Corps de l’article

« Comportement dubitatif et non dubitatif.
On a le premier que si l’on a le second[1]

Une mise au point en guise d’introduction

Je voudrais commencer cet article en adoptant une précaution sociologique concernant l’usage méthodologique de l’oeuvre prolifique de Charles Sanders Peirce (1839-1914). Outre le fait que l’accès à celle-ci requiert, pour qui souhaite en tirer parti, d’être doté de compétences multiples et variées (logique, philosophique, sémiotique, mathématique, etc.[2]), force est de constater que les sciences sociales et la sociologie y occupent une place réduite. Lorsque Peirce parle d’esprit scientifique, il a surtout en tête l’image de l’homme de laboratoire. Son pragmatisme, devenu plus tard pragmaticisme – plus laid, disait-il[3], que sa forme première mais surtout plus éloigné de celui « galvaudé» par son ami et « mécène» William James (1842-1910) qui en fit la promotion aux États-Unis et en Europe – s’est toujours intéressé à des questions liées à l’éclaircissement de concepts scientifique nés de l’expérience d’observation et de l’activité de laboratoire. En ce sens, la question de l’abduction occupe une place centrale dans la pensée de Peirce sur les plans logique et philosophique. Elle mérite par conséquent que le sociologue s’arrête sur celle-ci pour en tirer un parti pris heuristique.

Aujourd’hui, si le pragmatisme en général est devenu un axe de pensée à la mode en sociologie[4], et ce, après avoir d’abord subi, il y a plus d’un siècle, au moment de sa diffusion en Europe, les foudres de la critique durkheimienne[5], son aura actuelle est assez paradoxale, car elle renvoie à ce que Richard Rorty[6] pointe à propos de l’oeuvre de Wittgenstein (1889-1951), considérée comme un tournant philosophique majeur. En effet, l’adoption d’une posture pragmatiste implique de prendre congé d’habitudes de penser et de manières de faire de la recherche dont le coût théorique et méthodologique reste difficile à évaluer. En outre, il existe un monde entre les pragmatismes de la première heure que proposent William James, John Dewey (1859-1952) ou George H. Mead (1863-1931) et celui, « plus authentique», le pragmaticisme, que Peirce concevait une philosophie de l’abduction, un type d’inférence fondée sur la formulation d’hypothèses plausibles. Autrement dit, si toutefois nous reconnaissons, à juste titre, dans le pragmatisme et dans l’oeuvre de son fondateur, Peirce, un potentiel heuristique indéniable à même de transformer en profondeur la réflexion sociologique pour problématiser le social, nous ne savons, pourtant pas, comment nous y prendre au juste pour exploiter au mieux ce nouveau gisement épistémologique.

Eu égard à ce qui précède je voudrais, dans cet article, commencer à ouvrir une voie à partir de Peirce, de la sémiotique et de la philosophie qu’il propose, pour interroger les ressorts de l’observation en sociologie. L’idée consiste ici à mettre en dialogue la pensée de Peirce avec celle d’autres auteurs, en partant du principe que ce qui fait le sel et le piment de l’observation, c’est l’expérience de l’inattendu, la surprise à laquelle logiquement le chercheur n’est pas préparé au moment d’être saisi par elle. Chez Peirce cette question prend les traits du surgissement du doute dans le parcours d’observation de celui qui met en éveil ses sens et dont l’abduction va constituer la prise en charge inférentielle du dérangement initial par l’observateur dont une partie des habitudes de voir, de sentir et de regarder, bref d’observer aura été mise à mal.

Ce dialogue ne se bornera pas ici à situer la réflexion et l’analyse seulement autour de la question de l’abduction, à partir de quelques exemples d’expériences de terrain. Il s’agira plutôt d’ouvrir le cadre de réflexion autour de l’abduction pour établir une sorte de relation de famille avec les idées de sérendipité développées par R. K. Merton[7], l’un des premiers sociologues à s’intéresser à Peirce, et d’expérience pure dont parle William James à propos de son empirisme radical[8], à partir de la catégorie phanéroscopique de la priméité que propose la « phénoménologie» de Peirce. Aussitôt, plusieurs questions se font jour que cet article tentera de prendre en charge : quelle est la priméité de l’abduction dans la rencontre surprise entre l’observateur et le réel que manifeste un événement singulier ? Quel est le lien entre cette question et les bifurcations inattendues que prend la recherche comme confrontation indécidable avec le réel ? Quelle est la place du hasard dans l’observation ? Et en quoi consiste une expérience première d’observation ? L’une des hypothèses que je formule ici consiste à soutenir l’idée que la sérendipité serait la première forme de l’abduction, l’origine de celle-ci[9].

Cette initiative semble, néanmoins, vouée à l’échec d’emblée, car le langage naturel des mots érigés en symboles, à propos de ce que doit dire l’expérience de priméité, ne permet pas de remonter jusqu’à elle le fil de l’interprétation sans trahir ce qu’elle fut d’abord : une sensation nouvelle. Tout arrive trop tard, parce que parler de ces questions c’est le faire depuis le domaine de la tiercéité. La restitution par le langage ethnographique de situations de surprises vécues permet, au mieux et avec une bonne dose d’illusions descriptives, de descendre un étage dans la saisie phénoménologique de l’expérience d’observation. La secondéité, dont parle Peirce, devient alors envisageable, visible et palpable. Quant à la priméité de l’observation, elle demeure dans le noir à cause du langage. Il ne reste alors que les métaphores et l’adoption d’un certain ton d’écriture, hésitant, aveugle, voire parfois malheureusement confus, pour pallier cette lacune et faire face à cette impossibilité langagière[10]. C’est donc à ce prix qu’il est possible de rendre ainsi plus proche la priméité de nos catégories usuelles de perception. Cet article se propose en quelque sorte de repousser une limite, celle de la restitution de ce qui est premier lorsqu’il est question de faire face à l’inattendu.

