Foodstuff

L’oeuf sur le plat[Notice]

  • Jean-Pierre Lemasson

Je ne sais jamais si ma fascination de l'oeuf sur le plat tient au parfum léger du beurre qui monte de l'assiette ou de la forme du jaune qui est une démonstration quotidienne de la perfection. Il prouve, à lui seul, que l'harmonie peut s'imposer dans les nourritures banales et que la géométrie du monde peut se cacher au coeur même de nos repas. À croire que l'oeuf est fait pour témoigner que la beauté crée la faim et annonce des matins qui chantent. Manger un oeuf sur le plat, c'est se plier aux lois de la physique et celles du ravissement. L'esprit vide du lève-tôt participe sans doute à cette admiration car, à l'heure où blanchit la campagne du poète, le regard matinal, fût-il encore embué de vagues songes, saisit avec plus de sensibilité la matérialité de la beauté. Comment ne pas être étonné de voir sous nos yeux un soleil miniature, quelques secondes avant l’engloutissement, se donner à être contemplé sans réticence? On dirait même que consentant par avance à son destin, ce jaune intense et clair, inspire toujours la sérénité. Avant d'être consommé, l'oeuf comble une attente enchantée et toujours étonnée. L'oeuf est la représentation comestible de tous les levers du monde. Il est à l'intimité du foyer ce que le soleil est à la planète. Il inaugure l'axe de la lumière et de la chaleur de la journée. Il met d'emblée de bonne humeur annonçant le rassasiement à peu de frais, le plaisir préliminaire des sens à celui de l'absorber. Car sa vue annonce un optimisme serein. Ce jaune cyclopéen, reposant tout chaud dans l'assiette, simplement sensuel, est une promesse de retour des goûts de l'enfance, tout comme une célébration de l'onctuosité. Rien dans son modeste prix ne laisse supposer que son étalement puisse engendrer tant de réconfort. Ce jaune hypnotique est riche de renaissances muettes. L’art de préparer et de manger son oeuf diffère selon les mangeurs. Pourtant toujours celui qui a l'immense mérite de le faire lui-même, alors qu'il n'a pas encore trempé ses lèvres dans son café ou son thé, connaît tout le prix de son prochain bonheur. Certains, riches comme des princes, se font servir à l’hôtel, le plus souvent deux oeufs dont la générosité inhabituelle est en soi une fête. Servis, fumant encore de grasses vapeurs, d'odeurs trainantes de bacon et tout ourlés d'un liseré brunâtre, ils provoquent un émoi à peine contenu. Mais quoi qu'on puisse en dire, la jouissance ne sera jamais aussi grande que celle préparée à la maison par le commun des mortels qui lutte encore contre le sommeil. Comme en amour, les rites de préparation augmentent l'imagination de ce qui va suivre. Tout commence en vérité quand l'oeuf est lové dans la paume de son cher prédateur. La coquille fragile exige des gestes délicats et ce n'est qu'avec la précaution due aux choses précieuses que les doigts s'en saisissent. Ils attendent un moment que la prise de la porcelaine soit bonne et, sans coup férir, la vont fracassant sur les bords de poêle. Crac! Tout l'art de la blessure est d'avoir la profondeur requise pour que la coquille à moitié fendue s'écarte aisément par la suite entre les pouces et laisse aller, avec paresse, son contenu sans que le jaune se déchire. Sans la maîtrise de sa force, pas d'oeuf sur le plat qui soit parfait. Casser un oeuf exige une maîtrise égale à celle d’un art martial sinon tout est gâché ! Le second péril est dans la poêle. Car lorsque la masse gluante touche le fond noir et s'étale avec réticence, ne renonçant que …

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