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Ce numéro thématique consacré au « travail qui rend pauvre » s’est fixé pour objectif de faire le point sur l’apport de la recherche en matière d’action publique et de politiques sociales liées au travail précaire et sur les stratégies de résistance des travailleur.euse.s pauvres. Il se propose aussi d’alimenter la réflexion épistémologique sur ces enjeux, entre chercheur.e.s du Nord et du Sud global, dans la perspective d’une réorientation du regard porté sur les nouveaux paradigmes de l’action publique visant les travailleur.euse.s pauvres[1], mais aussi sur les résistances qui les remettent en question et qui sont souvent invisibilisées.

Depuis maintenant plus de quarante ans, le glissement vers une politique économique néolibérale a marqué un saut qualitatif si important que l’aspiration à l’intégration complète et mondiale des travailleur.euse.s dans le salariat classique apparaissait désormais comme une « utopie à rebours[2] ». Force est par ailleurs de constater que, dans la foulée de cette nouvelle « grande transformation », la fragmentation du travail et la flexibilisation des marchés de l’emploi – renforcées par la récurrence de périodes de crise et de reprise qui ne créent pas suffisamment d’emplois permanents à temps plein pour empêcher la progression des formes d’emplois atypiques et précaires au Nord et la prédominance des « emplois vulnérables » au Sud[3] – ne peuvent plus être envisagées comme une donnée conjoncturelle. Elles doivent plutôt être entendues comme un trait marquant des nouvelles dynamiques de réorganisation du travail[4] et de rerégulation de l’emploi[5]. Comme le soutenait déjà Pierre Bourdieu au tournant du millénaire, ces transformations sont soutenues par une logique d’individualisation et de remarchandisation des relations de travail, de casualization croissante des contrats de travail et d’expansion des secteurs de l’économie informelle, avec pour conséquence la « destruction méthodique des collectifs[6] » et l’aggravation de la vulnérabilité des travailleur.euse.s pauvres, tant sur le plan économique que sur celui des droits sociaux. Elles concourent également à accroître la segmentation des marchés du travail s’appuyant notamment sur une re-hiérarchisation des statuts d’emploi en fonction du genre, de l’âge, de l’origine ethnique et affectant plus largement les populations les plus vulnérables[7].

Dans cette conjoncture, il apparaît que le travail ne peut plus être envisagé en soi comme un rempart face à la pauvreté[8]. Cette dynamique s’est par ailleurs exacerbée dans la foulée de la révolution du numérique, et depuis la crise de 2008, avec l’essor de la « gig economy », ou économie de plateformes, caractérisée par le recours à des dispositifs algorithmiques d’incitatif au travail et de contrôle permanent, un morcellement des horaires à travers l’octroi de microtâches[9], la facilitation de la mise à disponibilité d’une « armée de réserve » de travailleur.euse.s précaires et « jetables[10] ». La pandémie actuelle, poussant bon nombre de personnes vers ce que certains appellent la « hustle-economy », semble par ailleurs pousser encore plus loin la tendance à l’entreprisation[11] de soi dans le capitalisme avancé.

Les travaux des vingt dernières années portant sur les transformations et la remise en cause de l’État social[12] insistent tous sur le parallélisme entre l’effritement du modèle salarial et le changement de paradigme dans le champ des politiques sociales. À la précarisation provoquée par la transformation des modalités de gestion de la main-d’oeuvre et les multiples réformes du droit du travail s’est ajouté un accroissement des modalités, du ciblage et des contrôles des prestations sociales (assurance-emploi, aide sociale, prestations familiales, « bolsa familia [bourse famille] », programme NREGA[13] en Inde, etc.). Au Canada, l’exclusion partielle ou totale des mécanismes traditionnels de protection sociale des travailleur.euse.s migrants temporaires[14], mais aussi des travailleur.euse.s indépendants, d’agences, ou à temps partiel, est symptomatique de ces transformations[15]. Comment, dès lors, appréhender sociologiquement les impacts de cette fragmentation croissante des filets de protection sociale différenciés, mis en place non seulement au niveau fédéral, mais également à celui des institutions détentrices de l’action publique des provinces canadiennes ? Cette différenciation dans l’accès à la protection sociale se fonde sur des critères ethnoculturels et de statuts juridiques liés à la nationalité – pensons aux différences entre les travailleur.euse.s migrants temporaires et les « résident.e.s » –, mais aussi sur des critères de statuts professionnels distinguant travailleur.euse.s autonomes, indépendants, atypiques et autres employé.e.s contractuels considérés parfois comme des « entreprises incorporées » – et donc non comme des salarié.e.s dotés de certains accès aux droits sociaux[16]. À ces critères il faut ajouter ceux liés au genre dans la mesure où, autant pour les travailleuses migrantes temporaires que pour les travailleuses résidentes, cet accès à la protection sociale est encore plus difficile[17]. Dans quelle mesure, les perspectives intersectionnelles permettent-elles dès lors de saisir ces inégalités d’accès aux dispositifs de protection sociale ?

