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Les hommes sont membres les uns des autres,
et tous créés de même matière.
Si un membre est affligé, les autres s’en ressentent.
Qui n’est pas touché du mal d’autrui,
ne mérite pas d’être appelé homme.

Saadi de Chiraz[1]

Compassion, respect et humanité

La compassion, fondement de l’humanité

La compassion, ce « sentiment qui porte à plaindre et à partager les maux d’autrui[2] », est au coeur de l’action humanitaire. Elle est un fondement de l’humanité, ce « sentiment de bienveillance envers son prochain, de compassion pour les malheurs d’autrui ». Cet article propose un bref parcours de la compassion dans l’action humanitaire. Il considérera la compassion dans les fondements du secours à une personne ou à une population en détresse, en situation de crise ou sur le champ de bataille, et envisagera sa relation avec le respect de la personne et avec la justice. L’attention sera portée ensuite sur des enjeux pratiques et éthiques dans le cadre de conflits armés, illustrés par des situations issues de publications ou de notre expérience humanitaire avec le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et d’autres organismes[3]. Ce parcours abordera ainsi les défis du triage et des priorités de soins dans les urgences de masse, des enjeux liés à l’organisation et au management de l’action humanitaire, ou encore ceux liés aux soins compassionnels et palliatifs. Le regard se tournera alors vers les acteurs humanitaires, confrontés dans les crises à un coût émotionnel et au risque d’une détresse empathique. Face aux violences extrêmes et à la déshumanisation, le geste d’humanité garde cependant une place centrale. Cela s’exprime parfois à travers de petites choses, permettant une rencontre réelle, nourrie de compassion, et pouvant ouvrir une voie de résilience et d’humanisation. Cependant, l’utilisation de drones ou de robots dans des actions de secours interroge aujourd’hui sur la place de la compassion dans l’humanitaire. Ces enjeux nous invitent à retrouver le rôle fondamental de la compassion dans l’action humanitaire.

Compassion, respect et humanité

La compassion, fondement de l’humanité

L’action humanitaire est vue comme « une réponse compatissante à des formes extrêmes et particulières de souffrances résultant de violences humaines organisées et de catastrophes naturelles[4] ». Cette réponse humaine face à la souffrance naît d’un sentiment de compassion, accompagné d’une indignation face à l’indifférence, ou face à l’abandon des personnes souffrantes. Tout au long de l’histoire humaine, dans le monde entier, à travers les diverses religions et cultures, on trouve, sous différentes formes, cet appel à l’humanité face aux dangers et aux catastrophes. En Chine, au IVe siècle av. J.-C., le philosophe Mencius présente ainsi ce sentiment de pitié :

Aucun homme n’est privé d’un coeur sensible aux souffrances d’autrui. Supposons qu’un homme aperçoive soudain un jeune enfant sur le point de tomber dans un puits. Il va certainement éprouver un sentiment de de compassion […]. De là nous voyons qu’une personne qui n’aurait pas un coeur de compassion ne serait pas un homme […]. La compassion est le principe de la bienfaisance[5]

Pour Mencius, être humain c’est tout naturel ; le sentiment de compassion surgit face au danger menaçant l’enfant, et il appelle à la bienfaisance pour sauver l’enfant. Ressentir une telle émotion ne suffit pas, pour Mencius agir est un devoir. Un sage l’interpelle un jour, rappelant que les rites prescrivent qu’un homme et une femme ne doivent pas se toucher pour donner ou recevoir. Il lui demande : « si sa belle-soeur se noie, doit-on tendre la main pour l’aider ? » Mencius répond : « Ne pas aider une belle-soeur qui se noie, c’est être un barbare. »

Explorant les fondements de la morale, François Jullien a vu une proximité entre la philosophie de Mencius, dans la Chine ancienne, et celle de Rousseau sur la pitié, au XVIIIe siècle. Tous deux disent la même chose : ce qui revient à l’Homme, c’est d’être humain[6]. Rousseau lance cet appel : « Hommes soyez humains, c’est votre premier devoir, soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n’est pas étranger à l’homme[7]. » C’est encore le même appel qu’avait exprimé au XIIIe siècle, le grand poète persan Saadi (cité en exergue).

Ainsi, cette idée de l’humanité, fondée sur la compassion envers tout homme, s’exprime à travers les âges, les cultures et les religions, dans un appel puissant, universel et sans limites. Mais qu’en est-il de ces hautes aspirations, en temps de guerre ? Quand la violence se déchaîne et que l’humanité se divise entre amis et ennemis ? Face aux désastres de la guerre, peu de penseurs ou d’artistes ont su exprimer un sentiment de compassion et d’indignation avec la même force et lucidité que le peintre espagnol Francisco de Goya (1746-1828). Témoin des horreurs et des dévastations de la guerre de l’Espagne contre Napoléon, de 1808 à 1814, déjà âgé, Goya entreprend une série de 80 gravures connue sous le titre « Les désastres de la guerre ». Dans cette oeuvre majeure, il exprime sa révolte contre la guerre totale, la destruction et les violences extrêmes ; sa compassion envers les victimes de la guerre et de ses conséquences : les bombardements, la famine qui ravage Madrid, la destruction de la vie en société et la corruption ; et il crie son indignation devant l’abandon des victimes[8]. Une gravure montre un couple en détresse, debout devant des corps gisants, à bout de force ou trépassés. Devant cette scène insoutenable Goya crie son indignation : « Il n’y a personne pour les secourir[9] ! » Par son art, Goya exprime sa compassion envers toutes les victimes, et il dénonce les violences, sans faire de distinctions. Mais cette oeuvre puissante, et sans doute trop révélatrice des réalités de la violence, ne sera jamais publiée de son vivant.