La démarche que j’adopte ici prend la forme d’une intuition de recherche. Elle indique une voie à emprunter : par où faut-il chercher ce qu’il y a lieu de rencontrer et comment observer et rendre compte de ce qui tient lieu d’étonnement ? Il ne s’agit donc pas de camper sur des certitudes étayées par des preuves liées à l’observation de faits ; il ne s’agit pas non plus de renoncer au legs des traditions positivistes pour substituer à la lecture du réel un guide d’interprétation de celui-ci. Par contre, il est question de penser le rôle de la surprise comme forme du doute dans l’expérience d’observation et de participation comme étant d’abord une expérience de la priméité dont le langage peut rendre compte, en dépit de nombreuses difficultés méthodologiques. C’est là tout le sens de l’aphorisme de Wittgenstein, mis en exergue au début de cet article, et qui rappelle les enjeux de l’abduction, entendue comme un doute que provoque l’effraction du réel dans les habitudes du chercheur.

S’agissant de l’abduction, l’approche adoptée ici implique de mettre en exergue deux de ses caractéristiques qui sont aussi ses principales propriétés cognitives : la surprise et l’économie des possibles ; l’étonnement et la plausibilité (ce qui peut être cru) engagent à une action sous la forme d’une enquête. L’abduction est cet art du doute qui provient d’une rencontre ou d’un choc avec la réalité qui met en question un pan de ce que l’on croyait et tenait pour vrai. Cet art est une expérience et non une faculté intellectuelle innée, comme le croyait à tort Descartes[11]. L’approche proposée ici implique de sortir donc de l’exégèse et de l’attitude consistant à penser la relation à Peirce et à son oeuvre comme relevant d’un travail digne du gardien du temple en charge de veiller au maintien d’une orthodoxie[12]. Le doute scientifique chez Peirce est réel : il n’est pas le résultat d’une introspection mais le fruit d’un dérangement produit par le contact avec le réel. Ce dérangement, qui est le grain de sable empêchant le gong des habitudes de continuer à tourner, a bien souvent les traits de la surprise et exprime l’intervention du hasard. Face à cette expérience inattendue, c’est l’abduction qui est pour Peirce l’inférence la plus appropriée pour comprendre ce qui se passe. Sans elle il ne saurait y avoir de recherche réelle au sens large conduisant au repos de l’esprit et à l’agencement de nouvelles habitudes de penser et d’agir avec le socle d’autres habitudes.

Cette logique de la surprise est ce qui va en grande partie influencer plus tard la réflexion de John Dewey sur la théorie de l’enquête[13], en considérant le point de départ de celle-ci comme le surgissement d’un dérangement qui trouble et désorganise le champ des croyances, c’est-à-dire le terrain des habitudes. Néanmoins, nombre de sémioticiens comme ceux inspirés par Gérard Deledalle, dans le cadre de l’Université de Perpignan, ont pensé la question de l’abduction en lien avec le thème des inférences et de la logique de l’enquête, autrement dit comme le déroulement d’une recherche à partir d’une hypothèse empirique. Dans cet article il sera davantage question de s’interroger, pour reprendre le vocabulaire peircien, sur la priméité de l’abduction, sur le surgissement du dérangement dans l’esprit du chercheur comme expérience première.

En ce sens, je me propose de mettre en lien toutes ces questions et de discuter le fondement de leur articulation, à partir d’exemples de terrain que je qualifierai de socio-anthropologiques. Au nombre de trois, les exemples que je propose sont à dessein variés et hétérogènes. Le premier exemple fait partie de la littérature anthropologique et renvoie à l’épisode de fuite que raconte Clifford Geertz dans son livre Bali l’interprétation des cultures ; le second exemple, qui date de novembre 2016 et de la célébration de la Toussaint sur les rives du lac de Patzcuaro au Mexique, met en scène María Fernanda Apipilhuasco Miranda, doctorante du programme d’anthropologie du Colegio de Michoacán à Zamora, lieu où j’enseigne depuis 2007. Son récit évoque une expérience de terrain et sa rencontre avec la mort et les morts, au sein d’une famille indienne d’informateurs. Enfin, le dernier exemple tient à un commentaire lié à une expérience de terrain faite par mon collègue mexicain, Gustavo Lopez Castro, lors d’une présentation publique de sa recherche sur la migration mexicaine en milieu rural et sur la situation des épouses de migrants qui, restées au pays, souffrent de problème de dépression et d’anxiété, à cause de l’absence prolongée de leur conjoint. Des trois exemples, ce dernier, bien que le plus concis, semble, néanmoins, être le plus riche d’enseignements.

Cette exploration, à partir de ces trois exemples ethnographiques, consistera à jeter un pont logique (et méthodologique) entre l’abduction de Peirce, la sérendipité de Merton et l’empirisme radical de William James. Elle impliquera d’adosser à cette construction la conception phénoménologique de Peirce bâtie autour des catégories phanéroscopiques que sont la priméité, la secondéité et la tiercéité entendues ici comme moments de l’enquête : la priméité comme expérience sensible, la secondéité en tant qu’expérience corporelle et la tiercéité comme expérience normative. L’hypothèse de cette relation contre-nature entre Merton, Peirce et James[14] est une tentative pour repousser les limites de la restitution de l’expérience ethnographique : le passage d’un registre du verbe à un autre centré sur le signe comme transition descriptive. Le moment ethnographique sur lequel s’attardera cet article sera donc le premier, le surgissement sensible de l’inattendu dans sa singularité. Il est à la fois le plus fascinant et le plus difficile à cerner, parce que la difficulté ethnographique tient à l’usage du langage qui rend éphémère l’existence de l’expérience sensible, laquelle semble se suffire à elle-même.

