Résumés
Résumé
Tout nous vient des Amérindiens … ou presque ! Combien de fois avons-nous lu ou entendu ce cliché lorsqu’il est question de l’alimentation des francophones. Ce lieu commun débouche sur l’inévitable corollaire de la tradition et donc sous-entend la pérennité des aliments. Mais qu’en est-il vraiment? À l’analyse de quatre produits de base – le maïs, le sucre, le lard et la pomme de terre –, il devient évident que la tradition alimentaire n’existe pas; notre cuisine soi-disant « traditionnelle » se veut plutôt une construction identitaire du 19e siècle. Il existe plutôt des modèles alimentaires qui perdurent de trois à quatre générations jusqu’à ce que la quatrième ne soit plus en contact avec la première qui se veut la gardienne des valeurs. Et ces valeurs reflètent la culture, car, pour reprendre l’expression de Massimo Montanari, « Cibo come cultura – Food is culture ». Manger reflète par conséquent le savoir et l’apprentissage et se définit ainsi au moyen de goûts et de dégoûts, d’associations et d’exclusions d’aliments, mais aussi à travers la production et de la consommation de ceux-ci. L’acte reflète donc une certaine altérité, qui se situe également au carrefour de quatre cultures – l’amérindienne, la française, la britannique et l’américaine – avant de s’internationaliser. Dès lors faut-il parler d’identité alimentaire ou d’identification alimentaire, selon l’expression de Peter Scholliers ?
Abstract
This paper explores the cliché that Québécois food identity derives almost entirely from First Nations foodways. Through an analysis of four staple foods—corn, sugar, lard, and potatoes—it demonstrates that “traditional” Quebec cuisine is in fact a 19th-century development. Various food models continue for three or four generations until the fourth is no longer in contact with the values of the first. Yet the original values continue to inflect the culture through food because, as Massimo Montanari observes, “cibo come cultura—food is culture.” Eating reflects both knowledge and learning and is defined in terms of tastes and distastes, inclusion and exclusion, as well as by the production and consumption of certain foods. The act of eating is therefore an assertion of alterity, of a Quebecois “otherness” deriving from the intersection of four cultures—First Nations, French, British, and American. Perhaps we should therefore discuss not “food identity” but, to borrow Peter Schollier’s phrase, “identification with food.”
Corps de l’article
Manger reflète le savoir et l’apprentissage et, par conséquent, se définit par rapport à certains goûts et dégoûts, à certaines associations et exclusions d’aliments, mais aussi par rapport à la production[1] et la consommation de ceux-ci. L’acte de manger reflète une certaine altérité qui, au Québec, se situe au carrefour de quatre cultures – l’amérindienne, la française, la britannique et l’américaine – avant de s’internationaliser. Dès lors, peut-on parler d’une « identité » alimentaire, sachant que l’identité se caractérise d’abord et avant tout comme un rapport à l’autre, qu’il soit individuel ou collectif, culturel ou ethnique ?[2]
Il existe certains aliments qui, pourrait-on dire, sont symboliques pour certaines nations. Ainsi la baguette serait au Français ce que le pudding représente pour l’Anglais. Derrière ces clichés d’aliment ou de préparation-culte se cache une certaine temporalité puisque la baguette date du 19e siècle, alors que les origines du pudding, salé puis sucré, remontent au 14e siècle.[3] Chez les Québécois francophones, la cuisine soi-disant « traditionnelle » et ses plats à base de porc, auxquels est associée une certaine pérennité, se veut plutôt une construction identitaire du 19e siècle. À l’analyse de quatre produits de base et à valeur symbolique – le maïs, le sucre, la pomme de terre, le lard –,[4] il devient évident que la tradition alimentaire n’existe pas au Québec francophone. Il y a plutôt des modèles alimentaires qui s’étendent sur trois ou quatre générations.
