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Comment les personnes aînées prenant part aux activités d’un organisme d’action communautaire vivent-elles les différentes mesures de confinement et de distanciation sociale décrétées par le gouvernement du Québec depuis mars 2020? Comment la situation pandémique s’inscrit-elle dans le parcours de vie des personnes, particulièrement sur le plan de leur trajectoire de participation sociale? Voilà les deux questions auxquelles souhaite répondre le projet de recherche « Personnes aînées, incapacités et confinement : expériences relatives à la participation sociale en contexte de COVID-19 » (Participation sociale et COVID-19 dans la suite du texte), amorcé à l’automne 2020 à l’Université Laval. Nous souhaitons mieux comprendre l’agencement des biographies participatives individuelles, des contextes sociaux dans lesquelles elles sont ancrées et des temporalités créées par la trame pandémique. Les résultats aideront au développement des savoirs concernant les expériences des personnes aînées en lien avec la COVID-19, une maladie infectieuse dont la nature et les conséquences sociosanitaires les ciblent singulièrement (Gouvernement du Québec, 2020).

Ayant pour objectif principal de faire connaitre le projet Participation sociale et COVID-19 dans une période de fort intérêt à l’égard des conditions de vie des personnes aînées, le présent texte abordera deux aspects de l’étude. D’abord, des éléments relatifs au devis de recherche seront traités; nous aborderons le cadre théorique ainsi que des enjeux méthodologiques ayant surgi depuis le début du projet, particulièrement sur le plan du recrutement et de la sélection des personnes participantes, ainsi que du séquençage des entretiens. Ensuite, des réflexions préliminaires émanant du matériel des pré-entrevues et des entrevues seront formulées. Elles ont trait premièrement au rapport au temps, et deuxièmement au rapport au corps.

Côté cour : un devis en mouvement

La recherche s’inscrit dans un paradigme socioconstructiviste, car elle entend explorer le sens que les participants accordent au sujet à l’étude (Padgett, 2016). De manière conséquente, la méthode est qualitative et l’étude déploie une approche narrative, qui consiste à s’intéresser aux expériences humaines à partir de la manière dont les protagonistes en parlent (Clandinin et Huber, 2010). Le principal matériau de l’étude sera donc constitué du récit des événements tels que vécus et racontés par les personnes participantes (Czarniawka, 2004). Ces histoires porteront non seulement sur leur trajectoire de participation sociale en contexte de COVID-19, mais aussi sur d’autres trajectoires concomitantes, comme les trajectoires familiale et conjugale, avant et depuis les mesures de confinement et de distanciation sociale. La perspective théorique est celle du parcours de vie, ce dernier pouvant se définir comme une séquence d’événements et de rôles socialement construits, respectivement vécus et joués par un individu (Elder et Glen Jr, 1998), et ordonnancés dans le temps et le contexte historique (Gherghel et Saint-Jacques, 2013). Le parcours de vie peut être entrevu comme une mosaïque composée « de l’ensemble des trajectoires d’un individu (familiale, éducationnelle, professionnelle, résidentielle, etc.) » (Gherghel et Saint-Jacques, 2013, p. 14).

La théorie du parcours de vie met donc en lumière l’importance du temps, du contexte, du processus et du sens pour comprendre le développement humain (Bengtson et Allen, 1993). Dans le cas de la présente recherche, nous utiliserons ces notions pour appréhender les histoires de personnes aînées prenant part aux activités d’au moins une organisation communautaire ou associative quant à la trajectoire de leur participation sociale dans le contexte de la COVID-19. Différentes sources d’informations seront sollicitées en plus du récit oral (Clandinin et Connelly, 2000), comme des photographies, des extraits de journal personnel, des échanges de textos ou de courriels, ou encore du matériel médiatique que souhaiteront partager les participants pour appuyer ou compléter leurs dires. Nous rencontrerons 50 personnes aînées dans le cadre de deux entretiens individuels en profondeur qui seront réalisés à distance, soit par téléphone, soit par le biais d’un logiciel de visioconférence. Les répondants doivent habiter à leur domicile (et non dans un milieu de vie substitut) et résider dans les régions de la Capitale-Nationale et de Chaudière-Appalaches. Dans une optique intersectionnelle (Calasanti et King, 2015), nous entendons maximiser la diversité de l’échantillon sur différents plans : l’âge, la présence et le type d’incapacités, le genre, le groupe socioéconomique et, possiblement, l’appartenance socioculturelle.

