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Si l’introduction a établi le cadre général des enjeux qu‘implique la notion de terroir, un de leurs aspects concrets tient à l’établissement des types de labellisation. À cet égard, un bref examen de ces différents types en Europe, au Vermont et au Québec, qui sont respectivement l’État et la Province les plus avancés aux États-Unis et au Canada en ce qui concerne la mise en application d’une telle législation permet de dresser le bilan des différentes situations nationales et de mieux comprendre les divers motifs et sensibilités qui expliquent les choix des institutions gouvernementales.

La labellisation des produits du terroir en Europe

Le modèle européen de labellisation des produits du terroir est directement inspiré du modèle français des Appellations d’origine contrôlées institué, pour la première fois, par une loi votée en 1905 et dont la régulation de la production du vin était le seul objet. C’est donc presque un siècle plus tard, en 1992, que l’Europe a adopté un système similaire. Il ne s’agit pas de refaire ici la longue histoire du développement des systèmes actuels qui ont connu, sur une si longue période, de multiples problèmes parmi lesquels on peut notamment relever la difficulté d’articuler l’idée de délimitation géographique avec l’exigence de qualité ou encore la notion d’authenticité avec la reconnaissance de pratiques collectives partagées.[1] La pertinence du modèle français s’est imposée en Europe dans la mesure où ce dernier articulait dans une seule vision des avantages économiques, sociaux, culturels et alimentaires majeurs. À cet égard, il faut notamment mentionner le rehaussement de la qualité des produits et leur protection contre les fraudes, le développement d’une concurrence fondée plus sur la qualité que sur les seuls prix ou les capacités de marketing, la valorisation des différences organoleptiques et l’élargissement des expériences sensorielles, la préservation des patrimoines alimentaires ou encore la possibilité pour les petits producteurs de recevoir une plus-value économique significative les incitant à ne pas immigrer vers les villes. En ce sens, la valorisation des paysages cultivés s’accordait bien avec la volonté de renforcer le développement des économies régionales.[2] L’ensemble de ces motifs et l’expérience acquise, notamment suite à diverses manifestations sociales, ont donc conduit à l’élaboration progressive du système actuel, principalement—mais pas exclusivement—bâti autour de trois catégories de labellisation.[3]

Les appellations d’origine protégées

Les appellations d’origine protégées (AOP) sont accordées à des produits qui remplissent trois conditions générales soit :

  • la nécessité d’une origine géographique clairement délimitée en fonction de la nature du produit et dont l’unité permet d’intégrer des caractéristiques biophysiques homogènes,

  • l’existence d’une histoire du produit et de son insertion dans une culture locale ou régionale particulière,

  • la reconnaissance de savoir-faire particuliers associés à la production du produit, savoir-faire partagés par une collectivité.

On comprend donc qu’une Appellation d’origine protégée résulte tout à la fois de la reconnaissance, non seulement de spécificités naturelles associées au lieu, mais aussi de pratiques culturelles pouvant être les pratiques professionnelles de production ou les usages de consommation à valeur patrimoniale.

L’indication géographique protégée

La seconde appellation, l’indication géographique protégée (IGP), maintient la nécessité d’une origine géographique mais dont le lien au lieu peut être plus tenu que dans le cas des AOP et qui donne, toute chose étant égale, un moindre poids aux deux autres conditions. Son obtention est donc moins exigeante que l’AOP.

Les spécialités traditionnelles garanties

Enfin, pour les spécialités traditionnelles garanties (STG), le savoir-faire de production ou de transformation ou encore une composition originale reconnue seront déterminants pour l’obtention de cette appellation, les deux autres critères, dont l’origine géographique, devenant alors secondaires voire non pertinents.