Le maïs
Le maïs constitue la céréale des Amériques. Toutefois, dès la première tentative de colonisation de Cartier, à son troisième voyage, il est clair qu’il n’entend pas se nourrir à l’amérindienne; Cartier entend implanter un modèle alimentaire européen. En quittant Saint-Malo, le 23 mai 1541, avec ses 5 navires et ses 300 colons, il apporte dans ses cales du bétail, des semences de blé de même que des choux, des navets, des laitues et d’autres légumes qu’il utilise dès son arrivée.[5]
D’ailleurs les résultats des fouilles archéologiques du chantier Cartier-Roberval ne laissent planer aucun doute à ce sujet puisque « 85 % des vestiges archéobotaniques sont issus de produits européens […] ».[6] Quant au maïs, « il ne représente qu’une dizaine de grains au total, » alors que les graines de moutarde se comptent par milliers.[7] La conclusion archéologique s’impose : les plantes comestibles locales contribuent peu à l’alimentation des colons français du 16e siècle. Peut-être cela est-il dû au faible temps que Cartier, Roberval et leurs colons passent dans la vallée laurentienne ? Ainsi, dans les colonies anglaises et espagnoles du Nouveau Monde, lorsque l’insuffisance des récoltes se manifestera, les colons intégreront les ressources locales à leur menu. Seul le 17e siècle permet de vérifier la situation.
Champlain importe lui aussi bétail et graines de semence depuis la France. Toutefois, dès les premières relations et récits de voyage, les références à la présence de maïs dans les jardins de Québec et de Montréal se multiplient au point de voir les religieuses hospitalières de Montréal intégrer même la sagamité, cette préparation à base de farine de maïs, à leur menu (Figure 1). Les rations des soldats français du 17e siècle incorporent aussi le maïs. Bref, au cours du 17e siècle, c’est pratique courante pour les colons de Nouvelle-France d’intégrer cette céréale à leur menu.
Cette situation n’est toutefois que temporaire et n’est autre qu’un généreux dépannage puisque, après 1685 et jusqu’à la fin du 18e siècle, les références au maïs sont presque absentes de la documentation autant dans la région de Montréal que dans celle de Québec. Disparu des rations des soldats, tout comme des champs des habitants, le maïs devient une culture marginale. Aux 18e et 19e siècles, le maïs est utilisé presque exclusivement comme nourriture à bétail.[8] Comment expliquer pareil revirement ?
Tout simplement parce que les colons français ont intégré le maïs à leur menu le temps d’implanter cultures céréalières et cheptel français; cette situation aura duré environ 75 ans, ou l’équivalent de trois générations.[9] Une fois cette réalité bien implantée, les Canadiens rejettent massivement le maïs, de même que tous les apports alimentaires amérindiens,[10] car la vallée laurentienne se définit d’abord et avant tout comme celle de la « civilisation du blé » : à preuve, le colon moyen consomme un kilo de pain par jour. D’ailleurs comment en douter lorsqu’un voyageur décrit la civilisation amérindienne comme étant « sans pain, sans vin et sans sel », trois des fondements de l’alimentation française des 17e et 18e siècles ?[11]
Sucre d’érable ou de canne ?
S’il est indéniable que les Amérindiens ont indiqué aux Français que la sève d’érable pouvait être récoltée, et cela probablement dès le passage de Cartier, leur technologie déficiente, en revanche, ne leur permet pas de faire du sucre d’érable; par conséquent, il leur est impossible de communiquer aux Français l’art de fabriquer le sucre d’érable.[12] Les Français dominent, par contre, le marché européen du sucre de canne aux 17e et 18e siècles grâce aux colonies antillaises et ce serait ces derniers qui, selon le jésuite Charlevoix, auraient appris aux Amérindiens à fabriquer le sucre, après leur avoir apporté les marmites de fonte (Figure 2).
