Dans un récit intitulé Croire aux fauves (2019), l’anthropologue Nastassja Martin raconte la manière dont, lors d’un terrain de recherche dans les montagnes du Kamtchatka (Russie), elle a été attaquée par un ours, et comment elle en est sortie vivante. Le livre dépeint le récit de cette rencontre hors norme et témoigne de la façon dont celle-ci a subjectivement altéré la jeune femme au point d’influencer son épistémé de chercheuse en sciences sociales. Anna Tsing, pour sa part, ne traque pas l’ours, mais une nouvelle espèce de champignon, les matsutakes, qui ne s’épanouissent que dans les ruines de la modernité, sur les sols dégradés par l’activité humaine, et qui ne croissent qu’en s’entremêlant à d’autres organismes vivants (Tsing, 2015). L’écoféministe américaine suit ainsi les travailleur.se.s précaires qui récoltent cet organisme aux États-Unis, au Danemark, au Canada ou au Japon, et montre les relations que les cueilleur.se.s nouent avec le champignon ainsi que la communauté de destin qui les lie. Contamination réciproque entre vivant.e.s et enchevêtrement des espèces, dépassement des catégories d’analyse et altération de l’ethos de chercheur.se.s : c’est ce que narrent nombre de travaux contemporains qui, au croisement des sciences humaines et sociales et de modes de restitution narratifs, n’hésitent pas à se confronter à d’impensables terrains. En quête de ces autres « alliances » (Eriksen et Ballard, 2020) qu’elles cherchent à approcher, ces investigations étendent leurs périmètres jusqu’aux forêts infranchies (Kohn, 2013), aux maisons hantées (Delaplace, 2022), aux jardins ancestraux (Wall Kimmerer, 2015), aux gisements désaffectés (Jaclin et al., 2018), traversant ainsi des identités, des cosmologies et des langues dont elles déplacent, voire reconfigurent les frontières. Devant le foisonnement de publications de ces dernières années et leur grande diversité, ces recherches se retrouvent désormais dans le domaine interdisciplinaire des humanités environnementales qui combinent principalement sociologie de l’environnement, anthropologie de la nature et histoire environnementale (Blanc etal., 2017) pour contribuer à l’élaboration de nouveaux savoirs à l’intersection de ces champs de recherche (Celka etal., 2020). Les humanités environnementales questionnent plus spécifiquement le lien entre ce que l’on désigne par les catégories de « nature » et de « culture », taraudent la relation intersubjective et placent « sujet » de la quête et « objet » enquêté dans un rapport de symétrie qui redéfinit la traditionnelle relation épistémique. Les contributions de ce numéro sont dans la droite ligne de ces réflexions qui bousculent les repères et traditions établis pour penser ce qui, jusqu’à présent, ne traversait qu’épisodiquement les sciences humaines et sociales, pour rester maître des fictions ou des fables : l’autre qu’humain et la potentielle subjectivité qui l’anime. Les autres qu’humains, tel que nous avons donc fait le choix de les nommer, rassemblent toutes les entités dont les humains instaurent l’existence sur le plan de la relation (Souriau, Stengers et Latour, 2009). Ces entités peuvent être animales (Bailly, 2013 ; Baratay, 2012 ; Haraway, 2010) ou végétales (Coccia, 2017 ; Hustak et Myers, 2012 ; Kohn, 2013), mais également fantômes ou défuntes (Delaplace, 2022 ; Despret, 2015), robotiques (Dumouchel et Damiano, 2016 ; Uhl et Dubois, 2011) ou se situant à l’intersection du physique et de l’intangible (Nathan, 2001). La terminologie d’« autres qu’humains », s’inscrivant dans le prolongement de l’appellation proposée par l’anthropologue américain A. I. Hallowell (1960), invite à dépasser l’opposition qu’induit celle de « non-humains » (Latour, 2011). Parler d’autres qu’humains permet, par ailleurs, toutes les hybridités ; aussi arrive-t-il que ces autres ne soient pas toujours des entités en soi, mais bien plutôt des humains qui sont un peu animaux, un peu défunts, un peu esprits (Luhrmann, …
Parties annexes
Bibliographie
- Bailly, J.-C. (2013). Le Parti pris des animaux. Paris : Christian Bourgois éditeur.
- Baratay, É. (2012). Le Point de vue animal : une autre version de l’histoire. Paris : Seuil.
- Blanc, G., Demeulenaere, É. et Feuerhahn, W. (dir.). (2017). Humanités environnementales : enquêtes et contre-enquêtes. Paris : Publications de la Sorbonne.
- Celka, M., La Rocca, F. et Vidal, B. (2020). Introduction : Penser les humanités environnementales. Sociétés, 148, 5-9.
- Coccia, E. (2017). La Vie des plantes : une métaphysique du mélange. Paris : Éditions Payot & Rivages.
- Delaplace, G. (2022). Les Intelligences particulières. Enquête dans les maisons hantées Bruxelles : Vues de l’Esprit.
- Descola, P. (2005). Par-delà nature et culture. Paris : Gallimard.
- Despret, V. (2015). Au bonheur des morts. Paris : La Découverte.
- Despret, V. (2019). Habiter en oiseau. Arles : Actes Sud.
- Eriksen, C. et Ballard, S. (2020). Alliances in the Anthropocene : Fire, Plants, and People. Berlin : Springer Nature.
- Hallowell, A. I. (1960). Ojibwa ontology, behavior, and world view. Dans S. Diamond (dir.), Culture in History. New York : Columbia University Press.
- Haraway, D. (2010 [2003]). Manifeste des espèces de compagnie : chiens, humains et autres partenaires (J. Hansen, trad.). Paris : Éditions de L’Éclat.
- Hustak, C. et Myers, N. (2012). Involutionary Momentum : Affective Ecologies and the Sciences of Plant/Insect Encounters. Differences, 22(3), 74-118.
- Jaclin, D. (2018). Undermining the Anthropos(c)ene. Récupéré de : https://www.davidjaclin.net/undermining-the-anthroposcene.
- Kohn, E. (2013). How Forests Think : Toward an Anthropology Beyond the Human. Berkeley : University of California Press.
- Latour, B. (2011). Il n’y a pas de monde commun : il faut le composer. Multitudes, 45(2), 38-41.
- Lestel, D. (2019). Nous sommes les autres animaux. Paris : Fayard.
- Luhrmann, T. M. E. (2011). Suomen Antropologi : Journal of the Finnish Anthroplogical Anthropological Society, 36(4).
- Mantovani, A. O. et Morizot, B. (2022). S’enforester. Paris : D’une Rive à l’autre.
- Martin, N. (2019). Croire aux fauves. Paris : Verticales.
- Nathan, T. (2001). Nous ne sommes pas seuls au monde. Paris : Seuil.
- Remaud, O. (2020). Penser comme un iceberg. Arles : Actes Sud.
- Souriau, É., Stengers, I. et Latour, B. (2009). Les différents modes d’existence suivi de Du mode d’existence de l’oeuvre à faire. Paris : Presses universitaires de France.
- Tsing, A. L. (2017). Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme (P. Pignarre, trad.). Paris : La Découverte.
- Uhl, M. et Dubois, D. (2011). Réécrire le corps : l’art biotech ou l’expression d’une genèse technique de l’hominisation. Cahiers de recherche sociologique, 50, 33-54.
- Wall Kimmerer, R. (2015). Braiding Sweetgrass : Indigenous Wisdom, Scientific Knowledge and the Teachings of Plants. Minneapolis : Minnesota Milkweed Editions.