C’est aussi de la compassion, mêlée de choc, d’horreur et d’indignation, que ressent Henry Dunant à Solferino, le 24 juin 1859. La bataille, qui a opposé plus de 300 000 combattants des forces alliées franco-italiennes et de l’armée autrichienne, a fait plus de 6000 morts et laissé 40 000 blessés abandonnés, sans soins. À Castiglione, où 9000 soldats blessés cherchent refuge, Dunant et les femmes du village assistent les blessés, soulagent les douleurs, distribuent de la nourriture et réconfortent les mourants, sans aucune discrimination.

De retour à Genève, Dunant écrit Un souvenir de Solferino, dans lequel il décrit la situation après la bataille et les efforts de bénévoles pour venir en aide aux blessés. Cependant ces actions individuelles, manquant de compétence, de professionnalisme et d’organisation, s’avèrent totalement inadéquates et dérisoires. Dunant lance alors un appel à l’humanité :

N’y aurait-il pas moyen, pendant une époque de paix et de tranquillité, de constituer des sociétés de secours dont le but serait de faire donner des soins aux blessés, en temps de guerre, par des volontaires zélés, dévoués et bien qualifiés pour une pareille oeuvre[10] ?

[…] Puisque malheureusement les guerres ne peuvent être toujours évitées, n’est-il pas urgent d’insister pour que l’on cherche, dans un esprit d’humanité et de vraie civilisation, à en prévenir, ou tout au moins à en adoucir les horreurs[11] ?

La pratique de l’impartialité des soins et de la neutralité médicale s’était peu à peu développée dans les siècles précédents, mais sans pour autant devenir une règle. Le grand chirurgien Ambroise Paré, fidèle à l’éthique médicale, pratiquait son art sans discrimination : « Je ne vous demande pas si vous êtes catholique ou protestant, riche ou pauvre, mais : quel est votre mal[12] ? » Lors du siège de Metz, en 1552, il organisa par compassion des soins pour les malades et mourants de l’armée impériale ennemie. Cette « Courtoisie de Metz » fit honneur aux troupes françaises[13]. Durant les guerres napoléoniennes, avec le développement de l’artillerie, c’est sur le champ de bataille que les soins devaient être prodigués en urgence. Dominique-Jean Larrey, chirurgien en chef de la Grande Armée de Napoléon, inventa des ambulances mobiles, permettant de pratiquer des amputations en urgence, sur place[14]. Se trouvant là, face à des blessés des deux camps, il les soignait sans discrimination. Cette pratique lui fit honneur. À Waterloo, voyant une ambulance française et informé que Larrey lui-même soignait les blessés, Wellington s’exclama : « Je salue l’honneur et la loyauté qui passent », et fit dévier sa ligne de feu à l’écart du chirurgien[15].

Cette évolution illustre le lien entre la compassion et le respect. Sur le terrain, dans le face-à-face avec des blessés portant divers uniformes, la non-discrimination s’est imposée comme une nécessité éthique et humaine.

Ces exemples, de Mencius à Dunant, de Saadi de Chiraz à Paré et Larrey, témoignent d’un esprit de compassion et de respect de l’humain. Être humain, dans une situation de danger grave, c’est agir avec compassion et porter secours aux victimes, de façon impartiale, sans distinction. Que l’on se réfère à un impératif religieux, à la dignité humaine[16] ou à l’égalité morale des personnes[17], il y a là un devoir essentiel d’humanité.

Compassion et respect

La compassion, ce sentiment altruiste, comporte un risque de préférence pour celui qui est affectivement plus proche. Dans la vie civile, cela entraîne népotisme, exclusions, discriminations et corruption. Sur le champ de bataille, une préférence affective pour les camarades de combat entraînerait une discrimination dans le secours et le soin aux blessés, avec une préférence donnée aux amis sur les blessés ennemis[18]. Une telle discrimination ouvrirait la voie à des violences extrêmes, aux attaques contre les services de santé, et rendant pratiquement impossibles les soins de santé dans les conflits armés.

La compassion, qui motive le mouvement pour porter secours aux victimes, doit d’emblée se consolider avec le respect de la personne. Seule, la compassion porterait, d’un côté, le risque de fusion affective, sans la distance nécessaire pour porter assistance, de façon professionnelle et équitable. C’est là que le respect intervient, comme l’indique Paul Ricoeur : « La sympathie et le respect sont un seul et même vécu : la sympathie c’est le respect considéré dans sa matière affective. […] Le respect c’est la sympathie considérée dans sa forme pratique et éthique[19]. »

Dans le feu des conflits armés et l’urgence des secours, le respect introduit la distance nécessaire, permettant à la raison de corriger les élans incertains de l’émotion.

Compassion et respect sont les deux éléments de « la réponse humaine », pour Jonathan Glover. Dans son livre Humanité, Glover explore les circonstances conduisant à des comportements inhumains envers d’autres hommes et le processus de déshumanisation. Au milieu de violences extrêmes, il cite un exemple d’humanité : celui d’un médecin qui travaillait dans des circonstances très difficiles à Srebrenica. Après la guerre, il déclare que la chose dont il est le plus fier c’était que « quand les soldats Serbes capturés entraient à l’hôpital, ils étaient couchés à côtés des soldats Bosniaques ». Cette pratique de l’impartialité se rencontre aujourd’hui dans de nombreux hôpitaux en zones de conflits. Elle illustre bien la réalité que représentent le principe d’humanité et de ces deux composants, le respect et la compassion. Glover le souligne encore : « Les réponses humaines envers autrui, les réponses du respect envers les personnes et la compassion, sont le coeur de notre humanité. »[20]

Compassion et justice

Il y a quelques années, des médecins réanimateurs s’interrogeaient sur le droit de patients, auteurs d’attentats graves, de recevoir des soins médicaux au même titre que leurs victimes[21]. Les auteurs décrivaient les soins intensifs médicaux donnés dans leur service aux victimes de l’attentat comme à ses auteurs. Ils évoquaient les réactions émotionnelles des équipes de soins, soumises à un stress intense en travaillant pour la survie et la santé de criminels, à côté de leurs victimes. L’article précisait enfin que, après leur rétablissement, les deux auteurs présumés de l’attentat ont été jugés et condamnés formellement.

