Corps de l’article

La période de transition à la vie adulte serait un moment de changements dynamiques et complexes. De 18 à 29 ans, les jeunes adultes se développeraient sur les plans émotionnel, neurodéveloppemental et social (Wood et coll., 2018). Selon Arnett (2000, 2014), la transition à la vie adulte serait une période marquée par un plus grand degré de liberté. Les jeunes adultes ne seraient plus soumis au même niveau de contrôle parental, mais n’auraient pas encore les responsabilités liées aux rôles sociaux de l’adulte. Ils seraient donc libres d’explorer qui ils sont dans une variété de domaines comme les relations amoureuses, les études académiques et le marché du travail. Ces explorations seraient cruciales dans le processus de construction identitaire des jeunes adultes. Il s’agirait également d’une période où les personnes atteindraient d’importants jalons développementaux : compléter son éducation, commencer sa carrière professionnelle, quitter la maison, se marier ou devenir parent (Pinquart, 2014). Ces différentes transitions agiraient comme des points pivots dans la vie des individus et, si elles sont perturbées, pourraient affecter les trajectoires de développement d’une personne. Le succès de la transition à la vie adulte dépendrait des ressources personnelles, familiales et sociales d’un individu en plus des interactions réciproques et dynamiques qu’il entretient avec son environnement (Wood et coll., 2018). L’arrivée d’un événement perturbateur, comme une maladie ou de la douleur chronique, pourrait donc venir affecter de manière considérable la transition à la vie adulte.

Si l’impact des maladies chroniques sur la transition à la vie adulte est un sujet assez bien documenté dans la littérature (Banovic et coll., 2018; Fernandes et coll., 2014; Huang et coll., 2011; Pinquart, 2014), très peu de chercheurs ont tenté de comprendre comment la douleur chronique peut influencer le parcours de vie des jeunes (Murray et coll., 2020). Considérant que plusieurs enjeux comme la stigmatisation, l’invalidation, le manque de formation des professionnels ainsi qu’une plus grande diminution de la qualité de vie distingueraient la douleur des autres maladies chroniques (Forgeron et coll., 2017; Kudrina et coll., 2022), il importe de documenter davantage la transition à la vie adulte ainsi que le fonctionnement social des jeunes qui en sont atteints.

Touchant près de 20 % de la population mondiale et près d’un Canadien sur quatre, la douleur chronique aurait d’importants impacts économiques et sociaux (Santé Canada, 2020; Treede et coll., 2015). Il est estimé que la douleur chronique engendrerait des coûts directs et indirects en perte de productivité ainsi qu’en services dispensés de 38,3 milliards à 40,4 milliards au Canada chaque année (Santé Canada, 2020). Aussi, la douleur chronique impacterait négativement la participation sociale, la qualité de vie, le bien-être, le fonctionnement physique, les relations sociales ainsi que la famille des personnes qui en sont atteintes (Eccleston et coll., 2008; Santé Canada, 2019; Stinson et coll., 2013). Considérant ces données, la douleur chronique serait de plus en plus reconnue comme étant une problématique de santé publique majeure (Dorner, 2018; Murray, de la Vega, et coll., 2022).

Si elle touche davantage les personnes plus âgées (Fayaz et coll., 2016; Johannes et coll., 2010; Tsang et coll., 2008), les jeunes adultes n’en demeuraient pas moins considérablement touchés (Murray, de la Vega, et coll., 2022). Mondialement, environ 11,6 % des jeunes adultes vivraient avec de la douleur chronique (Murray, de la Vega, et coll., 2022). Or, alors que plusieurs études se sont concentrées sur les populations adultes et pédiatriques, très peu ont été réalisées auprès des jeunes adultes (Brown et coll., 2021; Murray, de la Vega, et coll., 2022).

Aussi, dans une perspective biopsychosociale, la douleur serait le résultat d’interactions dynamiques entre des facteurs physiologiques, psychologiques et sociaux qui s’influenceraient mutuellement (Meints et Edwards, 2018). La prise en charge interdisciplinaire qui permet de travailler simultanément toutes ces dimensions serait donc reconnue comme étant le meilleur moyen d’accompagner une personne vivant avec douleur chronique (Gatchel, 2004). Or, la plupart des connaissances et des interventions dans le champ de la douleur chronique porteraient sur les aspects physiques et psychologiques de la maladie, mais très peu se pencheraient sur les répercussions sociales et sur le fonctionnement social de la personne qui souffre (Simons et coll., 2010). La présente recension des écrits vise donc à explorer les connaissances existantes sur la transition à la vie adulte des jeunes avec de la douleur chronique.

