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Introduction

Ce texte porte sur la pertinence de l’inférence abductive comme mode d’appréhension de la réalité et comme méthode de recherche en sociologie en prenant comme objet la négociation sociale. Pour ce faire, il se structure en trois grandes parties.

La première partie sera l’occasion de présenter les travaux de C. S. Peirce et J. R. Commons souvent oubliés et négligés par les sciences sociales francophones d’aujourd’hui. Leurs apports théoriques et méthodologiques seront développés dans les première et deuxième sections de cet article. L’appartenance au pragmatisme est revendiquée explicitement par Commons et l’abduction est la méthode d’investigation utilisée dans l’oeuvre séminale Institutional Economics (1934), notamment dans sa conceptualisation de la négociation. La méthodologie peircienne et sa logique pragmaticiste[1] permettent d’observer finement les situations d’interactions, les comportements et les jeux d’interaction ainsi que la construction quotidienne et continue de la négociation. C’est une « sociologie empirique (le caractère irréductible de l’observation et la constitution de l’observable)[2]» et réaliste.

Dans une deuxième partie, nous aborderons la question de la négociation sociale et, plus singulièrement, la négociation mettant en présence les interlocuteurs sociaux, c’est-à-dire les employeurs et leurs représentants et les représentants des travailleurs. Il s’agit donc de participation indirecte ayant pour enjeu la fixation des conditions d’emploi et de travail. Cette question sera abordée au travers d’un relevé de la littérature scientifique et extra-scientifique – la « littérature grise» comme la qualifient C. Thuderoz et A. Giraux-Héraud[3] – dont cette pratique sociale a fait l’objet en Belgique. Ce choix résulte principalement de la place qu’y occupe la négociation sociale. Comme l’a souligné B. Fusulier, la Belgique fait souvent figure de « royaume du négocié» dans lequel les corps intermédiaires jouent un rôle important[4].

Dans une troisième partie, croisant les développements théorique et méthodologique pragmatistes avec les constats relatifs au terrain particulier de la négociation sociale, nous mettrons en exergue le concept commonsien de trans-action, unité d’analyse de la négociation sociale, et l’influence des déterminations sociales territorialisées du cas belge sur les comportements de négociation des acteurs. Nous tâcherons dans ce papier de poser les bases d’une réflexion théorique et méthodologique, bien qu’ancrée à partir d’un objet d’études précis, sur la fécondité d’une approche abductive des processus de négociation sociale. Mises en relation avec les théories contemporaines de la négociation sociale, leurs méthodes d’enquête et leurs apories, nous verrons ce que des recherches menées selon la logique peircienne et une méthode abductive peuvent transformer nos manières d’appréhender les situations de négociation sociale. Ce retour situé à Peirce nous permettra de mettre en lumière toute son actualité vis-à-vis d’enjeux qui traversent aujourd’hui les mondes scientifique et professionnel.

Ce que Peirce, par le pragmatisme et l’abduction, fait à la recherche scientifique

Pour le pragmatisme, la vérité est inexistante en dehors de ce que produit la condition humaine pour son existence. De ce fait, la philosophie pragmatiste se distancie de toute inclinaison aprioriste, idéaliste et transcendantale de la vérité. Il y a certes des imitations, des coutumes et des habitudes, mais il n’y a pas de lois naturelles, universelles et inéluctables ou des préconceptions métaphysiques concernant le comportement des humains  ; autrement dit, pas de connaissances et de vérités en dehors de l’expérience humaine. Le pragmatisme philosophique, en tant que vérité et réalité, rompt avec le dualisme cartésien de la pensée et de l’action, conçu comme deux formes distinctes et séparées, pour adopter un processus de production de connaissance axé sur l’activité humaine et l’expérimentation[5]. Il implique une mise à l’épreuve d’idées formulées de façon à résoudre un problème. Il s’intéresse autant à la pensée qu’à l’expérience des faits puisque ce ne sont pas des éléments fractionnés dans l’expérience[6]. Ainsi, « le pragmatisme conçoit la signification et les croyances à partir de leurs effets expérientiels ; il s’engage ainsi dans des procédures d’observation et de contrôle expérimental des hypothèses qui constituent le noyau de la méthode scientifique[7]». Qualifiée de réaliste, la dialectique du doute et de la croyance de Peirce se veut un schéma régulateur et le moteur de toute enquête puisque cette dernière débute par une irritation, le doute qui vient attaquer un état reposant et stable qu’est la croyance. Comme l’esprit ne se satisfait pas du doute, il aspire à trouver une autre croyance stable sur laquelle se reposer[8]. La croyance est donc l’élément à partir duquel commence la recherche. Elle est pour Peirce quelque chose dont nous avons connaissance. Elle apaise l’irritation causée par le doute. La croyance implique aussi dans l’esprit l’établissement d’une règle de conduite ou d’une habitude qui résulte d’une expérience passée[9].

Puisque [la croyance] apaise l’irritation du doute qui excite à l’action, elle détend l’esprit qui se repose pour un moment lorsqu’il a atteint la croyance. Mais la croyance étant une règle d’action, dont l’application implique un nouveau doute et une réflexion nouvelle, en même temps qu’elle est un point de repos, elle est aussi un nouveau point de départ. […] La croyance n’est qu’un moment d’arrêt dans notre activité intellectuelle, un effet produit sur notre être par la pensée et qui influe sur la pensée future[10].