Cette situation montrait, à mon sens, le bien-fondé de l’approche de ces soignants, fondée sur le principe d’humanité, sans discrimination dans les soins ; et le rôle nécessaire, indépendant et complémentaire de la justice[22].

Une situation proche était décrite, en 2014, par une infirmière travaillant dans un hôpital recevant des combattants de l’État islamique[23]. En colère, elle écrivait : « nous les soignons, et ils repartent pour décapiter des gens. Je suis malade de soigner des blessés militants de ISIS. » Elle ajoutait qu’elle se sentait « en détresse extrême, désolée de cette situation », et « honteuse d’avoir joué un rôle dans le traitement des militants ».

Cette réaction, fréquente dans les conflits armés, illustre la fragilité de la compassion, quand la dimension émotionnelle de l’empathie se heurte aux abus, aux crimes, aux injustices. En l’occurrence, l’indignation empathique n’est pas un bon guide. Dans les situations de violence, la sollicitude a besoin de repères éthiques solides ! Dans ce cas également, ce serait le rôle de la justice d’établir les faits, de faire la part des choses, de prononcer un jugement sur les actes commis et de les sanctionner. Cependant, le temps de la justice est différent de celui de la réponse humanitaire. Après un conflit armé, il faut parfois des années avant que la justice pénale ait pu intervenir.

Les deux situations rapportées montrent aussi le besoin d’un encadrement attentif des équipes soignantes, sur le plan psychosocial et éthique. Dans ces situations la détresse empathique est une réalité douloureuse, qui demande un soutien adéquat.

La compassion à l’oeuvre dans l’urgence

Triage et priorités opérationnelles

Face à une urgence massive, la compassion et le respect s’associent aux impératifs de l’efficacité des soins et de l’équité : il s’agit de sauver le plus grand nombre de vies possibles, de façon équitable, et compte tenu du temps et des ressources limités pour répondre aux besoins de tous. Cela impose de définir des priorités et de procéder à une sélection des blessés, selon des critères liés à leur condition médicale, aux chances de succès d’une intervention et aux possibilités de la réaliser. Dans ces situations de tensions professionnelles et éthiques intenses, la compassion envers les personnes souffrantes se soumet à des règles indispensables pour offrir au plus grand nombre une survie et une bonne qualité de vie. La définition des critères pour les décisions les plus efficaces et équitables pose de nombreux problèmes, il est néanmoins essentiel de définir des critères pour éviter des décisions arbitraires[24].

La question des priorités se pose aussi sur un plan plus global dans les grandes crises humanitaires. Depuis les années 1980, pour mieux répondre à des crises humanitaires à grande échelle dans plusieurs continents, les organismes humanitaires ont développé des approches de planification et de santé publique. L’action est passée ainsi d’une logique de soins et d’assistance à des individus ou des groupes, à une approche populationnelle, planifiée, gérée et évaluée, pour répondre au mieux aux besoins prioritaires. Ici aussi, la compassion s’allie à la bienfaisance et à la justice, pour une répartition équitable et optimale de ressources limitées. Dans le même temps, l’action humanitaire a connu d’importants changements organisationnels, avec une multiplication d’acteurs et le développement de mécanismes de coordination opérationnelle.

Ce mouvement de rationalisation a permis une meilleure efficacité globale des réponses humanitaires. Il comporte cependant le risque d’une évolution administrative de l’action humanitaire, voire un système humanitaire coordonné et global, au détriment de la relation personnelle de l’aide humanitaire. La relation de soin humanitaire, la sollicitude, se dilue pour laisser la place à des indicateurs de performance et de résultats, anonymes. Comment cela est-il vécu par les personnes concernées, les bénéficiaires de l’assistance ? Dans son évaluation d’un programme d’aide humanitaire en Géorgie, une auteure observe que la standardisation de la réponse et sa fragmentation en domaines distincts conduisent à une déshumanisation de l’humanitaire[25] :

Toutes les personnes déplacées étaient considérées comme étant des individus identiques avec des besoins identiques. La même provision en apport calorique, en soins médicaux, en espace pour dormir et en vêtements était faite pour chaque individu, devenu l’unité anonyme des besoins humanitaires. […] Par un processus d’aide standardisée, chaque personne déplacée devenait un exemple anonyme, standardisé d’humanité, un homo humanitarius […].

Comme le triage en urgence, les processus de management et d’organisation logistique coordonnée, rationnelle et standardisée à l’oeuvre dans l’action humanitaire sont souvent fructueux et efficaces. Le risque ici est celui d’une progressive déshumanisation de l’humanitaire, par un double mouvement d’anonymisation et de standardisation, négligeant les particularités régionales ou culturelles, privilégiant l’efficacité globale au détriment de la sollicitude et de la relation de soin humanitaire.

Le triage en urgence est fondé sur la compassion alliée à la raison, à l’efficacité et à la justice. Pour celles et ceux qui sont responsables de la sélection et des soins, cela représente néanmoins une pression émotionnelle et éthique intense. Ce stress compassionnel sera abordé plus loin, à propos de l’empathie.

Soins compassionnels, soins palliatifs

Il y a quelques années, un collègue coordinateur d’opérations humanitaires évoquait avec moi le douloureux souvenir d’une urgence massive dans le contexte de la « guerre globale contre la terreur ». Une attaque incendiaire avait fait un grand nombre de blessés graves, avec des brûlures étendues et un pronostic vital très faible. Bouleversé par les souffrances de ces blessés, laissés sans soins de la douleur, mon collègue s’adresse au coordinateur médical, qui lui explique que l’équipe médicale n’a pas de morphine ou de dérivés, et ne peut pas administrer de médicament par voie centrale ; sa mission est de sauver des vies, cela sort malheureusement de ce cadre. Indigné par cette situation, mon collègue s’est alors adressé au service médical d’une force armée étrangère, dont il a obtenu l’assistance pour soulager les douleurs de ces malheureux, jusqu’à leur décès, survenu dans des conditions plus dignes.