Mais il s’agit en réalité d’un faux problème. En effet, il importe surtout de savoir que les colons de la vallée laurentienne ne consomment que très peu de sucre, à l’instar de leurs compatriotes métropolitains. Les colons de la Nouvelle-France ne consomment que 1,25 kg de sucre – d’érable ou de canne – annuellement par personne, quantité comparable à la consommation française au 18e siècle. Pour les Français et les Canadiens, le sucre est probablement davantage associé à la pharmacopée qu’aux plaisirs de la table. D’ailleurs, on ne retrace que quelques mentions de “sucre du pays” au cours du 18e siècle, autant dans la région de Québec que dans celle du Richelieu. Selon le médecin Gaultier, la production de sucre d’érable fait surtout l’objet de l’exportation vers la métropole. En comparaison, les Britanniques en consomment cinq fois plus à la fin du 18e siècle, soit sept kilos par personne.
Dans ce contexte, le thé, boisson « populaire » que les Anglais consomment très sucrée et qui est disponible dès 1760 à cause des soldats en garnison, ne commence à faire l’objet d’une consommation de la part des francophones ruraux qu’à compter des années 1785.[13] Ce breuvage chaud, consommé à l’anglaise, heurte initialement de front les habitudes alimentaires des francophones. Cependant, à l’instar de la pomme de terre, le thé connaîtra dès ce moment une vogue indéniable, passant d’une consommation de 5 % au cours de cette décennie, à 15 % au cours de la décennie suivante et à 25 % au cours des années 1800-1820. Les Anglais ont donc communiqué leur goût du sucré et pas seulement dans le thé, comme nous le verrons !
La pomme de terre
Les colons néo-français ne consomment pas la pomme de terre. Tous les chercheurs font référence au commentaire de mère Duplessis, qui affirme qu’elle n’est propre qu’à « nourrir les cochons ». Il ne faut toutefois pas confondre topinambour et pomme de terre; celle-ci n’est pas cultivée en Nouvelle-France. L’intendant Bigot tentera d’en introduire la culture pendant la guerre de Sept Ans, sans succès; les colons la boudent à cause de son goût.
Ce sera l’apanage du gouverneur James Murray, agronome de formation, qui, dès 1764, en réussira l’introduction. De quelques demandes la même décennie (1,7 %), la pomme de terre fera l’objet de près de la moitié des pensions alimentaires demandées par les habitants de la région de Québec dans la dernière décennie du 18e siècle; et cette région n’est pas la seule puisque la région de Montréal succombera également à l’engouement. L’introduction de la pomme de terre aura un effet non négligeable sur la diète tant urbaine que rurale puisque la consommation de pain chutera de moitié entre le début du 18e siècle et 1821.[14]
Le lard
Pour les colons français, l’une des plus grandes difficultés rencontrées est celle de produire suffisamment de fourrages pour nourrir le cheptel pendant l’hiver. Situation récurrente, elle afflige le bétail bovin qui, faute de nourriture, aboutit dans les étals des bouchers urbains. D’ailleurs, les administrateurs de Québec fixe le nombre de carcasses de boeuf à être abattues hebdomadairement au cours du régime français. Encore une fois, les indications archéologiques nous en apportent la preuve : les os des bovins retrouvés en fouilles archéologiques sont les plus souvent des ossements d’animaux de moins de 3-4 ans.
Cette situation a un corollaire : la production de lait est limitée et, par conséquent, celle de beurre également, ce qui est attesté par la culture matérielle tant urbaine que rurale puisque seulement un ménage sur 100 possède une baratte à beurre. Dès lors, puisque l’huile d’olive est un gras importé et donc cher, les habitants de la Nouvelle-France doivent s’en remettre au lard comme gras de cuisson. Les saloirs urbains tout autant que ceux du monde rural contiennent, en règle générale, cinq fois plus de lard que les tinettes contiennent de beurre.
Cette situation se renverse au milieu du 19e siècle lorsque le Québec devient une zone agricole de production laitière; le renversement est dû notamment à l’introduction de la culture des racines fourragères – betteraves et rutabagas – par les Britanniques à la fin du 18e siècle, pratique empruntée aux Flamands et aux Néerlandais. Dès lors, le cochon n’aura plus à être élevé pour son lard mais plutôt pour sa viande.[15] Coïncidence : La Cuisinière canadienne, le premier recueil de recettes canadien de langue française, paraît en 1840 et esquisse les premières recettes de ce que nous considérons aujourd’hui comme les mets traditionnels du Québec (Figure 3).