La fonction d’ensemble de la pensée est donc de produire des habitudes d’action. Cette croyance, dans le sens de guide, d’habitude de comportement, demeure la règle de conduite de l’action « tant que l’expérience prouve que les effets attendus de l’action prescrite dans telle situation sont conformes [aux prédictions de l’individu][11]». Si tel n’est pas le cas, l’expérimentation et l’apprentissage deviennent nécessaires pour construire une nouvelle croyance plus adaptée, « plus instrumentalement efficace pour survivre, pour être capable de se projeter dans l’avenir[12]». Commons précise à cet égard que Peirce a fait « des habitudes [les croyances] et des coutumes [la convergence sociale des croyances], à la place de l’intellect et des sensations, la fondation de toutes les sciences[13]». Ainsi, pour le chercheur, sa croyance, son habitude d’action le confortent momentanément dans son appréhension du monde. Cependant, lorsque l’application de son habitude, étant une règle d’action, n’est plus adaptée à la situation, survient le doute, un inconfort. Le scientifique cherchera à établir une croyance plus adaptée à la situation par un processus d’expérimentation destiné à conforter l’état futur.

L’abduction pour Peirce est la méthode scientifique de construction d’une croyance plus adaptée par observations et inférences logiques. C’est aussi le nom donné au processus de formation des hypothèses exploratoires qui sont mises à l’épreuve des faits et qui permettront ultimement la compréhension d’un phénomène. L’hypothèse est donc l’émission d’une explication possible à un phénomène curieux[14]. La déduction est l’application d’une règle à un cas et l’induction permet de définir une règle à partir d’un cas[15]. Reprenons plus en détail. La méthode scientifique de Peirce relie ainsi les trois types d’inférence dans une séquence d’arguments nouant dans cet ordre, abduction, déduction et induction. Elle unit ces trois formes, comme armes logiques de fixation de la croyance, en évacuant la traditionnelle opposition entre déduction et induction, et en y associant la logique de l’abduction[16]. L’abduction est aussi un « processus de formation d’une hypothèse explicative[17]» mobilisant une capacité ou une intelligence créative afin d’imaginer « le plus de possibles qu’il est possible[18]» pour résoudre le problème qui est posé[19]. C’est la seule opération logique qui introduit « une idée nouvelle […] que quelque chose pourrait être[20]». C’est « l’étape qui consiste à adopter une hypothèse suggérée par les faits[21]». C’est l’application d’une expérience passée, d’une croyance, d’une habitude, la suggestion ou l’introduction d’une idée, une hypothèse qui est une inférence produite par l’esprit pour résoudre le problème posé. Malgré la nature fragmentée et « apparemment incohérente» des écrits sur sa théorie de l’abduction[22], Peirce tenait à lui donner ce statut d’inférence. Pour ce dernier, « un tel processus est inférentiel parce que l’hypothèse est adoptée pour une raison quelconque, bonne et mauvaise, et cette raison, en étant envisagée comme telle, est considérée comme justifiant à l’hypothèse une certaine plausibilité[23]».

Cette thèse « selon laquelle [l’inférence abductive[24]] est une forme légitime et indépendante d’inférence» fut d’ailleurs réitérée en 1893[25]. Cette abduction permet d’amorcer le mouvement qui mènera à la fixation de nouvelles croyances-habitudes ou connaissances, « tandis que les inférences déductives et inductives assumeront pour leur part les rôles de justification et de vérification[26]». L’abduction est suivie de la déduction qui développe diverses conséquences expérimentales d’une hypothèse[27] ou dit autrement, « une prédiction qui peut être testée par l’induction[28]». Celle-ci, à son tour, détermine une valeur ou « la consistance de l’hypothèse abductive en confrontant ses conclusions à l’expérience[29]». L’induction a ainsi un rôle de vérification permettant « de tester expérimentalement les hypothèses», non à les découvrir[30]. La persistance d’une hypothèse ainsi appliquée et vérifiée conduira à une connaissance réelle[31], tout en permettant d’apaiser le doute et de faciliter le retour à l’état de croyance. Cette boucle, comme méthode expérimentale et dans un mouvement de circularité ellipsoïdale[32] autocorrective, permet de trouver une réponse aux problèmes posés.

La psychologie négociationnelle de Commons

L’approche pragmatiste est la méthode d’investigation que Commons a utilisée dans son ouvrage phare Institutional Economics[33]. Le cadre théorique « institutionnaliste pragmatiste» commonsien découle de l’utilisation d’un processus de production des connaissances axé sur l’activité humaine et l’expérimentation. Son travail de praticien au service de l’amélioration du statut salarial et sa participation à différents comités, commissions d’enquêtes, etc., « qui ont fait du Wisconsin un ‟laboratoire social”[34]», ont alimenté sa théorisation. Regardons de plus près comment ce dernier conçoit la négociation.

Commons aborde notamment la négociation en termes comportementaux dans ce qu’il appelle la psychologie négociationnelle. La psychologie de Commons est une psychologie de l’action collective dans la tradition de Dewey et de Mead et l’économie institutionnaliste est une science comportementale, « le comportement en question n’est rien d’autre que celui d’individus participant à des transactions[35]». Un attribut particulier de la volonté humaine dans chacune de ses activités, ce qui distingue les sciences économiques des sciences physiques, c’est la possibilité de choisir entre différentes possibilités. Ce choix peut être volontaire ou involontaire, c’est-à-dire imposé par un autre individu ou par l’action collective[36]. Dans la psychologie négociationnelle, chacun des participants tente d’influencer le choix de l’autre en jouant sur la performance (performance), l’évitement (avoidance) ou le réfrènement (forbearance), acte tridimensionnel qui ressort de l’analyse de la résolution des situations de conflits[37].

La performance est l’exercice du pouvoir sur la nature ou sur les autres […]. [L’évitement] est l’exercice de ce pouvoir dans une direction plutôt qu’une autre ; [le réfrènement] est l’exercice, non pas de la totalité de ce pouvoir, sauf en cas de crise ou sous la contrainte, mais d’un degré limité du pouvoir moral, physique ou économique potentiel de chacun. Ainsi [le réfrènement] est donc la limite fixée à la performance ; la performance est la performance effective ; et [l’évitement] est la performance potentielle rejetée ou évitée[38].

Chacun réussit ainsi à modifier le comportement de l’autre à des degrés plus ou moins importants.

