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On associe volontiers la cuisine à des valeurs positives : subsistance, énergie, vigueur, santé, plaisir, gourmandise, convivialité... Mais dans nos assiettes s’affrontent aussi des enjeux de pouvoir. La question alimentaire est traversée par des systèmes politiques, économiques et culturels, elle implique des cadres normatifs, elle est chargée de consensus, qu’ils soient explicites ou implicites. Bref, elle est idéologique.

Pourtant, il ne s’agit pas d’un ensemble idéologique unifié. Dans chaque espace culturel, il y a bien une hégémonie, qui définit des représentations et des pratiques présentées comme normales ; mais cette norme entretient un dialogue complexe et souvent conflictuel avec des représentations concurrentes nombreuses et de plus en plus actives. À côté ou en marge de l’hégémonie se profile un éventail de visions et de pratiques qui repensent l’aliment – parfois de façon ouverte et critique, parfois dans l’ombre, dans la simplicité du quotidien. Ainsi au Canada, les conceptions puristes des cuisines nationales sont en déclin, et désormais, on voit les identités alimentaires culturelles se construire dans des évolutions plurielles et dynamiques, autant à l’échelle individuelle (pensons au cas des sujets migrants, notamment) que collective. Le répertoire culinaire dominant, enrichi par des produits et techniques venus d’ailleurs, s’actualise : les commerces et restaurants étrangers, où l’on vend une soi-disant authenticité et de l’exotisme, permettent certaines formes de rencontres interculturelles. Sur le terrain industriel, marqué par le poids des lobbys politiques et économiques, on assiste à la multiplication des acteurs réformistes qui portent des voix alternatives. La nouvelle version du Guide alimentaire canadien témoigne d’ailleurs de cette évolution. Dans un autre registre, des critiques mettent en question la supériorité de l’animal humain sur les animaux non humains, invitant à repenser autrement l’ontologie du vivant. De façon générale, il se produit une réévaluation du rapport du mangeur à ce qui se trouve dans son assiette. C’est en quelque sorte notre conception même de l’altérité et du comestible qui s’en trouve revisitée. Des hiérarchies qui avaient autrefois la force de l’évidence sont problématisées, suscitent le doute. Et cette complexification ne fait que commencer.

C’est pour participer à la réflexion que nous proposons le dossier « Cuisines en situation minoritaire ». Dans le monde alimentaire d’aujourd’hui, comment se vit le fait d’être, d’une manière ou d’une autre, « minoritaire » ? Est-ce nécessairement un écueil, une difficulté, un rapport de soumission à une hégémonie qui empêche la reconnaissance, ou cela peut-il mener (aussi) à des redéfinitions enrichissantes du rapport à l’aliment et à la cuisine ? En d’autres termes, le statut minoritaire mène-t-il à la minorisation, ou peut-il ouvrir à des formes autres de reconnaissance? Manger, dans le monde globalisé d’aujourd’hui, c’est goûter à tout ce qu’apporte une intense circulation de peuples, de cultures, de denrées et d’inventivité. Mais c’est aussi, bien souvent, faire face à un système alimentaire dépersonnalisé, voire destructeur, vivre la perte de saveurs, de sensations et d’odeurs, oublier des pratiques et des rituels. Il y aurait certes matière à se pencher sur ces effets délétères. Mais pour les fins de ce dossier, nous avons plutôt choisi de privilégier des avenues optimistes, qui montrent à l’oeuvre des formes de récupération positive du statut minoritaire. En effet, les mangeurs inventifs, qui appartiennent parfois à des populations marginalisées, migrantes ou diasporisées, ne se contentent pas d’enregistrer les manques associés à leur position. Par la création d’aventures alimentaires inédites qui acceptent les exils, mais aussi les proximités et les nouvelles communions, ils élaborent un nouvel imaginaire de la cuisine. Leurs savoir-faire organiques, développés dans le doute, l’esprit critique, l’ouverture et la découverte, ne peuvent que modifier les normes alimentaires dominantes. Faire la cuisine en situation minoritaire, c’est donc mener une forme de résistance clandestine : redécouvrir les infimes détails des secrets culinaires, créer, dans un univers à plusieurs dimensions, une cuisine inaccoutumée, faire confiance aux sens, à la valeur du partage et des métissages, autour de tables à géométrie variable où s’invitent des collectivités redéfinies. Toutes ces avenues, qui existent au moins potentiellement, permettent d’attester du renouveau de la figure même du minoritaire dans le contexte contemporain.

