tertiaire de l’extrémisme violent, ciblant spécifiquement les individus déjà engagés avec des groupes extrémistes violents ou auteurs d’actes d’extrémisme violent. La prévention tertiaire, dans le cadre du modèle de sécurité publique structurant les trois niveaux de prévention (primaire, secondaire et tertiaire), vise à réinsérer ces individus dans la société, tout en favorisant la pacification au sein des communautés (Bencherif et al., 2022). La notion de dispositif renvoie ici à une technologie de gouvernement[2], opérationnalisant l’action publique en matière de prévention de l’extrémisme violent. En mobilisant l’instrumentation de l’action publique, telle que définie par Lascoumes et Le Galès (2004) comme l’étude des choix et usages des outils, des techniques, des moyens et des dispositifs permettant d’opérationnaliser l’action gouvernementale, il apparaît que le programme de DDR traduit et matérialise les finalités politiques dans une logique préventive, redéfinissant les approches classiques de la sécurité et des institutions judiciaires dans le contexte camerounais. J’examine donc ici les reconfigurations non anticipées, ou « usages non prescrits » (Barrault-Stella, 2014, p. 398), qui caractérisent l’action publique contemporaine au-delà du DDR per se, en mettant notamment en évidence l’émergence de nouveaux acteurs. Pour ce faire, je structure cette démonstration en trois temps. Premièrement, je présente le contexte ainsi que le basculement d’une logique répressive à une rationalité préventive impulsé par les cadres supranationaux (international et régional). Deuxièmement, je mets en lumière les mutations se jouant chez des acteurs engagés sur le terrain en explicitant particulièrement le rôle des mères dans la mise en oeuvre de la prévention de l’extrémisme violent (PEV) dans le contexte de sorties de Boko Haram au Cameroun. Enfin, je rends compte de la mise à l’écart du système judiciaire (englobant ici tant le cadre légal que ses acteurs) en relevant les effets de contradiction engendrés par le programme de DDR mis en oeuvre en réponse à l’extrémisme violent et son hiatus avec le cadre légal camerounais en vigueur.

Note méthodologique

L’analyse repose sur 37 entretiens d’une durée de 90 à 120 minutes menés auprès de 7 femmes et de 30 hommes, entre juillet et décembre 2020 et en janvier 2022, dans les villes de Maroua, Méri et Yaoundé au Cameroun. Afin de croiser les regards et d’explorer les dynamiques et les implications du programme de DDR, l’échantillon est constitué de deux groupes de participants. Le premier réunit 15 ex-combattants, âgés de 20 à 35 ans et pris en charge dans le cadre du programme de DDR (ExCo). Le deuxième groupe comprend 22 acteurs institutionnels issus de la société civile et responsables de la mise en oeuvre du programme. Il réunit 13 personnes relevant du secteur public (AI), dont des fonctionnaires du Comité National et du Centre régional de DDR, des fonctionnaires chargés de la sécurité, des acteurs judiciaires, des enseignants universitaires et des membres de la Commission nationale des droits de l’homme. Ce second groupe inclut également 9 personnes issues de la société civile (AS), comprenant des consultants auprès d’organisations internationales et d’ONG, des journalistes, ainsi que des membres d’associations locales et des leaders communautaires ou chefs traditionnels. La sélection des participants a été réalisée en fonction de leur provenance géographique et de leur implication dans des zones clés touchées par les activités de Boko Haram. Pour les participants du deuxième groupe spécifiquement, elle s’est aussi faite sur la base de leur expérience, de leur temps d’immersion dans la région ou de leurs travaux publiés sur le sujet.

De type semi-directif, les entretiens menés auprès des AI et des AS ont permis d’accéder aux connaissances et expériences des participants sur les sorties de Boko Haram (Van Campenhoudt et Quivy, 2011). Ce corpus a fait l’objet d’une analyse thématique de contenu, impliquant des lectures répétées de chaque entretien considéré individuellement, puis de l’ensemble, afin d’en dégager les principaux noeuds (Paillé et Mucchielli, 2012). Pour les participants relevant du groupe des ex-combattants, des entretiens de type biographique et une analyse narrative ont été privilégiés afin d’accéder à la description et à une meilleure compréhension de leurs trajectoires, de leurs discours et de leur parcours de sortie (Bischoping et Gazso, 2015). Enfin, pour contextualiser les données primaires et renforcer la triangulation, une analyse documentaire des rapports d’institutions gouvernementales et d’organisations internationales, ainsi que des articles de presse portant sur les politiques de DDR au Cameroun et dans le bassin du lac Tchad, a également été effectuée.

