Corps de l’article

L’étude des habitudes alimentaires envisagée comme vitrine des mutations culturelles et sociales est chose relativement nouvelle dans le monde académique. Alors que ces préoccupations scientifiques résultent, en quelque sorte, d’un intérêt populaire grandissant pour la nourriture et l’alimentation, nous constatons toutefois que l’intellectualisation du phénomène ne préoccupe plus seulement que les scientifiques. Heureusement, cette intellectualisation semble se démocratiser, au point où plusieurs acteurs à même la scène alimentaire québécoise – chefs, restaurateurs, critiques gastronomiques, agriculteurs, journalistes – participent dorénavant aux débats et réflexions entourant la culture culinaire québécoise.

C’est le cas du nouveau magazine Caribou[1], édité par Daniel Barbeau. Publication bimensuelle et plateforme souhaitant rassembler tout ce qui s’ourdit sur la scène alimentaire, cette revue se présente comme « le reflet et le témoin d’une culture culinaire, gastronomique et agroalimentaire québécoise en pleine construction de son identité[2] », et prétend informer et divertir en arrimant reportages, photographies, histoires et informations. De fait, la revue dont l’univers visuel est assuré par la designer Tania Jiménez s’inscrit précisément dans le nouveau genre littéraire des « livres de chef »[3], dans lesquels littérature, alimentation et art cohabitent harmonieusement. Le lecteur aura d’ailleurs tôt fait de remarquer, par exemple, que les illustrations ne se rapportent à aucune recette. Ce choix éditorial témoigne assurément du désir des fondateurs de s’éloigner le plus possible du tangible de la culture culinaire, c’est-à-dire de la culture en soi – les recettes –, afin d’apprécier et d’exprimer les idées et les histoires sur lesquelles sont fondées ces traditions, soit les habitudes et les identités culinaires québécoises du XXIe siècle. Enfin, la revue s’adresse particulièrement aux cuisinomanes – ceux qu’ils dénomment les  foodies – qui cherchent à réfléchir aux aspects sociologiques, historiques, politiques et ludiques en lien avec la scène alimentaire québécoise.

La formule du magazine est relativement semblable dans les deux premiers numéros : un premier article en guise d’introduction, quatre portraits d’acteurs de l’industrie agroalimentaire, une série d’articles de réflexions soutenues de collaborateurs clés, plusieurs entrevues et reportages d’acteurs influents, puis, deux séries de photos de photographes – le tout évidemment en lien avec la thématique proposée. Les deux premiers numéros sur lesquels repose cette brève critique ont pour thème respectivement « Les origines » et « Restaurants ». Alors que les idéateurs du magazine – Véronique Leduc, Audrey Lavoie, Vincent Fortier et Geneviève Vézina-Montplaisir – souhaitent par le premier thème explorer les racines de nos habitudes alimentaires, le second thème a pour but d’explorer ce qu’ont à dire les restaurants, ces créateurs de souvenirs olfactifs où s’expriment avec éloquence l’histoire et l’identité de la société québécoise.

Nuances sémantiques culinaires

Bien que ce magazine ne prétend pas avoir la rigueur d’une publication scientifique, il nous semble que certains termes, comme la culture, la tradition et l’identité, mériteraient d’être définis et, par extension, mieux utilisés. L’historien Yvon Desloges explore savamment ces nuances sémantiques.[4] Selon lui, les traditions culinaires ne peuvent être assimilées directement à une identité alimentaire : tradition et identité seraient deux choses distinctes qui évolueraient de manière relativement parallèle. Alors que la tradition serait un amalgame d’habitudes alimentaires à la fois transmises de génération en génération, mais aussi soumises à l’innovation et aux nouvelles cultures, l’identité culinaire serait plutôt, comme la définit Desloges, « la résultante de ce processus évolutif. » Or, puisque nos habitudes alimentaires changent constamment, l’identité culinaire serait ainsi soumise à l’évolution des traditions et se présenterait plutôt comme multiple, complexe et profonde. Ainsi, pour mieux comprendre notre identité culinaire du XXIe siècle, Desloges propose qu’il faudrait la décomposer à la lumière de la périodicité, mais aussi de l’altérité, c’est-à-dire selon plusieurs variables comme la classe sociale, l’âge ou la provenance culturelle. Bref, une interprétation plus nuancée de ces concepts centraux, fréquemment repris dans plusieurs des textes de la revue, serait à notre avis bénéfique, en ce qu’elle permettrait de brosser un portrait probablement plus juste, et précis, de ce monde que Caribou cherche à dépeindre.

Cela étant dit, le magazine Caribou, à la fois provocateur et mobilisateur, parviendra fort probablement, avec le temps, à devenir cette nouvelle plateforme où, comme l’espèrent ses fondateurs, germeront de nouvelles avenues de réflexions portant sur la scène culinaire québécoise. Peut-être sommes-nous finalement rendus, pour paraphraser Y. Desloges, à une croisée des chemins où une cristallisation de notre culture, de nos traditions et de notre identité devient enfin possible.[5]