Par ailleurs, ici dans les sociétés du Nord, comme dans les régions du Sud global, les nouvelles aspirations des travailleur.euse.s et les formes sous lesquelles elles se manifestent imposent la nécessité de repenser les modalités traditionnelles de l’action collective et des pratiques de mobilisation des travailleur.euse.s pauvres ; la flexibilisation du travail a non seulement un impact déstructurant sur l’action publique[18], mais accentue aussi la fragmentation des collectifs. En se conjuguant, ces dynamiques contribuent à l’inopérabilité croissante du modèle syndical institutionnel contemporain. Et pour cause. D’abord parce qu’une grande partie du mouvement syndical continue toujours de fonder son action sur le postulat d’une classe ouvrière homogène et, ensuite, parce que ce modèle demeure encore largement articulé autour d’un compromis fordiste profondément fragilisé par une action publique de plus en plus néolibéralisée et un dialogue social réduit à sa plus simple expression.

C’est dans ce contexte que se sont imposées les interrogations critiques à la base de cette initiative de réflexion collective et de mise au point : quels sont les défis posés par la dynamique de flexibilisation du travail et la montée de l’emploi précaire sur les théories et les pratiques des mouvements sociaux, de l’action syndicale et des nouvelles organisations de travailleur.euse.s « à la marge »? Quelles sont les relations possibles entre la défense individuelle et la revendication collective des droits des travailleur.euse.s pauvres ? Comment identifier les nouveaux acteurs collectifs qui surgissent de ces processus et dans quelles mesures apprécier leurs stratégies de mobilisation ? Comment faire converger les aspirations et les besoins pluriels d’une « classe laborieuse » éclatée et segmentée ? C’est autour de ces questions dont la présence et l’acuité sont de plus en plus importantes dans la littérature que ce numéro a engagé des échanges critiques et encouragé des contributions ciblées en mesure de susciter de nouvelles pistes théoriques et d’ouvrir de nouveaux champs du possible en matière d’action publique et d’action collective.

En réponse à ces interrogations, la richesse des analyses critiques documentées et le potentiel des pistes de réflexion et des perspectives qui en ont émergé nous ont permis de livrer ici une moisson d’articles d’une fertilité aussi insoupçonnée que salutaire. Trois constats peuvent globalement en résumer l’essence. Premièrement, au-delà de l’extrême diversité, au niveau international, des figures sociales et des réalités individuelles du phénomène des travailleur.euse.s dans les sociétés contemporaines, au Nord comme au Sud, s’impose l’idée que ce phénomène n’a rien d’une fatalité et que les causes qui en sont à l’origine – dans sa construction sociale comme dans son institutionnalisation économique et politique – peuvent être non seulement déconstruites[19], mais combattues. Et ce – et c’est là notre deuxième constat – grâce à l’inépuisable imagination dont peuvent faire preuve les acteurs et actrices qui le subissent, en matière de résistances et d’actions à la fois individuelles et collectives. Enfin, troisième constat, s’il y a un acteur politique majeur dont la transformation ces dernières années sous la poussée hégémonique du paradigme néolibéral pose problème, c’est bien l’État et les dérives à travers lesquelles se sont décomposées ses fonctions premières en matière de régulation et de redistribution sociales. Paradoxalement, c’est en réaction à cette incurie de l’État, effective et quotidiennement vécue par les travailleur.euse.s pauvres et leurs familles, que ces résistances individuelles et collectives ont pu se concrétiser en donnant corps à leurs projets de changement et espoir à leurs utopies.

La nature sociologique de ces constats et leur rigueur analytique ne peuvent cependant occulter le fait qu’ils plongent leurs racines dans des expériences de vie, individuelles et collectives, et dans des réalités sociales et des contextes certes locaux, mais dont le caractère récurrent montre clairement qu’être travailleur.se pauvre au Pérou, au Brésil, au Canada ou ailleurs n’est pas si qualitativement différent – quant aux causes qui en sont à l’origine, sachant bien entendu, et toutes proportions gardées, que dans les sociétés du Nord comme au Canada les filets sociaux en relativisent les conséquences dans les vécus quotidiens – tant les mêmes causes produisent les mêmes effets dans des sociétés qui, par-delà l’extrême diversité culturelle et historique qui les distingue, ont malgré tout en commun de subir les contrecoups sociaux délétères de la logique économique et politique néolibérale.