Contexte et évolution du programme de DDR : le tournant préventif

Le groupe Boko Haram[3] est actif au Cameroun depuis les années 2010. Il a enrôlé dans ses rangs plusieurs citoyens dans la zone de l’Extrême-Nord pour mener de nombreuses attaques contre les institutions, les acteurs étatiques et les civils[4]. Dans ce contexte, les moteurs de l’extrémisme violent sont nombreux et les trajectoires d’association avec Boko Haram recoupent différents facteurs, tels que la marginalisation économique et sociale, l’opportunisme ou la recherche de la protection face aux défis sécuritaires justement engendrés par le groupe Boko Haram, et plus largement, des déficits de gouvernance et de démocratie (Pout et al., 2019). Le groupe a également eu recours à des enlèvements pour renforcer ses rangs. Ces dernières années toutefois, l’ouverture de couloirs sécuritaires[5] a favorisé bon nombre de sorties des groupes extrémistes dans les pays frontaliers. De plus, bien que Boko Haram continue à mener des incursions sporadiques dans la région, il est en perte de puissance et subit des crises de leadership qui ont conduit à des vagues importantes de redditions au Cameroun, que le programme de DDR dit de troisième génération a précisément pour objectif d’encadrer.

Les programmes de DDR de première et de deuxième génération ont émergé entre les années 1980 et 2000. Historiquement, ils ont été conçus pour être déployés dans des contextes post-conflits, afin de gérer les transitions de la guerre à la paix, en particulier en facilitant la mise en oeuvre des accords de paix tout en réduisant la violence communautaire (Casey-Maslen et al., 2020). En 2019, la révision des normes intégrées de DDR (Integrated DDR Standards, IDDRS) élaborées en 2006 a permis de codifier les différentes générations du DDR et leurs instruments, qui ont la particularité d’être mis en oeuvre en l’absence d’un processus de paix et bien que le conflit soit en cours (Piedmont, 2015). En effet, les transformations de la nature des conflits permettent d’observer un niveau de sophistication et une exacerbation de la violence exercée par des groupes armés, notamment les GADOT. Ces nouvelles configurations impliquent désormais surtout des mercenaires, des combattants étrangers ou des personnes associées, dont la participation rend complexe l’usage des programmes traditionnels prévus par la deuxième ou par la première génération du programme de DDR. Cela explique le développement du programme de troisième génération, centré sur l’adaptation aux contextes de conflit évolutifs et instables, avec un accent sur les considérations politiques et les besoins des communautés, même en l’absence de missions de maintien de la paix des Nations Unies. Ce tournant préventif au niveau tertiaire, porté par des interventions ciblées sur les ex-combattants, s’exprime aux trois échelons.

Sur le plan international, les Nations Unies ont travaillé à renouveler les conceptions du DDR vers une approche préventive. Par exemple, la Résolution 2349 (2017) du Conseil de sécurité appelle à une stratégie régionale coordonnée pour traiter l’extrémisme violent dans les régions affectées, incluant des initiatives misant sur la réintégration et la réadaptation des personnes associées à Boko Haram. Auparavant, le Plan d’action pour prévenir l’extrémisme violent (A/70/674), présenté par le Secrétaire général des Nations Unies en 2015, soulignait aussi la nécessité de mener des actions concertées dépassant la répression, les interventions armées et les mesures de sécurité[6].

Sur le plan régional, si plusieurs États africains devant relever les défis liés à la lutte contre Boko Haram ont initialement priorisé une réponse militaire et des mécanismes coercitifs comme l’emprisonnement ou l’usage de la force[7], les redditions massives les ont obligés à prendre des mesures pour encadrer les retours directs en communauté des anciennes « recrues ». Les entretiens réalisés sur le terrain au Cameroun révèlent aussi qu’en dépit des succès militaires obtenus, les gouvernements de la sous-région sont conscients des limites d’une réponse strictement sécuritaire. Un acteur institutionnel souligne ainsi l’impact de ce contexte régional sur les directives et l’approche du gouvernement centrée sur la prévention du recrutement par Boko Haram et le désengagement du groupe :

Comme vous le savez, on parlait d’une guerre asymétrique. Et quand il y a asymétrie, l’histoire du conflit a déjà montré qu’il n’est pas possible que la victoire puisse être remportée seulement par les forces de défense et de sécurité. Il faut impérativement l’adhésion engagée et surtout consciente des populations. Le motif initial derrière cet instrument [le programme de DDR], c’était de susciter pour ceux qui étaient restés au front l’envie d’imiter ceux qui avaient fait défection et de prévenir aussi de nouveaux départs.

