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La question de savoir comment les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux peuvent, dans le travail social, s’engager dans une « désobéissance épistémique » par rapport à l’« épistémicide » des connaissances d’autrui est cruciale dans le contexte actuel. C’est une question particulièrement importante pour l’engagement du travail social envers la justice sociale. Paradoxalement, ce qui rend la désobéissance épistémique si importante à ce stade, c’est qu’elle est rendue de moins en moins possible par une série de facteurs qui, au sens large, peuvent se résumer au néolibéralisme et à ses effets. Plus précisément, la réduction, sinon l’exclusion réelle, de la désobéissance épistémique devrait être actualisée par les exigences du Conseil canadien des organismes de réglementation en travail social (CCORTS) en matière d’autorisation d’exercer pour les professionnels du travail social – aussi appelées les « normes de compétence ». Le présent document prend ces normes de compétence comme point de départ pour comprendre comment la réglementation du travail social sécurise les façons occidentales de savoir, tout en travaillant de concert avec le néolibéralisme pour transformer la profession du travail social de manière à la mettre à l’abri de la désobéissance épistémique, et par extension, de l’engagement du travail social en matière de justice sociale. Pour ce faire, nous examinerons les principales caractéristiques des normes de compétence et nous présenterons une analyse qui cherche à articuler les impacts croisés du néolibéralisme dans la pratique du travail social, la politique sociale et la place de la réglementation du travail social dans ce réseau d’effets, un réseau qui est en soi constitué par le néolibéralisme. En conclusion, les implications pour la formation en travail social et pour la résistance épistémique seront examinées. Cependant, il faut d’abord discuter des concepts d’épistémicide des savoirs d’autrui et de désobéissance épistémique, et résumer l’empiètement de la réglementation sur la délivrance des permis.

Désobéissance épistémique

La reconnaissance de l’épistémicide des savoirs d’autrui trouve son origine dans de Sousa Santos (2007), selon Hall et Tandon (2017), qui l’appellent « le processus de dépossession d’autres savoirs... ou l’anéantissement des systèmes de connaissances » (p. 8). Ils notent que le canon occidental, qui domine le monde, est un système de connaissances qui a vu le jour en Europe il y a 500 à 550 ans et qui était essentiel au colonialisme. Les fondements de l’épistémologie occidentale ont été mis en place par des spécialistes de l’époque des Lumières qui ont cherché à établir la raison comme méthodologie et comme base pour la justification de la connaissance (Kerr, 2014). Le concept de désobéissance épistémique se retrouve dans l’oeuvre de Mignolo (2009), et est étroitement lié à la dichotomie entre anthropos et humanitas : anthropos étant ceux qui habitaient des lieux non européens et qui étaient (et sont toujours) à la fois situés et créés par humanitas, les propagateurs du savoir occidental, les colonisateurs, et sujets conscients. Mignolo soutient que les anciens anthropos (qui n’aspirent pas à l’inclusion dans l’humanitas) ont deux directions à leur disposition, dont l’une qu’il appelle « l’option (ou les options) décoloniale ». Celles-ci ont en commun la « blessure coloniale » et s’alignent sur les approches de désoccidentalisation en rejetant « ce qu’on nous dit... ce que nous sommes, quel est notre classement par rapport à l’idéal d’humanitas, et ce que nous devons faire pour être reconnus comme tel » (p. 3). Bien qu’elle ne soit pas définie en autant de mots par Mignolo (2009), la désobéissance épistémique, selon son argumentation, serait une forme de pensée décoloniale, et une actualisation d’une option décoloniale, qui exige en fait une telle désobéissance. Comme il le dit en résumant d’autres auteurs sur la décolonisation : « nous savons que nous devons décoloniser l’être, et pour ce faire, nous devons commencer par décoloniser le savoir » (p. 13).

À la lumière de ce qui précède, il est clair que la désobéissance épistémique est un processus complexe et non un concept qui semblerait relever de la sphère ou de la compétence des sujets actuels des humanités qui regroupent la plupart des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux au Canada de nos jours. Cependant, aux fins du présent document, nous souhaitons adapter le concept de désobéissance épistémique de Mignolo afin d’en faire une chose à laquelle celles et ceux d’entre nous qui oeuvrent dans les humanités puissent aspirer, ne serait-ce que dans le but de ne plus être mêlés à de futurs actes de violences épistémiques. Dans le présent document, nous prenons donc l’idée de résistance épistémique comme étant à la portée de toutes les travailleuses sociales et de tous les travailleurs sociaux et éducateurs en travail social en exercice, bien que nous reconnaissions que c’est plus problématique pour certains corps – et certains esprits – que pour d’autres. Ce qui nous préoccupe davantage, ce n’est pas tant de savoir qui peut actualiser la désobéissance épistémique que de savoir si elle peut être actualisée dans le contexte actuel. En utilisant et en adaptant la conceptualisation de Mignolo, plutôt (nous l’espérons) que de l’abroger, nous considérons la résistance épistémique comme un défi à l’épistémê dominant du savoir et du discours occidental. Il est impératif de noter ici que, dès le début, le travail social a été profondément enraciné dans les concepts libéraux fondamentaux de rationalité et les énoncés scientifiques de la raison de l’épistémologie occidentale, comme l’a montré, par exemple, l’approche diagnostique sociale de Mary Richmond (Nothdurfter et Lorenz, 2010). Bien qu’aujourd’hui superposée et infléchie par le cadre discursif du néolibéralisme, cette épistémologie dominante reste en place.