Quand il me raconte cet épisode, des années plus tard, mon collègue est encore bouleversé par la situation, et indigné par le refus de soins compassionnels par un humanitaire. Il estime cette approche déshumanisée.

Dans les urgences humanitaires, les soins palliatifs sont restés négligés, jusqu’à récemment[26]. Alors que la pratique des soins palliatifs est reconnue comme un composant fondamental des soins de santé, le monde humanitaire commence à s’interroger sur sa pratique du triage en urgence et des priorités de soins, quand l’application radicale de critères conduit à abandonner sans soins certains blessés ou malades. Quand bien même que l’effort est concentré pour sauver le plus grand nombre de vies, ceux qui ne pourront pas bénéficier de soins curatifs devraient bénéficier de soins compassionnels élémentaires. Les soins palliatifs dans l’action humanitaire font actuellement l’objet d’un intérêt de la part d’organismes humanitaires, de santé publique et académiques universitaires[27].

La raison principale qui explique que ce domaine des soins est resté ignoré, semble être l’affirmation que, dans des contextes pauvres en ressources, les services de santé doivent être rationnés afin de privilégier les interventions qui sauvent des vies. À ce facteur idéologique s’ajoutent le manque de connaissance de soignants humanitaires dans le domaine de la douleur ou le manque de médicaments[28]. Les conséquences de ces négligences sont lourdes, d’abord pour des patients abandonnés sans soins minimaux, et aussi pour les soignants. Des professionnels de retour de mission humanitaire expriment leur impuissance, leur détresse et leur frustration dans de telles situations.

Empathie et compassion

Fatigue de compassion

Face aux souffrances, aux désastres et aux violences, les professionnels humanitaires sont exposés à des phénomènes de stress, d’épuisement ou de traumatisme psychique. Sur ce plan, le triage en urgence est particulièrement éprouvant. De nombreux professionnels de santé civils, militaires et humanitaires témoignent d’un stress émotionnel, parfois d’une détresse qui les poursuit durant des années. Plusieurs évoquent des images qui troublent leur sommeil, le regard de ceux qui n’ont pas pu être sauvés. Ces situations sont parfois vécues comme un choix tragique, avec un sentiment de devoir accompli accompagné de détresse empathique.

Dans le cas de triage en hôpital, dans des pays à faibles ressources économiques, alors même que le manque de ressources peut être perçu comme normal dans le contexte, le triage au lit du malade est une expérience stressante pour les soignants. Selon une étude en Éthiopie, le stress quotidien lié à des décisions dures, parfois tragiques, auquel s’ajoutent les plaintes de patients et de la communauté, contribuent à l’insatisfaction des médecins, dont une forte proportion déclare regretter le choix de leur profession[29].

La fatigue compassionnelle est une forme d’épuisement professionnel ou de burnout qui peut toucher des professionnels de la relation d’aide et de l’action humanitaire[30]. Cela peut se présenter avec un sentiment d’épuisement physique et émotionnel, au point « que leur vision du monde et leurs croyances fondamentales en sont profondément et durablement ébranlées ». Cette forme de traumatisme secondaire, ou traumatisme vicariant, est liée à une forte empathie dans la relation avec des personnes souffrantes, qui conduit à une contagion émotionnelle.

L’empathie, côté clair ou côté obscur

Des recherches récentes en neuropsychologie ont permis de préciser les liens entre l’empathie, la compassion et la détresse empathique. L’empathie est une « capacité de s’identifier à autrui, de ressentir ce qu’il ressent ». C’est, selon Tania Singer et Olga Klimecki, le partage affectif et la compréhension d’émotions plaisantes et déplaisantes[31]. Les travaux de ces auteures montrent que, face à une émotion déplaisante, l’empathie peut se présenter sous deux formes très différentes, dans leurs effets ainsi que sur le plan neuroanatomique et fonctionnel. L’une est la compassion : une émotion pour autrui, vécue comme une expérience positive, et qui ouvre vers une motivation pour des soins et pour venir en aide.

L’autre forme de l’empathie est la détresse empathique : c’est une émotion personnelle, vécue de façon négative, et qui débouche vers un repli sur soi. Le partage intense de la souffrance d’un autre conduit à une contagion des effets négatifs. La détresse empathique peut toucher les travailleurs humanitaires sur le terrain, témoins directs de violences, ou de récits de violences subies par les personnes qui en sont victimes ; mais elle peut également toucher celles et ceux qui, à distance, dans les bureaux d’une organisation, sont en contact jour après jour avec des récits de violences extrêmes et de souffrances. Les professionnels qui viennent en aide à ces victimes, en paient parfois le prix émotionnel et se trouvent marqués par leurs récits. Cela touche des soignants, des interprètes, secrétaires, coordinateurs opérationnels. Pour Richard Mollica, il peut être aussi éprouvant pour un témoin d’assister à la violence que pour la victime de la subir[32]. La violence extrême déshumanise. Elle a des effets dévastateurs sur l’être humain, elle anéantit ce qui est humain en lui[33].

Une compassion sans empathie ?

Pour les professionnels humanitaires ou de la santé, le prix à payer de la compassion face aux souffrances est parfois lourd. Que faire alors ? Faudrait-il se libérer de l’empathie, comme le propose un auteur qui, dans un livre intitulé Against empathy, préconise une compassion rationnelle[34] ? Il entend ainsi éviter les travers de l’empathie quand elle est source d’émotions négatives, de détresse, voire de comportements violents. Il faudrait se prémunir des émotions et se fonder sur la raison. L’empathie garderait alors un rôle pour nos divertissements et pour partager quelques moments de plaisir avec des proches…

Mais il semble y avoir là une confusion. En effet, comme le montrent Klimecki et Singer, la compassion est une émotion, et elle est elle-même une forme de l’empathie. Fonder une réponse aux souffrances sur la seule raison, c’est se priver de ce qui, en nous, permet de comprendre, ou de s’approcher du moins, de l’expérience de souffrance vécue par autrui.

