Corps de l’article

Introduction

La maltraitance vécue par les enfants et les adolescents reste encore aujourd’hui un problème de société majeur. Selon le bilan des directeurs de la protection de la jeunesse et directeurs provinciaux 2018, 96 014 cas d’enfants ont été signalés à la direction de la protection de la jeunesse (DPJ) au cours de 2017-2018 parce qu’une personne craignait pour leur sécurité et/ou leur développement, ce qui représente une augmentation de 5,3% par rapport à l’année précédente (Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2018). Une des conséquences les plus étudiées de ces expériences de victimisation est l’adoption de comportements délinquants à l’adolescence. Les enfants ayant reçu des services de la protection de la jeunesse étant plus à risque de présenter ces comportements que ceux n’ayant aucun historique de maltraitance (Barrett, Katsiyannis, Zhang et Zhang, 2014; Caspi et coll., 2002; Widom, 1989). Bien que la plupart des enfants victimes de maltraitance n’entrent jamais dans le système de justice juvénile (Esposito et coll., 2013), une large proportion des adolescents en contact avec la justice juvénile a connu une forme de maltraitance (Goodkind, Shook, Kim, Pohlig et Herring, 2013). Les études suggèrent que ces derniers représentent entre 30% et 70% des jeunes pris en charge dans le système de justice juvénile (Sedlak et McPherson, 2010). Depuis peu, dans les écrits scientifiques, on leur attribue le qualificatif de « jeunes faisant l’objet d’un double mandat » (crossover youth, en anglais).

Aux États-Unis, le Center for Juvenile Justice Reform (2010) avec le soutien de Casey Family Programs (2010) définissent un jeune faisant l’objet d’un double mandat comme celui qui a été en contact avec les services de protection de la jeunesse (au Québec : Loi sur la protection de la jeunesse – LPJ) et la justice pénale des mineurs (au Canada : Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents – LSJPA) à un moment ou un autre, ou de manière concomitante.

Prise en charge des jeunes faisant l’objet d’un double mandat

Les jeunes faisant l’objet d’un double mandat représentent un défi pour l’intervention, dû à la complexité des besoins (protection et réadaptation) qu’ils manifestent et ce, de manière concomitante. Ils sont également plus vulnérables et à risque de vivre des difficultés à long terme, notamment d’avoir un dossier criminel ou des problèmes de santé mentale une fois adultes (Culhane et coll., 2011).

Toutefois, le phénomène de double mandat restait, jusqu’à récemment, caractérisé par un manque de recherches, les travaux dans le champ de la maltraitance et celui de la délinquance étant peu intégrés (Bender, 2010). L’intérêt pour les trajectoires de services et leur influence dans l’émergence et le maintien de comportements délinquants est récent. Parmi les études qui traitent de cette question, la plupart ne dressent qu’un portrait partiel du parcours de ces jeunes (Shook et coll., 2011), s’intéressant principalement au moment qui précède la transition vers le système de justice juvénile. Ainsi, peu d’études ont exploré l’influence de la prise en charge passée sur les expériences actuelles de ces jeunes (Stein, 2006). À ce jour, l’ordre dans lequel une loi est appliquée par rapport à l’autre a été peu exploré. Shook et ses collaborateurs (2011) font valoir que les jeunes partageant la même trajectoire de services pourraient présenter des similarités quant à la sévérité et la persistance de leurs comportements délinquants, suggérant ainsi qu’une chronologie particulière peut représenter un facteur de risque de récidive.

Ryan, Williams et Courtney (2013) ont mené une des rares études évaluant le lien entre la trajectoire de services et le risque de récidive. Leurs résultats suggèrent que les jeunes faisant l’objet d’un double mandat avec une prise en charge simultanée en vertu des deux lois sont plus à risque de récidiver que ceux qui sont pris en charge de manière successive (le dossier en protection est fermé avant l’entrée dans le système de justice juvénile) ou ceux sans historique de maltraitance. L’étude de Baglivio et ses collègues (2016), quant à elle, vient contredire ces résultats en suggérant que les jeunes pris en charge de manière successive sont les plus à risque de récidiver. Ces deux résultats, même s’ils sont contradictoires, soulèvent l’enjeu des trajectoires de services. Lafortune et Royer (2015) soulignent l’importance de documenter ces trajectoires ainsi que le profil des jeunes les empruntant afin de mieux cibler les interventions et agir sur les taux de récidive officiels.

