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Le partage des tâches domestiques au sein de la famille est un champ d’études qui a pris de l’importance au cours des dernières années dans plusieurs pays à économie développée[1]. Dans ces pays, malgré leur entrée massive sur le marché du travail rémunéré, les femmes demeurent toujours les principales responsables du travail domestique[2]. Plusieurs études ont interrogé les forces sociales et culturelles qui facilitent l’implication relativement limitée des hommes dans le champ domestique[3]. D’autres travaux se sont intéressés à la pratique d’externalisation du travail domestique à laquelle ont souvent recours les ménages à deux revenus pour réduire la charge des femmes[4].

En 2015, certains auteurs ont proposé un regard différent sur le partage des tâches domestiques en suggérant que l’inégalité de genre dans ce domaine est une cause première des changements familiaux – augmentation des divorces, réduction de la fécondité – observés au cours des 50 dernières années dans les pays industrialisés. Ce numéro s’intéresse à l’apport de cette nouvelle théorie explicative des dynamiques familiales occidentales – connue sous l’appellation de « théorie de la révolution des rôles de genre » - en présentant des études empiriques qui interpellent ses différents postulats. Les articles ici réunis traitent exclusivement des pays à économie développée ; les résultats ne sont donc pas généralisables à d’autres contextes.

Les nouvelles dynamiques familiales et la théorie de la deuxième transition démographique

Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les comportements familiaux ont changé radicalement dans tous les pays industrialisés. Les divorces sont devenus plus fréquents et le mariage a reculé au profit de l’union libre. De plus, après avoir diminué considérablement dans l’après-guerre, l’âge au premier mariage a augmenté de manière significative dans les décennies suivantes. Parallèlement, la fécondité a chuté dramatiquement, atteignant pour la première fois des niveaux très en deçà du seuil de remplacement de la population. Par ailleurs, les naissances hors mariage se sont multipliées, passant, par exemple, de moins de 5 % de l’ensemble des naissances à près de 50 % en France entre 1950 et 2000[5] et de moins de 5 % à plus de 60 % au Québec entre 1951 et 2016[6], la très grande majorité de celles-ci survenant dorénavant au sein d’unions consensuelles.

Pour expliquer ces phénomènes, Van de Kaa et Lesthaeghe ont proposé la théorie de la deuxième transition démographique[7] dans les années 1980. Selon cette théorie, les transformations des dynamiques familiales sont en grande partie tributaires du développement économique qu’ont connu les pays industrialisés après les années 1950. Plus particulièrement, le développement économique a permis à la majorité des individus de satisfaire aisément leurs besoins primaires et de se tourner vers d’autres besoins, comme la poursuite de l’autonomie et de l’épanouissement personnel. Dans ce contexte, les individus se sont éloignés des valeurs sociales et religieuses traditionnelles. De même, l’engagement au sein de relations à long terme et la perspective d’élever un enfant sont devenus des projets moins attrayants. En somme, les nouvelles dynamiques familiales – le faible niveau de fécondité et l’instabilité conjugale – qui ont pris racine durant la seconde moitié du XXe siècle résulteraient d’une montée de l’individualisme que la croissance économique a rendu possible. À ce titre, les nouvelles dynamiques familiales sont vues comme étant permanentes : elles constituent le nouveau régime familial propre aux désirs de réalisation personnelle des individus que stimulent l’industrialisation et la prospérité matérielle.

La théorie de la révolution des rôles de genre

En 2015, trois articles séminaux parus dans Population and Development Review ont formulé une théorie alternative à celle proposée par Van de Kaa et Lestaeghe – que Goldscheider, Bernhardt et Lappegård désignent sous l’appellation de « gender revolution theory » et que nous traduisons ici par théorie de la révolution des rôles de genre[8]. Selon les tenants de cette approche, l’instabilité des unions et la très faible fécondité des pays industrialisés ne sont pas tant tributaires de changements dans les désirs, attitudes et préférences des individus en contexte d’abondance matérielle que des tensions induites par les changements structurels qui ont cours. De surcroît, ces nouvelles dynamiques familiales ne seraient pas permanentes, comme l’annonce la théorie de la deuxième transition démographique, mais plutôt temporaires et réversibles. Goldscheider et al. font valoir qu’il n’y a aucune indication empirique suggérant que le désir d’enfant et d’engagement à long terme soit devenu moins fort avec l’industrialisation et la montée des valeurs individualistes. Par exemple, les enquêtes révèlent que la majorité des individus continuent, encore aujourd’hui, de préférer une relation stable à long terme aux autres types d’arrangements amoureux dans la majorité des pays occidentaux[9]. Les dynamiques familiales se seraient donc transformées sans qu’il y ait érosion du désir d’enfant et de relation à long terme.