Méthodologie

La question à la base de la présente recension des écrits est la suivante : quelles sont les répercussions de la douleur chronique sur le fonctionnement social des jeunes en transition vers la vie adulte ? Une recension des écrits narrative a été privilégiée considérant le caractère émergent de la thématique de la transition à la vie adulte des jeunes vivant avec de la douleur chronique et la difficulté de produire des études avec de grands échantillons (Framarin et Déry, 2021). Pour répondre à la question, les banques de données Medline, PsychINFO, Social Services Abstracts, Social Work Abstracts, Érudit et CAIRN ont été interrogées. Les textes pertinents situés dans les bibliographies des articles sélectionnées ont également été retenus. Comme notre sujet est émergent et que peu d’articles étaient disponibles en combinant l’ensemble de nos concepts, nous avons effectué deux recensions parallèles. Pour la première, qui porte sur l’impact de la douleur chronique et des maladies chroniques[1] sur la transition à la vie adulte, nous avons utilisé les mots-clés suivants : chronic pain, persistant pain, chronic disease* transition*, lifecourse, life transition, life-span transition, healthcare transition, pediatric to adult care transition, young adult*, emerging adult*, douleur chronique, maladie chronique, parcours de vie, transition à la vie adulte, transition de soin, transition des soins pédiatriques aux soins adultes et jeune* adulte*. 330 résultats ont été générés. Pour la deuxième, qui porte sur les effets de la douleur chronique sur le fonctionnement social des jeunes adultes, nous avons utilisé les mots-clés suivants : chronic pain, persistant pain, social function*, psychosocial function*, psychosocial need*, participation, quality of life, well-being, social roles, young adult*, emerging adult*, douleur chronique, fonctionnement social, fonctionnement psychosocial, besoins psychosociaux, participation, qualité de vie, bien-être, rôles sociaux et jeune* adulte*. 105 résultats ont été générés. À l’aide du logiciel Covidence, les doublons ont été écartés et un premier tri a été effectué en fonction du titre et du résumé de chacun des documents. Par la suite, les articles ont été analysés dans leur intégralité et ont sélectionné en fonction des critères suivants : documents s’intéressant aux jeunes adultes avec de la douleur chronique ou avec une maladie chronique causant de la douleur, publiés en langue française ou anglaise. Tous les documents ne présentant pas ces caractéristiques ont été exclus. Pour chaque document retenu, les informations suivantes ont été extraites et rassemblées dans un tableau Excel : 1) le nom des auteurs, le pays où s’est déroulé la recherche et l’année de publication; 2) le type d’article; 3) le cadre théorique; 4) l’échantillon et les caractéristiques des participants; 5) les types de douleur des participants; 6) les questions ou les objectifs de la recherche; 7) la méthodologie et 8) les résultats. Suivant l’approche proposée par Paillé et Mucchielli (2021), les résultats des articles ont par la suite été analysés par le biais d’une approche thématique.

Résultats

Lors de la recherche documentaire, 435 documents ont été trouvés. Après le retrait des doublons ainsi que la lecture des titres, des résumés et du texte intégral de certains articles, 30 documents ont été sélectionnés pour cette recension des écrits, incluant des recherches empiriques, des revues de la littérature, des méta-analyses et des chapitres de live (voir Figure 1). Chacun des documents a été choisi en raison de sa pertinence par rapport à notre thème de recherche.

Figure 1

Processus de sélection des articles

Processus de sélection des articles

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L’analyse thématique des résultats des articles a permis de faire ressortir trois grandes catégories soit les répercussions de la douleur chronique sur la période de transition à la vie adulte, le passage des soins pédiatriques aux soins pour adulte et les répercussions de la douleur chronique sur le fonctionnement social des jeunes adultes. Afin de répondre à notre question de recherche et de mieux comprendre la période de transition à la vie adulte en contexte de douleur chronique, ces trois grands thèmes et leurs sous-catégories seront présentés dans les prochaines sections.

La transition à la vie adulte en contexte de douleur chronique

Selon Wood et coll. (2018), être atteint d’une maladie chronique lors de l’arrivée à la vie adulte serait un défi important, puisque la condition de santé des jeunes adultes pourrait venir compromettre l’adoption de leurs rôles d’adulte et leur processus de prise d’indépendance. Banovic et coll. (2018) rapportent, par le biais d’un récit de vie, que grandir avec maladie chronique pourrait amener les jeunes adultes à décaler dans le temps leur processus de consolidation de soi et d’autonomisation. Dans une méta-analyse, Pinquart (2014) montre qu’en raison des limitations qu’engendre la maladie au niveau des habilités fonctionnelles et de la participation sociale, plusieurs jalons développementaux ne seraient que partiellement, voire pas du tout atteints par les jeunes atteints de maladie chronique : les personnes atteintes de maladies chroniques, comparativement aux jeunes adultes en santé, seraient 23 % moins nombreuses à obtenir un diplôme d’études supérieures, 22 % à déménager hors de la maison parentale, 25 % à trouver un emploi, 27 % à être marié et 28 % à avoir des enfants.