Martha Nussbaum, étudiant la justice à partir de la littérature, montre que, en excluant l’émotion, les manières de raisonner qui se veulent rationnelles, comme l’utilitarisme, « nous privent des informations dont nous avons besoin pour avoir une réaction pleinement rationnelle devant la souffrance d’autrui[35] ». Le rejet de l’empathie nous conduit à une impasse, et au rejet d’une dimension essentielle de l’humain.

En outre, les modes de réaction à une émotion négative ne sont pas figés : la réponse vers une détresse empathique n’est pas une fatalité : face à des souffrances, il est possible de favoriser le développement d’une compassion. La pratique de la méditation et un entraînement à la compassion, favorisent des émotions positives de compassion, plutôt que des émotions négatives de détresse empathique, comme l’ont montré expérimentalement Olga Klimecki et Tania Singer[36].

La possibilité de développer la compassion, de surmonter la détresse empathique et de renforcer la résilience, représente un intérêt majeur pour l’action humanitaire ! De nombreux professionnels expérimentés décrivent l’importance dans leur vie, pour leur équilibre, d’activités en lien avec la nature, la randonnée ou le sport, la musique, la littérature et d’autres formes d’art, une vie religieuse ou spirituelle. Les travaux cités ouvrent d’intéressantes perspectives dans ces domaines, sous l’angle notamment du lien entre la compassion et la résilience des professionnels de l’action médicale, sociale ou humanitaire.

Violences, compassion et déshumanisation

L’action humanitaire dans les conflits armés et les situations de violences présente des défis particulièrement difficiles. Une première difficulté consiste à reconnaître la violence pour ce qu’elle est, dans sa réalité, et l’ampleur de ses effets. C’est le cas en particulier pour les situations de violences extrêmes et de déshumanisation[37].

La difficulté est amplifiée par les dangers, les tensions et les pressions, les informations rares, falsifiées ou contradictoires, et la confusion régnant dans ces situations. Les équipes humanitaires doivent affronter les défis de la sécurité pour leurs équipes, et pour les personnes affectées par une crise. Pour les professionnels eux-mêmes, travailler dans des situations de conflits et auprès de personnes victimes de violence est particulièrement exigeant. Que ce soit dans un camp de personnes déplacées ou réfugiées, dans des services de santé, dans une ville détruite ou isolée, ou dans des prisons, les violences posent des défis considérables.

Visites en détention liée à un conflit armé

Les visites en détention dans le cadre de conflits armés nous confrontent parfois aux violences extrêmes et à leurs conséquences. J’ai pu, dans de telles situations, mesurer le rôle de la compassion et du respect dans la relation humanitaire, d’abord avec des détenus, mais aussi avec les gardiens et les autorités de détention.

Depuis 1915, le CICR visite des personnes détenues dans le cadre de conflits armés ou de violences. C’est actuellement une activité centrale du CICR. Les visites se font selon des modalités bien définies, dans un cadre confidentiel de dialogue avec les autorités, dans le but d’améliorer les conditions de détention, de veiller au respect de la dignité et de faire cesser toute forme de mauvais traitements.

Entrer dans une prison, en visiter chaque lieu et pouvoir s’entretenir avec chaque détenu qui le souhaite, c’est pour l’équipe humanitaire un moment fort et intense. Les entretiens avec les détenus, confidentiels et sans témoins, sont des moments privilégiés pour écouter la personne : son vécu, son récit, ses espoirs et ses craintes, ses douleurs et sa souffrance. Avec le médecin humanitaire, la conversation porte aussi sur la santé, les conditions de détention, les soins de santé. L’écoute est composée de compassion et de respect. Elle est attentive à des éléments anodins, évoqués par le détenu dans la conversation, qui ouvrent parfois vers le dévoilement de violences ou de souffrances. Il arrive que l’entretien soit l’occasion d’un véritable échange, un moment de partage humain, autour de souffrances ou de joies, de nouvelles de la famille, de tristesse ou d’espoirs.

Torture et déshumanisation

Durant ces visites, des détenus rapportent parfois des mauvais traitements et des épisodes de torture. Le travail humanitaire consiste à prendre note des faits, portant l’attention aussi sur leurs conséquences et sur la souffrance. Une souffrance destructrice, parfois indicible, qui dépasse ce qu’une personne peut endurer. On reste alors parfois en silence, ensemble, sans chercher à commenter ou à expliquer. On comprend que la torture cherche à détruire la personne. Elle vise son anéantissement, quelque chose de pire que la mort[38] : la destruction de son identité même, son histoire, sa culture, ses capacités, tout ce qui fait qu’une personne humaine est humaine. La torture est une entreprise de déshumanisation.

Jacques Roisin utilise le terme de barbarie, comme le point ultime de la violence : « La barbarie vise une destruction qui se situe au-delà de l’intégrité d’une personne[39]. » Elle est la négation de l’humanité.

Comment aborder ces questions dans une visite en détention ? Le rôle de l’humanitaire visitant des détenus est très particulier, différent de celui d’autres activités humanitaires, ou des activités de soins auprès de survivants de torture : ce travail de soins et de réhabilitation se fait souvent après les événements, à distance dans l’espace et dans le temps. Au contraire, dans une visite de prison, notre rencontre avec une victime de torture se fait parfois dans le lieu même de la détention, ou dans une institution liée. La visite peut être un moment porteur de nombreuses attentes de la part de personnes en grande détresse, parfois dans un isolement complet. Elle est un moment limité dans sa durée, mais souvent d’une rare intensité humaine. Si elle n’est pas un moment pour des soins spécialisés ou une thérapie, elle est souvent l’occasion d’une relation privilégiée avec des personnes privées de liberté, parfois victimes d’abus, de traitements inhumains et dégradants ou de tortures. Dans ces moments de rencontre, chaque attitude, chaque geste, chaque mot prennent une portée considérable, tout particulièrement s’ils expriment la compassion. Des détenus isolés ou maltraités se sont souvenus, durant des mois ou des années, de ce moment partagé avec un visiteur humanitaire. Une simple tasse de café partagée a pu rester gravée dans le souvenir d’un détenu, témoignant bien plus tard du réconfort et du soutien que ce moment lui a apportés[40].