Prenant appui sur les travaux de Peter McDonald[10] sur l’égalité de genre et la fécondité, les tenants de la théorie de la révolution des rôles de genre suggèrent que les transformations familiales sont liées aux changements dans la division sexuelle du travail qui ont touché les pays industrialisés à partir des années 1950. Dans la première moitié du XXe siècle, une division sexuelle du travail assez rigide a prévalu dans les pays occidentaux, le travail rémunéré étant l’apanage des hommes, et le travail domestique, celui des femmes[11]. À partir du milieu du XXe siècle, les couples se sont engagés dans un processus de révolution des rôles de genre et de transformation de la division sexuelle du travail. Enclenchée à partir des années 1960, la première phase de cette révolution, souvent qualifiée de « publique », a été marquée par l’entrée massive des femmes sur le marché du travail, laquelle a fortement ébranlé la notion voulant que le travail rémunéré soit un rôle exclusivement masculin[12]. Toutefois, en dépit de leur présence accrue sur le marché du travail rémunéré, les femmes sont restées responsables du travail domestique. Encore aujourd’hui, celles-ci continuent de s’acquitter de la vaste majorité des tâches ménagères nécessaires au fonctionnement des ménages et de la prise en charge des enfants, et l’implication des hommes dans ce domaine, bien qu’en croissance, demeure limitée[13].

À la suite de ces changements, les femmes ont fait face au phénomène de la double journée – c’est-à-dire à la nécessité d’accomplir de nombreuses tâches domestiques après avoir complété leur quart de travail rémunéré[14]. Cet arrangement n’a pas diminué leur désir de s’engager dans des relations à long terme ou de fonder une famille, ni d’ailleurs celui des hommes, mais il a créé de nombreuses tensions au sein des couples qui sont venues entraver ces projets familiaux. En d’autres termes, la double charge – professionnelle et familiale – des femmes a engendré du stress, des insatisfactions, de la fatigue, qui ont rendu les unions plus instables, le mariage moins attrayant et le projet de fonder une famille plus irréaliste et souvent repoussé[15].

Pour les tenants de la théorie de la révolution des rôles de genre, les changements dans la fécondité et dans les relations conjugales au cours des 50 dernières années sont dus principalement aux tensions créées par ce qu’ils qualifient de révolution incomplète des rôles de genre. Ces tensions découlent du fait que l’entrée des femmes sur le marché du travail n’a pas été accompagnée d’une plus grande prise en charge des tâches domestiques par les hommes. Le caractère inachevé de la révolution des rôles de genre ne serait cependant que temporaire ; à terme, cette révolution sera complétée et, par conséquent, les dynamiques familiales qui ont marqué l’Occident durant les dernières décennies sont transitoires et les spécialisations des rôles de genre se résorberont éventuellement.

Si la répartition des tâches domestiques demeure encore inégale, alors que les femmes ont investi massivement le marché du travail, c’est en raison d’un phénomène de « cultural lag[16] » ou de délais culturels. Lorsque les femmes sont devenues des participantes assidues du marché du travail rémunéré, les couples ont initialement continué de mobiliser les schémas familiaux datant de l’époque du modèle « homme pourvoyeur/femme au foyer », puisque ce sont à ces schémas qu’ils avaient été socialisés. La responsabilité des tâches domestiques est donc demeurée un rôle essentiellement féminin, et ce, en dépit de la présence marquée des femmes sur le marché de l’emploi.

Les tenants de la théorie de la révolution des rôles de genre prévoient que les schémas familiaux changeront inévitablement et que des attitudes plus égalitaires seront adoptées dans l’espace domestique. Ils soutiennent notamment que l’entrée des femmes sur le marché du travail est survenue à la suite d’événements qu’Esping-Anderson et Billari qualifient « d’exogènes[17] » et qui incluent le développement des technologies contraceptives et des appareils domestiques. Ces événements ont donné une première impulsion à l’entrée massive des femmes sur le marché du travail laquelle a les amenées à cultiver de plus en plus leurs compétences « de marché » au fil du temps, soit les compétences qu’elles peuvent négocier sur le marché de l’emploi. Ainsi, par exemple, la participation des femmes à l’éducation postsecondaire n’a cessé de croître depuis les années 1950. Cet investissement croissant devrait ultimement se traduire par une productivité en emploi égale à celle des hommes et par un pouvoir économique équivalent. Comme Esping-Anderson et Billari écrivent, lorsque ce point sera atteint :  

les relations de genre traditionnelles dans la sphère privée apparaîtront inefficaces et injustes. Elles produiront des pertes d’efficacité puisque la productivité des femmes sur le marché du travail sera plus grande que leur efficacité dans le travail ménager. Les relations de genre traditionnelles stimuleront le sentiment d’injustice alors que les femmes se retrouvent avec une deuxième journée de travail. Elles provoqueront aussi des insatisfactions si les couples tendent à avoir moins d’enfants qu’ils le désirent. Ces conditions sous-optimales devraient en principe promouvoir des attitudes de genre plus égalitaires[18].

Les femmes qui ont acquis un pouvoir économique et qui vivent des insatisfactions en raison du partage inégal des tâches domestiques devraient éventuellement être en position d’exiger des comportements égalitaires dans l’espace domestique. De leur côté, les hommes se verront dans l’obligation d’acquiescer à cette requête lorsque les femmes qui acceptent la situation inverse se feront plus rares, comme le soulignent Goldscheider et coll. Quand les attitudes et les comportements seront devenus plus égalitaires dans l’espace domestique, les tensions liées au phénomène de la double journée et à la « perpétuelle négociation[19] » des rôles et responsabilités dans les couples se dissiperont. Les barrières aux unions stables et fécondes seront levées et un nouvel équilibre familial basé sur des relations plus stables et une fécondité plus élevée émergera. Les bouleversements familiaux des dernières décennies n’auront été que transitoires – rien de plus qu’une phase dans le processus de révolution des rôles de genre.