Pour répondre à son objet, notre dossier propose une multiplicité d’approches, puisant à la sociologie, au marketing, à la littérature et à la sémiotique. Cinq études invitent à interroger la position hégémonique de certains modèles alimentaires dans le contexte canadien, à penser de façon dynamique les rapports entre minorité et majorité, en particulier à la faveur de l’interculturalisme et du transculturalisme, ainsi qu’à revoir les hiérarchies qui structurent les représentations et les pratiques.

Alain Girard examine l’apport des immigrants à la diversification de l’espace social alimentaire à Montréal et le phénomène de transposition des pratiques alimentaires au sein de la société d’accueil. La réflexion de Girard s’appuie sur les études de cas de commerces d’alimentation dits ethniques. Cette démarche permet de voir à l’oeuvre un processus de transculturalisme qui, tout en suscitant une transformation des pratiques minoritaires, entraîne parallèlement une reconfiguration de l’identité culinaire montréalaise. C’est ainsi le rapport même entre minorité et majorité qui est questionné.

Jordan L. LeBel et Marie Le Bouthillier poursuivent l’examen de l’intégration de mets étrangers au sein de l’alimentation des Canadiens. À la faveur d’études de cas, les auteurs analysent les stratégies ayant favorisé l’essor d’aliments auparavant inexistants ou minoritaires dans les circuits de distribution traditionnelle : les tacos, la sauce Sriracha et la sauce soya. Comment et pourquoi le statut de ces produits s’est-il modifié pour s’intégrer désormais à l’offre standard des supermarchés ? L’analyse démontre que la trajectoire commerciale de ces aliments est liée à des facteurs tels que l’entrepreneuriat, le rôle des influenceurs et le choix les consommateurs, et qu’elle s’inscrit plus largement dans une évolution des goûts.

Dans le domaine littéraire, Marie-Christine Lambert-Perreault explore la production d’Aki Shimazaki, auteure québécoise d’origine japonaise. L’article examine la représentation de la nourriture chez l’écrivaine dans des cycles romanesques publiés entre 1999 et 2018. L’évocation des aliments est orientée par une « esthétique de la distance » qui convoque la nature, les pratiques alimentaires du pays natal et l’altérité. Shimazaki participe ainsi à la construction d’un imaginaire transculturel qui déplace, enrichit et reconfigure les codes existants de la littérature québécoise.

Le fait alimentaire occupe aussi une place prépondérante dans l’oeuvre de Kim Thúy. Emeline Pierre s’attarde au plus récent ouvrage de l’écrivaine, Le secret des Vietnamiennes. Dans ce livre hybride, des recettes, des extraits littéraires, des photographies et des conseils culinaires se côtoient, mettant en scène un exotisme culinaire revendiqué, à la fois ludique et profond. En effet, cette identité plurielle enrichit l’ouvrage qui, plus qu’un livre de recettes, devient un moyen de reconsidérer et de communiquer l’histoire familiale de Thúy, marquée par le déracinement et l’exil.

Jonathan Hope s’intéresse à la sémiotique alimentaire et critique le cadre anthropocentrique qui, historiquement, a caractérisé cette discipline. Cherchant à penser les processus de co-construction des humains et de leurs aliments, il propose un « bon usage » de l’anthropomorphisme qui permet une sensibilité à l’égard des animaux humains et autres qu’humains. De ce point de vue, l’alimentation est toujours un geste dans lequel doit se penser le rapport à l’autre. Cette démarche, par le décentrement qu’elle implique, élargit encore le concept du minoritaire en cuisine.

En accompagnement des articles du dossier, nous proposons un entretien vidéo avec la cheffe Dominique Dupuis, praticienne engagée de la cuisine végétale. Bien que l’alimentation végane connaisse une certaine vogue, elle demeure une pratique minoritaire et marginale dans notre système alimentaire. Or on peut se demander si ce statut n’est pas appelé à évoluer très rapidement, alors qu’apparaissent de plus en plus clairement les liens entre alimentation, éthique et environnement. La cheffe propose une approche inclusive consistant à végétaliser son alimentation, un principe qui, d’une façon très pragmatique, permet d’agir sur les pouvoirs à l’oeuvre dans nos assiettes.