De petites choses, reflets d’humanité

Dans ces moments surviennent parfois des épisodes marquants sur le plan humain. Ils se jouent souvent autour de très petites choses, anodines, qui expriment une reconnaissance mutuelle entre des personnes humaines. J’ai décrit ailleurs quelques épisodes de ces « petites choses » survenues dans des prisons de très haute sécurité, dans le cadre de conflits armés et d’une détention dure, marquée par un isolement et des mauvais traitements[41].

L’humanité et la compassion partagées dans ces conditions extrêmes s’expriment parfois autour d’une simple tasse de thé et quelques biscuits ; ou par des cartes postales représentant des couchers de soleil, des animaux ou des fleurs, ou encore, quelques gouttes de parfum données à un détenu : « Oui, après 8 ans ici, je sens bon ! », s’exclame-t-il après s’être aspergé de ce parfum… Quelques gouttes avec lesquelles il s’est senti à nouveau humain.

Qu’y avait-il dans ce café ? dans ces biscuits ? dans ces images ou ces gouttes de parfum ? Un peu d’humanité sans doute : une tasse de compassion, quelques gouttes de respect, et une reconnaissance mutuelle, en tant qu’humains, au-delà des violences et des haines.

Il est arrivé qu’une telle rencontre, profonde et humaine, survienne alors que l’entretien avait commencé avec agressivité ou avec une erreur : l’humanité ne cherche pas une relation calme et lisse, ni la perfection ou l’excellence. Elle se nourrit de compassion et de respect.

Un jour, dans une prison de très haute sécurité, une collègue humanitaire reçoit en entretien un détenu qui arrive en colère, avec beaucoup d’agressivité. En présence de cet homme, combattant d’un groupe armé et accusé d’actes criminels, elle fait au mieux pour se contenir ; mais une fois l’entretien terminé, elle fond en larmes. Un autre collègue en est témoin, et il en parle peu après avec ce détenu. Très embarrassé, le détenu demande à revoir la déléguée, et s’excuse auprès d’elle. Cet entretien, explique ma collègue, a été l’occasion d’une très belle rencontre entre deux personnes, et il a contribué à une relation de confiance.

Dans une autre circonstance, la rencontre s’est faite à propos d’une erreur. En tant que médecin, j’étais en entretien avec un détenu souffrant de problèmes médicaux, et qui avait demandé un conseil médical. Ayant revu son dossier médical et parlé avec le médecin responsable de la prison, je revenais vers lui avec des précisions sur sa santé. Or, après quelques minutes d’explications, je réalise qu’il y a erreur : ce que je lui dis concerne un autre cas. Embarrassé, je m’excuse auprès du détenu et lui propose de revenir un autre jour avec les informations précises. Après un temps de silence, le détenu dit : « Docteur, depuis plusieurs années je suis détenu ici, sans motif, sans explication, sans jugement ; c’est la première fois que quelqu’un s’excuse ! Je te remercie, tu as la confiance de tous ici ; reviens me voir quand tu le pourras. »

Dans une autre situation, une déléguée avait fondu en larmes devant un groupe de détenus qui expliquaient les tortures subies jour après jour[42]. Ce sont alors les détenus eux-mêmes qui avaient exprimé leur compassion envers la déléguée, et expliquant comment ils se soutiennent mutuellement pour résister aux tortures et surmonter les souffrances.

Mais il est arrivé que la rencontre s’exprime par l’humour, parfois par des rires partagés avec un détenu, ou avec un groupe. De tels moments paraissent improbables, décalés, hors de toute la logique et du poids d’une détention extrême ; ils peuvent témoigner pourtant d’une authentique relation de confiance et de reconnaissance mutuelle.

Ces épisodes ou incidents, survenus à partir d’une erreur, d’une forte émotion empathique ou d’un détail amusant, sont l’occasion de moments d’humanité partagée. Dans ces situations, chacun travaille avec sa propre humanité, avec ses capacités et ses vulnérabilités, ses émotions et ses limites. Les personnes détenues dans des conditions extrêmes sont souvent avides de vérité, sensibles à un signe de compassion, d’excuse ou de reconnaissance.

Quand l’action humanitaire est l’occasion d’une rencontre, la compassion et le respect mutuels s’expriment souvent autour de petites choses, qui témoignent d’une reconnaissance mutuelle, de la reconnaissance de notre humanité commune[43]. On est loin alors de la pitié, de la condescendance ou de la domination qui parfois contaminent l’action caritative ; on est à très grande distance également de tout héroïsme et de toute logique sacrificielle : l’action humanitaire au quotidien ne sait que faire de héros.  Elle doit se nourrir de compassion et de respect, dans un esprit de générosité, de solidarité et d’humanité partagée. Humanité se conjugue alors avec humilité et humour.