Les zones d’ombre de la théorie de la révolution des rôles de genre

La théorie de la révolution des rôles de genre comporte plusieurs éléments qui résonnent intuitivement et elle est appuyée par certaines données empiriques macrosociales, comme l’ont fait valoir les tenants de cette théorie. Par exemple, la proposition à l’effet que le phénomène de la double journée génère certaines tensions au sein des couples et des familles a été documentée. Également, le niveau d’éducation des femmes a longtemps été associé à leur fécondité, les femmes les plus scolarisées ayant une fécondité plus faible[20]. Or, cette relation semble en voie de s’inverser. Les pays où les femmes sont en moyenne plus scolarisées semblent progressivement afficher une fécondité plus élevée au sein du groupe des pays industrialisés[21]. Les tenants de la théorie de la révolution des rôles de genre voient dans cette tendance une preuve que leur prédiction voulant que l’espace domestique devienne plus équitable et les couples plus stables et plus féconds à mesure que les gains économiques des femmes croissent.

En revanche, plusieurs postulats et prédictions de la théorie de la révolution des rôles de genre se présentent en porte-à-faux eu égard aux approches alternatives de la famille et de la division sexuelle du travail, telles celles issues des études féministes. Par exemple, de nombreux auteurs ont souligné que, même si les femmes s’investissent effectivement de plus en plus dans l’éducation postsecondaire, l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes est loin d’être réalisée. Plus encore, la progression des femmes dans le domaine professionnel semble même s’essouffler. En effet, la rémunération moyenne des femmes demeure moindre que celle des hommes, en bonne partie parce que les activités majoritairement féminines commandent des salaires moins élevés que les activités typiquement masculines[22].

Selon Paula England, ce phénomène est lié à des dynamiques culturelles complexes[23]. Les normes sociales de genre se sont transformées dans les sociétés occidentales, de manière à encourager les femmes à poursuivre des activités plus traditionnellement masculines. Les activités culturellement définies comme féminines continuent cependant d’être dévalorisées. Ce phénomène donne lieu à une forme de discrimination sur le marché du travail : « les employeurs évaluent la valeur des emplois occupés principalement par des femmes à l’aide d’une lunette biaisée et, par conséquent, ils rémunèrent les hommes et les femmes occupant ces positions plus faiblement que si celles-ci étaient occupées majoritairement par des hommes[24] ». Les travaux d’England qui documentent la stagnation des gains économiques des femmes n’appuient donc pas l’idée voulant que les femmes atteindront automatiquement l’égalité économique avec les hommes compte tenu de l’accroissement de leurs compétences de marché. Ses travaux indiquent plutôt que l’intervention de forces socioculturelles valorisant les activités dites féminines sera vraisemblablement nécessaire à une remontée des gains économiques des femmes. Or, de telles forces socioculturelles ne semblent toutefois pas sur le point de se déployer[25]. Par conséquent, l’atteinte de la parité économique entre les hommes les femmes devant mener à l’établissement de nouveaux régimes domestiques et familiaux axés sur l’égalité serait ainsi mise en doute.

De son côté, Peter McDonald fait valoir que les institutions sociales influencent grandement les incitatifs qu’ont les couples à s’éloigner du modèle « homme pourvoyeur/femme au foyer » pour se rapprocher du modèle de couple à deux revenus[26]. Certaines institutions se sont transformées au courant du XXe siècle pour faciliter un tel passage. C’est le cas des systèmes d’éducation, par exemple, qui ont ouvert leurs portes aux femmes et leur offrent une formation axée sur le développement des compétences de marché, et non plus sur l’économie domestique. Par contre, d’autres institutions sociales n’ont pas évolué à la même vitesse. Ainsi, certains régimes d’État-providence incitent peu les femmes – même celles qui sont fortement scolarisées – au travail rémunéré. C’est le cas, par exemple, des régimes de taxation conjointe plutôt qu’individuelle qui permettent une taxation réduite du revenu le plus haut, généralement celui des hommes, diminuant du coup les incitatifs économiques qu’ont les femmes à travailler ou à rechercher des revenus plus élevés[27]. Au contraire, les États offrant des services publics de qualité, comme des services d’éducation et de garde des enfants, plutôt que des réductions fiscales, facilitent l’adoption du modèle des couples à deux revenus. En somme, cette perspective institutionnelle suggère que l’atteinte de l’égalité économique entre hommes et femmes nécessitera une mobilisation politique, au-delà des décisions individuelles des femmes d’investir dans leurs compétences professionnelles. La théorie de la révolution des rôles de genre accorde peu de place à cette mobilisation politique, ce qui soulève le doute quant à la réalisation prochaine de l’égalité économique entre hommes et femmes.