La résistance épistémique de la part des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux comprendrait une prise de conscience du fonctionnement et de la portée de cette épistémologie, de son histoire et de son impact continu, un refus de participer à sa propagation et la création et le soutien d’un espace pour d’autres systèmes de connaissances. Tous ces éléments sont essentiels à l’actualisation de l’engagement du travail social en faveur de la justice sociale ainsi qu’à la lutte contre l’épistémicide des connaissances des autres dans la pratique du travail social. L’argument que nous faisons valoir est que les normes de compétence actuelles du CCORTS, qui jouent un rôle déterminant dans le réseau d’impacts du néolibéralisme sur les services sociaux, contribuent à réduire les aspirations du travail social en matière de justice sociale et sa résistance à l’épistémicide des connaissances des autres. Cette réduction enracine l’épistème dominant tout en renforçant la portée du néolibéralisme. Nous ne disons pas qu’avant l’avènement des normes de compétence, le travail social défendait et appuyait sans équivoque les façons de savoir d’autrui – en fait, comme nous l’avons mentionné plus haut, le travail social a de solides liens historiques avec «l’homme rationnel» du libéralisme – mais le travail social a aussi une tradition de justice sociale qui a coexisté avec cette orientation et qui s’est exprimée ces dernières années sous la forme de pratiques anti-oppressives, d’un travail social critique, d’un travail social structurel, d’un travail social radical, d’une pratique féministe et d’autres types de travail social.

Normes de compétence du CCORTS

Les normes de compétence du CCORTS dont il est question ici ont été élaborées dans le but de déterminer qui peut être autorisé à exercer la profession de travailleuse sociale et de travailleur social au Canada. L’impulsion immédiate en faveur de l’octroi de permis a découlé de divers intérêts convergents : l’Accord sur le commerce intérieur de 1994, les désirs de reconnaissance professionnelle des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux, la nécessité de protéger certains aspects de la pratique du travail social contre l’intrusion d’autres professions, et le souci de protéger le public contre les pratiques non éthiques des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux (Baines, 2004; Aronson et Hemingway, 2011; Rossiter et Heron, 2011; Spolander, Lambert, et Sanfaçon, 2016). Cependant, la réglementation des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux par l’octroi de permis, fondée sur un modèle de compétences particulier, est un phénomène international et non canadien. Par exemple, les États-Unis, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni, Hong Kong et l’Afrique du Sud ont conclu des accords d’inscription nationaux (Beddoe et Duke, 2006). Les normes de compétence du Canada découlent des normes américaines élaborées par l’Association of Social Work Boards (ASWB); elles sont si semblables que les examens de l’ASWB utilisés dans tous les États américains, le District de Columbia et les îles Vierges américaines, sont également utilisés en Alberta et en Colombie-Britannique (ASWB, 2017).

Le Profil de compétences de niveau d’entrée pour la profession de travailleuse sociale et de travailleur social au Canada (CCORTS, 2012) compte 152 normes de compétence. Il s’agit des « compétences essentielles minimales spécifiques à la profession que les professionnels doivent posséder à leur arrivée le premier jour de leur pratique professionnelle » (pp. 7-8). Le document du Profil est organisé en six blocs de compétences représentant six principaux domaines de pratique :

  • Application des normes d’éthique : Compétences requises pour une prestation de services éthique et responsable.

  • Réalisation des évaluations : Compétences requises pour déterminer les besoins des clients et évaluer leur situation et leur admissibilité au service.

  • Planification des interventions : Compétences requises pour déterminer les objectifs du client et planifier le traitement et les services appropriés.

  • Prestation de services : Compétences requises pour fournir des services répondant aux besoins des clients.

  • Amélioration des politiques et des pratiques : Compétences requises pour s’engager activement dans les changements aux politiques et aux pratiques du travail social et pour une communication et une collaboration efficaces avec les intervenants communautaires et les professionnels du travail social et d’autres domaines professionnels afin d’aborder les questions liées aux interventions du travail social et de protéger les intérêts supérieurs des clients.

  • Engagement dans la pratique réflexive et le développement professionnel : Compétences requises pour surveiller et gérer son propre développement professionnel, ses attitudes et son comportement afin de promouvoir et de faire progresser la pratique du travail social aux niveaux local, national ou international.