Au fur et à mesure de l’exposé des trois situations ethnographiques présentées plus haut je serai amené à installer certaines notions ou à en préciser d’autres, dans l’espoir de faciliter l’analyse des situations vécues. Au préalable, je procéderai à une présentation succincte de chacune de ces expériences ethnographiques. Finalement, dans la conclusion, je tenterai de rassembler et d’organiser des éléments permettant de jeter les bases d’un passage entre une ethnographie du verbe et une ethnographie du signe, c’est-à-dire entre une ethnographie structurée par le langage anthropologique et une autre se déployant comme une expérience en cours et dont le langage qui l’exprime ne peut être que flottant, fluctuant, imprécis et donc ouvert au travail d’interprétation. Tout l’intérêt de cette démarche consiste alors à faire de l’ethnographie un moment abductif et le fruit d’une expérience radicale traversée par le hasard et de concevoir ainsi l’activité sociologique comme un moment de réflexion entre une sociologie des pratiques situées et une pratique de la sociologie sur le terrain.

Descente de police à Bali

Cette anecdote que relate Clifford Geertz dans la version espagnole de 1987 de son livre The interpretation of cultures (1973) fait partie du chapitre consacré au combat de coqs à Bali qui constitue l’épicentre de sa thèse sur l’anthropologie interprétative, laquelle revient à faire des cultures un tissu de textes intelligibles et donc interprétables. Cette note de carnet de terrain porte sur un événement fortuit pour Geertz : la descente de la police dans le village de Tinhingan où il se trouvait alors, au début du mois d’avril de 1958. Elle précède, comme s’il s’agissait d’une mise en bouche ethnographique, la description en profondeur que réalise Geertz pour analyser les combats de coqs dans ce village et leur importance dans l’île, car cette institution est une manière de caractériser la vie masculine des Balinais en général, ainsi que leur esprit de compétition entre phratries d’une même commune et avec d’autres villages de l’île. Le coq est un symbole de virilité et les Balinais vont même jusqu’à voir, dans la cartographie de leur île, la représentation de cet animal. En pariant et en assistant à ces combats, il s’agit pour ces insulaires de se livrer à une activité de signification identitaire qui définit les contours d’un éthos balinais[15].

Cette anecdote donne le ton sur l’entame de la relation entre Geertz (accompagné de sa femme) et les habitants de Tinhingan, ce qui est un exemple tout court des difficultés que rencontre l’anthropologue, au moment de son accueil sur un nouveau terrain d’enquête. La méfiance et l’indifférence sont alors de mise chez les natifs. Les habitants ne souhaitent pas collaborer avec ces étrangers dont ils ignorent tout de leurs intentions réelles. Cette mise à distance générale du couple Geertz constitue bien évidemment un frein pour le projet de celui-ci. Ils sont aux yeux des Balinais des fantômes qui errent dans le village et ne méritent pas même le regard curieux du quidam local.

La situation s’éternise et rien ne semble pouvoir la débloquer, lorsque survient une descente de la police qui intervient pour faire appliquer la loi indonésienne interdisant l’organisation de combats de coqs et les paris qu’ils suscitent. Le contexte est important à rappeler ici même brièvement : L’Indonésie est le pays de confession musulmane le plus peuplé du monde, même si l’Islam qui y est pratiqué se caractérise par son profond syncrétisme avec l’Hindouisme et d’autres croyances religieuses comme le bouddhisme. Les lois indonésiennes épousent donc la morale islamique et les jeux d’argent y sont par conséquent proscrits. En fait il s’agit d’un puritanisme doublé d’un nationalisme radical que porte une élite bourgeoise désireuse de moderniser le pays qui consiste à débarrasser la culture locale de ses traditions tenues pour les plus rétrogrades[16]. Cependant et à la différence du reste de l’archipel qui est musulman, les Balinais restent quant à eux majoritairement hindouistes. De plus au moment de la présence de Geertz à Bali, la police indonésienne se compose en grande partie de troupes javanaises. Les Balinais considèrent cette présence comme une force d’occupation. Enfin et ce n’est pas le moindre détail, le nom de famille de Geertz est d’origine hollandaise et il est utile de rappeler que l’île a subi la colonisation hollandaise, laquelle fut marquée par quelques bains de sang et autres épisodes de répression militaire en 1856 et en 1858 et puis entre 1906 et 1908. Ce passé tragique n’est pas sans compliquer l’accueil réservé aux Geertz par les habitants de Tinhingan.

Peu après leur arrivée dans ce village, les villageois organisent un combat de coqs pour récolter des fonds pour financer les activités de l’école locale. Geertz et sa femme assistent à l’événement par curiosité anthropologique, lorsque subitement surgit la police venue stopper le combat et arrêter qui spectateurs, parieurs, propriétaires des coqs ou organisateurs. Dans la confusion, la plupart des personnes présentes se mettent à courir pour échapper à la police. Il y a à cet instant un moment de doute exprimé par Geertz au sujet de l’attitude à adopter face aux policiers : fuir ou rester sur place. Au bout du compte, les Geertz sont étrangers et n’étaient là que comme simples badauds, ce qui d’une certaine manière les aurait disculpés aux yeux de la justice indonésienne. Fuir, au contraire, implique l’idée d’une complicité ou d’un rôle actif dans le déroulement du combat comme parieur par exemple. Ils décident, cependant, de fuir le plus loin possible, finissent par rejoindre un autre fuyard pour se cacher dans la maison de celui-ci et simulent ensemble une réunion vespérale autour d’une tasse de thé, dans l’espoir d’abuser le jugement des policiers à la recherche de suspects. Grâce notamment à l’aplomb de leur hôte providentiel, le stratagème fonctionne et les Geertz sont finalement mis hors de cause et la police de se retirer bredouille de son interrogatoire[17].