Même si l’on est prêt à accepter l’idée que cette égalité économique est imminente dans certains pays industrialisés, certains résultats de recherche contredisent l’hypothèse que celle-ci entraînera automatiquement l’égalité hommes-femmes dans l’espace domestique. Spécifiquement, la théorie de la révolution des rôles de genre suggère que les comportements inégalitaires dans l’espace privé céderont éventuellement sous le poids des insatisfactions et des inefficacités que cette inégalité cause dans un contexte où les femmes possèdent un pouvoir économique important. Cette vision est ancrée dans une théorie rationnelle de la formation des attitudes et des comportements, comme le soulignent Goldscheider et coll.[28]. À l’instar de la théorie des ressources relatives[29], cette vision présuppose que le conjoint qui gagne le plus haut revenu dispose d’un pouvoir de négociation qu’il utilise pour se soustraire des tâches domestiques.

Or, des études sur le genre et la division sexuelle du travail ont critiqué cette posture théorique rationnelle pour penser l’adoption des attitudes et des comportements de genre. Plusieurs soulignent que le partage des tâches domestiques au sein des couples n’est pas simplement le produit d’une négociation basée sur une évaluation rationnelle des coûts et des bénéfices associés aux différents arrangements par les deux parties[30]. Au contraire, les responsabilités domestiques et parentales sont, dans la majorité des sociétés occidentales, culturellement définies comme féminines – comme des activités constitutives de l’identité des femmes[31]. Ainsi, quand hommes et femmes adoptent des comportements inégalitaires dans le partage des tâches domestiques, ce n’est pas nécessairement en vertu de l’efficacité de cet arrangement. Cela peut être une façon de se conformer aux normes construites de genre auxquelles ils adhèrent, comme le propose l’approche du « doing gender[32] ». En somme, cet argument suggère que même si les femmes devaient atteindre la parité économique avec les hommes, l’égalité dans l’espace domestique ne s’ensuivrait pas automatiquement, à moins d’être accompagnée de transformations culturelles significatives.

Enfin, comme le souligne Andrew Cherlin[33], il y a également lieu de se demander si des comportements égalitaires dans l’espace domestique, s’ils devaient se consolider, déboucheraient réellement sur des unions plus stables et fécondes, comme l’annonce la théorie de la révolution des rôles de genre. Selon celle-ci, les inégalités de genre dans la sphère privée constituent un frein aux unions stables et fécondes en raison des tensions et des insatisfactions qu’elles génèrent. Or, les inégalités de genre dans la sphère domestique ne sont assurément pas l’unique source d’insatisfactions au sein des couples, ni peut-être même la principale. De plus, si les relations stables et fécondes demeurent le type préféré d’union dans le monde occidental, il est aussi vrai que les formes familiales alternatives – unions libres, familles monoparentales, etc. – sont aujourd’hui beaucoup plus acceptées et valorisées que dans le passé, comme l’a montré Cherlin. Aussi, même si un partage des tâches plus égalitaire rendait les unions plus stables que dans les années 1980 ou 1990, les hommes et les femmes pourraient continuer de mettre fin à celles-ci et opter plus facilement qu’auparavant pour un arrangement alternatif lorsque cette relation cesse d’être entièrement satisfaisante. Dans ce cas, la croissance des comportements égalitaires produirait un effet plutôt marginal sur la stabilité des unions et la fécondité.

Poussant cet argument plus loin, Cherlin suggère que l’atteinte d’un partage égalitaire des tâches pourrait s’accompagner d’un accroissement des inégalités de classe dans les régimes familiaux. La mondialisation a généré une plus forte instabilité sur le marché du travail, ainsi que des réductions dans les revenus des hommes peu éduqués, lesquelles sont susceptibles de constituer un irritant majeur pour la constitution des unions au sein des populations plus pauvres et moins éduquées. En effet, l’obtention d’un revenu suffisant et stable continue d’être un critère majeur pour les femmes dans la sélection de leur partenaire. De plus, les difficultés économiques constituent une source importante de tensions et de stress pour les individus et les couples. Par conséquent, les familles peu éduquées risquent de demeurer instables en raison du stress économique qu’elles connaissent, et ce, même si les comportements domestiques devenaient majoritairement égalitaires. En revanche, le partage égal du travail domestique et rémunéré aurait un effet bénéfique au sein des populations plus aisées qui n’ont pas à conjuguer avec le stress économique dans la même mesure. On assisterait ainsi à l’émergence d’un régime familial polarisé, caractérisé par la stabilité au haut de l’échelle socio-économique et par l’instabilité au bas de l’échelle.

Ce dualisme risque d’être plus prononcé au sein des pays, comme les États-Unis, qui offrent peu de protection sociale et donc peu de prestations compensatoires aux hommes peu éduqués, comme le note Cherlin. On peut également s’attendre à ce que la polarisation sociale des régimes familiaux soit d’autant plus marquée là où les services publics à la famille, tels que les garderies, sont les moins généreux. En effet, comme des études l’ont montré, chez les couples éduqués à haut revenu, le partage égal des tâches passe davantage par une externalisation des tâches domestiques que par une prise en charge masculine de ces tâches[34]. Quand les services publics ne supportent pas cette externalisation, les couples font appel à de la main-d’oeuvre ménagère. Cette main-d’oeuvre provient principalement de populations féminines désavantagées – minorités raciales, immigrantes, femmes peu scolarisées – et celle-ci est généralement peu payée et mal protégée[35]. Par conséquent, l’externalisation des tâches domestiques qui sous-tend l’égalité du partage des tâches chez les couples aisés contribuerait à rendre les conditions économiques encore plus difficiles au sein des populations plus défavorisées. De ce fait, elle renforcerait la polarisation socio-économique dans les régimes familiaux envisagée par Cherlin.