La trajectoire de services

Différentes perspectives théoriques sont pertinentes à l’étude des parcours de prise en charge des jeunes faisant l’objet d’un double mandat : le modèle écologique, la perspective du parcours de vie et la notion de trajectoire de services. Globalement, le phénomène de double mandat s’inscrit dans une perspective écologique (Bronfenbrenner, 1979), puisqu’il permet de considérer simultanément différents niveaux d’interactions impliquant le jeune : individuel, familial, institutionnel et communautaire. La perspective du parcours de vie (life course, en anglais) ajoute l’idée que le parcours futur va dépendre des expériences vécues, de telle sorte que le vécu présent et les décisions présentes vont influencer les options et expériences futures (Elder, 1985). Le fait d’être pris en charge par plus d’une loi pourrait influencer le parcours du jeune en modifiant ses opportunités futures. Ainsi, l’examen des trajectoires de services dans les Centres Jeunesse (CJ)[1] et de leurs liens avec les deux lois pourrait mettre en évidence les relations entre les comportements et évènements qui se produisent dans chacun des parcours. Le concept de trajectoire de services (care career, en anglais) (Little, Leitch et Bullock, 1995; Wulczyn, 1996) réfère à la notion d’un long parcours, de l’enfance à l’adolescence, dans les services de protection et de délinquance. Ainsi par trajectoire de services des jeunes, Little, Leitch et Bullock (1995) entendent « la progression par laquelle le comportement, les choix personnels et la vie des jeunes interagissent avec le processus, c’est-à-dire les décisions prises en leur nom par les membres de la famille et les professionnels » (p.666). Selon cette approche, les circonstances qui conduisent à une prise en charge (maltraitance, troubles de comportement, délinquance) varient. Il devient alors nécessaire de décomposer la notion « d’institution », en s’intéressant de manière distincte aux expériences en protection de la jeunesse et en justice pénale juvénile pour faire ressortir les difficultés propres aux différentes trajectoires et éviter la généralisation. L’analyse des différentes trajectoires de services permet l’identification de facteurs associés à l’entrée dans la délinquance, de même que la mise en évidence de groupes vulnérables. À terme, ces facteurs viennent orienter une planification plus adéquate des interventions. Selon Shook et ses collaborateurs (2011), une grande hétérogénéité caractérise les trajectoires de services et ces différences sont susceptibles de façonner le parcours de vie du jeune. Or, dans les faits, peu d’études empiriques ont examiné cette hypothèse. La présente étude vise à pallier ce manque en examinant les trajectoires de services en protection et en justice pénale juvénile afin de bien les distinguer.

L’étude se penche sur les trajectoires de services et l’offre de services qui se déploient autour des jeunes les plus à risque et les plus vulnérables parmi ceux qui sont desservis par les CJ. À partir de techniques analytiques et de méta-analyses, nous avons remarqué que les études antérieures ont surtout identifié des facteurs reliés au risque de transition vers le système de justice juvénile (ex. : placement à l’extérieur du milieu familial, participation à une thérapie pour la consommation de drogues) (Shook et coll., 2011). L’apport de cette étude est de procéder à un examen longitudinal de la trajectoire de services (de l’enfance à l’adolescence) plutôt que de considérer de manière transversale le statut des jeunes faisant l’objet d’un double mandat à un moment donné. En effet, la pertinence des devis longitudinaux pour étudier les trajectoires de services est reconnue puisqu’ils permettent de suivre le jeune lorsqu’il transite des systèmes de services sociaux vers ceux de justice pénale (Maschi, Hatcher, Schwalbe et Rosato, 2008).

Objectifs et questions de recherche

Cet article vise à mieux comprendre les défis associés à la prise en charge des jeunes en difficultés par les services à la jeunesse, en explorant la diversité des trajectoires de services qu’ils empruntent lorsqu’ils font l’objet d’un double mandat légal. Pour ce faire, trois objectifs spécifiques sont poursuivis : (1) documenter les caractéristiques des groupes spécifiques constitués en fonction de leur trajectoire de services en vertu des deux lois; (2) décrire la répartition des jeunes faisant l’objet d’un double mandat sous chacune des trajectoires de services; (3) examiner comment ces trajectoires de services diffèrent en fonction des expériences et des caractéristiques individuelles (appartenance ethnique, motifs de signalement), des services offerts en vertu de la LPJ (présence d’application des mesures, placement) et de la LSJPA (type de délits officiels, mesures LSJPA).