Cette scène dont je viens de brosser les contours est riche de sens et illustre sur bien des points ce que j’appellerai un moment abductif né de la surprise que provoque la descente de police. Sur un plan métaphorique, un spectacle comme le combat de coqs constitue une activité située dont le cours est marqué par différentes séquences qui s’emboîtent les unes dans les autres jusqu’à leur dénouement. L’intervention de la police bouscule cet équilibre événementiel et met un terme au combat de coqs. Cette transformation de la réalité provoque un choc, une expérience radicale chez tous les participants et plus encore chez les Geertz qui sans doute assistaient pour la première fois de leur vie à un combat de ce type et faisaient face, de surcroît, à une descente de police, au beau milieu du public massé dans l’arène. La surprise est pour eux totale. Une partie de leurs habitudes et de leurs croyances s’envolèrent en fumée à cet instant sur leur façon de lire correctement ce qui était en train de se produire sous leurs yeux. Face à ce moment déconcertant, comment fallait-il réagir ? L’hypothèse pratique des Geertz, qui tient davantage à l’instinct de survie et à la spontanéité qui guide l’agir dans l’instant qu’à la réflexion longuement murie, fut de fuir comme le faisaient tous ceux qui, autour d’eux, en avaient la possibilité. Sur un plan anthropologique et moral, cette décision fut la bonne, car elle permit enfin aux Geertz de se faire accepter par les villageois qui les reconnurent comme leurs. En outre, cet épisode a pu éveiller la curiosité ethnographique de Geertz pour étudier les combats de coqs et comprendre leur importance dans la vie des Balinais et dans la constitution de l’identité masculine locale.

Il y a dans ce concours de circonstances quelque chose qui tient aussi à la sérendipité dont parle Merton et qui est à entendre comme un mécanisme inattendu de découverte sur le terrain d’un nouvel objet d’étude par l’anthropologue. Geertz avait en tête d’étudier plus classiquement le système de parenté local et ses enjeux pour la vie économique et sociale et finit, par le jeu du hasard, par s’intéresser à une institution – le combat de coqs – qui structure la personnalité de la gente masculine. Comme l’abduction, qui est un doute réel et non une élucubration née dans l’esprit de celui qui prétend être troublé par l’ordre des choses qu’il perçoit, la sérendipité est un événement qui advient et invite le chercheur à modifier son regard et à entrevoir un autre chemin d’enquête[18]. L’une comme l’autre ne peut au préalable être programmées dans le déroulement d’une enquête comme tenant lieu d’une étape indispensable à la conduite de celle-ci. Abduction et sérendipité ne peuvent être provoquées, mais seulement et intimement subies par le chercheur. Elles sont un vécu d’enquête que seuls les caprices du hasard sont capables de provoquer. Il s’agit d’une performance du réel sur la vie de ceux qui assistent à l’avènement de sa matérialité. L’une comme l’autre enregistrent un changement dans la face du monde et dans l’ordre des choses pour qui s’intéresse à étudier ses manifestations.

Ces deux notions partagent entre elles un puissant « air de famille». Après l’épisode de la descente de police le monde de Tinhingan a changé pour Geertz et sa femme. Les choses ne sont plus alors comme avant : ils existent enfin aux yeux des habitants. Leur fuite collective s’entend alors comme un moment identitaire qui construit de l’autreté au travers de la police. S’il est clair que les Geertz ne sont pas balinais ou hindouistes, parieurs ou propriétaires de coqs, ils ne sont pas non plus musulmans, javanais ou membres de l’élite bourgeoise indonésienne, soit autant de non-appartenances qui les rapprochent de leurs hôtes balinais. Cette expérience de la fuite a un goût de communion inconsciente pour les Geertz avec les habitants de Tinhingan. Elle tient au partage d’une sensation émotionnelle qui invite à faire corps avec celles et ceux qui ont eu aussi la même expérience de fuite et qui pourtant, juste avant, les ignoraient et les considéraient comme des spectres. Il y a dans l’instant d’une décision et la fuite qui est en la conséquence objective, quelque chose qui tient lieu à la fois de priméité et d’expérience pure. La singularité de cet acte assure à cet instant au vécu du couple Geertz un statut double, car à la fois ils furent l’action de la fuite comme expérience en train de se faire et la représentation de celle-ci comme accomplissement d’une décision.

Il est très difficile de rendre par des mots la trame de cette expérience et la rencontre avec le monde de la priméité. Cette rencontre qualitative où les pieds sentent le poids du corps en mouvement, où les chaussures, selon leurs formes, impriment aussi un rythme à la course, où le terrain parcouru dit l’interaction entre les fuyards et le milieu qu’ils traversent en courant et où les sentiments de stress ou d’angoisse jouent le rôle de baromètre de l’effort physique déployé. Tous ces aspects de l’action en marche s’écroulent dans la synthèse d’une expérience singulière, sans répétition possible, soit une autre façon de parler d’expérience pure. Par ailleurs, cet ensemble de sensations fait partie d’une sorte d’esthétique de l’instant. La fuite, à la suite de la descente de police, est en ce sens l’expérience heuristique qui aura déclenché le véritable début de l’enquête de terrain de Geertz à Bali. Elle est son point de départ épistémologique et c’est ainsi que l’on peut mieux comprendre pourquoi Geertz consacre ce préambule pour présenter sa description et son analyse des combats de coqs dans une village balinais. Cette gestion anthropologique de l’inattendu est aussi une marque du pragmaticisme de Peirce :

Pragmatism is the principle that every theoretical judgment expressible in a sentence in the indicative mood is a confused form of thought whose only meaning, if it has any, lies in its tendency to enforce a corresponding practical maxim expressible as conditional sentence with its apodosis in the imperative mood[19].