Selon Higginson et coll. (2019), certaines similarités existeraient avec l’expérience de transition à la vie adulte en contexte de maladie chronique, mais il serait possible de croire que l’expérience des jeunes adultes atteints de douleur chronique est différente, notamment en raison de plusieurs enjeux spécifiques à la douleur : stigmatisation, invalidation, manque de formation des professionnels et plus grande diminution de la qualité de vie comparativement aux autres maladies chroniques (Forgeron et coll., 2017; Kudrina et coll., 2022).

Dans une étude de cas réalisée auprès de deux adolescentes atteintes de douleur chronique, Logan et Meltzer (2006) montrent que la transition à la vie adulte causerait beaucoup de stress. De plus, Murray et coll. (2020) rapportent dans une étude par questionnaire réalisée auprès de 14 790 participants avec et sans douleur chronique que cette condition de santé chez les jeunes adultes serait associée à plusieurs dimensions de désavantage socio-économiques. Ils seraient moins nombreux à obtenir des emplois à temps plein et à faire des études supérieures. Cela est susceptible d’avoir des impacts sur l’ensemble de la vie des individus, puisqu’un revers dans la trajectoire professionnelle d’un jeune adulte déboucherait souvent sur une moins bonne réussite et une plus lente progression développementale (Wood et coll., 2018). En plus de vivre les changements associés à la transition à la vie adulte, les jeunes atteints de douleur chronique vivraient un chamboulement dans la prise en charge de leur condition : la transition des soins pédiatriques aux soins adultes (Higginson et coll., 2019).

Le passage des soins pédiatriques aux soins adultes

Le passage[2] des soins pédiatriques aux soins adultes, souvent mal planifié, serait difficilement vécu par les jeunes adultes et leurs proches. Selon Gorter (2009, p. 363), ce passage expérimenté par les jeunes adultes représenterait pour eux un « événement de crise comparable à l’expérience de tomber d’une falaise » (traduction libre). Nous avons recensé, au sein de la littérature, trois éléments qui expliqueraient pourquoi le passage des soins pédiatriques aux soins adultes représenterait un enjeu pour les jeunes atteints de douleur chronique. Il s’agit du choc de culture entre les deux milieux de soins, la mauvaise préparation des patients et le manque d’accessibilité à des services adaptés.

Un choc de culture : de la bienveillance à l’autonomie. Dans une étude qualitative réalisée auprès de 10 jeunes atteints de maladies chroniques et de 24 professionnels de la santé, Huang et coll. (2011) montrent que les soins pédiatriques et les soins adultes adopteraient deux cultures bien différentes. En effet, les soins pédiatriques auraient une approche bienveillante, interdisciplinaire et centrée autour de la famille. L’enfant recevrait de nombreux services et le fait d’être aidé de ses proches pour la gestion de sa condition serait valorisé. Les soins adultes contrasteraient radicalement de cette approche en faisant la promotion de l’autonomie et de l’indépendance du patient. Les professionnels prendraient généralement moins de temps et seraient plus directs avec les jeunes adultes. La participation de leurs parents ne serait plus encouragée et même mal perçue par certains intervenants (Ardoin, 2018). Ce changement de culture serait donc déstabilisant pour les jeunes adultes. Toutefois, si plusieurs jeunes adultes subissent un choc lors de la transition vers les soins adultes, ce serait notamment parce qu’ils y seraient mal préparés (Forgeron et coll., 2017; Higginson et coll., 2019; Huang et coll., 2011).

La préparation à la transition. Higginson et coll. (2019), dans une étude qualitative réalisée auprès de 9 participants atteints de douleur chronique âgés de 18 à 23 ans, rapportent que le fait de transitionner vers les soins adultes à cet âge représenterait un défi pour les participants, puisque ceux-ci apprendraient encore à développer leur individualité et leur capacité à être autonome. Conséquemment, leur demander de prendre en charge leur condition de santé sans aucun support serait inadapté à la période développementale qu’ils traversent. Sur le plan organisationnel, très peu de services ou de ressources seraient alloués à la préparation à la transition aux soins pour adultes (Huang et coll., 2011; Kudrina et coll., 2022; Oreper et coll., 2022). Dans leur étude, Huang et coll. (2011) identifient que l’absence de communication entre les professionnels des soins pédiatriques et des soins adultes, le manque de ressources éducationnelles disponibles aux jeunes pour les préparer à la transition ainsi que le manque de protocoles systématiques constitueraient d’importantes barrières au succès des transitions de soins. Au Québec, une étude qualitative réalisée auprès de jeunes adultes atteints de douleur chronique et de professionnels de la santé par Kudrina et coll. (2022) arrive à un constat similaire : de meilleurs services pour améliorer la capacité des jeunes à naviguer entre ces deux systèmes, la mise en place de stratégies de communication entre les différents paliers de soins ainsi qu’une standardisation des processus de transition pour en favoriser la prédictibilité aideraient les jeunes adultes à transitionner plus facilement vers les soins adultes. Un autre problème résiderait toutefois dans l’accessibilité des services. S’il est important d’améliorer la préparation des jeunes adultes, encore faut-il qu’il y ait des services pour adultes vers lesquels ils peuvent se tourner.