Les contributions présentées ici s’inscrivent dans trois grands blocs significatifs des constats avancés ci-haut. Le premier aborde les métamorphoses de l’action publique en matière de politiques de protection sociale et l’inexorable décomposition de l’État social qui en découle. Le deuxième bloc rend compte de la richesse imaginative et de l’éventail des résistances déployées au Nord comme au Sud pour contenir les effets pervers[20] du phénomène du travail qui rend pauvre. Ces résistances, aux répertoires variés, passant autant par des expériences individuelles que collectives, sont porteuses d’alternatives innovantes et de perspectives prometteuses malgré les contextes souvent difficiles de leur émergence. C’est pour en tirer les enseignements et comprendre les retombées de ces deux blocs sur – et à partir – des individus que les contributions rassemblées dans le troisième bloc tentent de dresser les contours caractéristiques actuels du rapport au travail dans nos sociétés, tout en prenant en considération sa subjectivation par les individus.

La part de l’action publique dans le travail qui rend pauvre

Les quatre contributions de ce premier bloc abordent, chacune à sa manière et à partir de quatre cas distincts, la métamorphose de l’action publique à travers les figures qu’elle prend notamment au Québec (activation des sans-emploi au travail ; chèque emploi-services), au Brésil (infirmières auxiliaires « sous-traitées ») et en Algérie (jeunes primodemandeurs d’emploi et accès à la micro-entreprise).

Dans son article consacré aux politiques d’activation – le leitmotiv du programme « d’incitation au travail » des sans-emploi – telles qu’elles ont été mises en place au Québec, Catherine Charron note d’emblée que l’action publique à cet égard est « aveugle à la réalité concrète du travail » telle qu’elle s’incarne dans un système d’emploi qui, au cours des trente dernières années, s’est précarisé, féminisé et segmenté. Privilégiant des mesures de « développement de l’employabilité » peu coûteuses et visant en priorité les personnes les plus « près du marché du travail », les services publics d’emploi, plutôt que de contribuer à faire sortir les personnes de l’orbite du travail au bas de l’échelle, tendent plutôt à confirmer ce statut de travailleur.euse.s pauvres[21]. En effet, les personnes assistées sociales dites « aptes à l’emploi » sont aussi des travailleur.euse.s pauvres qui, pour une bonne part, alternent ou combinent assistance et sous-emploi. Cette étude s’intéresse aux rapports sociaux tels qu’ils se construisent sur le terrain de l’administration publique, dans la prestation de services publics d’emploi destinés à ces travailleur.euse.s pauvres que sont les personnes assistées sociales. À partir d’un certain nombre de pratiques visant l’intégration en emploi et qui composent leur intervention auprès des prestataires jugés « aptes au travail », l’auteure déconstruit la façon dont les « street-level bureaucrats[22] » perçoivent et catégorisent les prestataires, définissent leur propre rôle et celui de l’État. Elle s’appuie pour cela sur une enquête qualitative sur la manière dont se conjuguent l’éthos du travail social, du service public et de l’activation chez les intervenant.e.s qui travaillent quotidiennement auprès de cette population sans emploi dite « apte au travail ». L’originalité des résultats obtenus réside ici sur le rôle problématique des agent.e.s de proximité, à l’interface de l’État et des travailleur.euse.s pauvres parmi les plus défavorisé.e.s. En effet, ils et elles ne peuvent que prendre acte de l’asymétrie de la relation établie avec le ou la prestataire, et ce, en raison des conséquences de cette « nouvelle gestion publique qui n’est pas une simple réforme technique, mais transforme en profondeur le sens de l’action publique ». Les mécanismes de contrôle et d’évaluation contribuent ainsi à « construire » les travailleur.euse.s de l’État en tant que sujets[23]. Comment dans ces conditions l’action publique pourrait-elle assurer sa fonction de protection sociale auprès de cette catégorie de travailleur.euse.s pauvres ?