Il s’agit d’une philosophie au service de l’abduction qui, dans le cas de l’anecdote de Geertz, prend les traits de l’impératif pratique suivant : « Si tu assistes à une descente de police, au beau milieu d’un combat de coqs à Bali, ne cherche pas à comprendre ce qui se passe et fais comme tout le monde, cours.»

Quoiqu’il en soit, l´expérience vécue par Geertz a été radicale : un flux de sensations, un flux d’instants, un courant de conscience, un espace continu arpenté par une course éperdue. Bref une action en train de se faire sous la forme d’une fuite. Du point de vue ethnographique radical, ce qui est significatif dans cette anecdote, ce n’est pas la fuite de Pierre, Paul ou Jacques, mais bien la fuite en elle-même dépouillée de tout protagonisme, c’est-à-dire dénuée de toute attribution de sens. Il reste à savoir à présent comment la sociologie et le sociologue doivent prendre en charge cette manière de comprendre l’expérience de terrain et quel statut heuristique lui donner ? Il y a là une piste de réflexion sur laquelle nous reviendrons au moment de conclure cet article.

Quand la mort se fait présence

L’anecdote que je vais évoquer ici est plus brève que la précédente. Elle relève du domaine privé et de l’expérience religieuse. Elle m’a été relatée par l’anthropologue mexicaine María Fernanda Apipilhuasco Miranda que je nommerai à partir de maintenant non sans une pincée de familiarité « Marifer». Son expérience de terrain concerne un travail d’observation participante, pendant la célébration de la Toussaint en 2015 dans l’île de Janitzio située sur le lac de Patzcuaro au Mexique. Il s’agit d’une région indienne (Purépechas) de l’État de Michoacán qui a su conserver ses traditions religieuses, au point de devenir, au fil des ans, l’une des principales régions touristiques du pays. En dépit de la mise en tourisme excessive de la zone, le regard anthropologique n’a eu de cesse de continuer à explorer ces pratiques religieuses qui font état d’un puissant syncrétisme avec d’anciens cultes préchrétiens. Depuis sa maîtrise et aujourd’hui dans son projet de doctorat, Marifer centre son attention sur la relation entre morts et vivants et sur la question de l’accueil des morts et de la mort par les vivants. Cet antagonisme est le coeur de son travail d’observation et d’analyse des formes culturelles purépechas qui organisent le rapport à la disparition et aux défunts. La Toussaint est l’espace-temps privilégié pour observer celui-ci. C’est dans ce contexte que Marifer a été le témoin d’une situation troublante au sein d’une famille d’informateurs de Janitzio, où elle avait été invitée à veiller la venue des morts. Toute la question repose ici pour cette anthropologue à comprendre ce que l’on entend par « veiller les morts» et « accueillir la venue de la mort». S’agit-il d’un simple discours vernaculaire ? Ou s’agit-il encore de croyances familiales et religieuses dénuées de manifestations tangibles et que l’anthropologue partage avec ses hôtes par respect et pour préserver un soupçon de bénéfice du doute ?

Quoiqu’il en soit, Marifer raconte la scène où elle parlait avec ses hôtes, doña Margarita et don Espiridión, dans une pièce de la maison où la famille avait dressé un autel, comme la tradition le préconise, et sur lequel étaient disposés des croix, du papier picado (papier troué qui représente des figures ou des motifs et qui sert d’ornement lors des fêtes) des chapelets, des fleurs de cempasúchil (fleurs de couleur orange au ton très vif et utilisées pour la Toussaint), des photographies des défunts, des fruits, des gâteaux, des boissons gazeuses et des verres d’alcool (tequila et mezcal), au cas où ces derniers auraient faim et soif. Comme tous les autels lors de la fête des morts, celui de cette famille était un petit bijou de création esthétique. Dans la pièce, à côté de l’autel un jeune enfant dormait dans un lit. De l’autre côté de l’autel assise dans un canapé se tenait Marifer et face à elle don Espiridión assis sur une chaise et sa femme debout à ses côtés. La conversation informelle portait bien évidemment sur la tradition de la Toussaint et l’importance pour cette famille de communier entre elle pour évoquer ses disparus. Lorsque tout d’un coup une mandarine placée jusque-là sur l’autel tomba par terre. Subitement, le sentiment de surprise gagna l’esprit de Marifer et du couple pour former une expérience commune, une sorte d’épiphanie, la manifestation ou le signe de quelque chose. Cette situation inattendue pouvait difficilement être recue et comprise en dehors du cadre interprétatif, lié à la fois au contexte de célébration de la Toussaint et à la conversation en train de se dérouler entre Marifer et ses hôtes. Selon les trois esprits prisonniers de cet événement, il ne pouvait être question de hasard. La chute de la mandarine n’était pas ici un simple phénomène physique lié à la gravitation, mais bien l’expression d’autre chose : de la mort en général ou d’un mort en particulier. Marifer explique que pour les trois témoins quelque chose de significatif venait de se produire. Leur expérience était la même, en dépit de la variation des sensations vécues par chacune des trois personnes présentes.