Un manque d’accessibilité et d’adaptabilité des services. Kudrina et coll. (2022) rapportent qu’au Québec, les services multidisciplinaires spécialisés dispensés dans les cliniques de la douleur demeureraient largement inaccessibles. Il y aurait en effet un manque de ressources dans les cliniques spécialisées en douleur pour les adultes (Forgeron et coll., 2017). Conséquemment, ce ne serait pas tous les enfants atteints de douleur chronique qui y seraient transférés et plusieurs seraient redirigés vers leurs médecins de famille. Or, ceux-ci manqueraient de formation pour intervenir de manière adéquate en douleur chronique (Higginson et coll., 2019). De plus, pour accéder aux services spécialisés en douleur, les temps d’attentes seraient longs (Kudrina et coll., 2022). Les participants de l’étude d’Higginson et coll. (2019) rapportent avoir attendu jusqu’à trois ans afin d’avoir accès à des soins adultes, leurs symptômes se détériorant durant l’attente en raison de la rupture de service et du stress que celle-ci engendrerait.

En plus du manque d’accessibilité, un autre problème se poserait lorsque les jeunes adultes accèdent aux services : ceux-ci ne seraient pas adaptés à leur âge. Dans une étude qualitative réalisée auprès de patients et d’intervenants, Stinson et coll. (2013) expliquent que les traitements de la douleur seraient développés pour des adultes d’âge moyen et ne répondraient donc pas aux besoins développementaux des jeunes adultes. De plus, lorsque ces derniers intègreraient des services ou des thérapies de groupe, ils se retrouveraient avec des personnes plus vieilles qu’eux et trouveraient difficile de créer des liens significatifs. Des groupes d’éducation et de soutien en fonction de l’âge seraient souvent demandés par les jeunes adultes, mais ceux-ci demeureraient très rares (Higginson et coll., 2019; Oreper et coll., 2022).

En bref, la période de transition à la vie adulte serait caractérisée par plusieurs changements importants : départ de la maison familiale, entrée sur le marché du travail, etc. Il s’agirait d’un moment où les jeunes adultes exploreraient qui ils sont et forgeraient leur identité. La littérature scientifique entourant la période de transition à la vie adulte en contexte de douleur chronique permet d’éclairer les défis vécus par cette population durant cette étape développementale : leur condition de santé complexifierait leur prise en indépendance ainsi que la réalisation de plusieurs jalons développementaux liés à leur âge. Aussi, le passage des soins pédiatriques aux soins adultes serait une étape difficile, stressante et susceptible d’affecter leur santé. Toutefois, les articles présentés jusqu’à maintenant se concentrent davantage sur la transition à la vie adulte de manière globale et ne décrivent que peu comment la douleur est vécue au quotidien par les jeunes adultes. Le concept de fonctionnement social guidera donc la prochaine section afin de mieux comprendre comment la douleur affecte toutes leurs sphères de vie, jour après jour.

Les répercussions de la douleur chronique sur le fonctionnement social des jeunes adultes

Conceptualisé depuis la deuxième moitié du XXe siècle comme étant « l’objet d’étude et d’intervention » du travail social (Alary, 2009, p. 46), le fonctionnement social :

[…] renvoie aux interactions et aux interinfluences entre les moyens et les aspirations d’une personne à assurer son bien-être, à réaliser ses activités de la vie quotidienne et ses rôles sociaux pour satisfaire ses besoins avec les attentes, les ressources, les opportunités et les obstacles de son environnement (Barker, 2003; Sheafor et Horejsi, 2006). Les interactions entre les caractéristiques de la personne et celles de son environnement influencent son fonctionnement social

Boily et Bourque, 2011, p. 8

Pour mieux comprendre comment la douleur affecte le quotidien des jeunes adultes, nous présenterons ses répercussions sur la sphère individuelle, mais aussi sur plusieurs composantes de l’environnement des jeunes adultes : les sphères familiale, interpersonnelle et occupationnelle.