Cette présentation, fort abrégée, des trois catégories d’appellations européennes, met en évidence des exigences hiérarchisées. Le prestige fort différent de chacune a néanmoins l’avantage de tenir compte, en pratique, de situations très diverses mais compatibles avec virtuellement tous types de produits. En ce sens, les appellations sont à la fois un système relativement simple mais aussi un formidable outil d’intégration de produits extrêmement divers qui accroît aujourd’hui la confiance des consommateurs. Pour ces derniers, en effet, les produits reconnus par une appellation sont des expressions authentiques des traditions alimentaires nationales, des patrimoines exclusifs porteurs tout à la fois d’une qualité indiscutable et d’une identité propre à chacun des peuples européens. Ainsi, même si dans l’esprit de nombreux Européens peuvent exister de nombreux produits locaux considérés comme des produits du terroir, dans les faits, ceux reconnus soit par les législations nationales soit par la législation européenne bénéficient d’une garantie d’excellence qui assure leur notoriété nationale et internationale. Pour preuve, 15 ans après l’adoption d’une législation commune, les résultats sont impressionnants puisque près de 3000 produits européens sont reconnus ou en voie de l’être.[4]

La certification Garantie de qualité Vermont et son évolution

Le Vermont est un des États américains dont la qualité des produits est reconnue de longue date aux États-Unis. Les savoir-faire agricoles issus des premières vagues de colons ont modelé un paysage où alternent pâturages et forêts, espace et sérénité, générosité naturelle et travail bien fait. En ce sens, les produits de la terre sont étroitement liés à l’image un peu idyllique des vallons et collines verdoyantes. Il n’est donc pas surprenant que, dans un pays où les marques commerciales dominent largement, le Vermont ait fait figure de pionnier en créant la Garantie de qualité Vermont. Pour pouvoir l’obtenir les produits doivent répondre à deux conditions majeures. En premier lieu, ces produits, nécessairement agricoles, doivent provenir de l’État du Vermont. En second lieu, ils doivent égaler ou dépasser les deux catégories les plus exigeantes du Département d’agriculture fédéral. La garantie de qualité dénommée le V.S.A. § 171-180 confère au Secrétariat de l’agriculture l’autorité d’établir des catégories, normes, labels, marques de qualité ou marques de commerce pour les produits fermiers et prévoit des pénalités pour ceux qui feraient des usages illégaux de la Garantie de qualité Vermont.

Malgré cet effort, la Garantie de qualité Vermont n’a pas rempli ses promesses et est aujourd’hui remise en question. Dans les faits, seuls les producteurs de sirop d’érable ont été en mesure d’en tirer avantage. En effet, les exigences administratives associées à la reconnaissance d’un produit, la difficulté des consommateurs à comprendre la véritable pertinence de la Garantie, mais surtout le poids d’une production agricole à la mentalité individualiste se sont conjugués pour mettre à mal cette certification.

Le système des appellations européen—et tout particulièrement français—est donc désormais une source d’inspiration même si ce dernier ne peut pas être simplement transféré. Par exemple, si, dans les faits, les producteurs de fromage valorisent l’histoire de leurs produits ainsi que les caractéristiques régionales comme source du goût et établissent eux aussi un lien étroit entre la qualité de leurs produits et leur origine géographique, ils sont réticents à perdre le nom personnalisé de leur marques. En ce sens, et comparé au système européen, il est clair que l’usage d’un critère comme le savoir-faire partagé soulève des problèmes et appelle à réfléchir à la possibilité d’avoir diverses catégories de reconnaissance.

Pour mener à bien ce nouveau chantier de réflexion, une initiative, « Le goût du terroir » (The Taste of Place), a débuté; elle regroupe diverses parties prenantes comme des universitaires mais aussi des représentants du monde agricole de divers secteurs. Son défi est de répondre à la question : quel système mettre en place au Vermont qui reflète ses communautés fermières, ses solides traditions rurales et la conviction que l’origine de l’alimentation est vraiment importante? Partant du modèle français, des discussions ont donc été engagées tout particulièrement avec les acériculteurs, les producteurs de fromages fermiers et les autorités de l’État convaincues que les solutions qui seront adoptées profiteront à tout le secteur agricole.