Laurence Hamel-Roy examine également l’action publique au Québec par le biais du système dit du « Chèque emploi-service (CES) » conçu comme un mode de prestation de services de soutien à domicile de type « allocation directe » et mis en place depuis 1996. Son objectif déclaré était alors de répondre aux revendications des personnes en situation de handicap. Son usage a depuis été largement étendu, surtout aux personnes âgées. Inspiré des différents modèles de type « cash-for-care », le CES permet un plus grand contrôle aux usagers et une personnalisation de leurs services rendus par les préposées au soutien à domicile (PSD), mais aussi d’importantes économies à l’État. Fondée sur une étude de cas, cette recherche met en lumière que les économies ainsi réalisées reposent entre autres sur le travail gratuit des personnes embauchées. Les PSD sont non seulement mal payées, mais exercent un métier difficile physiquement et psychologiquement et peu reconnu socialement. Trois dynamiques concourent à ce phénomène. Premièrement, la déqualification du secteur des services de soutien à domicile, la dérégulation de la relation d’emploi induite par l’allocation directe et, enfin, la succession de compressions budgétaires et de réduction de services. Cet article montre bien que la confluence de ces trois dynamiques a pour effet de faire apparaître une « zone grise de l’emploi », c’est-à-dire un espace d’incertitude et d’arbitraire à l’intérieur duquel sont renégociées les conditions de travail et de rémunération. Le travail effectué gratuitement par les travailleuses apparaît alors tributaire des rapports de pouvoir et de dépendance qui se nouent entre elles et les usagers qui les emploient. Concernant l’action publique, la principale conclusion découlant de cette contribution est que l’État, à titre d’employeur, joue un rôle fort éloigné, voire à l’opposé de son objectif déclaré en aggravant encore davantage les conditions de travail dans lequel sont placées les PSD : non seulement ces dernières sont ainsi maintenues dans un état de précarité continu, mais l’État se déleste sur elles d’une importante part de responsabilités en matière d’organisation des services et de gestion des horaires. À cette caractéristique révélatrice de la « nouvelle gestion publique » mise en oeuvre, s’ajoute la réduction du nombre d’heures de service octroyé aux bénéficiaires et qui se traduit par un report de la charge de soins et de leur continuité notamment sur les PSD. L’État social disions-nous ?

La contraction de l’action publique, voire sa métamorphose, est également constatée au Brésil où, comme le montre Isabelle Ruelland, elle prend une forme inattendue, mais en pleine conformité avec les principes du paradigme néolibéral prônant la managérialisation des fonctions de l’État. En effet, dans ce vaste pays du Sud global, plusieurs municipalités se sont tournées vers la sous-traitance afin de combler leurs besoins en matière de personnels en santé mentale. Pourquoi ? La politique nationale de la réforme psychiatrique[24] qui y a été mise en place en 2001 véhicule une approche critique de l’action publique en santé mentale en proposant de remplacer le principe hiérarchique, perçu comme un facteur de rigidité, par un modèle d’administration des politiques publiques de santé mentale misant sur la décentralisation municipale et la participation sociale. Ce modèle se traduit localement par la mise en place d’un réseau de réhabilitation psychosociale dans lequel le Centre d’attention psychosociale (CAPS) joue un rôle central[25]. Le cas des infirmières auxiliaires du réseau de la ville de Campinas permet de saisir les impacts de ces transformations sur les travailleur.euse.s précaires. L’activité de travail et de mobilisation de 16 infirmières auxiliaires a fait ainsi l’objet d’une enquête ethnographique d’une durée d’un an. Comment concilier la précarité, les soins infirmiers et la mobilisation pour la survie de l’action publique en santé mentale ? Cette problématique est explicitée en traçant les contours d’une « grammaire militante » qui se déploie dans les espaces de prise de parole de ce réseau. Mais au préalable, l’auteure montre clairement que les conditions des infirmières auxiliaires (IA) sous-payées et souvent contractuelles. En effet, les 16 IA rencontrées cumulent toutes de deux à quatre emplois situés aux quatre coins de la ville afin, disent-elles, de pouvoir joindre les deux bouts. Lorsque leur quart de travail au CAPS Maio se termine, elles doivent s’empresser de se déplacer vers le lieu de leur autre emploi. Ce personnel se révèle ainsi, tant sur le plan social que professionnel, comme une catégorie typique de travailleuses pauvres, à l’oeuvre dans le secteur public et parapublic au Brésil. Cette contribution ouvre par ailleurs la voie à une compréhension plus fine des rapports sociaux de pouvoir dans les réseaux de santé mentale. Elle conclut certes sur l’importance de la prise en compte du point de vue des infirmières auxiliaires quant à la nature politique de leur activité de travail pour la réforme psychiatrique, mais, face à l’État à la fois employeur et puissance publique régulatrice, le rapport de force dans lequel se sont engagées ces travailleuses semble être celui du pot de terre contre le pot de fer.

