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La magie des aliments

En peinture, la représentation d’aliments, souvent de fruits, relève de la triste catégorie des « Natures mortes ». Comme si la sève de la vie les avait fui. Est-ce la difficulté d’aller au-delà de la matérialité des aliments qui, du regard, occulterait le désir et l’imagination ? Tous les aliments me fascinent sous leur apparente banalité. En effet tous portent les histoires oubliées des émotions vécues par les générations qui nous ont précédées et des tentatives de transformer leurs vertus en nouvelle abondance. L’huitre, aussi loin que remonte notre mémoire collective, est de ces fruits - dits de mer - qui ont été, dès les premiers âges, véritablement vénérés par les gourmands. Comment faire sentir, au-delà de l’aspect proprement nourricier, le formidable désir qu’elles ont toujours suscité, les richesses imaginaires qu’elles ont inspirées et qui expliquent encore une mystérieuse fascination qui ne se dément pas ? Pour moi les aliments sont aussi des oeuvres d’un non-dit poétique. L’huitre, par sa nature, opère une séduction à nulle autre pareille. Ce texte témoigne de mon envoutement, tente de rendre sensible l’immatérialité des images imprimées au plus profond de moi tout en se voulant une offrande à son irrésistible magie.

Le chant furtif de l’huitre

L’huitre appartient à la catégorie des êtres inclassables. Elle est minérale et pourtant en son coeur la pierre abrite un lac d’ombre, véritable mémoire des temps où tout était aquatique. Elle décourage par sa dureté le premier venu et sa coquille abrupte de tous les côtés n’est pas de nature à donner le moindre indice de son existence. Celui qui ne voit d’elle qu’un paysage arraché au début d’un monde tourmenté, un morceau de récif brutalisé sous l’effet d’un naufrage, ne peut que se détourner de tant d’hostilité. Elle fut formée dans la violence et ne cesse de l’évoquer. Microcosme issu des temps où régnaient les puissances telluriques, elle donne à croire qu’elle est d’une naissance alpine advenue vingt mille lieux sous les mers. D’où son étrange et mystérieuse beauté que ressentent ceux qui aiment les témoignages vivants d’un légendaire passé.

Dans son alcôve fraîche pourtant elle palpite, lentement bercée par les marées, attendant que quelques audacieux devinent sa présence derrière ses arêtes irrégulières et vives. Celui qui ne voit en elle qu’un éclat de rocher abandonné au hasard du large ne peut croire que son apparente inertie cache une divine nature. Elle inspirerait rapidement le rejet si sa réputation antique ne l’avait précédée et n’avait laissé entendre qu’en réalité, elle était une grotte de marbre habitée par la beauté. Sa présence fut, dit-on, découverte par des aventuriers cherchant au fonds des eaux des trésors que des dieux par inadvertance avaient fait tomber du firmament. Plongeant sous la surface, les yeux grand ouverts, ces hommes furent surpris d’entrevoir que ses saillies et ses pourtours tranchants s’ouvraient pour prendre sa part d’océan. Sous son inhumaine carapace, ils ont vu se déployer des voiles aux longs cils flottant nonchalamment au rythme des respirations de la mer. Ils ont vu sa muqueuse irisée discrètement onduler et ont vu que pouvaient s’écouler d’elle des substances laiteuses qui fécondaient les eaux les plus transparentes. Ils ont eu envie d’en boire le jus et d’en manger la chair translucide et légère.

Depuis les tout premiers temps, l’homme ne put résister à tant de charme doublé d’une intarissable générosité. De véritables ilots de coquilles partout témoignent de son goût insatiable aussi loin que remonte l’histoire de l’humanité. Des côtes froides martelées par les flots d’airain aux pays riverains des eaux calmes les plus claires, l’huitre avec passion a toujours été dévorée. D’une incroyable fécondité, elle sème à tous courants, transformant la moindre aspérité d’une roche, en refuge pour naissains abondants. Il n’est alors guère étonnant que des générations avides, la recherchant sans relâche, à travers l’espace et le temps, s’en soient toujours rassasiées. Il y a moins d’un siècle, il était encore de rigueur de commencer son repas par quelques douze douzaines d’huitres prétendument aphrodisiaques. On en mangeait donc autant pour soi que pour défier sa partenaire après le dessert si l’on pouvait attendre jusque-là. Tant de vertus du début à la fin du repas ne pouvaient faire de l’huitre que l’objet d’un culte toujours pratiqué.