La Cuisinière canadienne se veut un manuel de cuisine destiné à instruire la ménagère québécoise ; ce manuel codifie pour la première fois une cuisine dite « nationale ». Il ne s’agit pas d’un ouvrage pour des professionnels mais bel et bien d’une publication destinée au grand public, écrite dans la tradition des livres de cuisine bourgeoise française et de la « domestic economy » britannique et américaine.
La Cuisinière canadienne propose des recettes « proportionnées aux moyens des familles canadiennes, » notamment quelques recettes de gibier ou poisson du pays (oiseaux blancs, tourtes, dorés, achigans, poissons blancs), ainsi que des recettes du terroir comme le pâté de patates, le pâté de porc frais, le ragoût de pattes de cochon et les boulettes de porc frais. Le recueil suggère également de « canadianiser » la cuisine.
La « canadianisation » signifie que les recettes requièrent des techniques simples, peu recherchées ou diversifiées, bref qu’elles dénotent une cuisine plutôt rudimentaire. L’eau plutôt que le bouillon entre généralement dans l’apprêt de plats braisés, de ragoûts et même de sauces comme « la sauce blanche ». Aucune mention du « gravy » si cher aux Britanniques ou des bouillons français. La farine grillée ou les viandes saupoudrées de farine, et non le roux, épaississent les plats en sauce.
Qui plus est, ce recueil culinaire ne comporte aucun chapitre de recettes de légumes d’accompagnement, si ce n’est quelques conseils de préparation généraux au sujet de certains légumes tels que carottes, navets ou asperges, et cela contrairement aux recettes de la cuisine bourgeoise française et même au classique britannique qu’est The Art of Cookery made Plain and Easy de Hannah Glasse. Le principal légume est l’oignon (60 % des mentions de légumes), alors que les principales épices sont le sel (43 % des recettes) et le poivre (39 % des recettes).
L’oignon, légume tant prisé du régime français, ne sert qu’à aromatiser les mets. Parmi les autres épices ou herbes, quelques-uns, issus de la tradition culinaire anglaise, notamment la tête de clou, le gingembre et la sarriette, sont privilégiés. Les recettes de poisson y sont marginales, ce qui constitue un paradoxe pour une société catholique assujettie à un calendrier liturgique exigeant (Figure 4).
Outre les mets à base de porc frais, ce recueil culinaire, bien qu’il n’évoque que des tendances,[16] néanmoins fort indicatives des nouveautés agricoles, propose des recettes dans lesquelles on cuisine au beurre (55 % des recettes).[17]La Cuisinière canadienne suggère également des recettes sucrées jusqu’à concurrence de 45 % alors qu’à la fin du 18e siècle, les recueils culinaires français n’en proposent que 5 %,[18] témoignant ainsi de l’influence britannique sur le goût collectif.
Mère Caron et ses Directions diverses données en 1878 … prendront la relève. Quelques recettes relevant de la cuisine bourgeoise française apparues dans La Cuisinière canadienne disparaissent. Lorsque Caron retient certaines recettes comme le civet de lièvre, elle choisit la version la moins raffinée : le civet « à la canadienne » et non « à la bourgeoise ». Chez Caron, les recettes de boeuf, de gibier, de poisson et de pâtisseries sont moins nombreuses que dans La Cuisinière canadienne et aucune section n’est consacrée aux sauces! En revanche, on y retrace deux fois plus de recettes de porc, de confitures et de marinades. Les recettes de biscuits se multiplient jusqu’à constituer 18 % du total des recettes et les nombreuses recettes de gâteaux et galettes se maintiennent. Avec Caron, on s’éloigne de plus en plus du modèle de cuisine bourgeoise et professionnelle française; dans cette compilation, le processus de « canadianisation » et l’influence anglaise sont encore plus manifestes.[19]
Cinq grandes périodes de changement dans les habitudes alimentaires
La première observation à faire au sujet de ces changements profonds dans les habitudes alimentaires des Québécois francophones touche aux cycles et à la périodicité; il s’écoule entre 75 et 100 ans avant que ces changements ne se manifestent. Ceci correspond à un intervalle de trois à quatre générations, c’est-à-dire lorsque la quatrième génération n’est plus en contact avec la première qui se veut la gardienne des valeurs. Elle correspond, selon Montanari, à l’intersection de la tradition et de l’innovation, bref à la culture.[20] Il est vrai que chaque génération peut innover en matière d’habitudes alimentaires, mais, ce qu’il faut retenir ici, c’est qu’il est question de changements majeurs et profonds.