Dans la dernière contribution de ce bloc consacré à l’action publique, Zahir Ahouari rend également compte d’un cas de métamorphose de l’action publique à l’oeuvre dans les sociétés contemporaines en jetant cette fois le regard sur le cas algérien. Le traitement ici, par l’action publique, du phénomène qui fabrique les travailleur.euse.s pauvres se révèle non pas à travers la mise en oeuvre de politiques publiques économiques, mais par la mise en place de mesures de nature hautement politique tant elles visent à « acheter la paix sociale » plutôt qu’à réduire la pauvreté au travail. À partir d’une enquête qualitative auprès d’un échantillon de jeunes bénéficiaires de l’un des dispositifs de lutte contre le chômage mis en place par l’État algérien depuis les années 1990, cette contribution tente de comprendre pourquoi les mesures de création de microentreprises et les programmes d’insertion des diplômés perpétuent la précarité chez les jeunes les plus vulnérables. Cette enquête s’interroge dans ce contexte sur les formes de résistance adoptées par ces derniers pour y faire face. L’étude montre qu’en dépit de l’opportunité d’accès au monde du travail offerte aux jeunes « primo-demandeurs » d’emploi, les dispositifs d’insertion des diplômés ne permettent pas une stabilité de l’emploi, notamment, chez les femmes qui se trouvent dans une situation sociale ambiguë, où elles doivent redoubler d’efforts et mener un double combat, à la fois contre les inégalités de genre et contre les discriminations dont elles font l’objet dans les milieux du travail (et familial). Curieusement, il appert que, plutôt que l’État, c’est la famille qui joue un rôle primordial dans la réussite ou l’échec des jeunes dans la réalisation de leurs projets dans le cadre des dispositifs de création de microentreprises. Cependant, selon l’auteur, l’omniprésence de la mentalité rentière dans la pensée sociale a un effet négatif sur l’état d’esprit des jeunes créateurs et créatrices d’entreprises. Cette contribution révèle enfin que les programmes d’insertion des diplômé.e.s et les dispositifs de création de microentreprises ne répondent manifestement pas à des considérations économiques, mais à une volonté clairement politique d’un État et d’un régime politique dont les gouvernements en place ne font « qu’acheter la paix sociale » en redistribuant une partie de la rente sur laquelle repose ce régime.

Résistances au Nord et au Sud face au travail qui rend pauvre

Les quatre contributions de ce deuxième bloc consacré aux dynamiques de résistance individuelles et collectives convergent en ce qu’elles prennent acte des transformations d’une action publique de plus en plus éloignée de ses anciennes responsabilités en matière de protection sociale et de régulation politique. Elles rendent ainsi compte, en se fondant sur des travaux documentant diverses expériences fort significatives des tendances lourdes actuelles en matière d’action collective au Nord et au Sud. Elles explicitent les ressorts des nouvelles dynamiques de résistance, individuelles et collectives, des alternatives en émergence menées par des acteurs locaux engagés dans des innovations sociopolitiques et citoyennes qui traduisent non seulement leur résilience déterminée, mais aussi leur capacité à investir un champ politique où l’État, par la managérialisation de son action publique, s’est progressivement retiré[26] en cédant nombre de ses fonctions et de ses prérogatives à la sous-traitance.

Les deux premières contributions de ce second bloc illustrent tout particulièrement certaines des pratiques novatrices actuellement déployées grâce à certains acteurs et actrices dont l’action s’inscrit pleinement dans ces tendances. Manuel Salamanca focalise son attention sur les centres de travailleurs (workers centers) ayant pour vocation d’organiser les travailleur.euse.s migrants précaires et racisés qui échappent souvent au cadre d’action formelle des syndicats. Il examine les stratégies des organisations syndicales visant à aborder la question des travailleur.euse.s migrants précaires et non syndiqués dans le cadre de leurs interactions avec les centres de travailleur.euse.s et met en exergue l’importance d’aborder l’éducation populaire et la production de connaissances comme des éléments fondamentaux tant de la mobilisation et de la construction des mouvements des travailleur.euse.s pauvres et précaires que de l’analyse critique de la position défensive des syndicats et leurs structures d’organisation. L’intérêt est ici de démontrer que l’éducation populaire et la production de connaissances font partie de l’action sociale des travailleur.euse.s précaires et, par conséquent, du champ d’analyse de l’économie politique du travail. Il s’appuie pour ce faire sur l’expérience d’organisation de l’Association des travailleur.euse.s d’agence de placement (ATTAP) de Montréal au sein du Centre des travailleur.euse.s immigrants (CTI) et de sa collaboration avec la Confédération des syndicats nationaux (CSN) de 2013 à 2017. Ses conclusions sur l’importance accordée aux rapports sociaux de classe par chacun de ces deux acteurs illustrent à quel point ces rapports constituent à la fois un enjeu majeur de tension, mais aussi un espace de dialogue des acteurs animés par les mêmes préoccupations de défense des droits de ces travailleur.euse.s.