CCORTS, p. 9

Vingt-deux compétences sont précisées sous la rubrique Normes d’éthique, 13 sous Politiques et pratiques et neuf sous Pratique réflexive et perfectionnement professionnel. La grande majorité des normes - 107 pour être exact - ont donc trait à l’évaluation (43), à l’intervention (18) et à la prestation de services (46), qui sont les éléments de la pratique traditionnelle du travail social axée sur le client. C’est vers ces normes que la discussion se tourne maintenant. Bien que l’examen des 107 normes de compétence de ces trois blocs dépasse la portée du présent document, il est possible de cerner certaines des principales caractéristiques communes qui ont trait aux questions épistémiques. Pour ce faire, il faut présenter quelques points saillants des compétences dans chacun des trois blocs. Les 26 premières des 43 normes de compétence du bloc « Évaluation de la conduite d’une évaluation » commencent par le mot « évaluer » et huit autres ont trait à la collecte d’information, pour un total de 34 normes sur l’« établissement des faits ». Il convient de noter que l’accent est également mis sur le risque : le risque pour le client et les autres (CCORTS, p. 12). Le deuxième bloc, « Planification des interventions », est le plus petit des trois et celui qui parle le plus souvent de la participation du client à la prise de décision concernant le service, l’intervention ou le traitement : sept des 17 compétences de ce bloc précisent la participation du client, qui reçoit beaucoup moins d’attention dans les autres blocs. Cependant, dans l’ensemble des compétences du bloc « Planification des interventions », il est évident que c’est la travailleuse sociale ou le travailleur social qui détermine les plans et les options de traitement. Le troisième bloc, « Prestation de services », établit clairement le rôle dominant de la travailleuse sociale ou du travailleur social au sein de l’organisation des activités de prestation de services, comme l’aiguillage, la coordination, la rédaction de rapports, etc. De même, huit normes impliquent ici d’informer ou de « sensibiliser » le client : p. ex. no 122 « Informer les clients sur les stratégies pour régler les problèmes de séparation » et no 126 « Sensibiliser les parents au développement des enfants » (CCORTS, p. 14). De plus, l’une d’elles, le no 112, exige une approche de pratique fondée sur des données probantes : « Utiliser la recherche et l’évaluation et intégrer les données probantes pour éclairer la pratique » [ibid.].

Le thème le plus saillant des normes de compétence ci-dessus est peut-être celui de la centralité de certains types de connaissances dans la pratique du travail social, qui exigent « une travailleuse sociale ou un travailleur social averti », un professionnel qui, en bon chercheur, apprend « la vérité » du problème du client et qui élabore et applique les interventions nécessaires (Rossiter et Heron, 2011). Le client est perçu comme étant disposé à être connu et à être amélioré par le travailleur averti. Cela présuppose la certitude de ce qui peut être connu et de ce qui doit être connu, qui à son tour repose non seulement sur les relations de pouvoir entre les travailleuses sociales/travailleurs sociaux et les clients, mais aussi sur des hypothèses épistémologiques profondément ancrées dans les visions du monde occidentales. La nature de la base de connaissances présumée des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux est révélée dans la formulation de l’information à recueillir par le travailleur qui est positionné comme ayant un regard non marqué : quelqu’un qui pose des questions apparemment neutres sur, par exemple, les croyances spirituelles, le milieu culturel et l’orientation sexuelle des clients. L’implication est que l’information ainsi sollicitée ne peut avoir qu’une seule signification, qui est apparente à tous, c’est-à-dire « objectivement vraie » et qui, en tant que reflet d’une « réalité objective », serait comprise de la même manière, qui que soit la travailleuse sociale ou le travailleur social. La subjectivité, dans le sens de la partialité personnelle comme dans le sens foucaldien de la position du sujet, n’est pas admise dans cette conceptualisation rationaliste de la connaissance.

Parfois, le libellé des normes de compétence révèle plus directement le cadre épistémologique sous-jacent. Ainsi, il existe des notions telles que la personne dans l’environnement (compétence no 51), le fonctionnement et le développement social (no 56) et l’histoire psychosociale (no 58), qui suggèrent encore une fois une « connaissance objective » qui peut être connue et qui ne varierait pas selon celui qui la connaît, et une conceptualisation des êtres humains en termes occidentaux et psychologiques. En fait, l’expression « antécédents psychosociaux » se veut inclusive de l’isolement social et de la marginalisation, de sorte que l’oppression systémique est réduite à un facteur personnel dont la travailleuse sociale ou le travailleur social doit tenir compte. L’orientation générale des connaissances que la travailleuse sociale ou le travailleur social doit acquérir implique que le client a, ou est, le problème, plutôt que d’appuyer une analyse plus critique qui situerait les problèmes du client dans un contexte plus large qui contribuerait lui-même aux problèmes ou qui les produirait. Il convient également de noter que l’utilisation du mot « client » plutôt que d’« utilisateur de service » place la personne qui accède au service dans une relation particulière avec ceux qui le fournissent. Tout ce qui précède exprime une vision positiviste de la connaissance, ce qui est une caractéristique de la pensée occidentale. La norme de compétence (no 112), qui fait référence à l’utilisation de données probantes issues de la recherche pour éclairer la pratique, est la plus directement révélatrice à cet égard; c’est une exigence qui fait référence à une conception de la recherche comme étant capable de produire de l’information qui confirme ou infirme l’efficacité des interventions du travail social et qui peut identifier les « pratiques exemplaires » pour guider les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux dans toutes situations semblables. Ces preuves empiriques proviennent souvent de recherches scientifiques positivistes (Plath, 2006). Ce bref aperçu de trois des blocs de compétences et de leurs implications épistémologiques sert à illustrer la réduction de l’espace de désobéissance épistémologique que le Profil de compétences accomplit, par sa demande implicite d’obéissance épistémique. À notre avis, pour qu’une travailleuse sociale ou un travailleur social soit en mesure de démontrer ces compétences, il doit inéluctablement participer à cette même réduction. Car même si une travailleuse sociale ou un travailleur social essaie de penser en dehors du cadre épistémologique sur lequel reposent les normes de compétence, le fondement conceptuel des compétences individuelles exige qu’il ou elle travaille à partir de ce cadre pour recueillir des informations sur les clients et leurs problèmes, concevoir des interventions et les mettre en oeuvre. La travailleuse sociale ou le travailleur social « compétent » est la personne qui connaît le dossier et en parle, et est fermement ancré dans une relation de pouvoir sur les façons occidentales de savoir avec la certitude de ce qui est quoi, de qui est qui, dans le monde – et de ce qui est une bonne pratique professionnelle du travail social. Non seulement cela est incompatible avec l’engagement du travail social en faveur de la justice sociale, mais il y a ici une concordance profonde et omniprésente avec les principes mêmes qui sous-tendent l’épistémologie occidentale et son expression actuelle sous la forme du néolibéralisme.