Une analyse empirique des postulats de la théorie de la révolution des rôles de genre

La théorie de la révolution des rôles de genre propose une explication novatrice des transitions familiales observées durant la seconde moitié du XXe siècle et elle formule des prédictions audacieuses quant à l’avenir des formes familiales dans les pays industrialisés. Par contre, on l’a vu, plusieurs recherches et théories soulèvent le doute quant à la validité de ces prédictions. Certaines études cherchent donc à évaluer empiriquement les différents postulats de la théorie de la révolution des rôles en les confrontant aux postulats d’approches alternatives. Par exemple, une étude récente a examiné les liens entre l’adhésion aux normes de genre égalitaires et les chances de divorcer aux États-Unis entre 1968 et 2012[36]. Cette étude révèle que, depuis quelques années, les personnes ayant des attitudes de genre plus égalitaires sont moins enclines à divorcer, confirmant ainsi une des prédictions de la théorie de la révolution des rôles de genre. Les articles réunis dans ce numéro des Cahiers de recherche sociologique s’inscrivent dans cette logique et cherchent, chacun à leur façon, à évaluer de façon empirique et critique les postulats de la théorie de la révolution des rôles de genre.

Une première série de textes aborde la proposition voulant que le pouvoir économique des femmes augmente à la mesure de leurs investissements en éducation et que cette évolution mènera à l’achèvement de la révolution des rôles de genre, soit au partage égalitaire des tâches entre les hommes et les femmes dans l’espace domestique. Émilie Genin ouvre cette première section par une discussion du phénomène de « plafond de mère ». À l’instar de Paula England, Genin souligne que l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes est loin d’être réalisée, au Québec comme ailleurs. En particulier, les femmes peinent toujours à atteindre les plus hauts niveaux des hiérarchies organisationnelles. Ce phénomène touche particulièrement les mères, d’où l’idée d’un « plafond de mère ». À l’aide d’une série d’entrevues auprès de 46 travailleurs et travailleuses qualifiés, l’auteure souligne que l’inégalité dans le partage des tâches domestiques est, en soi, un mécanisme qui contribue au maintien du désavantage des mères en emploi.

Comme l’écrit Genin, les femmes se voient encore comme « les principales responsables du travail domestique et parental » – même lorsqu’elles sont des professionnelles qualifiées et employées à temps plein. Or, « les normes et les cultures organisationnelles sont encore fortement empreintes du modèle masculin-neutre, c’est-à-dire un modèle dans lequel le travailleur idéal est envisagé comme un homme dont les responsabilités familiales sont assumées principalement par sa conjointe ». Dans ce contexte, les femmes qui ont des enfants ou qui souhaitent fonder une famille se voient obligées d’opter pour des stratégies de conciliation des exigences professionnelles et familiales. Ces stratégies impliquent bien souvent de « revoir leurs aspirations de carrière à la baisse et (de) refuser des mobilités, des promotions ou des postes qui leur paraissent trop exigeants ». En d’autres termes, l’inégalité du partage des tâches domestiques n’apparaît pas ici comme un phénomène qui s’estompera avec le pouvoir économique croissant des femmes, comme le suggère la théorie de la révolution des rôles de genre. Au contraire, il apparaît comme l’un des phénomènes culturels qui entravent la progression de l’égalité professionnelle.

Arnaud Dupray, Anne-Marie Daune Richard et Hiroatsu Nohara poursuivent la réflexion en analysant la manière dont la structure des politiques publiques influence le pouvoir économique des femmes et les comportements égalitaires au sein des couples. Leur étude quantitative examine les liens entre revenus, temps disponible et partage des tâches domestiques dans trois villes : Tokyo, Paris et New York. Leurs résultats montrent que les femmes qui sont plus éduquées et qui participent plus intensivement au marché du travail s’acquittent d’une moins grande part des tâches domestiques. Ce résultat appuie dans un premier temps l’idée que le partage des tâches soit en partie le produit d’une négociation rationnelle au sein des couples, le pouvoir économique accru des femmes donnant lieu à des comportements plus égalitaires dans l’espace privé, comme le soutient la théorie de la révolution des rôles de genre.