Compassion et reliance : se reconstruire après déshumanisation 

Il y a quelques années, j’étais allé avec un collègue visiter un jeune homme, accueilli dans un pays étranger, après plusieurs années de détention. L’ayant visité plusieurs fois en prison, nous connaissions sa sensibilité et les conditions très dures auxquelles il avait été soumis sur le plan de la sécurité, de l’isolement et de relations tendues et humiliantes avec les gardiens. Accueilli dans un centre pour migrants, loin de sa patrie, il avait manifesté quelques comportements bizarres. Par exemple, il répandait de l’eau dans sa chambre ; les responsables lui avaient alors donné une chambre avec terrasse. Parfois, il faisait de longues promenades dans le parc public. Il avait là des comportements inquiétants, selon les responsables de son accueil. Quels étaient ces comportements bizarres ? Il embrassait les arbres et, restant longtemps collé au tronc, il leur parlait. Ou encore, il s’approchait de poussettes, et il souriait et gazouillait aux bébés… Ces comportements ont inquiété les responsables de son accueil : craignant les comportements d’un fou ou d’un pervers dangereux, ils l’ont fait transférer de force dans une autre ville. Dans ce nouveau lieu, le jeune homme reste isolé de longs moments.

Quand nous rencontrons l’équipe d’accueil, nous les invitons à considérer ses comportements avec un regard différent, dans la perspective d’un retour à la vie et à l’humanité : voilà un homme qui, après des années de prison et d’isolement, se promène dans un parc, parlant avec les arbres et les embrassant… Souriant et communiquant avec des nourrissons. Quelles belles images d’un processus de reconstruction de soi, de rétablissement d’une relation positive avec la vie, avec la nature, avec l’humanité… Quand on a été isolé, maltraité et privé de tout contact humanisant, se reconstruire et revenir à la vie humaine pourraient passer d’abord par un dialogue avec les plantes et des nourrissons.

Face à la déshumanisation, les approches classiques du traumatisme psychique paraissent inadaptées. Améry, profondément marqué par la torture et les camps d’extermination, a écrit : « Nous n’avons pas été traumatisés, mais plutôt déshumanisés[44]. » Ce point montre un enjeu fondamental lié à l’humanité, à des relations humaines de compassion et de respect. C’est là que se trouve l’enjeu du travail de reconstruction, que Roisin désigne par reliance : « Un travail de reconstruction dont le bénéfice soit la restauration du sentiment d’appartenance à la communauté humaine[45]. » La reliance comporte un double versant : d’une part, reconnaître la réalité de la violence ; d’autre part, « renouer des liens de confiance avec des personnes ou des groupes mis en position de représenter la communauté humaine[46] ».

Roisin insiste, ici encore, sur l’importance de la compassion dans ce travail de reliance : à défaut, sans compassion, « les victimes se trouveraient confirmées dans leur perception des hommes comme non-humains[47] ».

Rencontres avec des auteurs de torture

Lors de visites en détention, nous rencontrons parfois des auteurs de violences extrêmes. Il peut s’agir de responsables et d’autorités, qui ont ordonné ou suggéré ces pratiques ou fermé les yeux. Ou de gardiens, de chefs d’équipe, d’interrogateurs. Certains sont nos interlocuteurs pour des aspects pratiques de la visite : ouvrir une porte, accompagner un détenu, effectuer des contrôles de sécurité, etc. Dans d’autres cas, ce sont des détenus, suspectés ou condamnés pour avoir été auteurs de tortures ou de crimes contre l’humanité. Leur situation est souvent extrêmement vulnérable, en tant que détenu, ennemi et auteur de crimes. Enfin, on rencontre parfois des chefs de prison ou des gardiens qui ont été autrefois victimes de tortures, durant un conflit, et se trouvent maintenant en charge des détenus que nous visitons.

La rencontre avec un détenu, ayant été auteur de tortures ou de crimes contre l’humanité, est une situation particulière, avec des implications profondes sur le plan humain. C’est une visite humanitaire à une personne ayant commis des violences extrêmes. De telles rencontres ne laissent pas indifférent ; elles sont chargées d’émotions et de sentiments mêlés. On est face à une personne qui nous fait part de ses souffrances, ses soucis, ses rêves et ses espoirs. En même temps, on sait qu’elle est accusée d’actes de violence parmi les plus graves.

Il arrive que le détenu parle, nous prenant à témoin, voulant s’expliquer, ou se justifier. Face à une situation qu’il présente comme une grave injustice, on peut ressentir une sympathie ; ou au contraire, être saisi d’effroi face à un discours lisse et monstrueux ; un déni de faits avérés, une banalisation des actes, la diminution de sa propre responsabilité ou de sa participation, la relativisation, la justification sur le plan moral, l’accusation des victimes. On perçoit alors la réalité du « désengagement moral », analysé par Bandura[48]. Pour Roisin, quand un auteur d’actes barbares dénie le caractère déshumanisant de ses actes, c’est pour refuser sa propre déshumanisation. « Celui qui déshumanise se déshumanise lui-même », écrit-il[49]. Françoise Sironi, souligne le rôle central de la « désempathie » dans ce processus[50] : par ce terme, elle désigne une mise à l’écart, une extinction de la compassion chez ces personnes déshumanisé.

Un moment d’humanité

Comment alors entrer en relation avec ces personnes, pour que cet entretien soit l’occasion d’une rencontre, un moment porteur d’humanité… et pas, au contraire, le renforcement d’une déshumanisation ? Avant tout, par un respect de la personne, en tant que personne, non de ses actes. Ensuite, dans nos paroles, veiller constamment à utiliser des mots qui portent de la compassion et du respect envers les victimes de violences. Enfin, établir une « juste distance » dans la relation avec la personne visitée : une distance professionnelle, humanitaire, qui doit être ni trop lointaine, car elle serait alors perçue comme du mépris ou de l’indifférence, renforçant la déshumanisation ; ni trop proche, au risque que la relation soit perçue comme une connivence, voire une complicité.