Analyse du néolibéralisme et de ses effets

On a beaucoup écrit sur le néolibéralisme et ses effets, et il est tentant d’attribuer la réduction des espaces de désobéissance épistémique implicite dans les normes de compétence au néolibéralisme qui s’appuie sur les façons occidentales de savoir. Ce que nous espérons toutefois démontrer ici, c’est qu’en ce qui concerne le travail social, le néolibéralisme est à la fois productif et constitué d’un réseau d’effets qui ont un impact et renforcent la réduction de la désobéissance épistémique dans la pratique du travail social; un réseau d’effets où les normes de compétence, du type mis de l’avant par le CCORTS, jouent un rôle essentiel. Ces effets comprennent : une approche résiduelle du bien-être social, qui suppose un climat de risque; la fragmentation et la technocratisation des services sociaux et des postes de travailleuses sociales et de travailleurs sociaux; la valorisation des pratiques fondées sur des données probantes; et le fonctionnement du gestionnariat. C’est dans ce contexte plus large qu’il faut comprendre le virage du travail social vers la professionnalisation et, par conséquent, l’adoption des normes de compétence. Les différentes composantes de cette toile sont tellement imbriquées qu’il est difficile de discuter d’un aspect sans s’adresser à d’autres, et pour ce faire, il faut une certaine délimitation artificielle entre les parties constituantes. Cependant, l’analyse qui suit tentera de le faire afin de démontrer l’argument qui est présenté ici quant à la place prépondérante des normes de compétence dans l’impact du néolibéralisme sur le travail social et la résistance épistémique.

Le néolibéralisme

Dominelli (2007) affirme que le néolibéralisme est « l’expression politique de la mondialisation économique à l’échelle de la planète » (p. 31). Elle prédit que les services sociaux et l’éducation seront de plus en plus soumis à la portée du marché – à la privatisation – au fur et à mesure que l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) sera pleinement appliqué par l’Organisation mondiale du commerce. Déjà, l’une des conséquences du néolibéralisme a été la marchandisation des relations entre les utilisateurs de services et les fournisseurs de services, de sorte que l’accent mis auparavant sur l’établissement de relations a été remplacé par une insistance à suivre des procédures qui mènent à des résultats prévisibles. Dans le même ordre d’idées, il convient de noter que les normes de compétence du CCORTS mettent l’accent sur le respect des procédures. Par suite du changement que Dominelli constate, la prestation des services s’est individualisée et fragmentée, et le contrôle de la gestion s’est intensifié. Ce sont des points sur lesquels nous reviendrons plus loin.

Qu’est-ce alors que le néolibéralisme ? Harlow, Berg, Barry et Chandler (2012) en fournissent une définition complète qui a été formulée par Harvey en 2005 :

Le néolibéralisme est d’abord une théorie des pratiques politiques et économiques qui propose que la meilleure façon de promouvoir le bien-être humain est de libérer les compétences et libertés individuelles dans un cadre institutionnel caractérisé par de solides droits de propriété privée, le libre marché et le libre-échange. Le rôle de l’État est de créer et de préserver un cadre institutionnel approprié à de telles pratiques... Il y a eu partout un virage catégorique vers le néolibéralisme dans les pratiques et réflexions politiques et économiques depuis les années 1970... En bref, le néolibéralisme est devenu hégémonique comme forme de discours. Il a des effets envahissants sur les façons de penser au point où il s’est incorporé dans la façon sensée dont bon nombre d’entre nous interprètent, vivons et comprenons le monde.