Entrevue 32, AI, homme, Maroua

Il faut relever à ce propos que les retours informels des anciens associés de Boko Haram dans leurs communautés d’origine engendrent deux risques significatifs : tout d’abord, la difficulté pour les communautés, sans processus formel de DDR, de distinguer les combattants encore actifs dans le groupe de ceux ayant véritablement renoncé à la violence. Ensuite, la création d’une pression supplémentaire sur l’accès aux ressources et le maintien de la stabilité dans des communautés déjà affectées par la crise sécuritaire. Pour pallier cela, les autorités ont travaillé à harmoniser les réponses régionales afin de structurer ces mouvements de sorties et d’apaiser les communautés dans lesquelles s’effectuaient ces (ré)installations. Dans la Stratégie régionale de stabilisation, de redressement et de résilience des pays du bassin du lac Tchad adoptée en août 2018 par exemple, les gouvernements s’engagent à déployer une approche s’adressant aux anciens combattants de Boko Haram qui oriente les efforts en PEV au niveau tertiaire. Formulé sous les auspices de l’ONU, de la Commission de l’Union africaine (CUA) et des pays membres de la Commission du bassin du Lac Tchad (CBLT), le troisième pilier d’intervention organise le triage, la poursuite, la réhabilitation et la réintégration des combattants et des personnes qui ont été associées à Boko Haram (CBLT-CUA, 2018). Dans ce cadre, les programmes mis en oeuvre ces dernières années au Cameroun, au Nigéria et au Niger intègrent des aspects préventifs tels que la sensibilisation communautaire, la formation professionnelle des ex-combattants, l’engagement des communautés locales dans les processus de réintégration, et particulièrement la prise en charge des enfants associés aux groupes armés. Ces mesures, principalement axées sur la prévention de la propagation de l’extrémisme violent, reflètent une volonté affirmée de prévenir les enrôlements (Foucher, 2022). Elles traduisent aussi l’ambition de favoriser un retour pacifique des ex-combattants en y intégrant des dimensions communautaires.

À l’échelle nationale, au Cameroun, les mutations de l’action publique dans le cadre des sorties de GADOT se situent dans le passage d’une logique sécuritaire, centrée sur des opérations purement militaires, à une approche intégrant des dimensions préventives, orientées vers le désengagement. Bien que ce pays ne se soit pas encore doté d’un plan national d’action officiel de PEV, certaines initiatives menées sur son territoire s’inscrivent dans le sillage des orientations des Nations Unies dans le domaine et par la mise en place par décret du programme de DDR qui repose sur trois grands axes : le désarmement des anciens combattants, leur démobilisation encadrée, et la réintégration socioéconomique des ex-combattants du Boko Haram désireux de répondre favorablement à l’offre de paix du chef de l’État. Au-delà du décret, on retrouve une telle logique de prévention dans le document sur les prévisions du cadre de dépenses à moyen terme 2024-2026 (MINEPAT, 2022) qui prévoit un investissement accru dans des initiatives éducatives et des campagnes de sensibilisation des populations. Ces actions incluent des ateliers sur la culture de la paix, la gestion des conflits, et la réconciliation, menées par le Centre régional de DDR dans l’Extrême-Nord du pays. À cela s’ajoute la Stratégie genre 2021-2025, validée par le ministère de la Promotion de la Femme et de la Famille, qui vise à accroître la participation des femmes dans la prévention et la gestion des conflits dans la région de l’Extrême-Nord. Cette stratégie repose sur les priorités régionales de la CBLT qui mettent l’accent sur l’autonomisation des femmes et des jeunes pour réduire les vulnérabilités à l’extrémisme violent, ainsi que les Normes intégrées de DDR précitées, qui appellent à inclure les besoins particuliers des femmes dans les processus de DDR[8]. Ces efforts traduisent tous une volonté d’articuler prévention et réintégration, bien que de nombreux défis subsistent sur le terrain, tant au Cameroun que dans d’autres pays de la sous-région (Sempijja et al., 2023 ; Ayandele, 2021). Ces défis portent en particulier sur le rôle des populations locales dans le retour en communauté des ex-combattants, un rôle sur lequel les participants à notre recherche se sont longuement étendus.

L’impact décisif des relais locaux dans la prévention de l’extrémisme violent : mères et sorties de GADOT

L’approche du programme de DDR a fait apparaître de nouveaux acteurs en matière de PEV. Dans le contexte des sorties de Boko Haram, les résultats de cette recherche montrent en particulier le rôle significatif que jouent les mères des personnes ayant rejoint le groupe dans la mise en oeuvre de cette prévention. Bien qu’elles ne soient pas officiellement mobilisées dans les dispositifs de sortie de Boko Haram, elles semblent néanmoins y occuper une place centrale en tant que partenaires ou alliées (Yakité, 2019), faisant le lien entre la famille et la communauté. Responsables de l’éducation et gardiennes des traditions, elles contribuent activement à la construction de l’étiquette « réinsérable et pacifié » pour ceux qui reviennent. Au Cameroun plus particulièrement, les mères constituent, aux côtés des autorités traditionnelles, les premiers points de contact des personnes anciennement mobilisées. S’exprimant au sujet de son parcours de désengagement, Bachirou (20 ans), qui a rejoint le groupe Boko Haram par motifs de vengeance à la suite de violences militaires, témoigne de l’implication de sa mère :

Quand je me suis rendu, je suis allé directement dans ma famille. Et c’est ma mère qui elle-même m’a même accompagné chez le chef de canton.