Cheolki Yoon insiste, de son côté, sur les stratégies déployées par le Centre des travailleuses et travailleurs immigrants (CTI, Québec) et par le Workers Action Centre (WAC, Ontario) eu égard aux dynamiques contemporaines de précarisation du travail. Plus précisément, cette étude mobilise quatre dimensions particulièrement bien documentées et révélatrices de ces stratégies : les membres et les populations cibles ; les organisations et réseaux alliés ; les employeurs et les entreprises ; et enfin les instances gouvernementales et le grand public. À ces dimensions s’ajoute une dimension contextuelle comparant les pratiques des worker centres canadiens à celles des worker centres états-uniens. Face à la précarisation du travail et à l’affaiblissement des socles de l’action collective, ces nouvelles stratégies apparaissent alors comme des innovations issues des mouvements de travailleur.euse.s. Comment expliquer le fait que les stratégies des deux centres canadiens présentent des similarités prédominantes, et que les stratégies s’inscrivant dans la première dimension – membres et populations ciblées – priment sur les autres ? Que dire du constat documenté selon lequel, comparativement aux worker centres états-uniens, leurs stratégies apparaissent globalement conformes au modèle décrit dans la littérature, mais que leurs stratégies face aux employeurs et aux entreprises prennent une place moins importante dans les pratiques des centres canadiens ? Les réponses pointues de l’article de Cheolki Yoon montrent l’importance des défis auxquels sont confrontés ces acteurs et leurs organisations face à un environnement où l’action publique a – c’est le moins qu’on puisse dire – un rôle ambivalent bien loin de sa fonction sociale d’autrefois, dans la période du compromis fordiste, protectrice.

Une autre dynamique de résistances contre le travail qui rend pauvre est celle entourant le salaire minimum. À l’oeuvre depuis plusieurs années, ces résistances, au Québec, au Canada et aux États-Unis, sont actuellement à la croisée des chemins quant aux orientations que doivent imprimer à leurs actions les acteurs engagés dans ces luttes, autant les organisations syndicales que les groupes d’action communautaire. C’est à cette dynamique que s’attaque la contribution de Sid Ahmed Soussi et Maxime Thibeault-Leblanc en s’interrogeant sur l’état actuel et le bilan stratégique de ces luttes. Qu’en est-il du salaire minimum aujourd’hui et de la revendication d’une hausse à 15 $ ? Où en sont les campagnes menées au Québec par les organisations syndicales, les groupes d’action communautaire et les autres regroupements engagés sur ces enjeux ? Ce seuil de 15 $, devenu symbolique en Amérique du Nord, suscite des clivages. Plusieurs constats montrent en effet que ces campagnes se heurtent non seulement à des résistances de la part des organisations patronales – leurs « adversaires naturels » – et du gouvernement, mais aussi, paradoxalement, à des réticences au sein même des organisations syndicales et des groupes d’action communautaire. Ces résistances sont observables aussi bien dans des espaces du travail syndiqués, que chez des travailleur.euse.s à bas salaires et non syndiqués. Cette étude s’appuie sur une enquête approfondie des « campagnes pour le 15 $ » au Québec qui paraissent fragilisées par plusieurs obstacles. Parmi ces derniers, il y a d’abord les interactions intrasyndicales parfois tendues et celles entre des groupes communautaires représentant une très large diversité d’intérêts (professionnel.le.s, communautaires, travailleur.euse.s non syndiqués, femmes, immigrants.e.s, etc.) qui affectent parfois leur cohésion. L’autre type d’obstacles concerne les relations extérieures problématiques entretenues par cette coalition ainsi fragilisée avec les autres acteurs de la société civile que sont les organisations patronales, les médias et, surtout l’État.