Par leur introduction ou leur disparition, ces quatre produits de base témoignent de changements profonds dans nos moeurs alimentaires. On peut les résumer ainsi : de 1608 à 1685, période qui correspond au métissage franco-amérindien et dans lequel le maïs et les autres produits ou mets amérindiens sont intégrés au bagage culinaire. La période 1685-1785, au cours de laquelle les colons mangent à la française, une fois cheptel et cultures implantés. La période 1785-1860 est marquée du sceau du métissage anglo-canadien alors que sucre, thé, pomme de terre, condiments et nouveaux légumes font leur apparition au menu. Au cours des années 1860-1967, on mange à la canadienne, ce dont témoigne La Cuisinière canadienne et plus tard les recettes contenues dans les Directions diverses de la Mère Caron. L’Expo 67 constitue une autre étape majeure de transformation de notre rapport avec le monde extérieur et de changement en profondeur des habitudes alimentaires des Québécois francophones.
La création d’une « identité » alimentaire
Tradition n’est pas synonyme de pérennité. La tradition évolue et il faut parler de traditions alimentaires plutôt que d’une alimentation traditionnelle. Ce qui nous ramène à LaCuisinière canadienne puisqu’on retrouve dans ses recettes les ingrédients et les plats de ce qu’on qualifie aujourd’hui de cuisine « traditionnelle ». Précisons une chose de prime abord : ce recueil culinaire est bien de son temps.
Publié dans la foulée de la montée du nationalisme en Europe et ailleurs au 19e siècle, il paraît peu de temps après l’échec des rébellions de 1837-1838 dans la colonie. À l’instar des publications culinaires européennes de cette période, La Cuisinière canadienne cherche à moderniser les pratiques culinaires.[21] À preuve, cette propension à utiliser le beurre et à proposer de nouvelles recettes à base de porc frais, témoignant ainsi des innovations agricoles.
Modernité, soit ! Mais alors qu’en est-il de la tradition et de l’identité alimentaire? Influencée par le mouvement romantique européen, l’élite savante coloniale doit répondre au cours de la deuxième moitié de 19e siècle aux critiques de lord Durham quant à son manque de culture et d’histoire. Elle se doit de construire une culture nationale qui repose sur une tradition inventée; La Cuisinière canadienne et les Directions données par Mère Caron s’inscrivent dans cette démarche ethnographique. En cette deuxième moitié du 19e siècle, alors que le Québec s’urbanise à un rythme trépidant, la culture paysanne représente « l’essentiel » de la nationalité au moment même où, en Europe, on découvre le goût des cuisines dites « régionales » en réaction à l’essor de l’industrialisation.[22] Les recettes à base de porc qui prennent de plus en plus d’ampleur chez Mère Caron et qui seront ultérieurement diffusés par le biais des écoles ménagères naissantes prendront l’allure de « cuisine traditionnelle ».[23] Cette cuisine deviendra partie constituante de la culture et, par conséquent, de l’identité.