L’analyse consistera en premier lieu à réaménager chacune des histoires collectées en fonction d’un déroulement chronologique (Ollerenshaw et Creswell, 2002) individuel. Nous analyserons chaque « ligne de vie » à l’aide des balises conceptuelles fournies par la théorie du parcours de vie (Gherghel et Saint-Jacques, 2013), en posant des questions inspirées de cette dernière publication, telles que : la personne a-t-elle vécu les mesures de confinement et de distanciation comme un événement perturbateur (fait ponctuel relevant du milieu de vie et ayant pour effets d’accentuer la continuité et la stabilité des caractéristiques individuelles) de sa trajectoire de participation sociale, ou encore comme un tournant (changement substantiel de trajectoire qui engendre des effets durables)? A-t-elle senti qu’elle avait la capacité et la possibilité de faire des choix (intentionnalité ou agency) relativement à sa participation sociale depuis la mi-mars 2020? Comment situe-t-elle cette période dans son parcours de vie plus large (lifespan), ses projections de l’avenir, ou encore son cheminement social comme personne aînée (trajectoire sociale généralement suivie, ou, à tout le moins, socialement suggérée suite à la transition vers la retraite)?

Les « lignes de vie » personnelles seront ensuite agglomérées pour créer une chronologie collective intégrant non seulement les trajectoires de participation sociale explorées, mais aussi les mesures gouvernementales et la couverture médiatique les jalonnant. Cette stratégie analytique rendra visible la chronologie intégrée de ces trois discours, illuminant de possibles concomitances entre le contenu des entretiens et les actualités gouvernementales et médiatiques.

Côté jardin : les premiers entretiens

En matière de travail de terrain, amorcé au début du mois d’octobre 2020 auprès de partenaires gouvernementaux, associatifs et communautaires de la chercheure responsable (Raymond), le recrutement s’est révélé très fructueux. Nous pouvons faire l’hypothèse que le contexte actuel, générateur d’expériences difficiles ou inédites ainsi que d’un ralentissement d’activités pour plusieurs personnes (Institut national de santé publique du Québec, 2020; Organisation mondiale de la santé, 2020), suscite le désir de participer à des entretiens permettant aux répondant d’engager un exercice réflexif sur leur vécu depuis le début de la pandémie. L’affluence de personnes désirant participer au projet (qui a d’ailleurs amené l’équipe à faire le choix de rencontrer 50 participants au lieu des 20 prévus au protocole originel) nous oblige à choisir les personnes qui participeront à la série de deux entretiens en fonction des critères évoqués plus haut… et donc à ne pas sélectionner une partie des personnes intéressées à nous parler. Cette situation exige une conduite éthique irréprochable (Université Laval, 2019), et ce, pour ne pas provoquer de déception chez les participants potentiels. Dès les premières semaines du recrutement, nous avons donc convenu des pratiques suivantes : faire une entrevue de présélection, d’une durée moyenne de 20 minutes, avec l’ensemble des personnes ayant communiqué avec nous, ce qui donne l’occasion d’échanger sur le sujet à l’étude; être transparent quant au fait qu’une partie des personnes ne pourront être rappelées pour les entretiens; et offrir la possibilité de participer à des projets de recherche ultérieurs menés par la chercheure responsable.

Quant aux entretiens comme tels, les personnes que nous avons rencontrées jusqu’ici évoquent qu’être interviewées leur offre l’occasion de s’exprimer sur leur expérience d’un contexte neuf. Cet espace introspectif, où leur vécu est pris en compte et valorisé, peut s’avérer bénéfique et libérateur pour les participants. Sur le plan du contenu, deux thèmes émergent des premiers entretiens individuels réalisés : le rapport au temps et le rapport au corps.

Dans le cas du rapport au temps, l’expérience des débuts de la pandémie de COVID-19 est fortement marquée par la temporalité en raison de la succession quotidienne d’annonces faites par les autorités gouvernementales, dont la résonance se trouve amplifiée par la chambre d’écho médiatique. Ces messages continuels informaient la population de la fermeture des lieux publics, de mises sur pause et d’annulations de nombreuses activités, de restrictions aux déplacements inter-régionaux ainsi que du confinement à la maison pour certains groupes de la population. Certains parlent de « temps nouveaux » (Confavreux, 2020), de « désorientation » (Perroy, 2020), pour caractériser les aspects inédits de l’époque. À partir de l’été, cette intensité a ralenti, pour reprendre de plus belle à l’automne avec la « 2e vague ». La correspondance entre les saisons météorologiques et les saisons sanitaires au Québec, a ajouté une autre dimension temporelle. À chacune de ces périodes , printemps, été puis automne 2020 correspond un lot spécifique de statistiques, de consignes sanitaires et d’incertitudes quant à la suite des choses, démontrant le caractère fluctuant de la pandémie de COVID-19 entre la 1ère et la 2e vague. Sur le plan des individus il est à se demander si la pandémie a actuellement changé la perception du temps des adultes, ce qu’explore d’ailleurs, une équipe internationale de recherche (Institut des sciences du vivant Frédéric Joliot, 2020).