Ce tour d’horizon des dynamiques collectives est fort opportunément bouclé par la contribution de Mylène Fauvel qui met en lumière une figure insidieuse et non moins majeure du travail qui rend pauvre : le travail domestique rémunéré. À ses yeux, ce dernier ne peut être pensé sans aborder la division sexuelle, raciale et internationale du travail tout comme les dynamiques de pouvoir qui s’y matérialisent. Dans cette perspective, l’article s’intéresse, d’un point de vue microsociologique, aux communications entre les travailleuses domestiques et leur(s) employeurs et cherche à comprendre comment les travailleuses domestiques peuvent résister aux rapports de domination et d’exploitation qui s’inscrivent dans la relation de travail. Elle y démontre, en explorant les résultats d’une enquête au sein d’une association de travailleuses domestiques au Pérou, que les travailleuses domestiques mettent en place des stratégies de résistance qui, d’une part, leur permettent de se dégager une marge de manoeuvre pour réduire les effets des rapports de pouvoir et de domination et rendre leur travail plus supportable ; et, d’autre part, maintiennent les apparences de soumission, ce qui leur permet d’éviter les sanctions et de préserver leur relation d’emploi. Cette contribution ouvre la voie à une réflexion approfondie quant au rôle des associations de travailleuses domestiques dans la mise en place de ces stratégies et invite à penser le continuum existant entre des stratégies de résistance individuelle et collective. C’est notamment sur ces dynamiques, se situant en quelque sorte en amont de la résistance organisée, que s’attardent les trois contributions du dernier bloc.

Un rapport au travail en transition ?

Le dernier bloc rassemble trois propositions qui traitent du rapport au travail et des glissements dont il a fait l’objet dans le contexte des mutations contemporaines du travail. Cette problématique s’inscrit tout naturellement dans la continuité des contributions des deux blocs précédents en ce sens que ces glissements se traduisent par différentes formes de transition subies par le rapport au travail. En effet, les retombées des métamorphoses de l’action publique et la contraction des fonctions sociales et régulatrices de l’État, d’une part et, d’autre part, les nouvelles dynamiques de résistances individuelles et collectives qui ont émergé dans le contexte de la néolibéralisation des sociétés contemporaines, ont progressivement contribué à la transformation de notre rapport au travail, autant sur le plan individuel que sur le plan sociétal. Les trois contributions suivantes abordent, chacune à sa manière, les figures de cette transition.

Dans la première contribution, une équipe du Groupe interdisciplinaire et interuniversitaire de recherche sur l’emploi, la pauvreté et la protection sociale (GIREPS), Marie-Pierre Boucher, Anthony Desbiens, Marie-Josée Dupuis, Diane Gagné et Yanick Noiseux tentent de répondre à une question qui soulève souvent les passions dans l’opinion publique et chez les chroniqueurs réactionnaires : « Pourquoi les personnes assistées sociales ne travaillent-elles pas ? » Avec la volonté déclarée « d’aller au-delà » du préjugé négatif souvent implicite qui y est associé et « en ne présumant pas d’emblée que les personnes assistées sociales ne travaillent pas et en s’appuyant sur sur une série d’entretiens de groupe réalisés en 2018 au Québec auprès de 44 personnes assistées sociales considérées « aptes au travail », cet article expose les raisons avancées par les participant.e.s pour expliquer leurs difficultés d’accès au marché du travail. Deux angles d’analyse ont été adoptés. Le premier est celui du rapport au travail. Combiné à la perspective des parcours de vie, le concept de « rapport au travail » a été mobilisé afin de saisir, de façon dynamique, ce que pensent les individus du travail et de mieux comprendre les valeurs qu’ils y rattachent, tout en tenant compte de leurs expériences du travail et de celles vécues hors du monde du travail. Le second angle d’analyse permet de revenir sur les parcours de vie, d’emploi et d’assistance en termes d’épreuves vécues et de barrières à l’emploi. Les résultats de recherche mettent en lumière l’ambivalence des personnes assistées sociales interrogées devant les mesures d’activation qui leur étaient proposées. Malgré une volonté de retourner sur le marché du travail, les participant.e.s s’en méfient, notamment parce qu’il les cantonne dans des emplois précaires et des parcours circulaires, limitant leur capacité à s’engager dans une trajectoire ascendante. L’enquête montre également que les pratiques discriminantes des employeurs, tout comme le système d’aide sociale, notamment parce qu’il les maintient dans la grande pauvreté, constituent d’importantes barrières à l’emploi limitant leur accès au marché du travail.