pp. 536-537

Spolander, Engelbrecht et Sanfaçon (2016) notent également que le néolibéralisme n’est pas seulement une doctrine économique; il façonne et imprègne également le discours public. Dans le même ordre d’idées, van Heugten (2011) souligne que le néolibéralisme a remodelé la façon dont les citoyens comprennent le monde, de sorte que le marché est devenu le principe primordial de l’organisation sociale. Comme elle le dit : « [sous le néolibéralisme,] les besoins deviennent des désirs dont les individus sont responsables, et la santé, de même que le bien-être social, sont des marchandises qui devraient être livrées de manière à soutenir au mieux les impératifs économiques... » (p. 182). Les implications sociales de l’affirmation de van Heugten en matière de politique sociale seront examinées plus loin. Tout d’abord, cependant, il est important de noter que l’impact du néolibéralisme est plus que discursif; il est ontologique et épistémologique, comme le soutient Macias (2015). Ainsi, le néolibéralisme produit et capture le sujet qui se connaît lui-même dans l’environnement néolibéral. Il s’agit d’un sujet qui, en tant que travailleuse sociale ou travailleur social, est constitué pour travailler de manière à soutenir le néolibéralisme, par exemple en adoptant des technologies de normalisation et de discipline telles que les normes de compétence. Pollack et Rossiter (2010) font remarquer que l’impératif du néolibéralisme visant à amener les sujets à se construire en termes économiques et entrepreneuriaux, a amené les professionnels du travail social à se concentrer sur l’intérêt personnel plutôt que sur le souci du bien commun et à considérer les problèmes privés comme des conséquences d’un échec personnel. Contrairement au sujet humain autonome essentiel au libéralisme classique, un sujet qui peut pratiquer la liberté, la subjectivité néolibérale est produite pour être entreprenante, compétitive et entrepreneuriale, avec pour conséquence que ceux qui ne démontrent pas ces qualités invitent « la surveillance, l’évaluation des accomplissements, la responsabilisation, de même que des suivis et un contrôle toujours plus vigilants » (Olssen, 2016, p.130). Elles sont aussi étroitement liées à certains des effets des normes de compétence en travail social et à la délivrance de permis qu’elles mettent en oeuvre.

La politique sociale résiduelle et le « risque »

L’ascendant du néolibéralisme a nécessité un changement dans les arrangements sociaux dans les 35 pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à partir des années 1970 (Nothdurfter et Lorenz, 2010), avec pour conséquence que le rôle du gouvernement est passé de celui de protéger la population contre le marché à celui d’étendre la portée du marché, comme le résume Ward (2014). En fait, un principe central du néolibéralisme est d’attaquer l’idée du bien public (Olssen, 2016). C’est le cas au Canada, où l’approche redéfinie du gouvernement à l’égard de ses responsabilités sociales s’exprime dans la notion de modèle résiduel de politique sociale (Good Gingrich, 2010). Rogowski définit la politique sociale résiduelle comme suit :

… à la fois l’hypothèse que le bien-être social est principalement la responsabilité de la famille et de la communauté, et la croyance que lorsque l’État intervient, il ne devrait fournir que le minimum parce que le bien-être fourni par l’État est oppressif, inefficient et débilitant.

2011, p. 157

Dominelli (2007) note que le résidualisme dirige les dépenses sociales vers ceux qui sont considérés comme les plus nécessiteux en termes de bien-être, d’éducation et de santé. Toutefois, dans ce modèle, le blâme et la responsabilité individuels sont accentués de sorte que, bien que les prestations et les services d’aide sociale soient réduits, les usagers des services sont considérés comme des « clients ou des parasites » (Spolander et al., 2016, p. 638), c’est-à-dire les sujets ratés du néolibéralisme. C’est là une nouvelle tournure de la division historique entre les pauvres qui ne le méritent pas et ceux qui le méritent. Ceux qui sont considérés comme des « clients » seraient donc des personnes qui éprouvent des difficultés à gérer leurs propres risques, mais qui sont jugées admissibles à l’intervention de l’État par le biais du travail social. En revanche, les autres, ceux qui « échouent » seraient considérés comme des « parasites. »

Pour mieux comprendre pourquoi certaines personnes qui sont incapables de bien se débrouiller dans le climat néolibéral peuvent être considérées comme des « parasites » ou des échecs (comme Pollack et Rossiter l’ont mentionné plus haut), il est nécessaire de noter qu’une caractéristique commune de l’approche résiduelle dans différentes démocraties occidentales est la prévalence des concepts de « conscience du risque » et « nouvelles punitivités ». Cette prévalence a été réalisée en qualifiant les « parasites » comme une menace pour le tissu social – en d’autres mots, comme un « risque » qui mérite d’être puni. Le discours du risque et les mesures punitives qu’il justifie utilisent des catégories sur les « types » de personnes, des catégories qui imprègnent et façonnent les services sociaux et, comme le souligne Wilson (2011), inscrivent ainsi les travailleurs et les organismes individuels dans le fonctionnement réglementaire du néolibéralisme. Webb (2008) a inventé le terme « actuarialisme » pour désigner les tentatives faites pour prédire où se trouvera le plus grand risque pour la société et pour cibler à l’avance, voire agir contre, ceux qui sont jugés aptes à poser un risque, soit pour eux ou pour autrui. Comme nous l’avons mentionné en ce qui concerne les normes de compétence du CCORTS, l’accent est mis sur le risque dans le bloc d’évaluation des normes.

