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Manger reflète le savoir et l’apprentissage et, par conséquent, se définit par rapport à certains goûts et dégoûts, à certaines associations et exclusions d’aliments, mais aussi par rapport à la production[1] et la consommation de ceux-ci. L’acte de manger reflète une certaine altérité qui, au Québec, se situe au carrefour de quatre cultures – l’amérindienne, la française, la britannique et l’américaine – avant de s’internationaliser. Dès lors, peut-on parler d’une « identité » alimentaire, sachant que l’identité se caractérise d’abord et avant tout comme un rapport à l’autre, qu’il soit individuel ou collectif, culturel ou ethnique ?[2]

Il existe certains aliments qui, pourrait-on dire, sont symboliques pour certaines nations. Ainsi la baguette serait au Français ce que le pudding représente pour l’Anglais. Derrière ces clichés d’aliment ou de préparation-culte se cache une certaine temporalité puisque la baguette date du 19e siècle, alors que les origines du pudding, salé puis sucré, remontent au 14e siècle.[3] Chez les Québécois francophones, la cuisine soi-disant « traditionnelle » et ses plats à base de porc, auxquels est associée une certaine pérennité, se veut plutôt une construction identitaire du 19e siècle. À l’analyse de quatre produits de base et à valeur symbolique – le maïs, le sucre, la pomme de terre, le lard –,[4] il devient évident que la tradition alimentaire n’existe pas au Québec francophone. Il y a plutôt des modèles alimentaires qui s’étendent sur trois ou quatre générations.

Le maïs

Le maïs constitue la céréale des Amériques. Toutefois, dès la première tentative de colonisation de Cartier, à son troisième voyage, il est clair qu’il n’entend pas se nourrir à l’amérindienne; Cartier entend implanter un modèle alimentaire européen. En quittant Saint-Malo, le 23 mai 1541, avec ses 5 navires et ses 300 colons, il apporte dans ses cales du bétail, des semences de blé de même que des choux, des navets, des laitues et d’autres légumes qu’il utilise dès son arrivée.[5]

D’ailleurs les résultats des fouilles archéologiques du chantier Cartier-Roberval ne laissent planer aucun doute à ce sujet puisque « 85 % des vestiges archéobotaniques sont issus de produits européens […] ».[6] Quant au maïs, « il ne représente qu’une dizaine de grains au total, » alors que les graines de moutarde se comptent par milliers.[7] La conclusion archéologique s’impose : les plantes comestibles locales contribuent peu à l’alimentation des colons français du 16e siècle. Peut-être cela est-il dû au faible temps que Cartier, Roberval et leurs colons passent dans la vallée laurentienne ? Ainsi, dans les colonies anglaises et espagnoles du Nouveau Monde, lorsque l’insuffisance des récoltes se manifestera, les colons intégreront les ressources locales à leur menu. Seul le 17e siècle permet de vérifier la situation.

Figure 1

Différentes variétés de maïs ancien

Différentes variétés de maïs ancien

La variété Northern Flint, cultivée par les Iroquoiens de la région de Québec, produit des grains très durs et proviendrait non pas du Mexique mais du Nicaragua.

Photo Louise Saint-Pierre, CELAT, université Laval

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Champlain importe lui aussi bétail et graines de semence depuis la France. Toutefois, dès les premières relations et récits de voyage, les références à la présence de maïs dans les jardins de Québec et de Montréal se multiplient au point de voir les religieuses hospitalières de Montréal intégrer même la sagamité, cette préparation à base de farine de maïs, à leur menu (Figure 1). Les rations des soldats français du 17e siècle incorporent aussi le maïs. Bref, au cours du 17e siècle, c’est pratique courante pour les colons de Nouvelle-France d’intégrer cette céréale à leur menu.

Cette situation n’est toutefois que temporaire et n’est autre qu’un généreux dépannage puisque, après 1685 et jusqu’à la fin du 18e siècle, les références au maïs sont presque absentes de la documentation autant dans la région de Montréal que dans celle de Québec. Disparu des rations des soldats, tout comme des champs des habitants, le maïs devient une culture marginale. Aux 18e et 19e siècles, le maïs est utilisé presque exclusivement comme nourriture à bétail.[8] Comment expliquer pareil revirement ?