Les répercussions de la douleur sur la sphère individuelle. La sphère individuelle renvoie aux caractéristiques de la personne ainsi qu’à ses besoins pour qu’elle soit en mesure d’atteindre un niveau de bien-être satisfaisant, d’actualiser ses rôles sociaux et de réaliser ses activités de la vie quotidienne (Boily et Bourque, 2017). Sur le plan physique, les douleurs persistantes pourraient causer de l’insomnie, une perte d’appétit, de la fatigue, une baisse de la libido ainsi que de l’irritabilité (Castle et coll., 2007). Sur le plan psychologique, la douleur chronique serait souvent accompagnée de plusieurs comorbidités psychiatriques telles que les troubles de l’humeur, les troubles anxieux ou les troubles d’abus de substance (Dersh et coll., 2002). Si la nature de la relation entre la douleur chronique et les problématiques de santé mentale reste difficile à établir, il n’en demeure pas moins que la douleur chronique aurait d’importantes répercussions sur le bien-être psychologique des personnes qui en sont atteintes même en l’absence de diagnostic psychiatrique. Castle et coll. (2007) rapportent que la douleur, notamment raison de la fatigue et des obstacles fonctionnels qu’elle engendre, créerait beaucoup de désespoir, de colère, de tristesse et de peur face au futur.

Les répercussions de la douleur sur la sphère familiale. La sphère familiale touche principalement les relations avec la famille proche, soit les parents et la fratrie (Boily et Bourque, 2017). Castle et coll. (2007), dans une étude phénoménologique réalisée auprès de six jeunes atteints de paralysie cérébrale, rapportent que ceux-ci auraient tendance à dépendre de leur famille pour organiser leurs soins et obtenir du support. Twiddy et coll. (2017) arrivent à des conclusions similaires. Ils ajoutent toutefois que si certains jeunes adultes atteints de douleur chronique n’ont jamais été en mesure de développer des compétences pour être indépendants lorsque leurs parents s’occupent d’eux, ils conserveraient quand même le désir d’être autonome. Conséquemment, de nombreux conflits émergeraient entre le jeune adulte et ses parents en raison du désir d’indépendance de ce dernier qui ne pourrait être actualisé dans un contexte de perte d’autonomie engendrée par la douleur. Finalement, Stinson et coll. (2013, p. 603) rapportent que plusieurs jeunes adultes auraient l’impression d’être un fardeau pour leurs familles. Ce sentiment transparait dans le témoignage d’une de leur participante : « My family is very, very, very supportive. I actually feel like a complete burden to them cause they’re very supportive… I have so much guilt ». Il est à noter qu’à notre connaissance, aucune étude ne s’intéresse à la fratrie des jeunes adultes atteints de douleur chronique.

Les répercussions de la douleur sur la sphère interpersonnelle. La sphère interpersonnelle touche principalement les relations amicales et amoureuses (Boily et Bourque, 2017). Au niveau des relations amicales, les jeunes adultes atteints de douleur chronique auraient plus de difficulté à développer des amitiés et seraient nombreux à se sentir isolés (Higginson et coll., 2019; Murray et coll., 2020; Twiddy et coll., 2017). En raison de l’invisibilité de leur condition et de la stigmatisation associée à la douleur chronique, Higginson et coll. (2019) rapportent que plusieurs jeunes adultes ne parleraient pas de leur douleur à leurs amis, se privant ainsi d’un réseau de support. Stinson et coll. (2013), Twiddy et coll. (2017) et Kudrina et coll. (2022) montrent aussi que les jeunes adultes vivraient difficilement avec leur douleur chronique en raison du manque d’acceptabilité sociale de leur condition. Plusieurs jeunes adultes indiqueraient se sentir invalidés par leurs pairs ou par leurs proches en raison de leur âge. Ils seraient « trop jeunes » pour avoir de la douleur. Conséquemment, les jeunes adultes auraient l’impression de ne pas être crus, ce qui aviverait leur détresse et entrainerait un sentiment d’exclusion chez eux.

Au niveau des relations amoureuses, Stinson et coll. (2013) rapportent que les 17 jeunes adultes atteints de douleur chronique de leur échantillon auraient de la difficulté à maintenir des rapports amoureux durables. Cette incapacité à maintenir leur relation engendrerait une crainte d’être seuls pour toujours et de ne pas pouvoir avoir d’enfant en raison de cela. À l’inverse, l’étude de Murray et coll. (2020), réalisée sur un échantillon considérablement plus important de 14 790 jeunes avec et sans douleur chronique, montre que les jeunes adultes avec de la douleur chronique auraient tendance à se marier et à avoir des enfants à un plus jeune âge que leurs pairs en santé. Davantage de recherches seraient donc nécessaires pour savoir avec certitude l’impact de la douleur chronique sur les relations amoureuses. Les différentes études recensées arrivent, jusqu’à maintenant, à des résultats contradictoires.