Comment dès lors ne pas se sentir aujourd’hui héritier de ceux et celles qui, partout sur la planète, ont fermé et ferment encore les yeux, absorbant, la tête rejetée en arrière, ce mélange d’eau salée, d’iode et cette petite masse veloutée qui éclate et gicle sous la dent ? Ce moment de triomphe, ce cadeau à nul autre pareil, est l’ultime remerciement des hommes au mouvement des plus amples marées qui soulèvent l’huitre jusqu’à leurs bouches grandes ouvertes. Alors le chant de l’huitre commence, au point précis d’équilibre où elle s’apprête à glisser dans le gosier, trace qui serait éphémère, si pourtant au passage, elle ne s’incrustait instantanément dans nos souvenirs de chairs. Son chant vibrant et furtif enflamme l’imagination et touche fugace notre déraison avant que nous l’avalions. Fermant les yeux en cet instant sublime, elle bascule en nous, avec grâce et fragilité, le corps plus lisse que l’eau de source qui, imitant l’appel immémorial des sirènes, nous replonge dans nos origines primordiales.

Tant de félicité commence paradoxalement dans la brutalité, quand celui qui l’a vue si avenante sous la mer, n’en remonte qu’une boite fermée décidée à ne rien céder. Se sentant trompé, presque trahi par celle qui dans l’eau se laisse admirer, l’homme appâté n’entend pas se laisser rebuter et, à la force du poignet enfonce, entre les deux coquilles, son couteau jusqu’à la garde. Il est impérieux et violent, bien conscient que l’huitre préférera mourir asphyxiée que de se donner vivante à celui qui l’a arraché à son rocher. La dextérité et la détermination des mains expertes en une fraction de seconde font sauter le couvercle qui, après avoir tenté de résister, cède d’un seul coup sous la pression. Et voilà l’huitre, là toute entière esseulée, étonnée d’avoir été si rapidement débusquée. Éblouissante, repliée au fond de son lac blanc comme l’immensité, elle se retrouve allongée au milieu des goémons et d’autres crustacés sur un plateau de fruits de mer. Elle s’enfoncerait dans la nacre splendide si elle le pouvait. Elle redeviendrait matière d’une dure beauté, perle désirée pour qu’au moins son existence se prolonge autour du cou décolleté ou de l’oreille vénusienne d’une femme. Il est trop tard, elle est dénudée, et ne peut que se replier au fond de son manteau tractant vers elle toutes ses lamelles d’un noir brodé et tentant de se cacher encore un peu sous l’eau dont elle s’était autrefois si amplement gonflée. En vain, sous la lumière trop crue pour elle, elle se sait désormais condamnée et se prépare, faisant bon coeur contre mauvaise fortune, à son chant de disparition si troublant.

Toute préparation culinaire des huitres tient du barbarisme. Que ce soit à l’américaine où les pauvrettes étouffent de mie de pain et de gruyère, que ce soit avec des croûtons dont on voudrait parfois les affubler, que ce soit à la diable qui les oblige à supporter une vilaine béchamel au goût de paprika, que ce soit à la Villeroy où l’importune le voisinage des champignons ou que ce soit encore les épinards prétentieux des huitres à la Rockefeller, toutes ces recettes sont contre sa nature et sont autant d’insultes à sa finesse océanique, à ses saveurs aux nuances de noisette, de concombre ou de beurre. Comment comprendre que tant de cuisiniers, qui soi-disant, recherchent les goûts les plus authentiques et se gargarisent de la subtilité de leurs papilles, osent la déguiser alors qu’ils prétendent la glorifier ?

Il n’y a pas de discussion possible. L’huitre ne peut être que servie crue, dans toute sa simplicité que peut à la rigueur réveiller une goutte de citron ou de vinaigre parfumé. Rien d’autre s’il vous plait, car ce serait détruire en un instant le travail patient du temps qui, infiltré dans ses replis calcaires, a mis tant de précaution à ouvrager des tissus de si grande finesse, à créer des chairs si ténues qu’elles ont l’évanescence de l’immatérialité. N’importe quel béotien devrait comprendre que la nudité est le seul habit qui sied aux déesses enfantées par les flots.

Que penses-tu mon aimée, alors que clignote de l’autre côté de la terrasse un néon rouge et blanc et qu’entre chien et loup, tu sens aussi ce petit vent humide et frisquet, si nous commandions deux douzaines d’huitres et une bouteille de vin transmuté en or, histoire de sentir encore en cette fin d’année, dans l’air de Paris, arriver la marée ?