Entrevue 18, ExCo homme, Méri

Une fois que les personnes de retour sont entrées en contact avec leurs mères, ces dernières jouent le rôle de relais en les redirigeant vers les autorités administratives chargées officiellement d’encadrer la réintégration des ex-combattants. Ahmadou (23 ans), qui a volontairement rejoint les rangs de Boko Haram où son frère était déjà engagé, décrit les différentes étapes de ce relais informel dans son processus de retour :

Je me suis d’abord rendu auprès de ma maman. Ensuite ma maman m’a conduit chez le chef du village, le chef du village m’a aussi à son tour conduit chez le chef du canton, le chef du canton chez le sous-préfet. Le sous-préfet m’a fait amener au camp du bataillon d’intervention rapide de Kolofata, et les BIR m’ont finalement conduit à la force multinationale avant que nous ne soyons transférés plus tard au centre, ici à Méri.

Entretien 21, ExCo homme, Méri

Les mères peuvent donc être considérées comme des actrices « intermédiaires » (Lederach, 1997) ou « intermittentes » (Hassenteufel, 2011) de l’action publique en matière de PEV. Leur collaboration avec les autorités traditionnelles et avec les acteurs de défense[9] apparaît centrale pour entreprendre et encadrer les sorties. Ces partenariats informels se sont imposés dans la mesure où les premières opérations visant à ouvrir des couloirs de reddition pour favoriser les retours n’ont pas toujours été concluantes. Le processus d’intermédiation, qui débute avec la mère et s’étend à des acteurs traditionnels (chefs de village et de canton) et institutionnels (sous-préfet, forces de sécurité), illustre une hybridation entre gouvernance locale et structures étatiques dans le processus de réintégration. L’échec des premières opérations militaires visant à assurer le retour des personnes ayant rejoint Boko Haram a contribué à ce changement de paradigme. La crise sécuritaire a sérieusement porté atteinte au pouvoir des chefs traditionnels, sévèrement amoindri, étant donné qu’ils sont les cibles privilégiées de Boko Haram, ce qui les a souvent obligés à se réfugier loin de leurs territoires de contrôle. Toutefois, en raison de leur connaissance du terrain, de leur histoire et de leur compréhension de la langue locale, certains chefs traditionnels ont pu travailler en collaboration avec les forces de défense, aidés par les mères. Un Lamido (chef traditionnel), enlevé avec plusieurs membres de sa famille dans une attaque coordonnée et resté en captivité avant d’être relâché plusieurs mois après par Boko Haram, relate les difficultés rencontrées par les forces de défense quant à la meilleure approche à adopter. Ses propos illustrent le rôle des mères pour relayer l’action publique matérialisée par le dispositif DDR :

Lorsque l’appel au retour du président a été lancé, quelque temps après j’ai été contacté par l’armée. J’ai été associé, car ayant été otage, je connaissais aussi un peu la psychologie de ces gens-là, pour avoir séjourné avec eux. J’ai pu avoir un numéro par un des informateurs du côté de Boko Haram. Je les ai appelés, ils ont répondu. J’ai dit à mon interlocuteur : « Voilà il nous a été rapporté que vous voulez revenir au pays, c’est d’ailleurs une instruction du chef de l’État qui a demandé que tous ceux qui veulent rentrer soient les bienvenus, nous sommes heureux que vous soyez disposés à le faire. Alors vous êtes combien ? » Le gars me répond : « Non, mais derrière nous il y a nos femmes, nos enfants, nos parents, etc., nous sommes plus de 300. » Seulement, les premières opérations pour les faire revenir se sont mal terminées, ils sont revenus bredouilles. Lors de la réunion, on se retrouve avec les généraux et ils me disent « Qu’est-ce qu’il faut faire ? » J’ai demandé aux grands notables ce qu’ils devaient faire. On m’a dit : « Mais c’est très simple si vous voulez entrer en contact avec ces enfants-là, si vous voulez leur ouvrir un couloir de reddition, adressez-vous à leurs mères. » Les femmes depuis sont en première ligne là ; si vous passez par les mamans, elles vont les contacter pour vous.

Entretien 2, AS, homme, Maroua

Si les mères sont ainsi devenues incontournables, c’est que malgré le contexte sécuritaire, elles ont constamment cherché à maintenir le contact avec leurs enfants et à leur fournir des vivres, pour pallier les souffrances et les insécurités endurées à la suite de leur ralliement à Boko Haram. Ces dernières ont réussi à préserver le lien avec les « enfants perdus », comme le relate Zénabou, une actrice de la société civile :

Les mamans ont toujours cherché à savoir où est l’enfant. Au moindre pépin, elles envoyaient quelque chose. Les enfants aussi à la moindre occasion s’échappaient vers la mère, mais ceci à l’insu du papa qui ne voulait pas en général que les enfants reviennent encore à la maison. Un membre de Boko Haram tue facilement son père, mais jamais sa mère. Les relations sont, dans tous les cas, nettement meilleures avec les mères qu’avec les pères.