Les répercussions de la douleur sur la sphère occupationnelle. La sphère occupationnelle touche principalement les rôles sociaux associés aux études et à la vie professionnelle (Boily et Bourque, 2017). Westendorp et coll. (2016), dans une étude qualitative réalisée auprès de 242 jeunes adultes atteints de douleur chronique, ont démontré que plus le niveau de douleur est élevé, plus le niveau d’éducation et le niveau d’emploi tendraient à être faibles. Au niveau des études, Murray et coll. (2020) montrent que les personnes atteintes de douleur chronique seraient nombreuses à s’arrêter aux études secondaires. Cela s’expliquerait notamment par le fait que la douleur causerait beaucoup d’absentéisme et qu’il pourrait être difficile pour ces personnes d’obtenir des accommodations auprès des instances scolaires (Jones et coll., 2018; Stinson et coll., 2013). Ainsi, certains jeunes adultes atteints de douleur chronique commenceraient leurs études universitaires, mais seraient contraints d’abandonner en raison du manque d’adaptation du cursus à leur condition (Higginson et coll., 2019).

Au niveau de la vie professionnelle, la douleur chronique perturberait également le développement du plein potentiel des jeunes adultes. Si la douleur chronique est associée au fait de commencer à travailler à temps plein à un plus jeune âge, peu de personnes occuperaient un emploi correspondant à la carrière qu’ils souhaitent avoir (Murray et coll., 2020). La prise de médication pour traiter la douleur comme les opioïdes viendrait également affecter la capacité des personnes à travailler à temps plein ou à conserver leur emploi (Santé Canada, 2020). Finalement, en fonction du degré de sévérité, la douleur chronique peut être une condition invalidante (Eccleston et coll., 2008; Rosenbloom et coll., 2017; Stinson et coll., 2013). Ainsi, plusieurs jeunes adultes touchés ne seraient simplement pas en mesure de travailler. Ils seraient 31 % plus nombreux que leurs pairs en santé à recevoir des prestations d’aide sociale (Murray et coll., 2020). Il est donc possible de conclure que la douleur chronique entraine des répercussions importantes sur le quotidien des jeunes adultes dans toutes leurs sphères de vie.

Discussion

Cette recension des écrits visait à documenter les répercussions de la douleur chronique sur le fonctionnement social des jeunes en transition vers la vie adulte. Des résultats présentés, il est possible d’identifier trois principaux constats. Premièrement, la période d’entrée à la vie adulte serait un moment crucial de découverte et de construction identitaire chez les jeunes (Arnett, 2000, 2014; Wood et coll., 2018). Or, le fait de vivre avec de la douleur chronique limiterait les possibilités d’exploration des jeunes adultes qui en sont atteints. Ils auraient donc plus de difficulté à définir qui ils sont et comment ils s’inscrivent dans leur environnement social. Deuxièmement, avoir de la douleur à un jeune âge ne correspondrait pas au parcours de vie typique où la maladie est perçue comme étant « anormale » avant un âge avancé (Elder, 1992; Elder et coll., 2003). Les jeunes adultes qui vivent avec de la douleur chronique, en dérogeant des normes sociales en raison de leur condition de santé, vivraient donc beaucoup de stigmatisation, d’invalidation et d’incompréhension de la part de leurs proches et de leurs pairs (Castle et coll., 2007; Stinson et coll., 2013; Twiddy et coll., 2017). Finalement, lorsqu’ils sont transférés des soins pédiatriques aux soins pour adultes, les jeunes vivant avec de la douleur chronique n’obtiendraient pas des services adaptés à l’étape de vie dans laquelle ils se situent (Stinson et coll., 2013). Dans des thérapies ou des services de groupes, ils se retrouveraient avec des personnes considérablement plus vieilles qu’eux et n’arriveraient pas à créer de sentiment d’appartenance (Higginson et coll., 2019; Oreper et coll., 2022). Ils vivraient donc une double solitude : face à leurs pairs en santé, mais aussi face aux autres personnes vivant avec de la douleur. Ces constats sont intéressants pour la discipline du travail social afin de guider de futures recherches et d’offrir une base sur laquelle les travailleurs sociaux pourraient appuyer leurs interventions auprès de cette population.