Les premiers répondants de l’étude Participation sociale et COVID-19 parlent beaucoup du temps, d’abord du temps gagné. Des personnes, habituellement impliquées plusieurs heures par semaine dans une organisation, disent « bien vivre » le ralentissement ou l’arrêt de leurs occupations. Pour certains, il s’agit d’une occasion de remettre en question un rythme de vie exigeant et les sources de motivation de leur engagement bénévole; à d’autres, la pandémie offre une redécouverte du temps « libre », « à soi » et « pour soi » qu’ils apprécient. Ces constats paraissent annoncer un réaménagement des activités post-pandémie pour certains participants. Nous pourrons subséquemment les examiner sous l’angle du concept de point tournant de la théorie du parcours de vie ainsi que du cheminement social attendu des personnes aînées dans notre société, marqué par l’idée du vieillissement actif (gouvernement du Québec, 2012, 2018). L’un des piliers de ce modèle dominant en matière de politiques publiques sur le vieillissement est la participation dans des activités contributoires au développement du Québec, comme le bénévolat, les soins aux proches et le prolongement de la période de travail salarié (Raymond et coll., 2016). D’une certaine manière, il est collectivement espéré que les personnes aînées soient « productives », d’où l’intérêt de voir ce qu’il advient de ce cheminement social dans une période de possibles bouleversements individuels comme celle de la COVID-19.

Un autre aspect du rapport au temps pandémique peut être résumé avec l’idée du temps perdu. Suscitant des mesures sanitaires génératrices de nombreuses restrictions quant aux activités habituelles, surtout les activités en présence d’autres personnes ou impliquant des déplacements, la pandémie représente, pour les premières personnes interrogées, une sorte d’épée de Damoclès pesant sur la possibilité de réaliser leurs projets. Il est devenu plus difficile de « profiter de la retraite »; l’évolution de cette dernière étant marquée par l’imprévisibilité. Pourront-elles concrétiser leurs envies de voyage? Prendre soin de la manière désirée de membres de leur famille n’habitant pas avec elles, par exemple en s’investissant intensivement auprès des petits-enfants ou en accompagnant un proche en fin de vie? Apparait l’idée que dans 6 mois, 1 an ou 2 ans, « il sera trop tard »; la survenue d’ennuis de santé pourrait annihiler les plans de voyage, les petits auront grandi, le proche sera décédé. Le temps post-pandémie, conditionnel, ne semble pas être un terreau fertile pour recommencer à rêver le futur. Considérant que des études démontrent des liens entre montrant des liens entre la perception du futur et le bien-être psychologique des personnes aînées (Brothers et coll., 2016), il apparaît judicieux d’approfondir la place occupée par la COVID-19 dans la perception de l’avenir des personnes interrogées.

Le rapport au corps est un deuxième thème central abordé par les participants dans nos premiers entretiens. Avec les restrictions aux activités et aux déplacements des personnes aînées, le corps est souvent moins mobile, préparé et paré, en interaction. Comme nous l’avons vu avec le thème précédent, une certaine ambivalence est présente dans les premiers récits recueillis quant au niveau d’activité : cohabitent le désir de prendre soin de sa santé physique en remplaçant les activités pré-COVID-19 par d’autres prétextes de sortir de la maison, de bouger, de faire de l’exercice, et celui de prendre une pause et de « relaxer ». Concrètement, des participants expriment la crainte que cette période de confinement et de ralentissement, ait un impact délétère sur leur participation sociale extérieure à la maison, et donc sur la stimulation de leurs activités physiques et cognitives. Déconditionnement, prise de poids et démotivation à prendre soin de soi étaient parmi les conséquences du confinement mentionnées en la matière.

Comme un consensus scientifique célèbre les effets positifs de la participation sociale sur la santé physique et mentale des personnes aînées (Chen et coll., 2019), le désengagement de pratiques participatives suggéré par nos premiers résultats pose question. Ce retrait peut être perçu comme étant contraire à l’éthique du vieillissement actif, ou « réussi », à laquelle nous avons fait référence en parlant du rapport au temps. Cette rhétorique est empreinte de normes quant au niveau d’activité attendu des personnes aînées qui « vieillissent bien » (Grenier, 2012; Stephen, 2005). Selon les discours politiques et médiatiques en vigueur, la participation sociale est l’un des moyens privilégiés, pour les personnes aînées, de prendre leurs responsabilités et de concrétiser de saines habitudes de vie (Grenier et coll., 2016) les rapprochant de l’idéal d’une « jeunesse obligatoire » (Gibbons, 2016). Les données récoltées dans le cadre de la présente étude nous permettront donc d’interroger les perceptions et l’intentionnalité des participants quant à cette injonction contemporaine du self-care.

En conclusion, il est possible d’envisager la recherche Participation sociale et COVID-19 comme une occasion de prise de parole pour les personnes aînées dont les résultats pourront permettre de métisser les propos, souvent paternalistes et protecteurs, diffusés à leur égard depuis le début de la pandémie, ainsi que de les situer comme actrices, et non seulement comme victimes, de cette crise sanitaire mondiale.