La psychologie négociationnelle est également dépendante de la personnalité des différents participants engagés dans la négociation, laquelle renvoie généralement à l’habileté ou au pouvoir d’incitation et à la capacité d’y répondre, de même qu’aux sanctions. Des habiletés d’argumentation et de persuasion de l’une ou l’autre des parties en cours d’exercice favoriseront par exemple la prise en compte de ses intérêts. « Viennent ensuite les circonstances, semblables ou différentes, auxquelles ces personnalités sont confrontées. Ces circonstances dépendent d’abord de la rareté ou de l’abondance des alternatives[39].» La rareté ou l’abondance des possibilités offertes aux participants varie selon le pouvoir économique que peut exercer un participant sur un autre. Ainsi, pour une question de coût ou de précarité dans la situation de l’entreprise, la partie patronale pourrait être tentée d’assujettir la partie syndicale à ses propres règles. Enfin, le contrôle dans l’autorisation des règles opérantes de conduite, soit la possession du pouvoir associé à la souveraineté, conditionne également les possibilités qu’ont les autres de déployer leurs volontés lors de la transaction. Par exemple, pour une question de pouvoir associée à sa souveraineté, l’employeur pourrait abusivement et de façon coercitive, imposer sa solution par autorité.

La démarche commonsienne est opposée à l’approche néoclassique centrée sur le postulat de rationalité, car elle suppose de rompre avec l’image classique de l’individu comme un « automate calculateur[40]» isolé des autres et vivant dans un monde d’abondance. À l’heure où l’analyse économique envisage la négociation sous l’angle de la théorie des jeux, il apparaît pertinent d’appliquer la contribution de Commons dans son « économie de l’action collective» où la négociation dans sa dimension « sociale» est centrale[41].

Le processus de négociation chez Commons est considéré « comme un processus d’expression et d’équilibration des intérêts et des pouvoirs à la base de la définition des règles du jeu économique et social». C’est un ordre qui se forme au-delà des conflits d’intérêts et en fonction des valeurs et de pratiques inhérentes aux interactions sociales[42]. Comme l’explique Laure Bazzoli, la négociation chez Commons est conçue comme un exercice où les individus passent des accords et des engagements en ajustant les règles à la situation particulière à laquelle ils sont ensemble confrontés. La négociation collective, étant le cas le plus représentatif, a justement pour caractéristique « de reposer sur une équilibration des pouvoirs de négociation des parties prenantes aux accords, c’est-à-dire sur une capacité et une légitimité à influencer les règles formellement de même degré[43]». En plus de permettre de prendre en compte les intérêts en présence, la négociation rend possible l’éventualité de faire appel à la souveraineté publique en cas de litige. Bref, les négociations sont non seulement menées dans le cadre normatif prévu, mais elles permettent aussi de transformer et d’ajuster les règles à la situation par le biais d’un processus collectif et interactif.

Le cas de la négociation sociale en Belgique : son cadre institutionnel, ses acteurs et ses analyses

Comprendre l’importance de la négociation sociale en Belgique implique, au minimum, d’en présenter le cadre et les acteurs. Précisons que nous nous sommes centrés ici sur le secteur privé, qui est le cadre dans lequel nous nous proposons de développer une recherche empirique dans une perspective pragmatiste[44]. Si le cadre institutionnel correspond à une présentation détaillée de l’architecture de la négociation sociale, il n’en est pas de même au niveau des acteurs. Plutôt que de les présenter, ce qui serait d’ailleurs fastidieux de par leur nombre, nous avons préféré mettre l’accent sur certaines de leurs caractéristiques et de leurs spécificités en lien avec l’acte de négocier. Enfin, dans une deuxième partie, nous nous intéresserons aux écrits auxquels la négociation sociale a donné lieu en Belgique.

Le cadre institutionnel et ses acteurs

Tel qu’il est à l’oeuvre aujourd’hui en Belgique, le cadre général de la négociation sociale[45] a été élaboré durant la Seconde Guerre mondiale par des représentants patronaux et syndicaux. Ces derniers ont en effet négocié dans la clandestinité le « Projet d’accord de solidarité sociale» qui, outre le cadre de la négociation sociale, jette les bases d’une sécurité sociale moderne. Fait majeur, ce projet commence par une double reconnaissance. D’une part, les travailleurs acceptent de respecter « l’autorité légitime des chefs d’entreprise et mettent leur honneur à exécuter consciencieusement leur travail» et, d’autre part, les employeurs acceptent de respecter « la dignité des travailleurs», de « les traiter avec justice» et de « ne porter, directement ou indirectement, aucune entrave à leur liberté d’association ni au développement de leurs organisations». Cette reconnaissance mutuelle s’inscrit dans la logique de coopération conflictuelle liée à l’institutionnalisation du conflit social au centre de la société industrielle. Il est également au fondement du compromis fordiste qui va dominer les relations sociales durant toute la période des Trente Glorieuses. À l’époque, cette double reconnaissance apparaît en tout cas indispensable « à la bonne marche des entreprises, à laquelle est liée la prospérité générale du pays».

Le secteur privé connaît trois niveaux de négociation : l’interprofessionnel, le sectoriel et le niveau de l’entreprise. Au niveau interprofessionnel, la négociation se déroule dans le cadre de la conclusion des accords interprofessionnels et des travaux du Conseil National du Travail (CNT). Ces accords interprofessionnels renvoient à la négociation programmée. Tous les deux ans, le groupe des dix (constitué de représentants des employeurs et des travailleurs) se réunit avec pour objectif de négocier un accord valant pour une période de deux ans. Lorsqu’il intervient, l’accord, qui n’a aucune valeur juridique, organise la programmation de mesures diverses – pouvoir d’achat, temps de travail, formation, charge patronale… – qui seront mises en application durant la période couverte. Le CNT fait, quant à lui, office de parlement social. Conçu à l’origine comme une instance de consultation, ses missions ont été élargies, en 1968, à la négociation de Convention Collective de Travail (CCT). Depuis cette date, le CNT peut donc produire du droit social. De 1968 à 2017, les interlocuteurs sociaux siégeant dans cette instance ont négocié et conclu 119 CCT dont la dernière, datant du 21 mars 2017, porte sur la fixation de la marge maximale pour l’évolution du coût salarial pour la période 2017-2018.