La deuxième contribution interroge le contexte actuel des services d’hébergement et de soin pour aîné.es qui font l’objet d’une réorganisation continue depuis les années 1980. Corynne Laurence-Ruel y observe non seulement l’importante privatisation du secteur et le développement progressif des services de soins à domicile[27], mais elle constate par ailleurs et surtout que le travail de soin se réorganise et se caractérisant entre autres par une précarisation marquée des conditions de travail, qui n’est, par ailleurs, pas sans lien avec le manque criant de personnel dans l’ensemble du réseau[28]. Fondée sur une enquête de terrain menée en 2018, cette étude s’intéresse à l’activité de travail des préposées aux bénéficiaires dans deux ressources intermédiaires à Montréal. Elle se focalise, plus précisément, sur les liens entre l’activité de travail de soin salarié, les difficultés vécues dans le « réel du travail » et les modalités de la division sexuelle du travail. On y documente les expériences des préposées afin d’en identifier certains éléments caractéristiques à partir d’une perspective féministe du travail et de ses divisions. Les enjeux d’invisibilisation, de non-reconnaissance et de naturalisation des qualifications et compétences réellement mis en oeuvre par les préposés aux bénéficiaires apparaissent alors comme des questions centrales fortement liées à des logiques de sexuation dans l’organisation du travail salarié.

Dans la troisième contribution, Philippe Barré aborde une figure spécifique, mais hautement significative des glissements du rapport au travail dans le contexte évoqué plus haut : celui des artistes professionnels de la danse. Les revenus et les conditions de travail de ces travailleurs.euse.s sont particulièrement précaires, y compris pour les interprètes les plus renommés ainsi que pour la plupart des chorégraphes. Pourtant, cette profession constitue une figure typique du travail expressif basé sur un haut niveau de réalisation et d’accomplissement de soi. Ce paradoxe du travail artistique, qui associe l’expressivité aux conditions de travail les plus précaires et à la pauvreté, ne peut pas être interprété à partir d’une conception essentialiste de la vocation artistique qui réduirait le travail des artistes soit à du non-travail, soit à un travail tellement incertain que la vulnérabilité qu’il génère en serait naturelle. L’examen de l’activité des danseuses et des danseurs professionnels de la danse à Montréal est en outre articulé avec différents espaces de socialisation, d’engagement dans le travail et de construction identitaire qui associent paradoxalement réalisation de soi et précarité. L’auteur constate, et cela va dans le sens de la quasi-totalité des articles rassemblés dans le numéro, que les politiques publiques qui confèrent aux artistes des arts de la scène du Québec un statut légal, mais les placent aux marges du droit du travail, échouent à inverser la précarisation de leurs conditions de travail.

Conclusion

Le désengagement de l’État social, voire sa déliquescence, tel que le documentent les contributions précédentes, ne s’explique pas seulement par une sorte de néolibéralisation inexorable du monde du travail qui aurait bridé l’action de l’État[29]. Bien au contraire, ces contributions montrent surtout que l’action publique s’est résolument engagée dans une dynamique de « rationalisation » des politiques publiques non seulement en matière de protection sociale – en en réduisant la couverture et la portée – mais aussi en délestant l’État-employeur d’une bonne partie de ses ressources et, du même coup, l’État-régulateur de ses capacités politiques de médiation entre travail et capital. D’où l’immanquable réduction de la capacité d’action d’acteurs sociopolitiques indispensables au fonctionnement de l’État social, dont notamment les organisations syndicales et de représentations des travailleurs[30]. La contraction de l’État social, c’est donc aussi la quasi-disparition de ce qui fut autrefois le dialogue social. Cette dérive des fonctions de l’État ne doit donc rien au hasard, dans la mesure où l’ensemble des politiques publiques, déconstruites – à partir du phénomène du travail qui rend pauvre – par les contributions présentées ici, s’inscrivent dans la durée et dans le cadre d’une volonté politique résolument engagée dans son entreprise de « rationalisation » de ces fonctions. Les métamorphoses de l’action publique, au Nord comme au Sud, relèvent ainsi d’une dynamique socialement et politiquement construite. Les résultats des travaux rassemblés ici montrent clairement que les conséquences de ces dynamiques ne sont pas étrangères à ce phénomène du travail qui rend pauvre dont l’extension problématique se traduit toujours davantage par l’accroissement fulgurant des inégalités sociales et la marginalisation d’un nombre toujours plus important de femmes, d’immigrant.e.s, de jeunes, d’étudiant.e.s et autres exclu.e.s. Et pourtant, l’écrasante majorité de ces catégories laborieuses travaillent… mais restent pauvres.