Il y aurait certes à poursuivre la réflexion entamée par ce dossier. Les enjeux propres aux groupes minoritaires au Canada vont au-delà des études sur le maintien des traditions culinaires dans un espace multiculturel. Il faudrait par exemple mieux comprendre à cet égard la situation alimentaire et les traditions culinaires des Premières nations, des Inuits et des Métis. La crise alimentaire et sanitaire que vivent plusieurs groupes de ces mangeurs est criante; mais parallèlement, on assiste aussi à des interventions visant à faire revivre et à réinventer les patrimoines alimentaires dans le contexte contemporain. Ce double développement, qui implique de repenser les rapports entre minorités et majorités, mériterait évidemment que l’on s’y arrête. Les clivages régionaux et les zones d’influence variées qui s’élaborent au sein de l’espace canadien constitueraient aussi un enjeu de recherche à mieux baliser : dans quelles zones des pratiques comme le véganisme, la subsistance par la chasse et la pêche ou le locavorisme parviennent-elles à s’imposer, ou au contraire restent minoritaires ou minorisées? Bref nous espérons que l’angle choisi pour ce dossier stimulera la curiosité et qu’en parcourant les contributions présentées ici, les lecteurs et lectrices voudront poursuivre la réflexion sur le sujet.


Food and food-related practices (eating, cooking, etc.) tend to be associated with positively-charged words: subsistence, energy, vigour, pleasure, warmth, family… However, power also plays an important role in what lands on our plates. When food is part of the equation, it inevitably calls us to think about underpinning political, economic, and cultural systems; normative frameworks; implicit and explicit consensus. In short: food is ideological.

The ideological contexts surrounding food are also fragmentary. Although there are food hegemonies that belong to specific cultural spaces and that define what is ‘normal’, other concurrent practices and representations can challenge established norms in a complex, and sometimes conflictual, manner. In the margins, food is being re-thought and re-envisioned, sometimes boldly and explicitly, sometimes in the simplicity of daily activities. In Canada, for instance, purist understandings of national cuisines and dishes are on the decline. Culinary identities are now increasingly plural and dynamic, whether at the level of the individual (e.g. migrants) or collectively. Dominant culinary repertoires are evolving by borrowing techniques and ingredients from elsewhere: specialized markets and foreign restaurants, where relative authenticity and exoticism are currency, provide an initial point of intercultural contact. In industrial and manufacturing contexts, where political and economic lobbying is inescapable, alternative and activist perspectives are gaining ground. The recently updated version of Canada’s Food Guide is one example of how new perspectives can impact norms. Elsewhere, critics have decried anthropocentric frameworks that place humans above other living, non-human beings, which in turn require a reconceptualization of what constitutes living and sentient ontologies. Essentially, this reconceptualization forces the eater/consumer to rethink their position in relation to the eaten/consumed. In so doing, understandings of alterity and consumption necessarily shift. Hierarchies that were once considered immutable are now viewed in a new and sometimes problematic light, adding to the complexity of these issues.

This special issue on the subject of “Food in Minority Contexts” is intended to spark reflection. In today’s foodscapes, how is the concept of ‘minority’ to be understood? Are the concepts of ‘minority’ and ‘marginalization’ inherently connected to hegemonic submission and erasure? Conversely, could these terms (also) be viewed as opportunities for transcendence, recognition, and enrichment in culinary spaces? Said differently, does a minority status necessarily imply marginalization, or, could this status possibly be interpreted in other, more productive and emancipatory ways? To eat in today’s globalized world is to actively participate in – to actively taste―the increased migration of peoples, cultures, ingredients, and creative ideas. Yet, to eat in today’s globalized world also means contending with the reality of depersonalized food spaces, the loss of specific scents and flavours, and the erosion of past practices and rituals. This latter view of globalized foodscapes does beg critical questions. However, in this thematic issue, we have chosen to opt for a more optimistic perspective to uncover the potential in the margins. For the creative culinary minds who might belong to marginalized, migrant, or diasporic groups, what may be initially viewed as loss or omission is reframed. Culinary creation that imposes exile or that fosters proximity can provide novel and unique lenses with which to understand foodscapes.

For those who find themselves in the margins, know-how is inherited through self-doubt, critical thinking, open-mindedness, and discovery: bending and breaking norms is inevitable. To engage with food from a marginalized standpoint is a form of clandestine resistance: it is about rediscovering culinary secrets; going beyond the ordinary and expected; trusting the senses; believing in the richness of sharing and blending; and about coming together around different tables to commune in new collective configurations. All these forms of engagement hold potential and attest to the fact that there is no immutable understanding of minority and margin in contemporary contexts.