Au niveau sectoriel, la négociation sociale se déroule dans les Commissions Paritaires (CP) et les Sous-Commissions Paritaires (SCP). En 2017, la Belgique comptait 102 CP et 68 SCP organisées principalement sur la base des secteurs d’activité et du statut des travailleurs. Ainsi, il existe des CP et des SCP compétentes pour les ouvriers et d’autres pour les employés d’une même branche d’activité. Les CP les plus récentes sont dites mixtes, dans le sens où elles englobent aussi bien les premiers que les seconds. Les CP et les SCP sont un niveau très important de négociation et de conclusion de CCT. C’est principalement là que se négocient les classifications de fonctions, les barèmes ou encore la durée du temps de travail.

Enfin au niveau de l’entreprise, la négociation sociale se déroule essentiellement entre l’employeur et ses représentants et la délégation syndicale. Ils ont la capacité de conclure des CCT d’entreprise. La négociation y est soit programmée, elle suit alors le calendrier de la négociation des AIP, soit non programmée en fonction des événements qui ponctuent la vie de l’entreprise : restructuration, licenciement collectif, mauvaises conditions de travail… À la négociation entre la direction et la délégation syndicale, il convient d’ajouter les négociations se déroulant au Conseil d’entreprise (CE). Si le CE est d’abord et avant tout une instance d’information et de consultation, il peut également être un lieu de négociation. C’est principalement le cas depuis la loi Renault (1998) qui organise la procédure à suivre lors d’un licenciement collectif.

Si le cadre est important, les acteurs le sont tout autant. À ce niveau, relevons que les hommes et les femmes qui incarnent la négociation sociale, telle qu’institutionnalisée ci-dessus, interviennent en tant que représentant.e.s d’organisations reconnues comme représentatives des intérêts soit des employeurs soit des travailleurs. La seule exception concerne les négociations en entreprise où l’employeur et ses représentants peuvent négocier pour leur propre compte ou pour le compte de l’entreprise qui les emploie. Autrement dit, la négociation sociale est une forme de participation indirecte dans laquelle les négociateurs représentent leurs mandants et auxquels ils doivent rendre des comptes. À titre d’exemple, les négociations de l’accord interprofessionnel se concluent par un protocole d’accord qui doit ensuite être présenté et défendu – avec plus ou moins de force selon les circonstances – par les négociateurs au sein de leurs organisations respectives.

L’organisation du dialogue social dans le secteur privé en Belgique

L’organisation du dialogue social dans le secteur privé en Belgique

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Chaque négociateur s’inscrit donc dans une temporalité plus large qui est celle de l’organisation qui le mandate. Dans le champ de la négociation sociale, ces organisations ont une épaisseur historique importante qui plonge ses racines dans le contexte sociopolitique de la fin du XIXe siècle. Sur son site Internet, la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC), qui est aujourd’hui le plus grand syndicat belge en nombre d’affiliés (1,7 million), fait remonter ses origines en 1886 avec la fondation de la Ligue antisocialiste des travailleurs du coton de Gand. Sur le plan doctrinal, le syndicalisme chrétien va s’appuyer sur l’encyclique Rerum Novarum édictée en 1891 par le pape Léon XIII. En outre, un syndicat c’est aussi une organisation avec ses structures, ses services d’études, de formation ou encore de communication, ses congrès statutaires et doctrinaux, sa presse, son répertoire d’action… et son positionnement en matière de négociation. Ainsi, la CSC aime se déclarer comme un syndicat de propositions qui fait primer le dialogue social sur la confrontation ouverte.

Les négociateurs sociaux doivent aussi s’appréhender en termes de carrières. Deux grandes filières ressortent de l’analyse de leurs trajectoires professionnelles. La première, historiquement la plus ancienne et la plus classique, renvoie au fait qu’ils étaient d’abord et avant des travailleurs ou des employeurs. Ils sont en quelque sorte issus de la base et ont ensuite gravi les échelons au sein de leurs organisations. La seconde, qui témoigne de la complexification des dossiers et de la montée en puissance des technostructures tant du côté des travailleurs que des employeurs, est celle des techniciens issus des services d’études. Services qu’ils ont quittés pour endosser des responsabilités politiques. Précisons toutefois que, quel que soit la filière, ils ont cependant dû être élus ou désignés pour endosser leurs responsabilités de négociateur. Bref, ils ont fait l’objet d’un processus de sélection de la part des organisations qu’ils représentent. Ils ont en quelque sorte été adoubés par celles-ci. Cette idée de carrière inscrit également le négociateur social dans la durée avec la découverte progressive des autres négociateurs, de ses propres capacités de négociateur et de leur évolution en fonction de l’accumulation des expériences tant vis-à-vis des dossiers que des personnes et des contextes rencontrés. Il est un « monde commun» à la négociation collective fait d’expériences partagées similaires, de transmission et de grands récits.

Comme l’illustrent des documents de formation internes aux organisations syndicales métallurgiques wallonnes[46], des rituels bien établis structurent les processus de négociation, les découpant en trois temps spécifiques : le démarrage, la confrontation et les résultats. Ce découpage permet, pour les organisations de représentants des travailleurs, d’engager différentes ressources dans chaque temps de l’action collective et d’y mettre en oeuvre des stratégies et des comportements (individuels et collectifs) correspondant les plus adéquatement possible au moment de la négociation. En effet,

ce rapport [conflictuel] prend d’ailleurs une forme dynamique, il se construit, se façonne dans la négociation et les différentes stratégies d’acteurs mais est également le fruit d’une certaine histoire (du secteur, de l’entreprise, des représentants syndicaux […] : la dynamique de la discussion négociateurs/patronat a en effet des caractères propres qu’on n’évalue pas de la même façon quand on est à l’intérieur et quand on est à l’extérieur[47].