De ces analyses, il est attendu que les liens entre l’appartenance à un parcours donné et l’offre de services en CJ éclairent la variation des expériences des jeunes faisant l’objet d’un double mandat, particulièrement pour ce qui est de la récidive officielle. Nous croyons également que cette étude permettra d’alimenter la réflexion non seulement sur la prise en charge des jeunes en situation de double mandat en CJ, mais aussi sur les défis qu’ils présentent.

Méthodologie

Description de la cohorte et procédures

Les données utilisées pour cette étude proviennent des banques de données informationnelles (BDI) de chacune des 16 régions administratives du Québec. Cette banque de données a été construite dans le cadre d’un projet de recherche financé par le ministère de la Santé et des Services sociaux (Lafortune, D., Royer, M.N., Rossi, C., Turcotte, M.E., Boivin, R., Cousineau et coll., 2015). Son atout est qu’elle permet d’obtenir des données au sujet des suivis et des prises en charge pour une cohorte représentative des jeunes faisant l’objet d’un double mandat.

La cohorte initiale regroupe tous les jeunes (n = 43 096) qui se sont déclarés ou ont été reconnus coupables d’une infraction criminelle entre le 1er janvier 2005 et le 31 décembre 2010. La période d’observation commence au moment du premier contact avec un CJ (en vertu de la LPJ ou de la LSJPA) et se termine le 31 mai 2012, à la date de la majorité du jeune ou à la date du décès de celui-ci (selon la première éventualité). Les jeunes n’ayant reçu aucun service sous la LPJ ou de mesures en vertu de la LSJPA ont été retirés de la base de données. Pour ce qui est des services en vertu de la LPJ, il est également apparu nécessaire de ne garder que ceux ayant eu au moins une évaluation statuant sur des faits fondés (n = 16 569), la volonté ici étant de documenter la prise en charge effective par les services de protection (LPJ). La cohorte finale compte 15 851 jeunes faisant l’objet d’un double mandat, dont 24% de filles. Elle est composée à 86,8% de Caucasiens; 4,9% de Noirs; 4,2% d’autres minorités; et 4,1% d’Autochtones. Une construction et une sélection de variables ont été effectuées afin de documenter les parcours sous les deux lois, à partir des banques de données informationnelles des CJ du Québec qui puisent ces informations dans les dossiers des jeunes.

Mesures

Caractéristiques personnelles, situations de maltraitance et troubles du comportement (TC). Les caractéristiques personnelles regroupent : le sexe et l’appartenance ethnique. Pour ce qui est des situations de maltraitance, il faut tenir compte de la forme de maltraitance, des motifs de signalement et de leur accumulation. Les motifs de signalement sont classés comme suit : (1) négligence ou risque sérieux de négligence; (2) abus physique ou risque sérieux d’abus physique; (3) abus sexuel ou risque sérieux d’abus sexuel; (4) troubles du comportement sérieux (TC); (5) abandon; et (6) mauvais traitements psychologiques (MTP). Enfin, les types de TC sont précisés : non-fréquentation scolaire; problème de comportements scolaires; problème de toxicomanie et de consommation; et fréquentations à risque.

Services rendus en vertu de la LPJ. Les variables définissant les services reçus en vertu de la LPJ, entre le premier contact avec un CJ et la fin de la période d’observation, regroupent : l’âge au moment de la première évaluation statuant sur des faits fondés (M = 11,45 ans); le nombre d’évaluations statuant sur des faits fondés; l’application des mesures indiquant la présence ou non d’au moins un service à l’application des mesures; le nombre de placements (sans qu’ils soient nécessairement consécutifs); le type de placement précisant le milieu substitut choisi (confié à un tiers[2], famille d’accueil (FA), centre de réadaptation (CR)).