Tout simplement parce que les colons français ont intégré le maïs à leur menu le temps d’implanter cultures céréalières et cheptel français; cette situation aura duré environ 75 ans, ou l’équivalent de trois générations.[9] Une fois cette réalité bien implantée, les Canadiens rejettent massivement le maïs, de même que tous les apports alimentaires amérindiens,[10] car la vallée laurentienne se définit d’abord et avant tout comme celle de la « civilisation du blé » : à preuve, le colon moyen consomme un kilo de pain par jour. D’ailleurs comment en douter lorsqu’un voyageur décrit la civilisation amérindienne comme étant « sans pain, sans vin et sans sel », trois des fondements de l’alimentation française des 17e et 18e siècles ?[11]

Sucre d’érable ou de canne ?

S’il est indéniable que les Amérindiens ont indiqué aux Français que la sève d’érable pouvait être récoltée, et cela probablement dès le passage de Cartier, leur technologie déficiente, en revanche, ne leur permet pas de faire du sucre d’érable; par conséquent, il leur est impossible de communiquer aux Français l’art de fabriquer le sucre d’érable.[12] Les Français dominent, par contre, le marché européen du sucre de canne aux 17e et 18e siècles grâce aux colonies antillaises et ce serait ces derniers qui, selon le jésuite Charlevoix, auraient appris aux Amérindiens à fabriquer le sucre, après leur avoir apporté les marmites de fonte (Figure 2).

Figure 2

La production de sucre d’érable par Cornelius Krieghoff

La production de sucre d’érable par Cornelius Krieghoff
Bibliothèque et Archives nationales du Canada, C-011041

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Mais il s’agit en réalité d’un faux problème. En effet, il importe surtout de savoir que les colons de la vallée laurentienne ne consomment que très peu de sucre, à l’instar de leurs compatriotes métropolitains. Les colons de la Nouvelle-France ne consomment que 1,25 kg de sucre – d’érable ou de canne – annuellement par personne, quantité comparable à la consommation française au 18e siècle. Pour les Français et les Canadiens, le sucre est probablement davantage associé à la pharmacopée qu’aux plaisirs de la table. D’ailleurs, on ne retrace que quelques mentions de “sucre du pays” au cours du 18e siècle, autant dans la région de Québec que dans celle du Richelieu. Selon le médecin Gaultier, la production de sucre d’érable fait surtout l’objet de l’exportation vers la métropole. En comparaison, les Britanniques en consomment cinq fois plus à la fin du 18e siècle, soit sept kilos par personne.

Dans ce contexte, le thé, boisson « populaire » que les Anglais consomment très sucrée et qui est disponible dès 1760 à cause des soldats en garnison, ne commence à faire l’objet d’une consommation de la part des francophones ruraux qu’à compter des années 1785.[13] Ce breuvage chaud, consommé à l’anglaise, heurte initialement de front les habitudes alimentaires des francophones. Cependant, à l’instar de la pomme de terre, le thé connaîtra dès ce moment une vogue indéniable, passant d’une consommation de 5 % au cours de cette décennie, à 15 % au cours de la décennie suivante et à 25 % au cours des années 1800-1820. Les Anglais ont donc communiqué leur goût du sucré et pas seulement dans le thé, comme nous le verrons !

La pomme de terre

Les colons néo-français ne consomment pas la pomme de terre. Tous les chercheurs font référence au commentaire de mère Duplessis, qui affirme qu’elle n’est propre qu’à « nourrir les cochons ». Il ne faut toutefois pas confondre topinambour et pomme de terre; celle-ci n’est pas cultivée en Nouvelle-France. L’intendant Bigot tentera d’en introduire la culture pendant la guerre de Sept Ans, sans succès; les colons la boudent à cause de son goût.

Ce sera l’apanage du gouverneur James Murray, agronome de formation, qui, dès 1764, en réussira l’introduction. De quelques demandes la même décennie (1,7 %), la pomme de terre fera l’objet de près de la moitié des pensions alimentaires demandées par les habitants de la région de Québec dans la dernière décennie du 18e siècle; et cette région n’est pas la seule puisque la région de Montréal succombera également à l’engouement. L’introduction de la pomme de terre aura un effet non négligeable sur la diète tant urbaine que rurale puisque la consommation de pain chutera de moitié entre le début du 18e siècle et 1821.[14]

Le lard

Pour les colons français, l’une des plus grandes difficultés rencontrées est celle de produire suffisamment de fourrages pour nourrir le cheptel pendant l’hiver. Situation récurrente, elle afflige le bétail bovin qui, faute de nourriture, aboutit dans les étals des bouchers urbains. D’ailleurs, les administrateurs de Québec fixe le nombre de carcasses de boeuf à être abattues hebdomadairement au cours du régime français. Encore une fois, les indications archéologiques nous en apportent la preuve : les os des bovins retrouvés en fouilles archéologiques sont les plus souvent des ossements d’animaux de moins de 3-4 ans.

