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Introduction

Bien qu’ils ne disposent pas d’appellations d’origine comme leurs homologues français, les fromages fins fabriqués au Québec ont acquis, au cours des dernières années, une notoriété qui dépasse largement les frontières de la province. Issus de petites fromageries artisanales ou fermières, mais aussi d’usines de plus grande taille où la production est en bonne partie mécanisée, certains de ces fromages sont fortement associés, dans leur mise en marché et pour les consommateurs, à des territoires, voire à des terroirs spécifiques. Comment ces fromages sont-ils devenus emblématiques des terroirs québécois alors qu’ils résultent, dans la grande majorité des cas, de « traditions inventées » ?[1] Cette question guide un travail de recherche empirique, toujours en cours, dont la région de Chaudière-Appalaches constitue le principal (mais non le seul) site d’enquête.[2] Dans cet article, nous présentons d’abord l’approche conceptuelle générale et les grandes lignes de la méthodologie qui guident cette recherche. Après avoir effectué un bref retour sur l’histoire des fromages fins québécois, nous exposons ensuite, en nous appuyant sur une distinction effectuée entre quatre modalités de coordination des échanges par la théorie des conventions,[3] certaines des dynamiques, parfois contradictoires, qui ont influencé la production et la vente des fromages fins québécois au cours des dernières années.

Régimes de valeur et économie morale : une approche anthropologique de la filière fromagère

Sur le plan conceptuel, les notions de régime de valeur et celle d’économie morale nous ont paru utiles pour aborder, dans une perspective anthropologique, la question de la valorisation des fromages fins au Québec. À l’instar d’Arjun Appaduraï,[4] nous entendons, par régime de valeur, l’ensemble des éléments matériels et symboliques qui contribuent à rendre une marchandise désirable dans un contexte historique, socioculturel, économique et politique donné. La notion d’économie morale réfère, quant à elle, aux configurations de normes et de valeurs sur lesquelles se fondent des pratiques.[5] Plus spécifiquement, elle renvoie à l’étude des normes socioculturelles ayant trait aux droits et aux responsabilités mutuelles des individus et des institutions, dans le cadre de leurs activités et pratiques économiques.[6]

Mobiliser la notion d’économie morale permet de s’intéresser aux normes et aux pratiques usuelles ou routinières, mais aussi aux pratiques déviantes ou novatrices qui surgissent dans le cadre de la production, de la circulation ou de la consommation de biens et de services, marchands ou non, et qui engendrent des régimes de valeurs au sein desquels certaines marchandises, ou certaines pratiques économiques, apparaîtront comme désirables et d’autres, comme moins désirables voire indésirables. Un tel ancrage conceptuel peut aider, nous semble-t-il, à comprendre comment les fromages fins du Québec, des marchandises aujourd’hui associées au « terroir » dans l’imaginaire populaire, en sont venus, en quelques années, à atteindre la notoriété qui est la leur aujourd’hui. Nous faisons l’hypothèse que l’engouement qu’ils suscitent depuis quelques années doit être compris dans le contexte de la transformation des économies morales qui coexistent dans des espaces locaux et régionaux spécifiques, lesquels sont insérés dans un espace global par le biais des flux incessants d’idées et d’images, de marchandises, de capitaux et de personnes qui les traversent.

Sur le plan de la méthode, l’analyse de filière (commodity chain analysis) a été retenue comme étant la plus pertinente dans le cadre de cette recherche. La notion de filière, telle que nous la définissons, réfère aux pratiques, aux processus et aux acteurs impliqués dans toutes les étapes de la vie d’un objet ou d’une marchandise, depuis sa production jusqu’à sa consommation. Il s’agit, dès lors, d’appréhender le régime de valeur dans lequel s’insèrent les fromages fins québécois en examinant les procès de production, les réseaux de distribution, les stratégies de mise en marché et les pratiques de consommation qui les caractérisent, tout en les replaçant dans leur contexte plus large. Par ailleurs, nous nous intéressons aussi bien aux dimensions matérielles (processus de production sociale du fromage) qu’aux significations accordées au fromage (processus de construction sociale du fromage) par les différents acteurs impliqués dans cette filière alimentaire spécifique. À ce jour, nous[7] avons réalisé 27 entretiens semi-dirigés auprès de différents acteurs de la filière. Cela inclut les propriétaires ou employés d’expérience de sept fromageries, de dix commerces de détail et de deux restaurants localisés dans la région de la Chaudière-Appalaches ou à Québec. Nous avons également rencontré des consultants et des chroniqueurs spécialisés, des professionnels du marketing, des employés du MAPAQ ainsi que des distributeurs, tous spécialisés dans le secteur fromager.[8]