Délits officiels et services rendus en vertu de la LSJPA. Les variables documentant la prise en charge en LSJPA incluent : l’âge au moment du premier délit officiel; le nombre de délits officiels commis au cours de la période d’observation; l’âge à la fin de la prise en charge LSJPA; le type de délits officiels indiquant si le jeune a commis au moins un crime contre la personne, contre la propriété et relié aux drogues; la détention avant comparution indiquant si le jeune a été détenu de manière préventive; la présence d’un rapport prédécisionnel (RPD); le type de mesures LSJPA indiquant la présence d’une sanction extrajudiciaire uniquement (SEJ), d’une peine spécifique uniquement (PS) ou les deux mesures et ce, au moins une fois; la mesure de mise sous garde; la récidive officielle indiquant si le jeune a commis au moins un second délit officiel durant la période d’observation.

Caractéristique du double mandat. La durée de la prise en charge concomitante fait référence au nombre de mois durant lesquels le jeune a reçu les services des deux lois en même temps.

Trajectoires de services. La présente étude a été développée à partir du rapport de Lafortune et ses collaborateurs (2015) qui met en évidence trois trajectoires de services chez les jeunes faisant l’objet d’un double mandat : (a) la trajectoire de chevauchement où les deux lois se superposent pendant un moment et où la loi appliquée à l’entrée est différente de celle appliquée à la sortie; (b) la trajectoire de succession où la prise en charge par une loi débute et se termine avant le premier recours aux services en vertu de l’autre loi; et (c) la trajectoire d’inclusion où la prise en charge en vertu d’une loi débute et se termine à l’intérieur d’une période d’application de l’autre loi. Chacune de ces trois trajectoires peut se décliner en deux versions, selon quelle loi est appliquée en premier.

C’est à partir de cette classification qu’a été construite la variable dont découlera les analyses qui suivront, regroupant les trajectoires de services les plus empruntées et caractérisées chacune par une chronologie de prise en charge spécifique, en fonction de la loi appliquée en premier.

En déterminant des sous-groupes homogènes de jeunes faisant l’objet d’un double mandat, l’objectif est de prendre en compte la diversité des trajectoires de services offerts en vertu de la LPJ et de la LSJPA. Au final, quatre trajectoires principales sont retenues pour cette variable : le groupe 1 se nomme Entrée LPJ et chevauchement; le groupe 2, Entrée LPJ et inclusion; le groupe 3, Entrée LPJ et succession; et le groupe 4, Entrée LSJPA.

Par souci de parcimonie, il a été décidé de regrouper tous les jeunes dont la trajectoire de services débute par l’ouverture d’un dossier sous la LSJPA, quel que soit le moment où la LPJ a été appliquée dans leur vie. Cette décision s’explique aussi par le nombre plus limité de jeunes ayant emprunté ces trajectoires (14,6%).

Analyses statistiques

Les analyses ont été réalisées en deux temps. Dans un premier temps, nous avons fait une analyse descriptive des quatre trajectoires de services qui sont ressorties lors du découpage de la cohorte initiale. Ensuite, des comparaisons bivariées ont été effectuées dans le but de déterminer si les différences entre les parcours sont significatives et afin d’identifier les facteurs qui distinguent chacun d’entre eux. Le chi carré a été utilisé ainsi que le test non paramétrique de Kruskal-Wallis puisque les variables continues ne se distribuaient pas normalement; les médianes ont donc été retenues. Les parcours ont été comparés en fonction des services offerts en vertu de la LPJ et de la LSJPA, des facteurs personnels et de la présence de récidive officielle.

Résultats

Description des trajectoires de services

La figure 1 présente la distribution de la cohorte en fonction du sexe et de la trajectoire de services.