Cette situation a un corollaire : la production de lait est limitée et, par conséquent, celle de beurre également, ce qui est attesté par la culture matérielle tant urbaine que rurale puisque seulement un ménage sur 100 possède une baratte à beurre. Dès lors, puisque l’huile d’olive est un gras importé et donc cher, les habitants de la Nouvelle-France doivent s’en remettre au lard comme gras de cuisson. Les saloirs urbains tout autant que ceux du monde rural contiennent, en règle générale, cinq fois plus de lard que les tinettes contiennent de beurre.

Cette situation se renverse au milieu du 19e siècle lorsque le Québec devient une zone agricole de production laitière; le renversement est dû notamment à l’introduction de la culture des racines fourragères – betteraves et rutabagas – par les Britanniques à la fin du 18e siècle, pratique empruntée aux Flamands et aux Néerlandais. Dès lors, le cochon n’aura plus à être élevé pour son lard mais plutôt pour sa viande.[15] Coïncidence : La Cuisinière canadienne, le premier recueil de recettes canadien de langue française, paraît en 1840 et esquisse les premières recettes de ce que nous considérons aujourd’hui comme les mets traditionnels du Québec (Figure 3).

Figure 3

Page titre de La Cuisinière canadienne publié chez Louis Perrault à Montréal en 1840

Page titre de La Cuisinière canadienne publié chez Louis Perrault à Montréal en 1840

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La Cuisinière canadienne se veut un manuel de cuisine destiné à instruire la ménagère québécoise ; ce manuel codifie pour la première fois une cuisine dite « nationale ». Il ne s’agit pas d’un ouvrage pour des professionnels mais bel et bien d’une publication destinée au grand public, écrite dans la tradition des livres de cuisine bourgeoise française et de la « domestic economy » britannique et américaine.

La Cuisinière canadienne propose des recettes « proportionnées aux moyens des familles canadiennes, » notamment quelques recettes de gibier ou poisson du pays (oiseaux blancs, tourtes, dorés, achigans, poissons blancs), ainsi que des recettes du terroir comme le pâté de patates, le pâté de porc frais, le ragoût de pattes de cochon et les boulettes de porc frais. Le recueil suggère également de « canadianiser » la cuisine.

La « canadianisation » signifie que les recettes requièrent des techniques simples, peu recherchées ou diversifiées, bref qu’elles dénotent une cuisine plutôt rudimentaire. L’eau plutôt que le bouillon entre généralement dans l’apprêt de plats braisés, de ragoûts et même de sauces comme « la sauce blanche ». Aucune mention du « gravy » si cher aux Britanniques ou des bouillons français. La farine grillée ou les viandes saupoudrées de farine, et non le roux, épaississent les plats en sauce.

Qui plus est, ce recueil culinaire ne comporte aucun chapitre de recettes de légumes d’accompagnement, si ce n’est quelques conseils de préparation généraux au sujet de certains légumes tels que carottes, navets ou asperges, et cela contrairement aux recettes de la cuisine bourgeoise française et même au classique britannique qu’est The Art of Cookery made Plain and Easy de Hannah Glasse. Le principal légume est l’oignon (60 % des mentions de légumes), alors que les principales épices sont le sel (43 % des recettes) et le poivre (39 % des recettes).

L’oignon, légume tant prisé du régime français, ne sert qu’à aromatiser les mets. Parmi les autres épices ou herbes, quelques-uns, issus de la tradition culinaire anglaise, notamment la tête de clou, le gingembre et la sarriette, sont privilégiés. Les recettes de poisson y sont marginales, ce qui constitue un paradoxe pour une société catholique assujettie à un calendrier liturgique exigeant (Figure 4).