Dès lors, « cuisine traditionnelle » peut-elle être assimilée à identité alimentaire? Poser la question, c’est évidemment y répondre! Plusieurs facteurs s’y opposent, à commencer par l’évolution même de nos habitudes alimentaires qui change à un rythme soutenu. Ce qui conduit au corollaire suivant : ces mêmes identités culturelles se redéfinissent constamment, de sorte que l’identité n’est pas préconçue mais se définit plutôt comme la résultante du processus évolutif. Qui plus est, cette identité n’est pas homogène mais plurielle puisqu’elle doit se décomposer à l’aune de la périodicité et de l’altérité, et cela en fonction de la couche sociale, de la région ou encore de la strate d’âge pour ne citer que quelques variables à approfondir éventuellement.[24] Bref, l’identité alimentaire des Québécois reste à définir …
Parties annexes
Note biographique
Chercheur retraité de Parcs Canada, Yvon Desloges est maintenant professeur associé au Département d’histoire de l’Université Laval. Il a publié en 2009 À table en Nouvelle-France. Alimentation populaire, gastronomie et traditions alimentaires dans la vallée laurentienne avant l’avènement des restaurants. Il travaille actuellement à une histoire de l’alimentation au Québec.
Notes
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[1]
Je désire remercier les deux lecteurs anonymes qui ont bien voulu commenter la première ébauche de ce texte. Leurs commentaires, pertinents pour la plupart, comme par exemple la production alimentaire industrielle, ne trouvent pas écho dans cette version de texte tout simplement parce que l’espace manque. Je profite de cette même occasion afin de remercier Marc Charron pour ses commentaires et corrections linguistiques.
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[2]
Louis-Jacques Dorais, “La construction de l'identité”, in Discours et constructions identitaires, éd. Denise Deshaies et Diane Vincent (Québec: PUL, 2004), 1-11.
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[3]
Steve L. Kaplan, Le retour du bon pain : une histoire contemporaine du pain, de ses techniques et de ses hommes (Paris: Perrin, 2002). Laura Mason, “Les puddings et l'identité anglaise”, in Histoire et identités alimentaires en Europe, éd. Martin Bruegel et Bruno Laurioux (Paris: Hachette, 2002), 169-181.
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[4]
Ces quatre aliments sont retenus à cause de leur importance dans le régime alimentaire; on ne pourrait retenir, par exemple, les venaisons tout simplement parce que les colons ne consomment que peu de gibier, gros ou petit, contrairement à l’idée reçue. Marc Lafrance et Yvon Desloges, “La consommation du gibier en Nouvelle-France”, Mémoires vives, nos 6-7 (printemps-été 1994): 36-48.
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[5]
Les Iroquoiens cultivent céréales et légumes comme le maïs, la courge, les fèves (haricots), le concombre, le melon et les pois “non de la sorte des nôtres,” sans compter les citrouilles. Cartier s’attarde par ailleurs à décrire la production de farine de maïs et la production du pain à base de farine de maïs et sa cuisson sur des roches chaudes. Il mentionne également l’utilisation du maïs et des haricots dans les potages et la conservation des anguilles et d’autres poissons fumés dans des poteries pour l’hiver. La meilleure source pour cette période demeure l’édition critique du récit de Cartier : Jacques Cartier, Relations, éd. Michel Bideaux (Montréal: PUM, 1986). Roland Tremblay, Les Iroquoiens du Saint-Laurent (Montréal: Les Éditions de l’Homme, Pointe-à-Callières, 2006), 47-48, 58-60. James Valliere Wright, A History of the Native People of Canada, volume III, part 1 (Ottawa: Canadian Museum of Civilization, Mercury Series, Archaeology Paper 152, 2004), 1268 ss.
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[6]
Julie-Anne Bouchard-Perron et Allison Bain, “From myth to reality: archaeobotany at the Cartier-Roberval Upper fort site,” Post-Medieval Archaeology 43, no. 1 (2009): 95.
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[7]
Ibid., 92. C’est sans compter le blé, les olives, cerises, pois et lentilles. Voir ibid., 87-105.
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[8]
Témoignent de cette quasi disparition du maïs cultivé au 18e siècle les divers recensements du régime français. Voir aussi François-Joseph Perrault, Traité d'agriculture adapté au climat du Bas-Canada (Québec: Fréchette et cie, 1831), 2 volumes.