Le groupe Entrée LPJ et chevauchement représente la trajectoire la plus empruntée. Au total, 35,5% des jeunes faisant l’objet d’un double mandat (n = 5621) suivent cette trajectoire de services. Elle est également la plus commune pour les garçons (40% d’entre eux). La particularité des jeunes de ce groupe est que leur trajectoire de services est sans interruption : entrée par les services de protection de la jeunesse et sortie par les services de justice pénale. La trajectoire Entrée LPJ et inclusion est le deuxième parcours le plus commun, avec près d’un tiers de la cohorte suivant celle-ci. Il s’agit toutefois du parcours le plus fréquent pour les filles (40%). Ainsi, le passage vers la justice pénale pour les jeunes de ce groupe s’est fait durant leur prise en charge en LPJ. La trajectoire Entrée LPJ et succession comprend 22,8% des jeunes faisant l’objet d’un double mandat (n = 3617), avec une proportion relativement égale de filles et de garçons. Ce groupe est composé de jeunes dont le dossier en LPJ a été fermé avant leur entrée dans le système de justice pénale, avec comme particularité le fait qu’ils n’ont fait l’objet d’aucune prise en charge concomitante. Le parcours Entrée LSJPA est le plus rarement emprunté, l’étant par 14,6% des jeunes. À l’exception de 2,6% des jeunes pour qui un dossier a été ouvert simultanément en vertu des deux lois, ces adolescents ont fait l’objet d’une prise en charge pénale avant de recevoir des services en vertu de la LPJ. La moitié de ce groupe suit une trajectoire inclusion (53,8%), c’est-à-dire que leur prise en charge en LPJ a débuté et s’est terminée pendant qu’ils recevaient des services en vertu de la LSJPA. Le reste du groupe se distribue entre les trajectoires chevauchement (24,2%) et succession (19,4%).

Figure 1

Répartition des jeunes faisant l’objet d’un double mandat en fonction des quatre trajectoires de services

Répartition des jeunes faisant l’objet d’un double mandat en fonction des quatre trajectoires de services

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Comparaisons bivariées

Le tableau 1 présente les comparaisons des caractéristiques personnelles, de maltraitance et de TC des quatre trajectoires de services empruntées par les filles et garçons en situation de double mandat, au Québec. Les proportions ou médianes dont les différences au plan statistique sont significatives ont été rapportées à l’aide d’indices alphabétiques. Ainsi, sur une même rangée, les pourcentages ou médianes suivis d’une lettre différente sont statistiquement différents entre eux.

Tableau 1

Comparaisons bivariées des caractéristiques personnelles et de maltraitance des quatre trajectoires de services à partir d’une analyse chi carré (% ou médiane)

Comparaisons bivariées des caractéristiques personnelles et de maltraitance des quatre trajectoires de services à partir d’une analyse chi carré (% ou médiane)

Note. Sur une même rangée, les chiffres suivis d’une lettre différente sont statistiquement différents entre eux selon le test-z de comparaison des proportions (avec ajustement de Bonferroni) ou le test de Kruskal Wallis avec comparaisons à l’aide de U de Mann Whitney (et correction de Bonferroni). Les médianes ont été retenues pour le test de Kruskal Wallis.

*p < .05. **p < .01. ***p < .001.

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Pour ce qui est des caractéristiques personnelles, de la maltraitance et des TC (Tableau 1), mentionnons d’abord que, en ce qui a trait à l’appartenance ethnique, les différences observées entre les quatre trajectoires de services sont minimes. Toutefois, les jeunes de minorités ethniques sont plus représentés dans la trajectoire Entrée LPJ et succession comparativement à celle Entrée LPJ et inclusion. Par ailleurs, de hauts taux de victimisation et de victimisations multiples concomitantes aux TC caractérisent la trajectoire Entrée LPJ et inclusion. Notons particulièrement la forte prévalence de victimisation par abus physique et la présence, pour un tiers du groupe, de trois motifs de signalement différents. De plus, pour 21,7% des jeunes sur cette trajectoire, quatre motifs de signalement et plus ont fait l’objet d’une évaluation statuant sur des faits fondés. À l’inverse, les trajectoires Entrée LSJPA et Entrée LPJ et succession comprennent des jeunes moins victimisés. L’autre important constat est l’omniprésence des TC comme motif des services rendus en vertu de la LPJ pour toutes les trajectoires, à l’exception de celle Entrée LPJ et succession, qui est touchée par ce problème dans une moindre mesure. En effet, les TC se présentent différemment pour chaque trajectoire. Par exemple, les jeunes suivant une trajectoire Entrée LPJ et chevauchement ont rencontré plus de difficultés sur le plan scolaire (32,4%), tandis que ceux étant directement mis en contact avec la justice (Entrée LSJPA) ont cumulé tous les types de TC et ont la proportion la plus élevée de problèmes de toxicomanie (67,7%).