La fragmentation et la technocratisation des services sociaux

Les caractéristiques particulières de la politique sociale résiduelle néolibérale, à savoir la responsabilité financière du secteur public et la précarisation de la main-d’oeuvre, entraînent une fragmentation à la fois des services sociaux en tant que domaine et du travail des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux eux-mêmes (Spolander et coll., 2016). L’accent néolibéral mis sur l’efficacité des dépenses sociales favorise les économies financières qui reviennent à tous les ordres de gouvernement grâce au financement de projets à durée limitée et de contrats à court terme. Dans un souci de réduction des dépenses sociales, le concept d’organisation allégée du travail a été intégré et valorisé dans les secteurs public et associatif. Issu de l’industrie automobile, ce concept se caractérise par l’externalisation du travail, le maintien d’une main-d’oeuvre flexible, l’efficacité et la précision dans la prestation des services, et l’atteinte des objectifs (Baines, 2004). Baines soutient qu’au Canada, une conception aussi étroite de l’efficience a mené à une spécialisation des services sociaux, qui peut aussi être interprétée comme une fragmentation, ce qui a eu pour effet de restreindre et de déqualifier la profession de travailleuse sociale et de travailleur social à mesure que les services deviennent de plus en plus limités dans leur portée. Cela s’est produit non seulement au Canada, mais aussi dans d’autres pays. Van Heugten (2011), écrivant sur la réglementation du travail social en Nouvelle-Zélande, note que la fragmentation des rôles qu’exige la spécialisation peut permettre de réaliser des économies. En effet, les tâches qui en résultent peuvent être accomplies par « une main-d’oeuvre axée sur la technologie, qui n’est pas tenue ou encouragée à tirer parti d’une capacité instruite de raisonner dans des systèmes et contextes complexes « (p. 182). Webb (2008) avance également que l’approche actuarielle mentionnée plus haut transforme le travail social en tâches fonctionnelles de bas niveau. Cela ouvre la voie à une normalisation accrue de la pratique du travail social, en particulier sous la forme de manuels de programmes normatifs pour éclairer les actions et les décisions des travailleurs (Ponnert et Svensson (2016). L’analyse de la pratique du travail social dans les normes de compétence est non seulement conforme à ces tendances, mais elle sert à les renforcer.

À cela s’ajoute l’intrusion transformatrice de la technologie dans la tenue des dossiers du travail social et d’autres tâches, ce qui signifie que «le travail des services sociaux est de plus en plus informatisé et transformé en tâches répétitives et techniques... » (Baines, 2004, p. 23). La transformation d’une grande partie de la pratique du travail social en une sorte de fonction technologique a une relation synergique avec la fragmentation des services sociaux, la portée restreinte et la conceptualisation réductrice du travail lui-même qui sont décrites ici. L’une facilite et alimente les autres, et toutes sont conformes à l’approche des normes de compétence. La pratique fondée sur des données probantes qui est une exigence des normes du CCORTS est particulièrement importante à cet égard.

La pratique fondée sur des données probantes

Nothdurfter et Lorenz (2010) décrivent la pratique fondée sur des données probantes comme « une rationalité apolitique et instrumentaliste, qui tend à gérer les affaires sociales d’une manière ‘scientifique’ et à réduire la politique sociale ainsi que la pratique du travail social à l’exercice des technologies sociales » (p. 50). L’idée d’une pratique fondée sur des données probantes remonte à Sackett qui, en 1997, alors qu’il écrivait dans le domaine de la médecine, a préconisé « l’utilisation consciencieuse, explicite et judicieuse des meilleures données probantes actuelles dans la prise de décisions concernant les soins des patients individuels » (cité dans Harlow, 2012, p. 543).

À la lumière de ce qui précède, il n’est pas surprenant que la pratique fondée sur des données probantes se retrouve aujourd’hui dans le domaine du travail social, car, comme Ponnert et Svensson (2016) le font remarquer, la pratique fondée sur les données probantes fonctionne bien avec l’élan à la normalisation dans la pratique du travail social. Il ne s’agit pas de classer toutes ces pratiques comme étant problématiques, mais plutôt d’indiquer certaines des questions et des limites inhérentes à l’approche. La pratique fondée sur les données probantes semble offrir une garantie d’interventions de haute qualité qui sont assurées de succès, ce qui est attrayant pour les employeurs. Non seulement cette pratique promet-elle de permettre aux organismes d’atteindre les résultats mesurables et de la plus haute importance, exigés par les bailleurs de fonds sous le néolibéralisme, mais les organismes de financement eux-mêmes insistent de plus en plus sur l’utilisation de telles pratiques (Wike et coll., 2014), qui répondent au « programme de fonctionnement efficace » des politiques sociales résiduelles (Nothdurfter et Lorenz, 2010). Les agences, à leur tour, préfèrent avoir des praticiennes et praticiens en travail social désireux de suivre des lignes directrices et d’appliquer toute preuve positiviste jugée appropriée à leur pratique (van Heugten, 2011), ce qui est précisément l’approche qu’exigent les normes de compétence.