On peut sans doute parler d’une expérience pure qui aura duré le temps de l’épanchement de l’effet de surprise et du trouble provoqué par la chute de la mandarine. Cet événement vécu est relié à un entrelacs d’autres expériences qui interagissent entre elles à la manière d’un flux qui vient à la rencontre de l’expérience présente : il y a l’expérience personnelle de chacun au sujet de la mort, fait d’un savoir par familiarité ou d’un savoir « savant» et indirect. Il y a aussi toutes les expériences passées qui, d’une certaine façon, ont conduit ces trois personnes à se réunir ce 31 octobre pour vivre la présence de la mort depuis un autel qui la symbolise et l’institue comme action présente et avec comme indice la chute d’un fruit destiné à honorer la présence et l’accueil des défunts. Il est important de comprendre ici, comme le souligne William James[20], que la chute de la mandarine comme signe « évident» de la venue de la mort et des morts dans cette famille engage Marifer et ses hôtes à une interaction directe avec celle-là et avec ceux-ci. Il ne s’agit pas d’un phénomène conscient, mais tout simplement vécu dans l’instant pur. En outre, cet événement n’est pas doté d’une simple qualité phénoménale que l’on pourrait extraire comme dans n’importe quelle activité où il serait question alors de suspendre le moment pur qui précède l’acte de conscience et d’interprétation. Tout d’abord, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’un événement inattendu qui est une invitation à élaborer une abduction qui en ce qui concerne Marifer consiste justement à faire un doctorat en anthropologie sur la mort et les morts chez les Purépechas du lac de Patzcuaro. Ce doctorat est en soi une réponse plausible apportée au mystère de cette apparition supposée de la mort. Ensuite s’agissant de la mort et des morts, il ne faut pas oublier qu’il y a une expérience radicale de l’autreté.

Autrement dit, s’il est clair que l’empirisme radical de James permet de comprendre après coup la teneur de cette expérience pure de mise en contact avec la mort, celle-ci se manifeste de façon inattendue et rappelle en particulier à Marifer que « Dans l’observation ethnographique, l’étonnement est une caractéristique intrinsèque au fait d’observer, car quand on observe, on ne sait pas ce qui va arriver[21].» Si la justesse de ce propos n’est pas à réaffirmer ici, il existe, toutefois, une différence majeure dans « l’observation ethnographique» entre se mettre dans la disposition de s’étonner et d’aiguiser sa curiosité pour décrire et comprendre ce que l’on a sous les yeux et être saisi par la surprise et de voir ses sens être prisonniers de ses manifestations subites. Il y a dans l’expérience de Marifer quelque chose de l’ordre du numineux[22] : la manifestation éphémère de l’effroi. Marifer insiste sur la réaction de silence et d’ébahissement qui l’a gagnée ainsi que ses hôtes. C’est pourquoi en tant qu’expérience pure et vécue simultanément (c’est-à-dire continument) par Marifer, doña Margarita et par don Espiridión, il semble difficile d’évoquer une surinterprétation des faits (et à la différence de ce que pourrait produire un excès de curiosité pour quelque chose), puisque toute l’analyse consiste maintenant à réfléchir sur le contenu de cet instant premier et révolu.

Quant aux hôtes de Marifer, cette expérience aura pu avoir l’effet d’une confirmation, « une preuve» que la participation religieuse qu’ils consentent chaque année pour faire venir leurs morts a du sens. Leurs croyances se voient renforcer par cette conviction. La mandarine en tombant a dit quelque chose, même s’il est difficile de savoir quoi au juste. S’il n’arrivait jamais rien d’étonnant en matière de religion et de croyance, les hommes auraient cessé depuis longtemps d’attendre que quelque chose s’y passe. Les Purépechas et cette famille de l’île de Janitzio n’échappent pas à cette tendance culturelle. Les morts parlent avec leurs signes : depuis ce 31 octobre 2015, Marifer, doña Margarita et don Espiridión peuvent en témoigner.

Le stress à la campagne

Mon collègue Gustavo Lopez Castro du Colegio de Michoacán est un sociologue, spécialiste de longue date des migrations mexicaines aux États-Unis[23]. C’est au cours d’une présentation publique au Colegio de Michoacan de son parcours dans cette recherche qu’il nous confia une anecdote qui constitue le troisième moment ethnographique examiné dans cet article. C’est à Purépero[24], petite ville du Michoacán (Mexique) de 15 000 âmes, que se déroule la scène. Elle remonte au mois d’octobre 1991.

Engagé dans une enquête sur les conséquences familiales de l’absence des migrants, Gustavo Lopez Castro décide d’élargir sa recherche, qui portait déjà sur plusieurs communes des environs de Zamora, à la petite ville (ou gros village) de Purépero. Arrivé sur place et nanti de quelques adresses d’informateurs, il se met à la recherche de ces premiers contacts pour entamer son enquête de terrain. En cherchant l’un d’eux, il s’engage alors dans une rue proche de la place principale de la commune et arrive à proximité d’un cabinet médical sur la porte duquel était affichée l’information suivante :

Favor de no insistir. No doy recetas para calmantes. Dr. Moreno.

Prière de ne pas insister. Je ne donne pas d’ordonnances pour des calmants.» Docteur Moreno.

Comme il nous le confiera au moment de son exposé, grande fut alors sa surprise, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il ne s’attendait pas à trouver ce genre d’écriteau dans ce lieu, c’est-à-dire à Purépero. Cette découverte mit à mal plusieurs de ses représentations, de ses habitudes de pensée, c’est-à-dire de ses manières de croire :

  • dans les campagnes du Mexique, les gens ne souffrent pas de dépression, car on y vit de façon saine, dans une proximité avec la nature et loin des pathologies de la ville ;

  • le stress est une « maladie» de gens riches pas de paysans métis et indiens ;

  • dans les campagnes du Mexique, plongées la plupart d’entre elles dans la pauvreté et le sous-développement, la présence des sciences de l’âme et de leur thérapie sont un luxe, un signe de modernité, que le pouvoir d’achat local peut difficilement se permettre ou que les mentalités locales n’envisagent pas comme recours ;

  • dans les campagnes du Mexique, les problèmes personnels sont généralement pris en charge par la famille ou par la communauté et donc la consommation d’anxiolytiques comme solution individuelle à un état de dépression n’a pas lieu d’être ; et

  • dans les campagnes du Mexique, la migration vers les États-Unis est un processus structurel à propos de l’organisation internationale du travail et de la production sans lien aucun avec le domaine des émotions et des sentiments.