Comme le montre le Tableau 2, des distinctions entre les parcours ont été constatées concernant les services rendus en vertu de la LPJ. Les jeunes des trajectoires Entrée LSJPA et Entrée LPJ et succession sont ceux pour qui le moins de mesures en protection ont été appliquées puisque, pour près d’un jeune sur deux, le dossier a été fermé à l’étape de l’évaluation. Lorsque ces jeunes faisaient l’objet de placement, celui-ci était relativement stable, particulièrement pour les jeunes en Entrée LPJ et succession. Pour chaque type de milieu de placement, les jeunes suivant cette trajectoire ont également les taux les plus faibles, les autres groupes ayant été placés par exemple de 3,7 à 5,9 fois plus souvent en CR. La trajectoire qui se démarque par la plus grande intensité de services de protection de la jeunesse est Entrée LPJ et inclusion, caractérisée par un suivi systématique en application des mesures (91,1%) et un recours à la mesure de placement dans 71,5% des cas (54,2% en CR; 30,5% en FA; et 13,1% confiés à un tiers). Elle se distingue également par le taux le plus important d’instabilité des placements, un tiers des jeunes ayant été placés trois fois et plus. Il est à noter que les jeunes sur la trajectoire Entrée LPJ et chevauchement ont connu une plus grande instabilité de placement que ceux des parcours Entrée LSJPA et Entrée LPJ et succession.

Tableau 2

Comparaisons bivariées des services reçus en vertu de la LPJ des quatre trajectoires de services à partir d’une analyse chi carré (% ou médiane)

Comparaisons bivariées des services reçus en vertu de la LPJ des quatre trajectoires de services à partir d’une analyse chi carré (% ou médiane)

Note. Sur une même rangée, les chiffres suivis d’une lettre différente sont statistiquement différents entre eux selon le test-z de comparaison des proportions (avec ajustement de Bonferroni) ou le test de Kruskal Wallis avec comparaisons à l’aide de U de Mann Whitney (et correction de Bonferroni). Les médianes ont été retenues pour le test de Kruskal Wallis.

*p < .05. **p < .01. ***p < .001.

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Finalement, des différences sont également apparues en ce qui concerne les délits officiels et les services rendus en vertu de la LSJPA (Tableau 3). Les jeunes connaissant un parcours Entrée LPJ et chevauchement sont ceux ayant les plus hauts taux d’infraction contre la propriété (71,9%) et contre la personne (66,9%). Par ailleurs, ils partagent le même taux de crimes liés aux drogues (38,1% et 41%) que les jeunes suivant la trajectoire Entrée LSJPA. Comparativement aux jeunes des autres trajectoires, ils ont également un taux de détention avant comparution (un tiers d’entre eux) et un taux de demande de rapport prédécisionnel (RPD) (un jeune sur deux) significativement supérieurs. Lorsqu’on analyse le type de mesures reçues en vertu de la LSJPA, leur taux de sanctions extrajudiciaires (SEJ) est également de 2 à 3 fois inférieur à ceux des autres trajectoires. À l’inverse, les jeunes du parcours Entrée LPJ et chevauchement sont les plus à risque d’être condamnés à une peine spécifique et leur taux de mise sous garde est 1,6 à 8 fois plus élevé. Ils ont enfin le plus important taux de récidive officielle, 9 jeunes sur 10 ayant commis au moins un deuxième délit officiel. Bien qu’il s’agisse du parcours le moins emprunté, l’Entrée LSJPA est caractérisée par le deuxième plus haut risque de récidive, 78,8% des jeunes commettant au moins un deuxième délit officiel. À l’inverse, les parcours Entrée LPJ et succession et Entrée LPJ et inclusion ont été les moins judiciarisés (recours important aux SEJ) et ont un taux de récidive officielle moins élevé. Dans la trajectoire Entrée LPJ et succession, plus du tiers des jeunes ont reçu une peine spécifique, ce qui est plus fréquent que dans les autres trajectoires de services à l’exception de Entrée LPJ et chevauchement. Enfin, 7,3% des jeunes ont connu la mesure de mise sous garde, soit le double de ceux suivant une trajectoire Entrée LPJ et inclusion.

Tableau 3

Comparaisons bivariées des services reçus en vertu de la LSJPA des quatre trajectoires de services à partir d’une analyse chi carré (% ou médiane)

Comparaisons bivariées des services reçus en vertu de la LSJPA des quatre trajectoires de services à partir d’une analyse chi carré (% ou médiane)

Note. Sur une même rangée, les chiffres suivis d’une lettre différente sont statistiquement différents entre eux selon le test-z de comparaison des proportions (avec ajustement de Bonferroni) ou le test de Kruskal Wallis avec comparaisons à l’aide de U de Mann Whitney (et correction de Bonferroni). Les médianes ont été retenues pour le test de Kruskal Wallis.