Évolution et promotion des fromages fins au Québec

Au Québec, l’essor de la production marchande de fromage a lieu au 19e siècle, dans le contexte d’une restructuration des relations commerciales entre le Canada et les États-Unis. En effet, lorsque le traité de réciprocité (1854-1866) qui liait les deux pays voisins est abrogé, l’approvisionnement des beurreries et fabriques de fromages qui se multiplient dès lors dans presque toutes les villes et villages de la province devient un débouché alternatif pour les producteurs laitiers du Québec qui ne peuvent plus exporter chez leurs voisins du sud. Au cours des décennies qui suivent, c’est essentiellement vers la Grande-Bretagne que le cheddar produit dans ces petites fabriques est dirigé.[9] À l’époque, la consommation locale de fromage est presque nulle : « Les gens le considèrent comme un article de luxe, plutôt qu’un aliment sain et nutritif ».[10] Le fromage qui sort des fabriques québécoises n’a pas bonne réputation de l’autre côté de l’Atlantique. À la fin du 19e siècle, les Britanniques attribuent d’ailleurs le quolibet de « Joseph »[11] aux mauvais fromages canadiens, les associant au territoire québécois en référant à leur origine « catholique », donc canadienne-française. L’État commence à intervenir dans le secteur à la même époque, en établissant des standards de qualité et d’hygiène et en incitant les jeunes producteurs à fréquenter l’École laitière de St-Hyacinthe,[12] laquelle avait ouvert ses portes en 1892; l’inspection obligatoire des fabriques est instaurée en 1905.[13] D’autres mesures et programmes verront le jour par la suite dans le but de réguler ce secteur de production et d’assurer la qualité et l’innocuité des fromages.

Jusqu’au dernier quart du 20e siècle, à l’exception de quelques fromages affinés produits par des moines de l’Abbaye des frères cisterciens de St-Benoît-du-Lac et de la Trappe d’Oka, on ne produisait au Québec que du fromage cheddar. Aujourd’hui, celui-ci ne représente plus que le quart, environ, de sa production fromagère. En un siècle, l’offre s’est largement diversifiée, surtout pendant les années 1970 mais de façon encore plus marquée depuis l’an 2000. Au milieu des années 1990, on élaborait une soixantaine de variétés de fromage au Québec,[14] dont le cheddar mais aussi des fromages dits de spécialité[15] et, parmi eux, des fromages fins. En 2009, soit quinze ans plus tard, ce sont 477[16] variétés de fromages qui sont produites au Québec[17], dont un grand nombre sont des fromages fins.[18] Il s’agit d’un saut quantitatif important. Ces fromages sont le fait notamment de quatre grandes entreprises fromagères québécoises (Agropur, Saputo, Parmalat et Damafro), qui possèdent plusieurs usines. À elles seules, elles seraient à l’origine de 90% des quelque 180 millions de kilogrammes de fromage produits au Québec en 2003.[19] Le reste de la production est assumé par des petites fromageries artisanales. On comptait une trentaine de ces petites fromageries en 1994; leur nombre est passé à 80 en 2006.[20] En 2009, il existe 110 établissements où l’on fabrique du fromage, au Québec, lesquels appartiennent à une centaine d’entreprises différentes, dont 85 à 90% sont des petites fromageries.

La recherche documentaire et les entretiens réalisés à ce jour auprès de personnes impliquées de près dans la filière fromagère québécoise donnent à penser que plusieurs facteurs sont intervenus dans la croissance accélérée des variétés et des volumes de fromages fins offerts sur le marché québécois à partir de la fin des années 1990. Bien qu’ils ne soient pas suffisants pour expliquer totalement le phénomène, plusieurs de ces facteurs ont trait au développement d’une demande interne. En effet, il semble qu’à partir des années 1970 les Québécois et les Québécoises aient graduellement développé un intérêt pour ce genre de produits, alors qu’ils se sont « ouverts au monde » en voyageant en Europe et sous l’influence d’immigrants européens venus s’installer au Québec. Les dégustations organisées par des producteurs ou une société d’État comme la SAQ, qui a intéressé les consommateurs aux accords vins et fromages, ont fait leur apparition dans les années 1990. Plus récemment, le travail de promotion des fromages québécois réalisé par des chefs charismatiques ayant une forte présence dans les médias (Daniel Pinard, Ricardo, Josée Di Stasio), ainsi que les articles et reportages présentés dans les quotidiens, magazines et émissions radio ou télédiffusées (La Semaine verte notamment), et dans lesquels on vante les mérites des fromages fins québécois, ont certainement contribué à faire grandir la demande, tout comme les campagnes publicitaires orchestrées depuis 2005 par la Fédération des producteurs de lait du Québec.[21]