Entretien 4, AS, femme, Maroua

Elles ont également pu jouer le rôle de relais de prévention tertiaire en raison de la facilité des accès qu’elles pouvaient avoir auprès du groupe, comparativement aux hommes. Daïrou (27 ans), un ex-associé ayant rejoint Boko Haram à l’origine pour se prémunir des attaques du groupe dans sa localité et bénéficier d’une meilleure vie, décrit ces dynamiques :

Ce que les gens ne savent pas c’est que parfois, même quand nous étions en brousse, les mères pouvaient nous rendre visite. Par exemple lorsqu’une d’elles venait et disait « je suis venue voir mon fils de tel côté », on ne la dérangeait pas, elle pouvait passer voir son enfant et rentrer. Mais elle devait simplement porter le hijab et fermer sa face. Mais les hommes : un homme ne pouvait même pas passer comme cela. Beaucoup ont combattu leurs papas, ils ont même dû tuer leurs pères et oncles.

Entrevue 24, ExCo homme, Méri

Mères informatrices, elles ont su convaincre leurs enfants de la pertinence du programme de DDR mis sur pied pour favoriser les retours des personnes dissociées de Boko Haram. Tel que l’exprime un chef traditionnel, leur rôle s’est avéré crucial dans le déclenchement de l’action publique :

On a vu les mamans et je vous dis à notre grande surprise, en moins de dix jours, deux semaines, on a eu une centaine de redditions. Le message était simple : « Dites à vos enfants de rentrer et de se présenter à la chefferie et je me porte garant de leur sécurité. » Les gens ont commencé à arriver. J’ai demandé au tout premier venu : « Mais qui est-ce qui vous a dit ? Comment est-ce que vous avez reçu le message ? » Sa réponse était qu’on nous a dit de venir chez le Lamido de Kolofata qui nous a dit de rentrer et qu’il va nous protéger. Et donc l’information est arrivée telle quelle par le canal des mères.

Entretien 2, AS, Maroua

Les mères ont su rassurer et encourager leurs enfants à sortir du groupe une fois que l’appel au retour a été lancé et le programme de DDR enclenché. Le cas de Bobo (32 ans) montre que même dans des situations extrêmes, les liens familiaux ont pu être déterminants et offrir des voies de communication et de réintégration potentielles donnant crédit à l’action formelle entreprise par l’État. Âgé de 28 ans au moment de rejoindre Boko Haram pour se marier, il souligne aussi le rôle joué dans ce cadre par sa mère :

On nous a fait sortir pour venir attaquer à la frontière, c’est quand je suis arrivé à la frontière là, on a rencontré ceux du village, les frères du village. Eux-mêmes ils étaient là-bas, mais ils venaient faire le marché, et ils rentraient. Et on m’a dit : « Toi là, ta maman nous a même encore appelés aujourd’hui pour te demander, et nous lui avions même dit que nous ne savions pas où tu es. Comme on a pu se croiser aujourd’hui, nous allons te mettre en contact avec elle. » Ils m’ont mis en contact avec ma maman et c’est elle qui m’a mis au courant du nouveau programme du gouvernement.

Entrevue 17, ExCo, homme, Méri

Les mères enfin ont renforcé la crédibilité du programme de DDR en énonçant parfois la promesse d’une immunité judiciaire pour contribuer à encourager les retours. Elles ont motivé aussi leurs enfants par leurs conseils, leur insistance, voire leurs injonctions, tel qu’en témoigne Aladji (23 ans) qui avait rejoint le groupe à la recherche d’une meilleure situation économique et sociale :

Je venais à la frontière et rentrais de temps à autre. […] Et aussi si j’arrivais à la frontière, j’appelais toujours ma maman là au téléphone. Et ma maman m’a demandé de ne pas faire du mal aux autres : « Tu arrives à la frontière, il ne faut pas attaquer aussi ceux qui sont à la frontière. Tu ne sais pas ce que Dieu va te faire. Prochainement même il ne faut pas attaquer. » Je venais comme ça, ou parfois j’envoyais mon épouse. Je rencontrais même parfois ma maman, et repartais. Et après quand j’ai entendu l’appel là. J’ai eu confiance finalement pour venir à la frontière et décider de rentrer. J’ai fui les Boko Haram.