*p < .05. **p < .01. ***p < .001.

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Discussion

Adopter une perspective écologique a permis de mettre en évidence la complexité des profils des jeunes en situation de double mandat. Cette complexité est le fruit de l’accumulation de défis lors de la réception de services en CJ, tant sur le plan individuel (avec notamment une présence de TC prépondérante), que familial (avec des taux élevés de victimisation) et scolaire ou encore, spécifiquement pour ces jeunes, sur le plan institutionnel en raison de l’application des deux lois. Même s’il est vrai que la prise en charge de ces jeunes entraîne des défis supplémentaires, il est important que ces derniers reçoivent des services adéquats, que ceux-ci soient concomitants ou non. De cette étude, quatre principales trajectoires de services ont émergé : Entrée LPJ et chevauchement, Entrée LPJ et inclusion, Entrée LPJ et succession et Entrée LSJPA. Des spécificités sont ressorties des analyses comparatives.

Le parcours Entrée LPJ et succession regroupe des jeunes avec les taux de victimisation et de récidive les plus bas, ayant fait l’objet d’une intervention limitée en protection et faisant une entrée tardive dans le système de justice pénale, après une interruption de services. Le parcours Entrée LPJ et inclusion comprend les jeunes ayant les plus hauts taux de victimisation, ayant fait l’objet d’une intervention accrue en vertu de la LPJ et ayant connu une plus grande instabilité de placements. De futures études pourraient examiner si une prise en charge ponctuelle faite en vertu de la LSJPA et venant interrompre l’intervention en protection de la jeunesse n’est pas le reflet de l’instabilité vécue par ces jeunes.

Le parcours Entrée LSJPA est marqué par un taux de récidive supérieur aux deux précédents groupes, une intervention LSJPA plus intensive et une intervention LPJ orientée sur des TC liés à la consommation de drogues et aux fréquentations à risque. L’enjeu soulevé par ce parcours est de mieux cerner le rôle de la prise en charge en protection pour les TC et de comprendre comment elle peut soutenir l’intervention LSJPA déjà en place. Cette question est particulièrement pertinente chez les jeunes faisant l’objet d’un double mandat puisque les résultats montrent une forte prévalence de TC et ce, peu importe le parcours. Il serait donc important de comprendre quels sont les facteurs justifiant le choix de la loi mise en application pour un jeune qui démontre des TC, car selon la perspective du parcours de vie, le choix de prise en charge actuel aura des effets sur le parcours judiciaire futur du jeune. Des études, dont celle de Sader, Leclerc, Guay et Lafortune (2017) réalisée à partir d’une cohorte québécoise, ont mis en évidence l’existence de préjugés lors de la détermination de la peine envers les jeunes faisant l’objet d’un double mandat (Ryan, Herz, Hernandez et Marshall, 2007; Sader et coll., 2017). En effet, parmi les jeunes de sexe masculin, ceux ayant un historique de maltraitance reçoivent des peines plus sévères que ceux qui n’en n’ont pas (Ryan, Herz et coll., 2007; Sader et coll., 2017). La décision de judiciarisation et la perception du jeune décrit comme « à protéger » dans un cas ou « à réadapter » dans un autre devraient faire l’objet de futures recherches.

Le parcours le plus emprunté, Entrée LPJ et chevauchement, est aussi celui associé au plus haut taux de récidive et à la prise en charge la plus soutenue dans les deux cadres légaux. Il est également caractérisé par la plus longue période où les deux lois sont mises en vigueur en même temps. Cette étude montre l’intérêt de s’intéresser au rôle des prises en charge concomitantes dans la persistance des comportements délinquants. Examiner plus finement la coordination de cette double prise en charge, pour le parcours Entrée LPJ et chevauchement en particulier, pourrait permettre d’améliorer les réponses aux besoins de ces jeunes.