Au titre des efforts menés par les producteurs pour « mobiliser »[22] les consommateurs, mentionnons également la création, en 2002, de la Société des fromages du Québec, corporation à but non lucratif mise en place par un groupe de propriétaires de petites fromageries et dont la mission est « d’établir et de bonifier la renommée des fromages québécois, qu'ils soient fermiers, artisanaux ou de grande consommation, auprès des professionnels du milieu, des intervenants et du grand public. »[23] L’organisation cherche notamment à contribuer à la « reconnaissance des produits et des terroirs par voie de dénominations et d'appellations. » Financée par plusieurs agences gouvernementales canadiennes et québécoises, dont le Ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ), et des associations constitutives du lobby canadien et québécois du lait, elle organise des activités de dégustation et collabore, avec le MAPAQ, l’Association laitière de la chèvre du Québec et le Conseil des industriels laitiers du Québec, au développement de la Route des fromages fins du Québec, une initiative agrotouristique destinée aussi bien aux visiteurs de l’extérieur du Québec qu’aux Québécoises et Québécois. En outre, la tenue régulière d’activités grand public de promotion des fromages québécois, comme le Festival des fromages de Warwick, qui attire chaque année depuis 1996 plusieurs milliers de personnes désireuses de goûter aux nouveautés qui apparaissent sur le marché, n’est pas étrangère à l’engouement actuel pour les fromages fins du Québec. Enfin, les supermarchés appartenant à des bannières sont eux aussi entrés dans la danse plus récemment : dans leurs comptoirs fromagers, on identifie les fromages québécois, on fournit des recettes à base de fromages fins ou des suggestions sur les mariages vins et fromages.

Les efforts de promotion réalisés à ce jour pour faire connaître les fromages fins du Québec ont certainement contribué à une croissance de la demande au cours des dernières années, même si leur prix est souvent plus élevé que celui de produits comparables importés d’Europe. Malgré l’efficacité manifeste de ces interventions relevant de la mise en marché, nous sommes toutefois d’avis que la croissance de la demande interne s’explique aussi, dans le contexte d’une concentration et d’une globalisation accélérée de la production et de la distribution agroalimentaire, par une transformation de l’économie morale guidant les pratiques de production et de mise en marché d’une partie des fromagers et fromagères ainsi que les pratiques de consommation alimentaire de certains Québécois et Québécoises. [24] À notre sens, un nouveau cadre de référence a émergé au cours des années 1990. Il accorde une grande valeur aux aliments associés à des petits producteurs locaux ou régionaux et circulant dans des filières d’approvisionnement de proximité, de même qu’aux initiatives de mise en marché qui s’inscrivent dans de telles filières (agriculture soutenue par la communauté, marchés de solidarité régionale, marchés publics, kiosques à la ferme, boutiques faisant affaire directement avec les producteurs, notamment). En effet, alors que des produits issus de différentes régions du monde se côtoient dans nos assiettes, l’avènement de zoonoses telles l’ESB (maladie de la vache folle), la grippe aviaire et, plus récemment, la grippe « porcine » (AH1N1), de même que les débats autour du recours aux OGM dans l’agriculture et aux antibiotiques et hormones de croissance dans le secteur de l’élevage ont ébranlé la confiance des consommatrices et des consommateurs envers les systèmes globalisés et industriels d’approvisionnement dans le secteur agroalimentaire.[25] Depuis, les rapports entre la consommation alimentaire et la santé, l’environnement, le développement régional voire les conditions de vie des producteurs font partie des imaginaires collectifs qui informent les comportements de consommation.[26] Ces imaginaires contribuent à notre avis à alimenter une nouvelle économie morale qui considère comme vertueuses les pratiques de production artisanales, recourant à des matières premières fraiches et de qualité, respectueuses de l’environnement, permettant de sauvegarder ou de créer des emplois dans les régions rurales et menant à la mise en marché d’aliments de qualité au goût typique et que l’on peut facilement associer aux régions et aux producteurs dont ils sont issus. La relocalisation des pratiques alimentaires ramenant les régions, les localités ou les terroirs au centre de la scène[27] occuperait donc une place de choix dans cette économie morale. Si le point de vue des consommateurs québécois à cet égard reste à vérifier empiriquement dans le cadre de notre recherche, nous pouvons néanmoins discuter ici de ce que nous avons appris en écoutant les producteurs et les détaillants auprès desquels nous avons, à ce jour, mené notre enquête. Une brève présentation des quatre modalités de coordination des échanges que distingue la théorie des conventions nous permettra par la suite de mobiliser ces notions et nos résultats de recherche pour suggérer que les petites fromageries, qui se sont multipliées depuis la fin des années 1990 et sont aujourd’hui nombreuses au Québec, s’inscrivent dans la dynamique de développement d’une économie morale alternative où les valeurs civiques et de proximité occupent une place centrale.