Ce dernier point étant, selon nous, une recommandation qui s’adresse tout autant aux acteurs concernés par la négociation qu’aux chercheurs-observateurs qui souhaiteraient l’analyser. Comme ces organisations l’ont compris depuis longtemps, la négociation – si elle est précédée d’un conflit à analyser en tant que tel également – est un moment d’affrontement qui se construit autour du conflit et du rapport social sous-jacent. C’est donc la dynamique relationnelle des négociations qui doit conduire à la fabrication d’un « terrain d’entente» comme lieu de rencontre contingent d’intérêts et d’attentes contradictoires : les réunions de négociation sont « hétérogènes, en ce sens qu’elles réunissent des groupes opposés, qui viennent confronter leurs opinions, leurs positions ou leurs oppositions[48]».

Ses analyses

Si la Belgique est un pays de négociation sociale, cette réalité n’a pas engendré un intérêt scientifique particulièrement important pour celle-ci. Du moins, il n’existe pas d’ouvrages parus récemment sur le sujet. Plus largement, il n’existe pas de tradition éditoriale en la matière, du moins au niveau de la communauté française de Belgique. La négociation sociale reste donc « une boîte noire» largement inexplorée. Pourtant, de manière quelque peu paradoxale, le terme de négociation est présent dans les ouvrages et articles s’intéressant à l’actualité sociale ou, plus largement, à la concertation sociale ou encore à l’histoire sociale belge. Elle y apparaît comme un élément d’une situation plus large ou un aspect secondaire, parfois traité rapidement.

C’est à travers le prisme de la conflictualité sociale, et donc de la grève, que la négociation sociale est le plus souvent abordée. Elle apparaît alors comme le « complément» naturel du conflit ouvert, qui est une étape préalable à la négociation : « sans la grève, il y aurait peu de négociation et, surtout, elle se mènerait de façon totalement différente et aboutirait à des conventions dont le contenu serait différent. Par-là, elle est relation de pouvoir et peut être définie comme un « usage diplomatique du pouvoir[49].» Cette approche de la négociation par le biais de la conflictualité sociale, et plus singulièrement de la grève, est notamment présente dans le projet éditorial de L’Année sociale, dont le premier volume est sorti en 1961 soit peu de temps après la grande grève de l’hiver 1960/1961[50]. Dès la première édition, la revue comprend une rubrique « La vie paritaire» couvrant les travaux du CNT[51] et, par la suite, les principaux conflits sectoriels et d’entreprises. Depuis 2011, elle est aussi une caractéristique des travaux réalisés par le collectif belge de chercheurs publiant sous le nom de Iannis Gracos[52]. Celui-ci livre chaque année une analyse des grèves et des conflits sociaux les plus pertinents de l’année écoulée. Dans leurs travaux aussi la négociation apparaît en creux de la conflictualité sociale, sans doute plus préhensible de l’extérieur et pouvant s’appuyer sur une tradition scientifique largement établie en Belgique durant les Trente Glorieuses.

Outre le déroulement du conflit, l’accent est aussi souvent mis sur le résultat de la négociation sociale, soit les accords et les conventions sur lesquels elle débouche. Sous cet angle, la négociation est vue comme une étape indispensable à la production des règles et des normes par les interlocuteurs sociaux eux-mêmes. Ces derniers réaffirment d’ailleurs fréquemment leur souhait et leur capacité à négocier et conclure des accords de manière autonome, c’est-à-dire à distance de l’acteur politique.

Si l’approche par les résultats et celle par la conflictualité convergent pour faire de la négociation sociale une construction sociale collective, elles ne disent rien ou presque sur la négociation en elle-même, son déroulement et les comportements des acteurs en situation de négociation. Par-delà ses causes et ses conséquences observables, les processus de négociation et la mise au travail des acteurs qu’elle engage restent une « boîte noire». Elle l’est d’autant plus que l’accès à la table de négociation est quasiment impossible sauf, bien sûr, de manière indirecte à travers la pratique des interviews[53], la consultation de documents primaires (tracts syndicaux, communiqué de presse…) et secondaires (articles de journaux, reportages audiovisuels…). Et quelles que soient les méthodologies utilisées, l’abduction n’en fait pas partie.

Retour à Commons : la construction sociale et le trans-actionnisme

Notre choix d’introduire l’institutionnalisme de Commons pour l’analyse de la négociation sociale n’est pas fortuit. Il s’agit d’appréhender la négociation sociale de façon trans-individuelle, c’est-à-dire entre tous, au lieu d’être l’expression d’une interaction inter-individuelle, c’est-à-dire entre deux, associée à l’interactionnisme symbolique. Même si cette perspective a les mêmes racines pragmatistes que l’institutionnaliste commonsien[54], cette conception « et ses dérivés ou assimilés (de Herbert Blumer à Erving Goffman en passant par Anselm Strauss et l’ethnométhodologie) mettent l’accent sur l’analyse microsociologique des expériences des individus « singuliers» en situation d’interaction localisée […], dont on prend comme données exogènes les déterminations sociales[55]. En revanche, l’institutionnalisme […] aborde plutôt l’analyse de l’action des individus « institués» en situation de trans-actions socialement construites[56]». Cela permet une théorisation de l’action in situ qui intègre à la fois la construction sociale de l’acteur territorialisé et l’expérience de ces mêmes acteurs. Il s’agit en conséquence d’échapper au dualisme entre holisme et individualisme méthodologiques en utilisant une approche de l’acteur institutionnalisé dans et par le territoire[57]. La combinaison analytique de l’action individuelle et de l’action collective que permet l’institutionnalisme rend possible l’appréciation de la portée du concept de situation : l’expérience individuelle du négociateur en interaction avec l’action collective des institutions. Chez Commons, l’institution est construite

en tant que catégorie conceptuelle dans le but de rendre compte de l’articulation de deux modalités d’agir, celle qui relève de l’individu, toujours saisi en situation interactive de trans-action […], et celle qui provient des regroupements collectifs dans lesquels ce dernier s’insère[58].