Limites

Cette étude, basée sur une large cohorte et une riche banque de données, contribue à mieux connaitre les profils et les trajectoires de services des jeunes faisant l’objet d’un double mandat. Toutefois, l’utilisation de données officielles comporte certaines limites. Même si leur richesse est indéniable, dans les rapports officiels, seuls sont enregistrés les situations de maltraitance et les délits portés à la connaissance de la justice. Ceci a pour conséquence de sous-estimer l’ampleur réelle des victimisations subies et des délits commis par les jeunes. Il est également possible que les adolescents pour qui un dossier a été ouvert en vertu de la justice pénale aient des caractéristiques différentes de ceux pour qui les délits restent inconnus de la loi (Ryan, Hernandez et Herz, 2007). En effet, il peut exister certains préjugés influençant la décision de faire un signalement de maltraitance ou la décision de judiciariser une infraction (Hawkins, Laub, Lauritsen et Cothern, 2000).

De plus, il serait intéressant de pousser l’exploration des trajectoires de services en creusant la chronologie de chacune des mesures appliquées en protection de la jeunesse ou en justice pénale et en examinant leurs liens avec le risque de récidive. À l’aide d’autres outils d’analyse (ex. : modélisation semiparamétrique basée sur des groupes), l’hétérogénéité des profils serait alors mieux documentée. Une autre priorité pour de futures recherches serait la création de sous-groupes d’analyse en fonction du sexe (Baglivio et coll., 2016). Les filles et les garçons n’ont pas les mêmes profils de maltraitance, empruntent des trajectoires de délinquance différentes (Jonson-Reid et Barth, 2000) et devraient donc être étudiés distinctement.

Pistes d’intervention et de recherche

L’identification des trajectoires de services des jeunes faisant l’objet d’un double mandat et, surtout, de leur historique de suivi en protection de la jeunesse devient nécessaire puisque la majorité des jeunes de la cohorte (85,4%, n = 13 535) ont connu une prise en charge en vertu de la LPJ avant de recevoir leur premier service en vertu de la LSJPA. Cette information pourrait aider les intervenants en LSJPA à mieux appréhender les dynamiques familiales qui pourraient interférer avec leurs efforts de réadaptation et de diminution du risque de récidive (Ryan, Williams et Courtney, 2013). De plus, même si l’entrée dans le système de justice juvénile n’est pas un facteur qui permet la réouverture d’un dossier en protection de la jeunesse, le fait d’avoir un historique de prise en charge de la part des services de protection devrait « sonner l’alarme », en attirant l’attention sur les problèmes de maltraitance qui pourraient jouer un rôle parmi les facteurs criminogènes présents (Baglivio et coll., 2016). Comme le soulignent Baglivio et ses collaborateurs (2016), le seul fait que les jeunes pris en charge en protection soient plus à risque d’adopter des comportements délinquants suggère bien le besoin d’une plus grande collaboration entre ces deux systèmes, voire entre tous les secteurs impliqués, tels que l’éducation et la santé. Or, lorsque le nombre d’intervenants dans une situation est grand, les défis le sont tout autant. Il paraît alors important d’analyser ces défis, notamment ceux liés à la prise de décision. À titre d’exemple, on peut se demander comment s’opère la concertation entre les différents acteurs et comment un plan d’intervention intégré peut tenir compte des deux lois. Ici entre en considération la notion des besoins et de leur hiérarchisation, laquelle est particulière au double mandat. En d’autres mots, il s’agit d’articuler au sein d’une même intervention la protection de la sécurité et du développement, ainsi que la réduction des facteurs criminogènes.

Conclusion

Les jeunes faisant l’objet d’un double mandat font face à de nombreux défis, révélés en partie par cette étude. L’enjeu de la collaboration entre les champs d’intervention est soutenu par l’idée que ces jeunes requièrent une intervention plus complexe (Onifade et coll., 2014). Le défi consiste à intégrer les objectifs et les impacts possibles de l’intervention faite en vertu de chacune des lois. Être en mesure de faire face à ce défi est essentiel dans l’évaluation de la réponse aux besoins de ces jeunes. C’est pourquoi se pencher sur la question de la coordination des systèmes d’intervention, notamment lorsqu’ils se chevauchent, est important. Plus globalement, il est possible que des services particuliers, donnés à un moment précis, puissent interrompre le commencement ou la progression de la délinquance (Ryan, Hernandez et coll., 2007). Bref, continuer à explorer le lien entre les besoins de protection et les trajectoires délinquantes est primordial afin de pouvoir déjouer de futures conséquences négatives.