Par contre, leur étude montre aussi que des différences importantes existent entre les trois villes dans le degré de participation des femmes au travail rémunéré et dans le partage des tâches domestiques, même lorsque des facteurs comme le niveau d’éducation des partenaires sont ajustés. Plus particulièrement, les femmes participent moins intensivement au marché du travail et prennent davantage en charge les tâches domestiques à Tokyo et à Paris qu’à New York. Pour les auteurs, ces différences illustrent l’effet du contexte institutionnel sur la capacité des femmes à acquérir du pouvoir économique et à négocier des arrangements domestiques équitables. En effet, en se basant sur la typologie de Jane Lewis[37], les auteurs soulignent que Tokyo et Paris appartiennent à des États-providences qui soutiennent fortement le modèle familial de l’homme pourvoyeur et de la femme au foyer, notamment à travers des politiques fiscales et de protection sociale qui réduisent les gains liés au travail rémunéré des femmes au sein des couples. Or, à New York, les incitatifs au modèle de l’homme-pourvoyeur sont plus faibles, ce qui expliquerait pourquoi dans cette ville les femmes s’investissent davantage sur le marché du travail et partagent davantage les tâches avec leur conjoint. Les résultats de Dupray, Richard et Nohara soulignent donc que les politiques publiques déterminent fortement les incitatifs et les occasions qu’ont les femmes à s’investir dans le marché du travail, à acquérir du pouvoir économique et éventuellement à négocier des arrangements domestiques plus équitables. De ce fait, leur étude corrobore l’idée que la révolution des rôles de genre requerra, pour se réaliser, non seulement que les femmes investissent en éducation, mais également une action politique concertée.

Valérie Harvey étudie quant à elle l’expérience des pères québécois dans l’utilisation du congé parental. L’État québécois permet effectivement aux parents de partager une partie importante du congé parental public, alors que ce congé était auparavant réservé aux femmes. Il s’agit là d’un exemple de politique qui en principe n’apporte pas d’appui aux arrangements traditionnels de type homme pourvoyeur/femme au foyer en permettant aux hommes et aux femmes de partager la prise en charge des nourrissons. Cependant, comme le démontre Harvey, dans la pratique, les congés parentaux sont encore aujourd’hui pris principalement par les femmes. En effet, « en 2013, [les hommes] n’ont été que 34 % à utiliser une partie du congé parental, pour une moyenne de deux semaines ». Les entrevues de Harvey auprès de 31 pères québécois révèlent qu’ils n’utilisent que peu les semaines parentales en grande partie parce qu’ils ne se sentent pas légitimés de le faire. Comme l’écrit Harvey, plusieurs pères souhaiteraient prendre davantage de semaines de congé parental, cependant « ils sont peu nombreux à ouvrir cette discussion avec leur conjointe, préférant attendre qu’elle leur (en) offre la possibilité. Ils ne se sentent pas justifiés de priver le bébé de sa mère en utilisant ces semaines. » Les hommes font également face à certains jugements de la part de leurs collègues et supérieurs s’ils prennent des semaines de congé parental et dans certains cas ils sentent que cela pourrait nuire à leur carrière.

L’analyse d’Harvey révèle donc l’importance des identités de genre et du poids d’une culture qui définit certaines activités comme féminines ou masculines dans la négociation du partage des rôles et des responsabilités au sein des couples. En effet, les femmes et les hommes semblent adhérer à l’idéologie que les responsabilités parentales font partie du rôle féminin. De plus, cette adhésion les conduit à reproduire cette réalité, alors même que des opportunités leur permettant de briser ce « moule » se présentent à eux et qu’une certaine envie de le faire se manifeste. Ces résultats confortent donc l’idée que les décisions relatives au partage des tâches domestiques ne dépendent pas strictement du pouvoir économique de négociation des femmes, mais également des identités de genre construites socialement qui assignent des responsabilités particulières aux hommes et aux femmes. Du point de vue de la théorie de la révolution des rôles de genre, ces résultats suggèrent que l’acquisition de pouvoir économique par les femmes ne donnera possiblement pas lieu d’elle-même à des arrangements plus équitables dans les responsabilités domestiques et parentales, à moins d’être accompagnée de changements culturels.

Pour clore la première section de ce numéro, David Pelletier, Solène Lardoux et Yentéma Onadja portent attention à une dimension jusqu’ici peu étudiée du partage des tâches domestiques dans les sociétés contemporaines, soit la prise en charge des enfants au lendemain d’une séparation. Au Canada, 28 % des enfants nés en 1997-1998 ont vécu la séparation de leurs parents avant l’âge de 6 ans, comparativement à seulement 8 % pour la génération née entre 1961 et 1963. Comme les auteurs le soulignent, dans un tel contexte, la résidence et le contact avec les enfants après la séparation doivent « être compris comme un indicateur de l’égalité des genres en matière de rôle parental ». Les auteurs explorent de manière détaillée la répartition du temps parental entre les pères et les mères à la suite d’une séparation au Québec. Leurs résultats montrent, d’abord, que cette répartition est inégale, la prise en charge des enfants étant majoritairement l’affaire des femmes. Toutefois, les femmes qui travaillent à temps plein apparaissent beaucoup moins à risque d’être seules responsables des charges parentales et elles ont davantage tendance à partager plus équitablement la résidence des enfants avec leur ex-conjoint à la suite de la rupture. Les résultats de cette analyse appuient donc la théorie de la révolution des rôles de genre voulant qu’une plus grande participation au marché du travail et un plus grand pouvoir économique des femmes facilitent un partage plus égalitaire des tâches domestiques et parentales.