Entrevue 7, ExCo homme, Méri

Pour comprendre les dynamiques de retour, il est donc essentiel de considérer le rôle des mères et des Lamidos, figures respectées et enracinées dans les communautés qui légitiment et facilitent l’action étatique dans un contexte local complexe. Il faut ensuite examiner les ressorts de la relation mère-fils et le désamour paternel causé par les écoles coraniques. Ces dernières sont des cadres d’apprentissage et de vulgarisation de l’islam (Saïbou, 2016 ; Batchom 2016). Le système de l’école coranique a été créé dans tout le bassin du lac Tchad à l’époque du royaume de Kanem Bornou, avant que l’école occidentale ne soit instaurée. Dans ce système, les enfants confiés au marabout, c’est-à-dire aux enseignants religieux, vivaient dans des conditions précaires, soumis à une éducation itinérante, rudimentaire et souvent sévère. Cette rigueur, parfois perçue comme excessive, a pu générer des griefs importants chez les enfants. Si des travaux antérieurs, tels que ceux de Higazi (2013), soulignent l’absence de données précises sur la proportion de membres recrutés par Boko Haram dans les écoles coraniques et mettent en lumière la grande diversité des combattants actifs et passifs, nos données révèlent un rôle indirect, mais significatif, de ces écoles dans la structuration des trajectoires. Ce rôle transparaît notamment dans les relations souvent conflictuelles avec les pères, qui influencent profondément les dynamiques d’engagement. En effet, certains entretiens avec des ex-combattants ont soulevé le fait qu’un des rites d’allégeance au Cameroun pour appartenir à Boko Haram consistait à impérativement recruter son père ou, à défaut, le tuer, tandis que les rapports maternels pouvaient être préservés même si la mère ne rejoignait pas le groupe. Aladji (23 ans) l’explique en ces termes :

Certains jeunes avaient des problèmes avec leurs papas et certains étaient trompés là-bas. Les Boko Haram nous disaient que tu pars voir ton père pour lui dire de rejoindre le groupe. On te dit ça. Et les jeunes viennent donc trouver leurs pères pour demander de rejoindre le groupe, et si le[s] père[s] refuse[nt] cela, certains les tuaient. Certains (leurs pères) avaient des moyens, ils avaient de l’argent, mais ils refusaient de donner aux enfants. Et quand l’affaire là est arrivée, l’enfant vient alors récupérer tout ce qui est avec le père et il le tue aussi.

Entretien 7, ExCo, homme, Méri

Il est à noter que le groupe privilégiait aussi le recrutement des hommes, frères, pères et fils non pas seulement pour grossir le rang des combattants, mais aussi affaiblir le noyau des résistances dans les communautés, dans un contexte dans lequel l’homme est considéré comme le chef de la famille. Un acteur institutionnel relate les dynamiques et le climat anxiogène créé par ces tendances patricides :

Ce n’est pas le fils du voisin, ce n’est pas un étranger qui est venu les chasser. Ce sont leurs propres fils qui venaient leur dire, tu as deux options : nous rejoindre ou partir. Si tu ne nous rejoins pas sous tel délai, assure-toi que tu es parti, parce que si nous revenons, tu es mort. Il y en a qui ont été tués par leurs enfants ; il y en a que les enfants ont tenté de tuer et qui ont réussi à fuir.

Entrevue 3, AI, homme, Yaoundé

Ces processus sacrificiels d’allégeance à Boko Haram ont donc aussi contribué à reconfigurer les relations familiales vers l’émergence d’une nouvelle forme de parentalité où les mères jouent désormais un rôle important dans le déploiement de l’action publique en matière de PEV au niveau tertiaire. Ibrahim Shire (2021) est l’un des rares chercheurs à avoir observé que la défection d’Al-Shabaab en Somalie avait été facilitée par l’intervention des familles, en particulier des mères, qui mettaient en contact les ex-combattants avec leurs aînés de clan afin qu’ils garantissent leur réintégration dans la communauté. En s’appuyant sur les récits de vie d’anciens commandants et combattants de l’Armée de résistance du Seigneur en Ouganda, Suarez et Baines (2021), les relations familiales sont replacés au coeur des processus de réintégration sociale. Les résultats de la présente recherche offrent un socle empirique susceptible d’enrichir ces perspectives. Ils éclairent l’importance des relations mères-fils dans les reconfigurations de l’action publique en matière de PEV. Ce rôle catalyseur conduit d’ailleurs de façon plus large à questionner les approches verticales et unilatérales traditionnelles de l’intervention de l’État. Cette observation prolonge les travaux de Enguéléguélé (2008) qui soulignent la possibilité de repenser le rapport État-société à travers le prisme de ces acteurs non institutionnels qui deviennent progressivement légitimes dans le processus de politique publique. Sans imposer une vision homogène ni surestimer le rôle des femmes et tout spécialement des mères, la contribution de ces actrices intermédiaires qui deviennent aussi des actrices relais dans la PEV au niveau tertiaire est indéniable. La compréhension fine de leur relation à leurs enfants permet donc d’analyser la capacité d’influence et le (re)positionnement qu’autorise le programme de DDR dans une logique préventive en matière de sorties de GADOT. Dans la section suivante, j’analyse un des marqueurs clés de ce changement de paradigme dans l’encadrement des sorties de GADOT, en abordant les effets de la marginalisation du cadre judiciaire et légal dans le dispositif DDR au Cameroun.