Cette liste d’impensés et de préjugés que soulève la découverte de l’écriteau (car après tout, on ne peut s’empêcher de se demander ce qu’il se serait passé si Gustavo Lopez avait décidé de s’engager dans une autre rue que celle du cabinet médical en question) n’est pas close, car on peut imaginer, sans peine, d’autres implications liées à celle-ci. Il est clair aussi que ce message ne pouvait pas provoquer le même effet chez tout le monde, selon sa familiarité par rapport au « monde» de Purépero. La surprise n’a valu que pour celui qui ne pouvait avoir que certains préjugés sur les modes de vie dans cette commune. Le message de l’écriteau n’a pu produire un effet de surprise que dans la mesure où il a pu troubler le système d’attentes chez certains comme mon collègue Gustavo Lopez, car ce qu’il faut bien comprendre ici c’est que ce n’est pas tant le contenu du message qui est inattendu que sa localisation[25] : le stress ne semblait pas faire partie du monde rural mexicain jusqu’en 1991 pour mon collègue, comme du reste pour nombre d’entre nous. Si la scène avait eu lieu dans une grande ville du pays, ou même à Zamora, une ville moyenne distante d’une heure en voiture de Purépero, l’effet n’aurait pas été le même. La surprise, dans le domaine de l’enquête de terrain, n’est donc pas un donné, un élément du monde posé quelque part, mais elle est le produit d’une rencontre entre un signe et l’esprit qui y prête attention, ce qui veut dire qu’il n’y a pas de phénomène ou d’événement inattendu en soi et ce qui veut dire aussi que la recherche ne peut réellement débuter que par le saisissement de l’inattendu, ce que Peirce appelle l’abduction.

Le micro-événement vécu par Gustavo Lopez est, de mon point de vue, lourd de sens, car rétrospectivement il a guidé sa recherche en général sur les migrations aux États-Unis depuis les campagnes du Mexique, en lui donnant une inflexion majeure, celle de la dimension émotionnelle liée à la séparation (voire la dislocation) des familles qu’imposent encore les processus migratoires. Depuis cette découverte singulière, mon collègue s’est signalé pour son intérêt à traiter la question de la distance spatiale et sentimentale dans le couple de migrants et à rendre compte de la situation émotionnelle des épouses de migrants restées sur place qui en viennent à consommer, souvent à l’emporte-pièce, des antidépresseurs[26]. C’est du coup par cette découverte heureuse que tout un marché et des pratiques liées à la consommation d’anxiolytiques qui apparaissent dans le champ d’observation et d’analyse du sociologue[27].

Si, à partir de là, on peut imaginer sans peine une reconstruction de cette recherche à partir du mode de l’abduction, au sens où passé ce moment de surprise, Gustavo Lopez a su construire les hypothèses qui ont guidé sa recherche, il est clair aussi que la sérendipité a joué un rôle important dans le tracé de celle-ci. Avant ce déclic, Gustavo Lopez n’avait pas en tête d’aborder la question de la relation entre émotions et migration pour interroger l’institution familiale en milieu rural. L’effet de sérendipité a mis au jour un nouvel aspect de cette problématique, un champ à explorer. La relation entre abduction et sérendipité montre à l’évidence que si la première se révèle être un complément indispensable aux modes d’inférence traditionnels de la recherche sociologique que sont la déduction (comme capacité conceptuelle) et l’induction (comme capacité à organiser une série de données), grâce à son pouvoir créatif pour suggérer de nouvelles hypothèses plausibles pour engager l’enquête, la sérendipité apparaît ici comme l’expression cardinale de l’abduction en faisant jouer au hasard un rôle fécond dans l’éveil de la curiosité et le surgissement de l’intérêt pour la recherche. Ce qui est anodin peut avoir un caractère inattendu et faire de la recherche un moment de création. Il semble que derrière nombre de grandes abductions se tienne l’expression d’une sérendipité. Il est clair, enfin, que le docteur Moreno n’avait pas en tête tout cela lorsqu’il décida de poser cet écriteau sur la porte de son cabinet médical.

Conclusion

Dans cet article, j’ai tenté de restituer une part importante de la pensée de Peirce sous la forme d’une heuristique ethnographique guidée par l’abduction, comme logique de la surprise, la priméité comme sensibilité et tonalité ethnographiques, et d’identifier quelques points de contact avec l’empirisme radical de William James, en considérant quelques moments d’ethnographie comme des expériences pures. Il n’est pas certain que le pari ait été complétement tenu. Des trois situations ethnographiques sur lesquelles repose l’analyse, on est en droit de les classer subjectivement par le niveau d’abduction qu’elles suscitent et, selon une courbe descendante, de proposer de faire du moment ethnographique à Purépero la situation la plus abductive, suivie de près par celle de Janitzio et pour finir par l’expérience de fuite du couple Geertz. L’abduction est en ce sens à comprendre comme une activité de connaissance qui requiert un engagement et un intérêt. Sans cela on passe, sans peine, à côté de ses manifestations sans les voir.