Une deuxième série d’articles aborde la question des conséquences d’un partage plus égalitaire des tâches domestiques sur les dynamiques familiales. Des comportements plus égalitaires limitent-ils les tensions, stabilisent-ils les couples et favorisent-ils la fécondité, comme le soutient la théorie de la révolution des rôles de genre ? En ouverture de cette section, Maude Boulet et Céline Le Bourdais examinent dans quelle mesure les modalités de partage des tâches domestiques, d’une part, et du temps de travail rémunéré, d’autre part, influent sur la satisfaction des hommes et des femmes à l’égard de leur équilibre travail-famille. Selon la théorie de la révolution des rôles de genre, le partage inégal des tâches domestiques devrait être chez les femmes une source importante d’insatisfaction dans ce domaine. L’étude de Boulet et Le Bourdais ne révèle, cependant, aucune indication d’un tel effet en contexte canadien.

Au contraire, les femmes tendent même à se déclarer plus satisfaites de leur équilibre travail-famille quand elles sont les principales responsables du travail domestique au Québec. Comme le soulignent les auteures, ces résultats font écho à la théorie « faire le genre » (doing gender theory) qui stipule que les individus tendent à adopter des comportements qui se conforment aux normes prescrites pour leur genre. Ailleurs au Canada, les femmes affichent aussi des niveaux de satisfaction plus élevés lorsqu’elles travaillent à temps partiel, tandis que leur conjoint occupe un emploi à temps plein, soit lorsque le couple adopte une division traditionnelle du travail rémunéré. Par conséquent, ces résultats n’appuient pas la théorie de la révolution des rôles de genre qui suggère que les arrangements égalitaires mènent à une satisfaction accrue des couples. Cependant, les hommes vivant hors Québec qui partagent également les tâches domestiques avec leur conjointe sont apparus plus satisfaits de leur équilibre travail-famille, ce qui donne un certain support au postulat de cette théorie.

Milaine Alarie se penche, quant à elle, sur les décisions conjugales de femmes qui transgressent une barrière de genre importante. Spécifiquement, l’auteure s’intéresse aux femmes fréquentant des hommes plus jeunes qu’elles et elle analyse comment les enjeux liés à la parentalité influencent leurs décisions de poursuivre ou non ces relations atypiques. Les femmes sont plus souvent en union avec des hommes plus vieux qu’elles. Les approches théoriques féministes et évolutionnistes généralement mobilisées pour expliquer ce phénomène suggèrent que les hommes préfèrent les femmes plus jeunes parce qu’ils associent la jeunesse à une plus grande fertilité. De son côté, la préférence des femmes pour les hommes plus vieux tiendrait à l’idée que ceux-ci sont mieux établis financièrement et donc plus à même d’assurer les besoins matériels d’un enfant. Les entretiens qu’a réalisés Alarie auprès de 55 femmes donnent un certain appui à ces postulats. Soit, les femmes décidant de mettre fin à leur relation avec un homme plus jeune le font parfois par crainte d’empêcher ce conjoint de fonder une famille en raison de leur âge plus avancé.

Par contre, Alarie note que les ressources financières des hommes plus jeunes sont rarement signalées comme un enjeu de premier plan par les femmes qui mettent fin à leurs relations. Comme l’écrit l’auteure, c’est plutôt de la « capacité de leur partenaire plus jeune à assumer pleinement le rôle de père » dont doutent souvent les femmes. Celles-ci voient les hommes plus jeunes comme étant plus irresponsables (jugement qu’elles n’appliquent généralement pas aux femmes plus jeunes) et elles préfèrent parfois renoncer à cette relation dans l’espoir de former une union avec un homme qui pourra assumer sa part des tâches et responsabilités parentales. Cette conclusion appuie l’idée selon laquelle l’inégalité dans le partage des responsabilités familiales est, pour les femmes, un irritant significatif qui peut les mener à mettre fin à leurs unions, du moins dans le cas particulier de femmes qui démontrent déjà une volonté de rompre avec certains comportements traditionnels de genre.

Laurence Charton et Nong Zhu explorent les liens entre un partage équitable des tâches domestiques et les intentions de fécondité des hommes et des femmes au Canada. Leur analyse montre d’abord que le partage des tâches domestiques est inégal en contexte canadien et que l’arrivée d’un premier enfant accroît significativement l’inégalité dans ce domaine. Les auteurs observent qu’un partage plus égalitaire des tâches domestiques ne favorise pas les intentions d’avoir un premier enfant chez les hommes ni chez les femmes. Au contraire, ce sont les hommes et les femmes ayant un arrangement traditionnel qui sont les plus enclins à désirer un premier enfant. Par contre, le partage inégal des tâches domestiques réduit fortement les intentions d’avoir un deuxième ou troisième enfant chez les femmes. Comme l’écrivent les auteurs, tout se passe comme si « les femmes et les hommes apprennent leurs rôles à travers une socialisation sexuée et rejouent ce qu’elles.ils perçoivent encore souvent comme devant être et devant faire pour devenir un père et une mère ». Par contre, puisque la charge domestique des femmes augmente substantiellement avec la venue d’un premier enfant, celles-ci semblent manifester plus de « réticences à ces schémas traditionnels » à la suite d’une naissance et leur désir d’avoir un enfant supplémentaire est alors stimulé par plus d’égalité dans l’espace privé. Ces résultats proposent donc des nuances importantes à la théorie de la révolution des rôles de genre. En effet, ils suggèrent que l’inégalité du partage des tâches domestiques ne génère des tensions assez fortes pour transformer les dynamiques familiales qu’après la naissance d’un premier enfant.