La marginalisation du système judiciaire : tensions entre logiques répressive et préventive

Au Cameroun, l’introduction du programme de DDR a engendré des déséquilibres, complexifiant le nexus entre les politiques répressives de lutte contre le terrorisme et la PEV. Cette dynamique s’est traduite par une forme d’immobilisme dans l’harmonisation du cadre légal qui, paradoxalement, a ouvert également la voie à l’émergence d’une approche préventive. En effet, la réponse initiale de l’État face à l’extrémisme violent a été de durcir l’arsenal législatif. La Loi camerounaise n° 2014/028 du 23 décembre 2014 portant sur la répression des actes de terrorisme prévoit ainsi jusqu’à la peine de mort pour les citoyens qui, individuellement ou en groupe, se livrent à des actes de terrorisme[10] aux côtés de Boko Haram, qui les encouragent ou qui les sponsorisent. Cette loi attribue également la compétence exclusive aux juridictions militaires pour la répression du terrorisme, terme qu’elle ne définit toutefois pas clairement. Surtout, la coexistence de cette loi avec le programme de DDR soulève des questions en ce qui a trait à la cohérence des approches adoptées. Ce paradoxe ressort explicitement des propos d’un acteur judiciaire qui a travaillé pendant de nombreuses années dans la région subissant les assauts de Boko Haram :

On a une contradiction bizarre au Cameroun, c’est que le Comité National de DDR est créé, mais il y a la Loi antiterroriste de 2014 qui existe. Donc, il y a deux poids, deux mesures. Ça veut dire quoi ? Le gouvernement s’assoit à Yaoundé et dit, moi je vais créer le CNDDR. Alors les enfants, sortez de brousse, venez, on va vous réinsérer, mais après le ministère de la Justice de son côté met en application cette loi de 2014. Il y a zéro tolérance et la loi antiterroriste n’a toujours pas été révisée.

Entrevue 23, AI, homme, Maroua

Par ailleurs, dans le décret actant la création du Comité National de DDR (CNDDR), on constate qu’aucun rôle n’a été attribué aux acteurs judiciaires camerounais, alors que le CNDDR ne dispose pas d’un mandat de poursuite (Présidence de la République du Cameroun, 2018). Pour certains participants institutionnels à cette recherche, cette marginalisation du système judiciaire induite par le programme s’explique par la demande insistante des populations de mettre fin au conflit, tel que l’exprime l’un d’eux :

Quand vous allez voir dans les statuts du DDR, la justice n’est pas là. Ce n’est pas au hasard. On voulait donner confiance à ces « enfants » et justement quand nous allons sur le terrain, nous ne rencontrons pas des difficultés. Pour ceux de la justice qui demandent « pourquoi », la réponse qui leur est donnée est qu’on ne peut pas laisser ces gens. Mais voilà la spécificité de notre contexte :  la population veut d’abord qu’il y ait la paix. C’est ça l’essentiel. Ils ne sont pas encore tous sortis, il y en a qui font encore beaucoup d’exactions sur les populations, donc on ne peut pas attendre, on veut que cette guerre-là finisse.

Entrevue 1, AI, homme, Yaoundé

Accorder la priorité à la recherche de la pacification en restreignant le recours à l’appareil judiciaire dans le dispositif des sorties de Boko Haram est sujet à frictions. Les tensions à ce sujet illustrent les stratégies et voies de contournement des acteurs nationaux sur le terrain, bien que la logique du programme de DDR suive les orientations régionales et internationales en matière de PEV au niveau tertiaire. Deux acteurs institutionnels, en poste dans la région, énoncent précisément à quel niveau se concentrent les tensions :

Les textes sont clairs, mais le véritable problème se situe au niveau de la quintessence du décret. Tout le grand blocus se pose parce que le décret dit que tous ceux qui acceptent de déposer les armes et reviennent sont éligibles. Il n’y a pas de poursuite incluse dans le décret. Cela sous-entend aussi l’impunité, voire l’amnistie. Ce qui est en contradiction avec la Loi de 2014, c’est que la communauté internationale désapprouve le sujet de la peine de mort. Le décret de 2014 est venu consacrer la peine de mort que beaucoup de pays sont en train de supprimer de leurs textes de loi. Le Cameroun quant à lui est venu remettre cela à jour et consacrer l’impunité avec le décret du DDR.