Cette posture analytique permet de prendre en compte les déterminations sociales dans l’analyse du processus de négociation.

Le territoire doit ici être compris comme un lieu d’activité possible (lieu, site, place, position, adresse, occupation, etc.). Ces territoires sont socialement construits comme autant de champs d’expérience de situations de trans-action (avec l’altérité : autrui, l’environnement contingent). C’est un espace commun de trans-action entre acteurs multiples. Pour l’exprimer en termes commonsiens, l’action individuelle in situ est sous contrôle de l’action collective in situ, c’est-à-dire sous contrôle de l’ensemble des règles opérantes de conduite qui régulent l’action individuelle in situ[59]. Dans la situation qui nous intéresse, la construction sociale territorialisée, ou en d’autres termes ce « régime normalisé de socialisation territorialisée[60]», réfère à la fois au cas particulier de la Belgique, au secteur (ex. le secteur privé), à l’appartenance syndicale (ex. Confédération des Syndicats Chrétiens) ou patronale (ex. Fédération des Entreprises de Belgique), etc. Ce sont des éléments du contexte belge qui influencent les comportements de négociation. Le monde socialement construit des trans-actions relève d’une adaptation continuelle à ce que requiert la réalité[61] comme la négociation sociale[62].

Regardons maintenant comment cela s’opérationnalise. Pour l’acteur,

lorsque la situation (le monde tel qu’il se représente à l’acteur comme sphère trans-actionnelle) contrôle (oriente, guide, régule, etc.  ; contraint, libère, étend, etc.) l’expérience (le modus vivendi, operendi, procedendi, etc.) de l’acteur, c’est-à-dire lorsque l’action individuelle est sous contrôle de l’action collective (règles de conduite admises, permises, contraignantes, etc., dans les trans-actions)  ; alors l’action […] est ce que socialement il est attendu de l’acteur par autrui[63].

Dans une situation de négociation cependant, l’action individuelle n’est pas totalement sous contrôle de l’action collective. Ainsi, lorsque « la situation n’exerce pas un plein contrôle sur l’expérience[64]», l’acteur est dès lors appelé à être intelligent et créatif en procédant à l’enquête abductive « quant à la façon la plus adéquate (problem solving, efficience conforme à la compréhension de la situation) de penser/faire étant donné ce que la situation attend de lui (autrui, la contingence environnementale) et de ce qu’il attend de la situation[65]». Les solutions de l’acteur individuel seront par la suite effectives si elles sont validées, i.e. autorisées notamment par les mandataires de la négociation et les autres acteurs présents à l’activité de négociation, ou en autres termes, de trans-action commune.

Dans une étude ethnographique de la négociation, Friedman[66] montre « l’importance des rituels dans les négociations du travail et la façon dont ces rituels découlent de la structure de rôle dans laquelle les négociateurs doivent travailler». La recherche ethnographique permet d’examiner le comportement dans le contexte de la négociation appréhendée de façon globale. Les négociateurs « portent avec eux des normes communales, des relations continues et des connaissances détaillées sur le contexte institutionnel[67]». Ces rituels sont socialement construits et associés aux processus de négociation des acteurs en présence appartenant à des groupes particuliers. C’est l’intégration de normes issues de l’action collective qui interfère dans le processus de négociation. La négociation n’est pas désincarnée du contexte dans lequel il s’insère, c’est-à-dire des coutumes et des habitudes ritualisées déjà présentes et inculquées par le collectif d’appartenance qui sont ancrées et qui façonnent les schèmes mentaux. Pour le chercheur, cela permet de saisir le rôle des acteurs qui est façonné par les contingences et les déterminations sociales qui régulent l’action (ce que l’on peut faire ou ne pas faire), sans pour autant minimiser l’intelligence créative (creative insight) mobilisé dans et par l’expérience pour résoudre le problème posé. Il s’agira de prendre en compte les différents territoires qui entourent la négociation sociale, territoires justifiant aux hypothèses explicatives des comportements de négociation une certaine plausibilité (inférence abductive).

En faire l’expérience de recherche : quelle méthode, quelle stratégie et pour quels effets ?

La négociation est le principe social collectif par lequel des acteurs individuels et collectifs, aux statuts, rôles et intérêts divers, vont déployer des pluralités de stratégies, de rationalités, de modalités d’actions et de prise de décisions. Le geste pragmatiste consistant à comprendre ces rationalités, ces croyances, à partir de leurs effets expérientiels auxquels le chercheur a un accès empirique, lui-même expérientiel.

Dans la négociation, comme principe social, les acteurs eux-mêmes sont des observateurs pour apaiser leurs doutes[68]. Puisqu’il n’y a pas de différence dans le pragmatiste entre l’acteur et le chercheur, en délimitant toutefois « ce qui est spécifique à la pratique scientifique (la théorie de la connaissance) d’un côté et caractéristique du comportement humain (la théorie de l’action)[69]», le chercheur tentera, par observation, d’objectiver les habitudes d’action pour construire une nouvelle croyance.