-
[9]
On ne saurait passer sous silence le fait qu’à compter de 1683, les troupes franches de la Marine commencent à arriver dans la colonie. Coïncidence ou pas? Impossible de l’affirmer pour l’instant, mais une chose est certaine : le soldat, français d’origine, habite chez l’habitant.
-
[10]
Notamment la citrouille qu’on retrouve apprêtée de toutes les façons imaginables au 17e siècle.
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[11]
Il y aurait lieu de nuancer cette affirmation; l’espace manque. Voir à ce sujet, de même que pour les trois autres produits mentionnés, Yvon Desloges, À table en Nouvelle-France. Alimentation populaire, gastronomie et traditions alimentaires dans la vallée laurentienne avant l’avènement des restaurants, (Québec: Éditions du Septentrion, 2009).
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[12]
Les Amérindiens utilisent des contenants en écorce et des bacs en bois, d’où la difficulté de chauffer la sève pour l’amener à des températures suffisantes pour produire le sucre. Par ailleurs, l’un des principaux reproches que les Français adressent aux autochtones quant à la nourriture, c’est qu’elle est trop peu cuite. Comment, dès lors, pourraient-ils passer à l’étape du sucre? À noter qu’on produit très peu de sirop d’érable avant le 20e siècle, essentiellement pour des raisons de conservation.
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[13]
Il ne faut pas perdre de vue que, jusqu’au 20e siècle, les ruraux forment la grande majorité de la population. Au sujet de la consommation du sucre, voir notamment Alain Huetz de Lemps, “Boissons coloniales et essor du sucre”, in Histoire de l’alimentation, éd. Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari (Paris: Fayard, 1996), 629-641.
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[14]
Fernand Ouellet, Histoire économique et sociale du Québec, 1760-1850. Structures et conjonctures (Montréal et Paris: Fides, 1966), 251. Il existe plusieurs références à ce sujet, trop nombreuses pour être citées. La pomme de terre fera même l’objet d’exportation dans les colonies avoisines dès 1787. Public Record Office, CO42, 88 (Q57-1) : 64, Exports from Quebec ...., 1787.
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[15]
À cette époque, on nomme le rutabaga chou de Siam. Il faut compter également sur l’introduction de nouvelles races de vaches laitières. Betteraves et rutabagas ont la propriété d’augmenter la lactation des vaches et sont données aux animaux comme nourriture. Perreault, Traité, volume 2. André J. Bourde, Agronomie et agronomes en France au XVIIIe siècle (Paris: SEVPEN, 1967), tome 1, 321-324. Il faut, par ailleurs, signaler que le porc ne constitue qu’à peine 16 % du cheptel animal du Québec au cours de la deuxième moitié du 19e siècle alors qu’avant 1844 et après 1911, il en constituera au moins le quart.
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[16]
Il n’existe aucun moyen connu de mesurer le rayonnement d’un mets proposé dans un recueil culinaire. Au mieux peut-on signaler qu’au 20e siècle, si quatre recettes sont préparées à partir d’une publication, il s’agit là d’un succès. Peut-être cela est-il dû au nombre de publications culinaires disponibles? Néanmoins, au cours du 19e siècle, à cela s’ajoute d’autres facteurs comme la littéracie et le lectorat. Le Québec – ou Canada est – compte, en 1850, une population totale de 890 000 habitants et seulement 75 000 écoliers répartis dans 2 000 institutions scolaires. Le taux d’alphabétisation – c’est-à-dire la capacité de signer son nom sur un acte de mariage – y est de 29 %. Yvan Lamonde et Claude Beauchamp, Données statistiques sur l’histoire culturelle du Québec (1760-1900) (Québec: IREP, 1996), 7, 37 et 51. La Cuisinière canadienne connaîtra cinq rééditions. Dès lors, la question qui se pose est la suivante : sommes-nous, comme au 17e siècle en France, devant une appropriation par les élites de pratiques culinaires issues du monde rural? La question reste posée.