Si à présent on relie le souci de classement précédent avec le thème de l’expérience pure, entraînant une sorte de dissolution des positions entre l’observé et son observateur, il semble que ce soit le moment ethnographique de Janitzio qui illustre le mieux cette idée de priméité, comme instant premier et éphémère de l’observation, un moment sur lequel la description peut difficilement revenir. Quant aux deux autres, il faut chercher leur priméité dans la sensation éprouvée par les Geertz, au moment de l’intrusion de la police (c’est-à-dire son caractère singulier et les qualités sensorielles de celle-ci : les odeurs, les cris, les images, les couleurs qui ont habillé cet événement) et par celle de mon collègue, Gustavo Lopez, au moment de lire l’écriteau comme un message se donnant à voir dans des formes (dimension du panneau, calligraphie des mots inscrits sur celui-ci, couleur choisie pour écrire, tonalité de celle-ci, etc.). Rappeler le rôle et le statut de la priméité, c’est non seulement colorer l’observation des signes de la situation à appréhender, mais c’est aussi ne pas séparer l’élément de surprise de ses bases qualitatives (iconiques diraient certains) et risquer de ne comprendre celle-ci que comme un choc avec le réel et comme un moment de disruption.

Le caractère apparemment bigarré des exemples de terrain que je propose peut s’estomper si toutefois on veut bien avoir à l’esprit que l’important dans cette réflexion sur le travail de terrain c’est de jeter les bases d’une épistémologie du hasard dans l’observation. Pour cela il a été question de rappeler le rôle que joue l’effet de surprise dans celle-ci, son statut dans l’enquête en général et de considérer l’ethnographie comme une expérience radicale, dans laquelle il est question de tenter de se fondre dans le réel grâce au processus d’observation. Parler de hasard, c’est évoquer le tychisme de Peirce qui correspond au premier univers de sa métaphysique[28], un monde des possibles[29]. Dans cette ethnographie, la description apparaît alors comme un procès en cours, une activité déclinée sous le mode du gérondif et selon laquelle il ne s’agit plus de capter et de capturer des situations grâce au langage, mais de faire de celui-ci l’élément d’un glissement descriptif et interprétatif. Les mots deviennent alors, faute de mieux, des approximations avec le réel, une représentation en train de se faire. Le dernier mot du récit n’étant plus que le prétexte pour poursuivre l’ethnographie. Ce travail devient une sémiose au sens de Peirce : Il pointe en direction d’un futur qui appartient à une communauté de chercheurs et non pas seulement à la carrière d’un chercheur isolé[30].

C’est justement ce que j’ai tenté de faire en faisant le récit de ces trois moments ethnographiques. Tous trois à des degrés divers sont à placer sous le sceau de la surprise. Ils prennent la forme phénoménale d’une fuite devant la police, d’une chute d’une mandarine d’un autel dédié à la célébration de la Toussaint et d’un message inattendu dans une campagne mexicaine. Il est difficile de savoir lequel des trois est en soi le moins surprenant. Ces trois notions que sont la fuite, la chute et le message impromptu sont en fait les trois signes majeurs qui disent le type d’expérience ethnographique vécue et c’est à partir d’eux que les récits de terrain que je propose ici ont pu se reconstruire. Cette réécriture impose d’autres règles comme ne plus céder à l’obsession de la précision, ne pas construire, à la manière postmoderne, le récit comme une mise en scène du soi ethnographique au milieu des autres, mais consiste à faire de celui-ci un texte en mouvement, une description ouverte. Cette ouverture est en fait un accueil de l’abduction comme prise en charge plausible de la surprise[31]. Le texte ethnographique en mouvement qu’induit l’abduction se doit alors d’être guidé par un examen soigneux des hypothèses qui assurent la continuité théorique et méthodologique de l’enquête. En choisissant parmi elles une voie plausible, c’est l’enquête qui peut alors s’enclencher sur les combats de coqs à Bali, la présence de la mort ou le message inattendu dans le Mexique profond. C’est en grande partie, mais avec d’autres mots, ce que dit John Dewey dans son traité de Logique[32].

Un dernier mot pour conclure : le dernier exemple ethnographique de mon collègue Gustavo Lopez illustre avec force en quoi le hasard peut donner une direction nouvelle à la recherche. C’est une situation dont je peux moi-même témoigner, car c’est par un effet de sérendipité que je me suis intéressé à l’étude du mouvement des braceros (journaliers agricoles mexicains employés aux États-Unis entre 1942 et 1967 et dont les droits sociaux ont longtemps été bafoués), à la suite d’un forum organisé au Colegio de Michoacán, en mai 2008[33]. À l’époque, mon projet de recherche portait sur l’observation des logiques migratoires dans une petite ville mexicaine (Jiquilpan) et je n’étais pas censé ce jour-là assister à ce forum. En y assistant malgré tout, mon sujet de recherche a subi une révolution de 180 degrés. C’est donc par un changement de projet et de perspective que tout a donc commencé. Tout le problème méthodologique évoqué dans cet article tient à l’accueil des données par le chercheur et à comprendre comment celles-ci lui arrivent sur le terrain.

L’abduction de Peirce, mise en dialogue avec d’autres expressions du pragmatisme, est un moyen de commencer à répondre à cette difficile question. En agissant de la sorte le sociologue jetterait alors les bases d’une autre sociologie non plus guidée par la volonté ou par l’intuition, mais par le hasard et par le doute réel que promeut l’abduction, une sociologie en somme pragmaticiste et tychiste. L’enjeu consiste alors à opérer le passage d’une ethnographie du verbe vers une ethnographie du signe, en pensant d’abord la recherche et son rapport au terrain comme un moment exprimant une priméité, soit un rapport au monde qui accompagne le surgissement étonnant d’un signe qui, en se transformant, pourra plus tard devenir un objet d’étude. Pour cela il faut que le langage ethnographique ne soit plus seulement l’expression têtue d’un enfermement descriptif du réel par des mots, mais qu’il soit envisagé et assumé comme la tentative maladroite de saisir les instants de la relation au monde et les moments qualitatifs que celui-ci réserve à la recherche.