On comprend par ce détour que, pour le pragmatiste, c’est le principe social qui guide les intérêts. I. Joseph indique que le pragmatisme inaugure une logique des conséquences suggérant « l’élargissement des intérêts de connaissance et des habitudes d’action à tous les partenaires conversationnels que sont les choses et les êtres : ces derniers deviennent les nouveaux élus du parlement des objets[70]». Réfutant le fondationnalisme[71] puisqu’il n’y a pas de connaissance première d’un objet mais que « seule l’expérience apprend quelque chose[72]», il ne peut y avoir de connaissance possible à l’extérieur des rapports avec le monde et à autrui. Dans ce contexte, les comportements de négociation ne prennent sens qu’en interaction avec autrui et ne peuvent être investigués qu’en étant observés. Ils s’inscrivent également dans une perspective d’interactions avec autrui, avec la communauté telle que nous l’avons vue, un contexte d’action qui donnent une signification réelle et expérientielle à l’objet observé. La compréhension ne pouvant surseoir à l’observation de l’objet dans son contexte.

La négociation sociale est, notamment en Belgique, généralement sondée dans une conception individualiste et a postériori de l’action, des comportements (gagnant-gagnant, gagnant-perdant, à somme nulle, etc.)[73]. Or, la notion d’« ordre social négocié», comme on la retrouve notamment chez Anselm Strauss[74] qui pointe dans sa sociologie des organisations[75] l’hétérogénéité constitutive des relations professionnelles, présente l’intérêt à la fois heuristique et méthodologique de poser les processus conduisant aux changements sociaux à partir du fait même, des réalités et des rationalités engagées dans la situation de négociation, qu’il s’agit d’expérimenter. Selon lui, tout cadre professionnel est en effet le théâtre de négociations perpétuelles entre les divers acteurs concernés par son fonctionnement[76]. Nous l’avons vu, dans une perspective pragmatiste, la négociation est une expérience itérative entre la pensée et l’action qui renvoie à d’autres expériences, laquelle se renouvelle sans cesse jusqu’à produire des redéfinitions en continu « des conditions et des enjeux de l’accord[77]». C’est un objet qui se prête donc bien à l’investigation pragmatiste au sens posé jusqu’ici, comprenant la négociation sociale comme « une activité qui met en [trans-action] plusieurs acteurs qui, confrontés à la fois à des divergences et à des interdépendances, choisissent (ou trouvent opportun) de rechercher volontairement une solution mutuellement acceptable[78]». Aussi, il ne faut pas minimiser le fait que pour le pragmatisme, il y a une projection dans l’avenir qui découle de la maxime de Peirce[79]. Le pragmatisme est futurité. Pour Commons, les idées créées par l’esprit sont « des croyances actives dirigeant l’action future» dont les effets pratiques en définissent les significations[80]. Ainsi, « les hommes vivent dans le futur mais agissent dans le présent […] puisque la volonté humaine agit maintenant pour des résultats futurs[81]». La représentation de l’avenir, son anticipation ou sa prévision, sont ainsi vues comme déterminantes de la conduite actuelle. Or, la négociation sociale hic et nunc a justement pour objectif de sécuriser cet avenir (les anticipations), tant pour les participants à la négociation que pour ceux pour lesquels l’entente collective sera appliquée. Il s’agira ainsi d’expérimenter une nouvelle croyance qui aura pour rôle d’apaiser le doute lié à l’incertitude entourant la négociation.

Ainsi la négociation sociale, en tant que phénomène et processus, peut – au vu de ce qui a été dit ci-dessus – être efficacement appréhendée par ce mode d’inférence spécifique que constitue l’abduction peircienne. Une telle stratégie de recherche conduit nécessairement le chercheur à faire, par abduction, l’expérience de l’observation des rationalités plurielles, les trans-actions, qui s’affrontent autour de l’objet du litige au cours du processus de résolution conjointe du conflit d’intérêts[82].

Parlant d’expérience, il ne faut pas minimiser son importance pour le chercheur dans son investigation. Par exemple, il peut, par inférence abductive, anticiper le goût d’un vin par le cépage, l’année et la maison de production. Or, il n’y a rien de plus probant par la suite que de procéder à l’inférence de ces hypothèses par l’expérience du goûter pour juger de sa valeur. L’expérience a ainsi un double rôle. Elle est requise pour instituer nos propositions ou hypothèses, et elle garantit leur pertinence et leur potentiel explicatif d’une situation[83]. Pour les acteurs participant à la négociation, l’abduction peut aussi découler de connaissances ou d’expériences passées, qui permettrait d’en tirer et d’en appliquer une règle (déduction) et d’induire à partir de l’observation des réactions, pour recommencer à proposer jusqu’au moment où une solution mutuellement satisfaisante par les parties soit trouvée.

Concernant la pure induction, logique empiriste traditionnelle, c’est du côté de Dewey que nous en puisons l’objection. Le défaut fondamental de l’induction, est

son incapacité de reconnaître la nécessité des hypothèses abstraites, impliquant des relations déductives de propositions, pour contrôler les opérations par lesquelles sont institués les singuliers qui ont la charge d’apporter des preuves et de les soumettre à des épreuves[84].

Aussi, les croyances et les états mentaux de l’enquêteur ne peuvent être totalement modifiés et inhibés ; celui-ci n’est pas objectivement coupé du monde auquel il appartient. La pure objectivité est une illusion. Les valeurs de l’enquêteur font nécessairement partie du jugement et de la pratique de l’enquête. Elles « ne sont pas des contaminants de l’enquête  ; […] [elles] sont les normes nécessaires par lesquelles les choix sont faits dans le processus d’enquête[85]». Ainsi, « on trouve des jugements d’appréciation partout où l’objet subit un tel développement et une telle reconstruction qu’il finit par être un tout complet satisfaisant. […] L’activité intellectuelle, la science a ses phases d’appréciation comme les beaux-arts[86]