Un autre épisode vécu dans une prison de sécurité maximale me revient en mémoire. Nous avions, avec deux autres collègues, un entretien confidentiel avec un détenu, qui reconnaissait avoir organisé un attentat d’une gravité exceptionnelle. Lors d’une précédente visite, cet homme avait demandé si une collègue pouvait se rendre dans sa famille, dans un pays lointain. Et c’est ainsi que, lors de cette visite, la collègue en question revenait d’un voyage dans le pays de ce détenu. Elle apportait des biscuits que sa mère avait confectionnés quelques jours auparavant, dans le lointain pays de sa famille… Nous avons vécu un moment intense et inoubliable, dans lequel cet homme, souvent très dur dans son attitude et radical dans ses propos, s’est montré émerveillé, ému, les yeux humides à la vue des biscuits de sa maman. Cet épisode dérisoire, qui pourrait même paraître insultant au regard de la gravité des actes commis et de la souffrance des victimes et de leurs familles, a été, néanmoins, un moment d’humanité partagée, dans le contexte d’une détention déshumanisante. Rien, sans doute, ne pourra jamais effacer la gravité des crimes que cet homme avait commis et reconnus, ni les souffrances qu’il avait causées. Cependant, dans ce lieu de souffrances et de déshumanisation, ce moment partagé autour d’un biscuit est survenu comme une étincelle d’humanité dans un lieu de violences.

La compassion humanitaire à l’épreuve des drones et des robots

L’évolution technologique, jointe aux risques de sécurité et d’accès sur le terrain, amène certains organismes à utiliser des drones pour des actions humanitaires. Bientôt peut-être des opérations d’assistance seront effectuées par des robots[51]. Les auteures d’une récente étude s’inquiètent des risques liés à ces technologies : elles identifient notamment, pour les professionnels, le risque d’une perte de compétences, et de contextualisation de l’aide ; pour les bénéficiaires, des menaces à la dignité, notamment par une diminution des interactions interhumaines. C’est sans doute ce facteur qui nous paraît le plus inquiétant, compte tenu des contextes de violence et de déshumanisation dans lesquels nous avons travaillé. L’usage de drones ou de robots renforcerait la déshumanisation de l’aide humanitaire. À cet égard, les auteures s’interrogent sur la pertinence d’une évaluation par un drone des conditions de vie dans un camp de personnes déplacées… Certainement, pour ces personnes, l’arrivée d’un drone serait perçue comme une intrusion, un possible contrôle de sécurité, une exploration par des forces ennemies, ou liée à des enjeux stratégiques, politiques, commerciaux ou idéologiques… Imaginons-nous, ou nos proches, isolés, affamés, sans soins de santé, dans une ville assiégée… Comment recevrions-nous des secours apportés par un drone ? Probablement avec un soulagement initial : voilà des secours, de la nourriture pour tous  ! Mais très vite, le doute s’installerait : Qui sont ces drones ? Qui les envoie, et avec quelles intentions ? Des humanitaires ? des militaires ? un groupe armé ? La nourriture n’est-elle pas contaminée ? Et qui devra payer ? Est-ce une action humanitaire, ou un coup commercial ou politique ? Comment enfin ne pas se sentir traités comme des objets ? déshumanisés ?

L’action humanitaire repose sur tout un ensemble de présupposés implicites et de principes de l’humanité, au premier rang desquels une confiance entière envers des organismes, et dans la relation avec les personnes qui les représentent. Comment ce rôle serait-il transféré à des appareils ? Aucun drone ni robot ne pourra remplacer la relation avec une personne humaine, une femme, un homme, compétente pour évaluer les besoins humanitaires, et témoignant de la compassion.

Conclusion : redonner sa place à la compassion

La compassion est au coeur même de l’action humanitaire, elle est au point de départ du mouvement de sollicitude pour secourir la personne en danger. Elle connaît aujourd’hui une situation paradoxale. D’un côté, l’action humanitaire cherche la plus grande efficacité, et son développement sur des bases rationnelles, évaluables et reproductibles. Dans cette logique, la compassion est peu valorisée dans la programmation opérationnelle, et dans le recrutement des collaborateurs. D’un autre côté, la communication humanitaire et les médias font largement appel à la compassion auprès du public, pour motiver des dons ou attirer des lecteurs. La communication joue parfois encore avec un héritage humanitaire révolu, celui de mouvements caritatifs marqués par le paternalisme, la condescendance, voire l’emprise et la domination. Les humanitaires découvrent, enfin, les effets négatifs de l’empathie, quand elle conduit vers une détresse émotionnelle, plutôt que vers une compassion positive. Certains préconisent alors une compassion rationnelle, qui ferait abstraction de toute émotion empathique… Bref, la compassion est devenue suspecte au niveau opérationnel, tout en étant à la mode sur le plan médiatique. Faut-il s’en préoccuper, pour l’action humanitaire ?

Dans un récent article, Gilles Carbonnier explorait le poids donné par des organismes humanitaires à la raison, aux émotions et à la compassion, dans l’application des principes humanitaires et pour le recrutement de nouveaux collaborateurs[52]. Les dimensions de compassion, d’humanité et de solidarité étaient présentes pour certains organismes, mais avec une importance relativement modeste par rapport à d’autres qualités recherchées, telles que l’expérience professionnelle, des capacités d’adaptation, ou l’intégrité personnelle.

Ce bref parcours de la compassion humanitaire suggère cependant que les compétences liées à la compassion sont fondamentales dans l’action humanitaire. Le développement de processus gestionnaires et techniques, ou vers un système globalisé, ne doit pas se faire au détriment de la relation humaine. Dans des contextes de violences, face à des victimes de la déshumanisation, ou face à ceux qui ont été les auteurs de ces violences, la compassion, le respect et le sens de la justice sont essentiels pour la pertinence et le sens de l’action humanitaire. Sans compassion, au contraire, la relation humanitaire devient déshumanisée, traitant les personnes vulnérables comme des objets, des unités anonymes et sans identité.

Un rejet de l’empathie et de la dimension émotionnelle et relationnelle de l’action humanitaire conduirait à la déshumaniser. L’utilisation de drones et de robots pour des tâches humanitaires pourrait ouvrir sur des perspectives très néfastes à cet égard. C’est dans la relation, dans une rencontre entre des personnes humaines, que l’action humanitaire peut prendre son sens et sa raison d’être.