Le gestionnariat

Les effets de la pratique fondée sur des données probantes et de la fragmentation et de la technicisation du travail social, y compris la précarisation du travail et la normalisation de la pratique du travail social, sont favorisés par la forme particulière de gestion qu’est le gestionnariat, ou la « nouvelle gestion publique » comme on la connaît particulièrement au Royaume-Uni, et ils sont favorables à celle-ci. Spolander et ses collaborateurs (2016) appellent cela la « mise en oeuvre organisationnelle du néolibéralisme » (p. 641), et Harlow et ses collaborateurs (2012) l’ont exprimé avec éloquence : « Le gestionnariat peut être un moyen de matérialiser l’idéologie ou le discours du néolibéralisme » (p. 536). Le gestionnariat est un modèle d’administration et de gestion selon lequel les organismes de services sociaux sont « considérés comme des unités d’affaires dans lesquelles les gestionnaires ont le pouvoir discrétionnaire d’atteindre ou de dépasser les objectifs individuels et ceux du programme » (Baines, 2004, p. 7). La responsabilisation et l’efficacité sont essentielles, et l’optimisation des ressources est une préoccupation centrale (Ponnert et Svensson, 2016). Le gestionnariat cherche donc à assurer les extrants et les résultats des services, et utilise les vérifications et les inspections pour assurer la gestion du rendement (Blyth, 2009). Sous le régime du gestionnariat, les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux chevronnés sont remplacés par des gestionnaires qui se préoccupent du rendement et des résultats (Harlow et coll., 2012), mais qui ne sont pas ancrés dans les réalités de la prestation des services (Healy et Meagher, 2004). L’adoption du gestionnariat dans les organismes de services sociaux a mené à l’élaboration d’indicateurs de rendement et de cibles que les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux doivent atteindre. L’avènement de la production de rapports à l’aide de la technologie et l’utilisation de bases de données pour surveiller et dicter les résultats de la pratique (Macias, 2015), ainsi que la normalisation de la pratique et le respect des manuels de programmes mentionnés précédemment, sont importants à cet égard. Ce que ces formes de surveillance permettent également d’accomplir, c’est la responsabilisation des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux (Rogowski, 2011).

Nous ajouterions que ce sont aussi là des méthodes de travail qui ont des effets profondément disciplinaires. Les normes de compétence du CCORTS, comme celles d’autres pays occidentaux, fonctionnent en harmonie avec les principes et les processus de gestionnariat, précisément parce que l’approche par les compétences se prête à ces façons de travailler en valorisant une approche concrète, directive et fragmentée de la pratique du travail social qui peut être évaluée « objectivement ». Avec l’avènement des normes de compétence en travail social à l’intérieur d’un moule épistémique particulier, les divers segments de l’univers des effets du néolibéralisme sur le travail social se rejoignent dans une relation mutuellement constitutive.

Discussion

Au cours des dernières années, de nombreuses critiques internationales ont été formulées à l’égard du modèle de la norme de compétence et de sa place dans la réglementation du travail social. Baines (2004) soutient que, dans leur tentative de protéger le travail social des effets des politiques allant à l’encontre du secteur public de l’aide sociale résiduelle, les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux des échelons supérieurs des services sociaux ont suivi l’exemple des autres professions en demandant l’autorisation d’exercer et la reconnaissance juridique de leur profession parce qu’ils s’attendaient à ce que celles-ci prouvent la légitimité des connaissances professionnelles en travail social et protègent le territoire professionnel des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux. En fait, les aspects pratiques de la pratique fragmentée du travail social ont servi à déprofessionnaliser le travail social en érodant les limites du domaine et, par conséquent, la justification des connaissances spécialisées (Harlow et coll., 2012). De même, les détracteurs de la réglementation ont soulevé des préoccupations quant à son incidence négative sur l’exercice du jugement professionnel (Nothdurfter et Lorenz, 2010; Rossiter et Heron, 2011). La reconnaissance professionnelle n’a pas réussi à protéger les fournisseurs de services sociaux les plus vulnérables, ni à se prémunir contre les pertes d’emplois sur le terrain, en particulier les postes permanents à temps plein (Baines, 2004). Cette conséquence semble presque évidente, étant donné que le découpage de processus complexes en tâches ponctuelles permet l’embauche de travailleurs moins qualifiés et moins bien payés (van Heugten, 2011). En raison de la nature des normes de compétence qui constituent la base de la reconnaissance professionnelle (des normes qui conceptualisent les compétences comme étant ponctuelles et « évaluables »), la réglementation du travail social va de pair avec la déqualification et la fragmentation de la profession plutôt que de servir à la renforcer, comme l’ont soutenu les partisans de la profession.

En plus des critiques ci-dessus, nous dirions que, comme van Heugten (2011) l’a affirmé au sujet de la pratique fondée sur des données probantes, le nouveau milieu de travail du travail social a besoin de travailleurs dociles qui comprennent leur travail de la façon dont il est façonné par les processus décrits ici et pour qui l’idée de désobéissance épistémique n’a aucune signification. Comme nous l’avons mentionné à différents moments de la discussion qui précède, le genre de pratique de travail social que produisent les forces du néolibéralisme et le réseau d’effets expliqué ici n’exigent pas un travailleur qui exerce un jugement professionnel fondé sur une analyse et une réflexion critiques, et n’en veulent même pas. Ils veulent encore moins d’une travailleuse sociale ou d’un travailleur social engagé envers la justice sociale et faisant preuve de désobéissance épistémique. Aronson et Hemingway (2011) le disent ainsi:

Le travailleur social « compétent » [....] est beaucoup plus un employé prêt à l’emploi, formé pour travailler dans le respect des contraintes actuelles et des procédures de l’agence, qu’un professionnel critique formé pour exercer son jugement et ses compétences et pour remettre en question les contraintes au service des clients et des communautés.