This issue includes a number of different frameworks: from sociology, to marketing, to literary studies, and semiotics. Five papers broach the following themes: Canadian food systems and the concept of hegemony; the dynamic relations between minority groups and majority groups (including reference to intercultural and transcultural modelling); and the hierarchies that structure representation and food-related practices.

Alain Girard examines the contributions immigrants have made in the diversification of Montreal foodscapes. He discusses the transposition of food practices in spaces where immigration is prevalent. Girard’s article leverages case studies on the subject of ‘ethnic’ markets. His analysis reveals a transcultural process that not only transforms the culinary practices found within minority groups, but also those generally associated with Montreal’s culinary identity. In so doing, the binary of minority/majority and its underpinning power dynamics are called into question.

Jordan L. LeBel and Marie Le Bouthillier follow in a similar vein and examine the integration of foreign food into Canadian food habits and diets. Using case studies, the authors examine the various strategies that have placed specific food items that were previously unfamiliar or relegated to the margins into the mainstream: tacos, Sriracha, and soy sauce. How and why did the status of these products change, such that now they are quite commonplace? The analyses reveal that the products’ commercial trajectories were influenced by entrepreneurial and consumer-based factors, as well as the evolution of the mainstream palate.

From a literary perspective, Marie-Christine Lambert-Perreault critically examines the work of Aki Shimazaki, a Japaneses-Québécois author. Careful consideration is given to the representation of food in the writer’s work, specifically between 1999 and 2018. Food creates an aethestic of ‘distance’ which involves nature, the food practices of the motherland, and the concept of Otherness. Shimazaki constructs a transcultural narrative that displaces the reader, while enriching and subverting existing Québécois literary norms.

Food is also prevalent in the work of Kim Thúy. Emeline Pierre focuses on this author’s most recent publication, Le secret des Vietnamiennes (the English version of the book is titled Secrets from my Vietnamese Kitchen). The book is a hybrid, fusing recipes, literary excerpts, photographs, and cooking advice. The result is a sort of reclaimed culinary exoticism, which is at once entertaining and thought-provoking. The book’s multiple facets are its strength. More than a mere cookbook, the content becomes a way to re-explore and to communicate Thúy’s family history, which was marked by uprooting and exile.

Using the framework of semiotics, Jonathan Hope provides a critical perspective on the anthropocentric lens that has characterized the field of Food Studies over the years. He contends that a more productive way of leveraging anthropocentrism would be to think about a co-construction of human/food relationships, which would give specific consideration to both the well-being and welfare of human and other non-human sentient beings. From this perspective, it would be impossible to think of food without thinking about who or what it impacts; in other words, consideration for the Other must be given. This view engenders a de-centring and calls upon researchers and others to rethink the concept of minority in culinary spaces.

To add to the critical reflections found in the research section of this special issue, we have elected to include a video interview with Dominique Dupuis, an activist vegan chef. The vegan diet is currently enjoying a spot in the limelight, yet it still remains somewhat on the periphery in relation to dominant nutritional paradigms. However, as more and more people start to think about the food on their plates and the ethical and environmental issues that surround various food choices, it is quite likely that veganism will gain increased currency. Dupuis espouses an inclusive approach to implementing plant-based diets. From a pragmatic perspective, she is effectively calling upon us to think about the power relations involved in the production and eating of our meals.

This special issue seeks to start a conversation, but there is no doubt that the critical reflection could be pushed further. Some of the food-related tensions in minority groups in Canada go well beyond questions of culinary tradition in multicultural spaces. For instance, it would be imperative to better understand and better represent the minority contexts and food traditions of the First Nations, Inuit, and Métis peoples. Access to food and food security are priority issues for these groups. However, these groups are also in the process of reclaiming space within the country’s contemporary culinary landscape, in turn re-inventing tradition. Each perspective warrants additional investigation as the power dynamics at play vary depending on the narrative one chooses to examine. Regional divides and contact zones abound from coast to coast, making Canada itself an object of study that also warrants further consideration. In a country such as ours, how do seemingly antagonistic (yet, paradoxically complimentary) practices such as veganism, hunting, and locally-sourced diets become mainstream? Or, conversely, why do they remain peripheral?

We hope that this special issue will spark curiosity and that its contents will inspire readers to take up their own reflections.