Entrevue 26, AI, homme, Maroua

Là où il y a le débat ici, c’est que le Cameroun est d’accord que Boko Haram ce sont des terroristes, mais le décret du chef de l’État dit que tous ceux qui demandent ou acceptent la main tendue du chef sont réintégrés. Mais est-ce qu’ils sont amnistiés parce qu’ils ont accepté la main tendue du chef de l’État ? Les organisations internationales ne peuvent pas véritablement soutenir une organisation, un pays ou un mouvement même national qui ne met pas l’accent sur ces éléments sous-régionaux tels que le TPRR (triage, poursuites, réhabilitation et réintégration) ou internationaux telles que l’imprescriptibilité des crimes des terroristes.

Entrevue 9, AI, homme, Maroua

Là où le Cameroun a pris du retard dans l’adaptation du cadre légal entourant l’introduction du programme de DDR, les autres pays de la sous-région ont réalisé des adaptations significatives en la matière. Le Niger a actualisé son cadre juridique pour développer spécifiquement un programme pour les combattants désengagés en incluant l’amnistie conditionnelle et l’établissement d’un centre de réception pour la réhabilitation des anciens associés de Boko Haram (Morier, 2019). Tel est le cas aussi au Tchad, où un comité de pilotage DDR a été créé en juillet 2019 et est géré par le ministère de la Justice. Au Nigéria aussi le cadre juridique a été harmonisé et le programme de prise en charge des personnes anciennement associées réunit autour de la table à la fois les juges de la Haute Cour fédérale, des hauts responsables judiciaires du ministère fédéral de la Justice, des avocats militaires, des chefs traditionnels, des chefs religieux et des fonctionnaires du gouvernement de l’État (Akum et al., 2021)[11]. Au Cameroun en revanche, le virage paradigmatique de la répression vers la prévention n’a pas été avalisé sur le plan législatif et les instances judiciaires demeurent tenues à distance. Malgré les critiques de la société civile et les appels de la communauté internationale, la Loi antiterroriste de 2014 n’a toujours pas été révisée pour se conformer aux normes internationales (telle que la Résolution 2349 [2017] du Conseil de sécurité des Nations Unies qui insiste sur le respect des droits de l’homme dans la lutte contre le terrorisme) ni été abrogée. Les instruments d’action publique, comme dans le cas du DDR, peuvent ainsi engendrer des « effets d’inertie » (Lascoumes et Le Galès, 2004, p. 31), en pérennisant un statu quo qui peut parfois être en décalage avec les besoins ou les réalités du terrain. L’analyse des données révèle que la marginalisation des autorités judiciaires reflète au Cameroun une hiérarchisation des priorités qui oriente les choix stratégiques sans s’aligner sur l’harmonisation régionale projetée. Ces priorités, souvent influencées par des intérêts propres aux acteurs concernés, témoignent des ajustements mutuels nécessaires pour maintenir des entités sociales et politiques spécifiques (Enguéléguélé, 2008). Ainsi, bien que le programme de DDR ouvre la voie à la prévention tertiaire, il échoue à impulser une révision ou une abrogation de la Loi antiterroriste de 2014, mettant en évidence une tension durable entre inertie institutionnelle et nécessité d’adaptation. Cette situation, marquée par une ambiguïté dans le système judiciaire, confère au DDR le statut d’un programme sui generis. Indirectement, il restreint l’implication des acteurs internationaux dans le soutien au déploiement de l’action publique et par le fait même, affaiblit la portée de la prévention au niveau tertiaire. In fine, ces constats soulignent la nécessité d’une mise en oeuvre du DDR qui intègre les effets de reconfiguration des normes et des acteurs afin de mieux répondre aux défis de l’extrémisme violent.

Conclusion

Cet article retrace l’évolution des approches en matière de PEV à l’aune de la mise en oeuvre de l’action publique dans le contexte de l’encadrement des sorties de Boko Haram au Cameroun. Si cette mutation reflète un glissement des priorités stratégiques internationales et régionales vers des logiques préventives, elle souligne aussi qu’une des conditions pour adopter une telle approche au niveau tertiaire dans le contexte camerounais requiert de supplanter le cadre légal et de prioriser le DDR par rapport à des logiques répressives fortement ancrées dans les approches militaires. Les répercussions constatées dans ces dynamiques permettent de mettre en lumière le rôle des relais locaux dans l’instrumentation de l’action publique, et en particulier celui des mères. La mobilisation de ces dernières dans la mise en oeuvre de la prévention tertiaire invite à repenser, sans doute, l’intégration des acteurs catalysant l’action publique dans les approches de prévention de l’extrémisme violent. Enfin, le dispositif DDR semble être une voie de contournement utilisée pour mettre de côté l’enjeu crucial et transversal du rôle attribuable au système judiciaire dans les processus de réintégration. Ces transformations interrogent donc aussi l’équilibre délicat qui reste à trouver entre la justice et la mobilisation d’une stratégie préventive axée sur la pacification en réponse à l’extrémisme violent.