Coordination des échanges et économie morale dans le contexte de la globalisation : Small and Near is Preferable![28]

La théorie des conventions,[29] issue de la sociologie économique, distingue quatre modalités concurrentielles de coordination des échanges : domestique, civique, industrielle et mercantile. Celles-ci correspondraient à autant de logiques guidant les acteurs économiques qui échangent des biens ou des services sur le marché, qu’il s’agisse d’entreprises, d’associations ou d’individus. La coordination dite domestique correspond à des échanges impliquant des relations en face-à-face (comme dans le cas des marchés publics où les acheteurs peuvent rencontrer les producteurs) ou des relations médiatisées qui se fondent néanmoins sur la confiance établie envers des lieux, des personnes ou des marques spécifiques et qui tient lieu de liant entre les parties prenantes quand elles n’entrent pas directement en relation. La coordination civique renvoie pour sa part à l’adhésion à des principes ayant trait au bien-être collectif de la part des acteurs impliqués. De tels principes peuvent être la protection de l’environnement, la solidarité avec les petits entrepreneurs régionaux ou la revitalisation des régions rurales, par exemple. Le développement des « paniers bio » dans le cadre du projet de l’agriculture soutenue par la communauté correspond à ce modèle. La coordination de type mercantile (ou marchande) se réalise quant à elle essentiellement à partir du mécanisme des prix. Typique de l’économie fordiste, ancrée dans la production et la consommation de masse, elle suppose que les consommateurs cherchent à acquérir des marchandises au plus bas prix possible et que les entreprises cherchent à les produire au plus bas coût, les intérêts des uns et des autres se rejoignant alors. La recherche du plus bas prix possible par le consommateur (qui se dirige par exemple au Dollarama plutôt que chez La Baie pour acquérir des ustensiles de cuisine) pourrait s’expliquer par un faible pouvoir d’achat ou par le désir d’en avoir « le plus possible pour son argent »; mais elle peut aussi être liée, par exemple, à une certaine éthique de l’épargne[30] ou à des considérations liées au rôle parental que l’on cherche à remplir consciencieusement au moment d’acquérir des marchandises.[31] Enfin, la coordination dite industrielle repose sur des standards, des normes, des règles objectives et des procédures de contrôle et de validation de la qualité des produits.

C’est de ce dernier type dont il est question quand il s’agit d’établir des procédés de certification menant à la création de labels, dont les appellations réservées, qui exigent pour les producteurs le respect d’un cahier des charges bien établi. Celles-ci ont d’ailleurs un statut plutôt ambigu dans ce panorama puisque, tout en relevant d’une logique de coordination industrielle, elles sont parfois issues d’une logique civique qui devient en quelque sorte instrumentalisée par la première. C’est le cas, notamment, des produits certifiés équitables offerts par les grandes chaînes de commerce au détail. La standardisation des modes de production transforme alors ce qui était original en ce qui est reproductible à l'infini,[32] contredisant du coup l’idée même de la typicité associée en principe aux labels réservés. C’est un peu ce qu’exprime l’extrait d’entretien suivant, qui révèle en outre une vision dichotomique et conflictuelle des modèles agroalimentaire industriel/global et artisanal/local, laquelle nous semble traverser tout le secteur agro-alimentaire québécois à l’heure actuelle:

(…) les vrais fromages fermiers, les fromageries fermières n’ont pas besoin de ça [les appellations réservées] parce que nous on est une ferme puis les gens le savent. C’est encore des pseudos qui ont besoin de cette appellation-là parce qu’ils ont une ferme, mais là la fromagerie se trouve à quelques kilomètres, puis ils importent d’autres laits d’une autre ferme. C’est eux qui ont besoin d’une appellation mais les vrais, nous on n’a pas besoin de cette appellation-là. Mais il faut qu’on se défende parce qu’à quelque part ils vont partir avec ce terme-là [les fromages fermiers] puis pour finir ça va correspondre à quelque chose de gros, tandis que normalement c’est quelque chose de petit.