Certifications de qualité et la loi 20.02 sur les appellations réservées et les termes valorisants au Québec

Si le Vermont se trouve dans une étape de transition, la situation québécoise reflète tout à la fois les choix du système fédéral, qui privilégie la certification, et celui du système provincial, qui est directement inspiré des modèles français et européen. Nous en esquissons rapidement les traits puisque un article approfondi est présenté dans ce numéro.

La certification

Le Canada, comme pays signataire des lois sur la propriété intellectuelle dans le cadre de l’OMC, a promu une loi sur les marques de commerce. Dans ce cadre, un cas spécifique est prévu, celui des marques de certification qui permet à une province ou encore à une association d’émettre une certification associée à un territoire donné. La loi est donc très générale et peut s’appliquer dans les faits à presque n’importe quelle situation. La seule exception à cette approche résulte des accords internationaux que le Canada a signés avec l’Union européenne, exception par laquelle il reconnaît les appellations d’origine dans le domaine vinicole. En contrepartie, les Européens reconnaissent les certifications établies sous la juridiction des associations viticoles provinciales là où elles existent. Même dans ce cas la notion d’origine est très large et ne peut pas être comparée aux notions européennes de crus ou de climats puisque les territoires couverts ont des tailles totalement différentes. L’article de Charles Henri de Coussergues, président de l’association des viticulteurs du Québec, montre toutefois qu’il est possible, à certaines conditions, de tirer parti des articles consacrés à la certification pour améliorer la qualité de nos produits vinicoles et renforcer leur identification à une zone géographique. Cette approche, retenue par d’autres groupes de producteurs comme les producteurs de pintades ou de bleuets sauvages, est donc susceptible de connaître d’autres applications mais a aussi d’importantes limites comme le montre l’article de Baudouin Niogret dans ce numéro.

La Loi québécoise 20.02 sur les appellations réservées et les termes valorisants

S’inspirant du modèle européen, le Québec est le premier gouvernement en Amérique du Nord à s’être doté en 2006 d’une loi intitulée Loi sur les appellations réservées et les termes valorisants.[5] Cette dernière a pour but de donner un statut juridique à des produits dont les conditions de production, et donc la typicité de goût, sont associées à des origines géographiques et à des méthodes de production précises.

Comparée aux approches européennes, la loi possède quelques caractéristiques propres (elle définit par exemple le terme fermier et artisanal) et reprend les grandes catégories de l’Union européenne présentées en début d’article, soit les notions d’appellations d’origine, les indications géographiques protégées et les spécialités traditionnelles garanties. L’institution de cette loi a également été accompagnée de la création d’un organisme visant à faciliter son application : Le Conseil des appellations réservées et des termes valorisants auquel M. Niogret dédie ici un article qui traite plus particulièrement des contraintes et des défis actuels que doit relever l’organisme. En bref, doté désormais d’un outil similaire à la législation européenne, le Québec entre dans une phase de mise en oeuvre de ses récentes avancées juridiques.

En somme, si le modèle européen donne des résultats remarquables outre-Atlantique et a conduit le Québec à créer une législation similaire, on constate que d’autres processus de labellisation sont en développement au Vermont et au Québec. En ce sens, les systèmes institutionnels nord-américains sont à la fois distincts et hétérogènes. Cela tient, d’une part, à leur caractère émergeant sous l’influence croissante d’une population dont la sensibilité à la qualité de l’alimentation change et, d’autre part, au fait que les gouvernements fédéraux des États-Unis et du Canada s’étaient opposés jusqu’en 2004 aux appellations, clamant qu’elles étaient une entrave au libre commerce. Étant donné que les décisions de l’Organisation Mondiale du Commerce ont invalidé la position de l’État fédéral américain, les exemples du Vermont et du Québec deviendront-ils des sources d’inspiration nationales ou la possibilité d’une approche intégrée similaire à celle de l’Union européenne est-elle encore irréaliste ? Nous aurons l’occasion en conclusion de ce numéro de revenir sur cette question non sans avoir auparavant abordé les enjeux anthropologiques, sociaux et culturels tels que vécus tout particulièrement par les producteurs.