281-182

C’est la valorisation de la travailleuse sociale et du travailleur social docile que les normes de compétence sont si cruciales à livrer, parce qu’elles confirment au travailleur professionnel ce à quoi le monde ou la pratique du travail social devrait ressembler, avec le corollaire implicite que plus c’est ainsi, plus c’est professionnel, même si ces processus, et les normes de compétence elles-mêmes, agissent pour déqualifier et déprofessionnaliser le travail social. Plus important encore, il s’agit d’une orientation qui va à l’encontre de l’engagement du travail social en matière de justice sociale. Ainsi, non seulement les normes de compétence analysent la pratique du travail social en éléments identifiables et ponctuels pour lesquels une travailleuse sociale ou un travailleur social professionnel en herbe peut être examiné afin de déterminer sa « compétence », mais elles définissent en plus le travail social de la façon même dont le néolibéralisme cherche à le transformer par le réseau des effets décrits ici. Il s’agit d’une transformation du domaine du travail social qui, par nature, exige l’obéissance épistémique aux méthodes occidentales et néolibérales de la connaissance.

Les normes de compétence du CCORTS sous leur forme actuelle ne sont donc pas seulement une partie intégrante du néolibéralisme et, en tant que tel, un effet prévisible de celui-ci, mais elles sont constitutives de la relation du néolibéralisme au travail social. Elles jouent ainsi un rôle déterminant dans l’évolution rapide des réalités du domaine du travail social et de la pratique du travail social au Canada aujourd’hui. Ce n’est donc pas un hasard si des transformations parallèles, accompagnées et facilitées par des approches substantiellement similaires de la réglementation du travail social, sont en cours dans le monde.

Conclusion

Nous sommes d’avis que ce n’est qu’une question de temps avant que la formation en travail social au Canada ne subisse des pressions pour produire des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux dociles et « connaissants ». La possibilité d’une désobéissance épistémique commence alors à devenir non seulement de plus en plus restreinte, mais aussi effectivement exclue. Voilà un résultat que les normes de compétence, tel qu’elles sont maintenant rédigées, seront essentielles pour produire au fil du temps. Nous soulevons la question des normes de compétence telles qu’elles sont rédigées actuellement parce que nous tenons, en passant, à attirer l’attention sur le fait que le Québec a un ensemble différent de normes de compétence, qui correspondent davantage aux complexités de la pratique professionnelle du travail social, qui sont axées sur la justice sociale et qui sont nettement moins normatives (Heron, 2019). Une discussion plus approfondie de ces normes n’entre pas dans le cadre du présent document, mais il est néanmoins important de noter l’existence d’une solution de rechange viable au Canada.

Compte tenu de ce qui a été présenté ici, la désobéissance épistémique est-elle encore possible dans la pratique du travail social ? Peut-on résister aux façons dont le savoir occidental s’enracine et s’exprime à travers le réseau d’effets du néolibéralisme et son instrument central que sont les normes de compétence ? Au début du présent document, nous avons posé comme postulat que la résistance épistémique de la part des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux engloberait une prise de conscience du fonctionnement et de la portée de l’épistémologie dominante, de son histoire et de son impact continu, un refus de participer à sa propagation et un soutien ou une création d’espace pour d’autres systèmes de connaissances, qui sont tous essentiels pour la mise en oeuvre des aspirations de justice sociale du travail social, ainsi qu’à lutter contre l’épistémicide des connaissances d’autrui dans la pratique du travail social. Nous dirions qu’une telle résistance épistémique est possible dans la pratique quotidienne du travail social, mais que nous sommes à un moment où le travail social tel que nous l’avons connu se transforme, et que c’est une transformation dans laquelle les normes de compétence jouent un rôle essentiel, voire décisif. Ce qui est particulièrement saillant ici, c’est l’insistance des normes de compétence sur des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux qui savent, qui recherchent les faits et qui font preuve de certitude plutôt que de partir d’une position curieuse ou d’une remise en question, et encore moins d’une conceptualisation de la justice sociale; autrement dit, des travailleurs qui sont épistémiquement obéissants au discours dominant du néolibéralisme.

On peut voir l’avenir du travail social dans des endroits comme le Royaume-Uni, où il y a des points d’entrée imposés par le gouvernement dans le travail de protection de l’enfance et de santé mentale qui contournent essentiellement l’éducation universitaire (Cooper, Schraer et McNicoll, 2016). L’avenir est ici aussi, avec les effets du néolibéralisme dont il a été question plus haut. Ces changements, qui vont bon train dans le domaine, ont des répercussions profondément troublantes sur l’objectif de justice sociale de la pratique du travail social. Ce qui est plus préoccupant encore, c’est l’impact sur les gens qui ont besoin d’avoir accès à des services qui sont de moins en moins nombreux et de plus en plus fragmentés, et qui se trouvent confrontés à des travailleurs qui sont formés pour exécuter une pratique de travail social normative et pour démontrer qu’ils sont compétents en termes aussi réducteurs. Nous souhaitons conclure en disant que, même si l’espace est maintenant limité, la nécessité de la désobéissance épistémique n’a jamais été aussi critique.