Pour que « les gens le sachent », en l’absence d’appellations réservées, on compte sur des mécanismes de distribution mettant en relation directe producteurs et consommateurs ou sur des détaillants spécialisés qui connaissent personnellement les fromagers et fromagères, ainsi que leurs produits et les procédés de fabrication auxquels ils recourent, et qui peuvent en informer la clientèle. C’est précisément ce type de distribution et de mise en marché, relevant du type « domestique » de coordination des échanges, qui est préconisé par les petits producteurs rencontrés dans le cadre de notre recherche. Pour les fromageries qui produisent en grand volume et qui investissent des marchés plus éloignés, la reconnaissance de la typicité de leur produit est également importante mais passe davantage par leur marque de commerce, envers laquelle elles tentent de fidéliser la clientèle, que par des mécanismes de distribution de proximité relevant d’une logique domestique ou civique.

Cependant, les différentes logiques de coordination de l’échange évoquées ici ne sont pas mutuellement exclusives; elles peuvent se côtoyer dans un même espace-temps tout en étant en concurrence les unes avec les autres. Ainsi, les petits producteurs fromagers semblent miser fortement sur les filières de proximité pour la mise en marché de leurs produits, qu’ils veulent authentiques, typiques et représentatifs de leur coin de pays, même s’ils ne souhaitent pas nécessairement les identifier comme tels à partir d’appellations réservées. Les grandes entreprises qui s’insèrent dans une logique industrielle et mercantile misent davantage, quant à elles, sur le prix relativement bas de leurs produits pour s’approprier des parts de marché. La production de grands volumes et, dans certains cas, le recours à des substances laitières modifiées dans la fabrication de leurs fromages leur permet d’abaisser leurs coûts de production et, donc, leurs prix de vente, tout en leur ouvrant plus facilement les portes des grandes surfaces. Pour séduire les consommateurs et les consommatrices sensibles à la typicité, à l’authenticité ou à la localisation des fromages qu’ils achètent et dégustent, elles donnent aussi à leurs fromages une couleur régionale, grâce notamment à la dénomination des usines ou des fromages leur appartenant[33]. En outre, elles ont parfois recours à des mises en scène recréant une ambiance pastorale dans les boutiques et les sites web où leurs produits sont offerts au public. Elles arrivent ainsi à attirer des consommateurs désireux d’encourager des petits producteurs locaux et artisanaux dont ils considèrent que le travail contribue à maintenir la vitalité des régions rurales; des consommateurs dont les choix s’exercent, à certains moment du moins, selon une logique domestique ou civique.

Bref, ce que nous suggérons ici, c’est qu’au coeur des luttes que se livrent les fromageries québécoises pour la captation de parts de marchés, se trouve une économie morale « alternative », encore marginale mais qui gagne du terrain et que l’on cherche à intégrer au processus de mise en marché des fromages. Celle-ci juge favorablement les initiatives économiques locales qui mobilisent des mécanismes de coordination de type domestique ou civique. Son émergence et sa diffusion dans le public sont, à leur tour, liées à des dynamiques sociales, économiques et politiques à la fois locales et globales, qui constituent la toile de fond de la mouvance altermondialiste[34] à laquelle contribuent notamment des fermiers et des éleveurs faisant face à de fortes contraintes dans le contexte d’une économie globalisée où le maintien de la rentabilité des entreprises agro-alimentaires est chaque jour plus problématique.[35]

Pour revenir à la question posée en introduction de cet article, nous suggérons que si les fromages fins sont devenus, en quelques années, emblématiques des terroirs québécois c’est parce qu’ils sont, pour un grand nombre, issus de petits fromagers et fromagères désireux d’offrir, sur des marchés de proximité, des produits savoureux et attrayants dont l’origine (régionale mais aussi entrepreneuriale, au sens où l’on connaît les fromagers ou fromagères qui les fabriquent) est connue d’un public qui, pour sa part, semble de plus en plus soucieux de s’inscrire dans un mouvement de revalorisation du « petit », de l’artisanal et du « local. » Ces attributs sont considérés comme faisant contrepoids aux tendances globalisatrices associées à des phénomènes néfastes sur les plans sociaux et environnementaux, comme la dévitalisation des milieux ruraux ou le réchauffement climatique. Le mouvement de solidarité envers les petits fromagers, provoqué à l’automne 2008 par la crise de la listériose et que nous avons pu documenter sur le terrain, en témoigne. Même si les fromages fins issus des petites fabriques québécoises n’occupent qu’une faible part du marché eut égard aux volumes et à la valeur des ventes, ils semblent se tailler la part du lion sur le plan de la moralité.