Par conséquent, nous pouvons arguer que ce que l’abduction fait faire à la recherche sociologique, c’est-à-dire produit en termes de stratégies et induit en termes de posture, c’est un mouvement ellipsoïdal par lequel l’observation guidée de l’objet (l’objet-négociation dans ce cas-ci) suit les déplacements effectués par l’objet-même au cours de l’autre action générative et relationnelle qu’est la négociation sociale. Les situations nouvelles, les règles modifiées, les acteurs apparus constituent des « événements surprenants» (l’irritation de l’ordre perturbé, de « la croyance en place» en termes peirciens), soit un contexte de découvertes, à partir duquel les hypothèses explicatives, les « théories», vont pouvoir être mises à l’épreuve d’une assertion abductive. L’assertion formulée par le chercheur dans le cadre de l’événement E observé, pourra – par abduction – être jugée « recevable» en vertu de son potentiel explicatif (ou compréhensif) des processus de négociation sociale où cette décision D, conjoncture C, événement E, a vu le jour. Si on pense que cet élément tangible implique pour se réaliser l’hypothèse H, celle-ci constitue, par abduction, une prémisse pertinente dans la mesure où elle offre une ou des possibles « explication(s) satisfaisante(s) du fait[87]» – qu’il s’agira de tester par déduction et de mettre à l’épreuve, notamment d’autres situations similaires, par induction.

Conclusion

Dans le cas de l’étude d’une pratique sociale telle que la négociation, la pensée de Peirce et ses intuitions logiques présentent un double intérêt. Premièrement, sur un plan méthodologique où, comme nous l’avons vu, il s’agit de relier, à partir de l’abduction, l’ensemble des méthodes qualitatives d’inférence pour construire des stratégies de recherche gagnant en potentiel explicatif et en profondeur analytique du champ des possibles. Ensuite, sur un plan plus théorique – voire épistémologique, tant il touche là à la question de la vérité – avec une conception réaliste du phénomène de la négociation qui l’inscrit dans une logique de significations et de communication relationnelles[88] ou trans-actionnelles nous préférons. Comment, dans la négociation sociale, les « habitudes sociales», soit les croyances des uns et des autres entrent en tension et se voient mises à mal par la situation problématique et ses interprétations concurrentielles, instaurent le doute, lequel vient contrecarrer l’état reposant et stable qu’était la croyance. Lorsque survient le doute, la discontinuité de l’expérience, c’est à ce moment-là qu’intervient l’enquête abductive quant à la façon la plus adéquate de penser et de faire. Ainsi, dans le processus de négociation, comme mise à l’épreuve des hypothèses abductives respectives, les acteurs revoient continuellement leurs anticipations au fil des confrontations relatives aux (re-)formulations de la signification à accorder à une situation problématique-conflictuelle, et aux prises que chacun a (ou pense avoir) sur celle-ci, jusqu’au moment où les propositions sont autorisées par autrui, dans la situation commune de négociation. Suivant la perspective commonsienne, chacun cherche et réussit à des degrés plus ou moins importants, à modifier le comportement de l’autre. Cela est tributaire du pouvoir d’incitation et à la capacité d’y répondre, de même qu’aux sanctions possibles (grèves, retraits, etc.).

La sociologie pragmatiste de la négociation, dont nous tentons ici de dessiner les grands traits programmatiques, s’intéresserait notamment à la manière dont, dans le moment de confrontation (discord) particulier qu’est la négociation collective, acteurs et chercheurs évaluent, corrigent, transforment leurs modèles explicatifs et prospectifs – soit leur « coutume interprétative[89]» – face à ces situations qui en remettent en question la validité usuelle. À cela, nous combinons comme modalité d’agir celle qui provient des regroupements collectifs dans lesquels l’acteur s’insère et la perspective trans-actionniste dont nous avons esquissé les attributs, permettrait aussi de sortir de l’analyse microsociologique pour appréhender les contingences sociales qui forgent et « contrôlent plus ou moins» les comportements entourant ce processus de négociation.

En définitive, le geste abductif de « perturbation-rectification-vérification» des hypothèses dans leur rencontre avec les objectivités situationnelles est tout autant celui qu’effectuent « réellement» les acteurs participant à la négociation sociale que celui qui accompagne le chercheur observant le processus en question. Il est même possible que le moment logique où une assertion est jugée par le(s) observateur(s) comme « scientifiquement satisfaisante» – en vertu des règles collectives d’interprétation et de validation de la communauté scientifique des sociologues – touche à celui qui fait dire aux acteurs de la négociation qu’une décision/résolution est « recevable», dans la mesure où elle stabiliserait à nouveau et pour un temps l’ordre social et ses significations préalablement perturbées.

La réflexion prospective proposée dans cet article avait pour objectif de tracer les contours d’une proposition épistémo-méthodologique visant à mettre en lumière l’oubli relatif du programme pragmatiste peircien, en particulier dans le paysage scientifique francophone. Or, il apparaît à la (re-)lecture de ses travaux que ceux-ci s’avèrent particulièrement pertinents pour nous permettre de penser les phénomènes sociaux qui, telle que la négociation sociale et collective, ne se livre pas d’eux-mêmes aux chercheurs en sciences sociales, mais, au contraire, façonnent des terrains dont il est nécessaire de « se saisir» en tant que « contexte de découvertes», de faire l’expérience au sens premier si l’on souhaite en appréhender la dimension dynamique, plurielle et relationnelle, et ne plus en rester à l’étude surplombante du fait objectivé (telle que l’analyse des causes et aboutissements de la négociation en tant que conflit social tend à le réduire la plupart du temps), soit au « fondationnalisme» que dénonçait déjà Peirce.

En nous invitant à dépasser les découpages entre croyances et pratiques, subjectivités et objectivités, le pragmatisme peircien nous conduit à inférer à partir des « effets pratiques» qui réalisent, actualisent en un sens, les réseaux de significations en comportements et habitudes sociales, plus ou moins stabilisées. Le chercheur ne s’intéresse alors plus tant aux aboutissements concrets et réifiés d’une négociation sociale, mais est amené à faire l’expérience des troubles et mise à l’épreuve qu’éprouvent les définitions de situation engagées par les différents acteurs (en ce compris celles du/des chercheurs) au travers des actes de négociations.