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[17]
La publication ferait ainsi écho aux changements agricoles en cours dans la colonie. François de la Varenne avait déjà proposé cette avenue en France depuis le milieu du 17e siècle.
-
[18]
Jean-Louis Flandrin, L’ordre des mets (Paris: Éditions Odile Jacob, 2002), 131.
-
[19]
Il faudrait également se mettre à l’heure de la cuisine professionnelle et du restaurant afin de mieux connaître l’évolution de la cuisine et du goût québécois dans son ensemble au 19e siècle. Malheureusement l’espace manque. Au mieux faut-il vous référer à l’article de Marc Lafrance et Yvon Desloges, “Au carrefour de trois cultures : la restauration au Québec au XIXe siècle”, in Les restaurants dans le monde et à travers les âges, éd. Alain Huetz de Lemps et Jean-Robert Pitte (Grenoble: Éditions Glénat, 1990), 59-67. Voir également Marc Lafrance et Yvon Desloges, “Goûter à l’histoire. Les origines de la gastronomie québécoise” (Montréal: Éditions de la Chenelière, 1989), 116-148.
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[20]
À l’égard de cette perméabilité au changement, il y a aurait lieu de rapprocher cette observation de celle que fait Edward Shils, Tradition (Chicago, Chicago University Press, 1981), qui estime qu’une tradition dure usuellement le temps de trois ou quatre générations! Massimo Montanari, Food is Culture (New York: Columbia University Press, 2006), 7.
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[21]
Henry Notaker, “L’identité nationale à travers les livres de cuisine du XIXe siècle”, in Histoire et identités alimentaires en Europe, éd. Martin Bruegel et Bruno Laurioux (Paris: Hachette, 2002), 137-150.
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[22]
Dans ce contexte, il faudrait relever les nombreuses commémorations et autres manifestations mettant en valeur le passé, comme le dévoilement de monuments ou encore le passage de la Capricieuse en 1855, premier navire officiel français à revenir au Québec depuis la cession du pays. Ce paragraphe repose sur plusieurs articles et essais, notamment Eric Hobsbawn, “Inventer des traditions”, in L’invention de la tradition, éd. Eric Hobsbawn et Terence Ranger (Paris: Éditions Amsterdam, 2006), 11-25. Eric Hobsbawn, “Production de masse des traditions et traditions productrices de masses : Europe, 1870-1914”, in L’invention de la tradition, éd. Eric Hobsbawn et Terence Ranger (Paris: Éditions Amsterdam, 2006), 279-324. Gérard Bouchard, “L’ethnographie au secours de la nation. Mobilisation de la culture populaire par les lettrés canadiens-français (1850-1900)”, in Identité et cultures nationales. L’Amérique française en mutation, éd. Simon Langlois (Sainte-Foy: PUL, 1995), 17-43. Montanari, Food, 75-81.
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[23]
La diffusion des recettes sera assurée par l’enseignement des religieuses et par les premières écoles ménagères, mais aussi par la presse québécoise. À compter de 1910 apparaîtra le premier programme d’enseignement ménager intégré au système scolaire public et dans lequel La Cuisine raisonnée sera éventuellement inscrit comme manuel de référence. Nicole Thivierge, Histoire de l’enseignement ménager-familial au Québec, 1882-1970 (Québec: Institut québécois de recherche sur la culture, 1982), 51.
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[24]
Montanari, Food, 133-140. Peter Scholliers, “Meals, Food Narratives, and Sentiments of Belonging in Past and Present”, in Food, Drink and Identity. Cooking, Eating and Drinking in Europe Since the Middle Ages, éd. Peter Scholliers (Oxford, New York, Berg, 2001), 3-22.
Parties annexes
Biographical note
Yvon Desloges, a retired researcher for Parks Canada, is now Adjunct Professor in the Department of History at Laval University. In 2009, he published À table en Nouvelle-France : Alimentation populaire, gastronomie et traditions alimentaires dans la vallée laurentienne avant l’avènement des restaurants. He is currently at work on a history of Quebec cuisine.