Limites des études

Les études citées dans cette recension ont plusieurs limites. Premièrement, la majorité des recherches et des interventions en douleur chronique se sont concentrées sur les populations pédiatriques et les adultes d’âge moyen (Brown et coll., 2021; Murray, Murphy, et coll., 2022; Murray et coll., 2021; Rosenbloom et coll., 2017; Stinson et coll., 2013; Twiddy et coll., 2017). Le faible nombre d’études empiriques portant sur les jeunes adultes atteints de douleur chronique que nous avons trouvées confirme la présence d’un vide de connaissance entourant ce groupe d’âge.

Deuxièmement, si quelques recherches ont étudié de manière qualitative le processus de transition des soins pédiatriques aux soins adultes en contexte de douleur chronique (Higginson et coll., 2019; Huang et coll., 2011; Kudrina et coll., 2022; Oreper et coll., 2022; Stinson et coll., 2013), aucune ne s’est intéressée au processus de transition à la vie adulte de manière plus large.

Troisièmement, nous n’avons trouvé que deux études canadiennes (Higginson et coll., 2019; Oreper et coll., 2022) et une étude québécoise (Kudrina et coll., 2022) sur le passage des soins pédiatriques aux soins adultes ainsi qu’une étude canadienne documentant les répercussions de la douleur chronique sur le fonctionnement social des jeunes adultes (Stinson et coll., 2013). Il y a donc peu de connaissances sur la réalité des jeunes atteints de douleur chronique en transition vers la vie adulte au Canada et au Québec. Ceci est problématique, puisque l’organisation des systèmes de santé varie d’un pays et d’une province à l’autre.

Finalement, il n’y a, à notre connaissance, aucune étude qui s’intéresse à l’impact de la douleur chronique sur le fonctionnement social et l’arrivée à la vie adulte de manière simultanée. Or, ces deux concepts sont complémentaires et permettent de comprendre de manière plus approfondie l’expérience des jeunes adultes atteints de douleur chronique. Pour de futures recherches, il serait important de documenter l’expérience de transition à la vie adulte ainsi que les répercussions de la douleur chronique sur le fonctionnement social des jeunes vivant avec de la douleur chronique au Québec afin de mieux comprendre leurs besoins ainsi que les facilitateurs et les obstacles qui influenceraient le vécu des jeunes adultes lors de cette importante étape de vie.

Le travail social, la douleur chronique et les jeunes adultes

À la lumière des résultats de cette recension et des limites des articles qui la compose, il apparaît que le champ de la douleur chronique gagnerait à ce que le travail social s’y investisse davantage. Comme la douleur affecterait la capacité de travailler, les relations sociales et le fonctionnement social d’un individu qui en est atteint, le travail social permettrait d’offrir une aide cohérente et complémentaire aux services promulgués par les autres professionnels du traitement de la douleur (Kelley et Clifford, 1997). Aux États-Unis, le rôle des travailleurs sociaux au sein des cliniques de la douleur est reconnu depuis les années 1970 (Schatman et Fortino, 2020), mais au Canada, il resterait encore peu répandu (King et coll., 2021).

De plus, la majorité des interventions déployées par les équipes multidisciplinaires de traitement de la douleur viseraient à diminuer les symptômes de douleur. Or, ces interventions ne permettraient pas de travailler sur plusieurs dimensions nécessaires au rétablissement comme la reprise de pouvoir, la quête de sens et la redéfinition de l’identité (MacDonald, 2000, 2008). Les approches anti-oppressives et narrative, souvent utilisées par les travailleurs sociaux, seraient intéressantes à mobiliser en douleur chronique, puisqu’elles permettraient aux personnes atteintes de faire reconnaître leur voix et de redéfinir leurs valeurs, leur identité et leur plan de vie malgré la persistance de la douleur (Chow et Fok, 2020; MacDonald, 2000, 2008).

En effet, selon Kelley et Clifford (1997), la douleur chronique peut amener la personne qui en souffre à adopter un rôle de malade. Dans cette situation, les symptômes de douleur prennent le dessus sur la vie de l’individu et prédominent tous les autres éléments de son identité. La douleur viendrait en quelque sorte éclipser les expériences de vie riches de sens que pourrait vivre la personne (Chow et Fok, 2020). Considérant cela, l’approche narrative, telle que développée par White et Epston (2003), serait pertinente puisqu’elle permettrait aux personnes vivant avec de la douleur chronique de briser leur solitude par le biais de conversations narratives avec leur intervenant. En se racontant, elles pourraient parvenir à transformer leur propre narratif en lien avec la douleur, à considérer des futurs alternatifs plus positifs et à rétablir une vie plus riche de sens. L’approche narrative, en travaillant sur les répercussions de la douleur sur l’identité, les valeurs, le sens donné à la vie et les plans pour le futur, pourrait donc permettre aux jeunes adultes vivant avec de la douleur de trouver un fonctionnement social satisfaisant pour eux. L’approche narrative permettrait aussi de combler les lacunes des approches médicales qui ne se concentrent que sur le traitement de la douleur (Chow et Fok, 2020).