En clôture de ce numéro Christophe Bein, Anne Gauthier et Monika Mynarska poursuivent la réflexion sur les liens entre le partage des tâches domestiques et la fécondité dans le contexte européen. Les auteurs notent d’abord qu’il existe une dissonance entre la théorie de la révolution des rôles de genre et la littérature sur les liens entre la religiosité et la fécondité. En effet, cette littérature stipule que la religiosité stimule la fécondité en partie indirectement : parce qu’elle favorise l’adhésion aux rôles traditionnels de genre. Cette idée entre en conflit avec la notion voulant que les arrangements égalitaires favorisent la fécondité en limitant les tensions dans les couples. Afin d’éclairer ce paradoxe, les auteurs explorent à la fois le rôle de la religiosité et celui du partage des tâches domestiques sur les intentions de fécondité et leur réalisation dans cinq pays européens. Leur analyse montre que les attitudes et les comportements en matière de partage des tâches ont un effet plutôt marginal, tant sur les intentions de fécondité que sur leur réalisation. En d’autres termes, les attitudes plus égalitaires tendent à stimuler seulement légèrement la fécondité. Ce résultat fait écho à ceux obtenus par Charton et Zhu, qui n’observent un effet du partage égalitaire sur les intentions de fécondité qu’après la venue d’un premier enfant. De plus, les auteurs constatent que la religiosité a un effet positif sur la fécondité, en particulier chez les hommes, mais que cet effet ne passe pas par une présence plus marquée des attitudes traditionnelles de genre chez les individus les plus religieux. Leurs résultats n’appuient donc ni l’idée d’un effet indirect de la religiosité sur la fécondité ni la théorie de la révolution des rôles de genre voulant que les arrangements inégalitaires soient une source majeure de faible fécondité.

En somme, les études empiriques présentées dans ce numéro soutiennent certains postulats de la théorie de la révolution des rôles de genre, mais suggèrent également d’importantes nuances. En particulier, une idée centrale de cette théorie veut qu’une plus grande participation sur le marché du travail ainsi qu’un plus grand pouvoir économique des femmes donnent lieu à un partage plus égalitaire des tâches domestiques et parentales. Plusieurs articles de ce numéro présentent des résultats qui soutiennent cette thèse. Par contre, d’autres soulignent que des facteurs additionnels, notamment des logiques identitaires de genre, influencent également la répartition des tâches domestiques et favorisent l’inégalité dans l’espace domestique, et ce, même lorsque les femmes détiennent un pouvoir économique substantiel. Par ailleurs, une autre idée centrale de la théorie des rôles de genre veut que le partage inégalitaire des tâches constitue une source majeure de tensions pour les femmes qui sont en emploi. Ces tensions expliqueraient, à leur tour, les réticences des travailleuses à fonder une famille. Les études présentées ici nuancent cependant cette idée en montrant que les tensions liées au partage inégal des tâches semblent ne se faire sentir considérablement qu’après l’arrivée du premier enfant.

Il va sans dire que ces résultats ne sont pas suffisants pour statuer sur la validité de la théorie de la révolution des rôles de genre, particulièrement en ce qui a trait à ses prédictions pour le futur. En effet, par définition, ces prédictions ne pourront faire l’objet d’une évaluation que plus tard. Par ailleurs, notons qu’aucun des articles présentés ici n’a abordé de front la possibilité qu’une polarisation sociale soit en voie de s’installer dans les régimes familiaux à la suite de l’adoption de comportements plus égalitaires au sein des ménages, comme l’a suggéré Cherlin. Il s’agit là d’une dimension importante qui mérite d’être analysée dans d’autres recherches. Cela étant, malgré leurs limites, les études ici présentées pointent néanmoins dans la direction suivante : les femmes semblent utiliser leur pouvoir économique pour négocier des arrangements plus égalitaires quand elles le peuvent et ces arrangements semblent avoir un certain effet sur leurs dynamiques familiales. Par contre, les femmes sont encore loin de la parité économique avec les hommes et leurs investissements en éducation ne semblent pas mener d’eux-mêmes à l’achèvement de cette égalité là où les États n’incitent pas les femmes au travail. Par ailleurs, des logiques identitaires font aussi en sorte que les dynamiques domestiques traditionnelles ne sont pas toujours vues comme une source de tension dans le couple. Ainsi, même si l’égalité économique homme-femme devait se réaliser pleinement, cet achèvement ne suffira vraisemblablement pas à transformer en profondeur les arrangements domestiques et les dynamiques familiales, comme le suggèrent les approches féministes de la famille et contrairement à ce que prédit la théorie de la révolution des rôles de genre.