De plus, la douleur chronique est une condition de santé souvent mal reconnue, invisible, invalidée et discriminée (Nicola et coll., 2021; Sheppard, 2020). En se retrouvant à l’intersection du capacitisme et de l’âgisme, les jeunes adultes vivant avec de la douleur chronique feraient face à des défis uniques. Non seulement ils se retrouveraient souvent marginalisés face aux personnes en santé en raison de l’invisibilité et de la mécompréhension de leur douleur, mais ils seraient aussi stigmatisés en raison de leur incapacité à s’inscrire dans un parcours de vie normatif (Ljuslinder et coll., 2020; Samuels, 2017; Sheppard, 2020). L’expression de leur douleur et leurs demandes d’aide seraient souvent banalisées ou rejetées en raison de l’idée que les jeunes ne devraient pas être malades (Sebring et coll., 2023). Pour les jeunes adultes issus de groupes marginalisés, plusieurs sources de discrimination comme du racisme, du sexisme, de l’homophobie ou de la transphobie s’ajouteraient au capacitisme et à l’âgisme, les positionnant ainsi à l’intersection de plusieurs facteurs d’oppression (Bilge, 2015; Hill Collins et Bilge, 2016). Les pratiques issues de la perspective anti-oppressive qui cherchent à faire valoir la parole, le savoir et les expériences des groupes opprimés et à engendrer une transformation sociale destinée à rétablir les rapports de pouvoir entre les groupes dominants et les groupes marginalisés seraient également très pertinentes pour accompagner les jeunes adultes vivant avec de la douleur chronique (Harris et White, 2018; Lee et coll., 2017; MacDonald, 2000, 2008). En validant leur expérience, en soulignant leurs forces, en remettant en question les préjugés en lien avec la douleur, en permettant aux jeunes adultes de rencontrer d’autres pairs vivant avec de la douleur chronique afin de briser leur isolement et en soutenant les initiatives de revendication et de mobilisation sociale provenant du terrain, les travailleurs sociaux, en s’appuyant sur des pratiques anti-oppressives, pourraient amener ces personnes à reprendre du pouvoir sur leur vie (MacDonald, 2000, 2008).

Les travailleurs sociaux gagneraient donc à être inclus dans les équipes de gestion de la douleur au Québec. En dehors des cliniques de la douleur, qui demeurent peu accessibles, les travailleurs sociaux travaillant dans les cliniques médicales de première ligne pourraient également collaborer avec les médecins omnipraticiens afin de répondre à l’ensemble des besoins biopsychosociaux des personnes vivant avec de la douleur et de les soutenir dans leur reprise de pouvoir. Les intervenants du secteur communautaire, quant à eux, pourraient jouer un rôle important pour les jeunes adultes atteints de douleur chronique en offrant des services innovants et en soutenant cette population dans leurs revendications et dans la défense de leurs droits.

Conclusion

En conclusion, cette recension des écrits visait à explorer les connaissances existantes sur les répercussions de la douleur chronique sur le fonctionnement social des jeunes qui en sont atteints. Les différents écrits recensés permettent de conclure que le fait de vivre avec de la douleur durant cette période de vie aurait d’importantes conséquences sur le plan personnel, familial, interpersonnel et occupationnel. La douleur, en raison de son invisibilité, serait également mal comprise et stigmatisée. Les jeunes adultes qui en sont atteints vivraient donc fréquemment un processus d’invalidation de leur douleur de la part de leurs pairs et de leurs proches. Au niveau organisationnel, le passage des soins pédiatriques aux soins adultes constituerait une importante perte de repère en raison d’un choc de culture, d’une mauvaise préparation et d’un manque d’accessibilité et d’adaptabilité des services à leurs besoins. Dans la discussion, nous avons soutenu que le travail social devrait jouer un plus grand rôle dans l’accompagnement des personnes atteintes de douleur chronique, notamment par le biais des approches narratives et anti-oppressives. Afin de contribuer à faire de la douleur chronique un champ de recherche et de pratique en travail social et de combler les limites des études présentées dans la présente recension, nous comptons réaliser, dans le cadre de notre doctorat en travail social, une étude qualitative, exploratoire et participative portant sur la transition à la vie adulte des jeunes avec de la douleur chronique. Nous espérons que cette recherche pourra aider ces personnes à obtenir les ressources qu’ils ont besoin pour s’épanouir malgré la persistance de la douleur.