Figure 4

Graphique illustrant les proportions des principaux groupes d’aliments dans les recettes de La Cuisinière canadienne

Graphique illustrant les proportions des principaux groupes d’aliments dans les recettes de La Cuisinière canadienne

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Outre les mets à base de porc frais, ce recueil culinaire, bien qu’il n’évoque que des tendances,[16] néanmoins fort indicatives des nouveautés agricoles, propose des recettes dans lesquelles on cuisine au beurre (55 % des recettes).[17]La Cuisinière canadienne suggère également des recettes sucrées jusqu’à concurrence de 45 % alors qu’à la fin du 18e siècle, les recueils culinaires français n’en proposent que 5 %,[18] témoignant ainsi de l’influence britannique sur le goût collectif.

Mère Caron et ses Directions diverses données en 1878 … prendront la relève. Quelques recettes relevant de la cuisine bourgeoise française apparues dans La Cuisinière canadienne disparaissent. Lorsque Caron retient certaines recettes comme le civet de lièvre, elle choisit la version la moins raffinée : le civet « à la canadienne » et non « à la bourgeoise ». Chez Caron, les recettes de boeuf, de gibier, de poisson et de pâtisseries sont moins nombreuses que dans La Cuisinière canadienne et aucune section n’est consacrée aux sauces! En revanche, on y retrace deux fois plus de recettes de porc, de confitures et de marinades. Les recettes de biscuits se multiplient jusqu’à constituer 18 % du total des recettes et les nombreuses recettes de gâteaux et galettes se maintiennent. Avec Caron, on s’éloigne de plus en plus du modèle de cuisine bourgeoise et professionnelle française; dans cette compilation, le processus de « canadianisation » et l’influence anglaise sont encore plus manifestes.[19]

Cinq grandes périodes de changement dans les habitudes alimentaires

La première observation à faire au sujet de ces changements profonds dans les habitudes alimentaires des Québécois francophones touche aux cycles et à la périodicité; il s’écoule entre 75 et 100 ans avant que ces changements ne se manifestent. Ceci correspond à un intervalle de trois à quatre générations, c’est-à-dire lorsque la quatrième génération n’est plus en contact avec la première qui se veut la gardienne des valeurs. Elle correspond, selon Montanari, à l’intersection de la tradition et de l’innovation, bref à la culture.[20] Il est vrai que chaque génération peut innover en matière d’habitudes alimentaires, mais, ce qu’il faut retenir ici, c’est qu’il est question de changements majeurs et profonds.

Par leur introduction ou leur disparition, ces quatre produits de base témoignent de changements profonds dans nos moeurs alimentaires. On peut les résumer ainsi : de 1608 à 1685, période qui correspond au métissage franco-amérindien et dans lequel le maïs et les autres produits ou mets amérindiens sont intégrés au bagage culinaire. La période 1685-1785, au cours de laquelle les colons mangent à la française, une fois cheptel et cultures implantés. La période 1785-1860 est marquée du sceau du métissage anglo-canadien alors que sucre, thé, pomme de terre, condiments et nouveaux légumes font leur apparition au menu. Au cours des années 1860-1967, on mange à la canadienne, ce dont témoigne La Cuisinière canadienne et plus tard les recettes contenues dans les Directions diverses de la Mère Caron. L’Expo 67 constitue une autre étape majeure de transformation de notre rapport avec le monde extérieur et de changement en profondeur des habitudes alimentaires des Québécois francophones.

La création d’une « identité » alimentaire

Tradition n’est pas synonyme de pérennité. La tradition évolue et il faut parler de traditions alimentaires plutôt que d’une alimentation traditionnelle. Ce qui nous ramène à LaCuisinière canadienne puisqu’on retrouve dans ses recettes les ingrédients et les plats de ce qu’on qualifie aujourd’hui de cuisine « traditionnelle ». Précisons une chose de prime abord : ce recueil culinaire est bien de son temps.

Publié dans la foulée de la montée du nationalisme en Europe et ailleurs au 19e siècle, il paraît peu de temps après l’échec des rébellions de 1837-1838 dans la colonie. À l’instar des publications culinaires européennes de cette période, La Cuisinière canadienne cherche à moderniser les pratiques culinaires.[21] À preuve, cette propension à utiliser le beurre et à proposer de nouvelles recettes à base de porc frais, témoignant ainsi des innovations agricoles.

Modernité, soit ! Mais alors qu’en est-il de la tradition et de l’identité alimentaire? Influencée par le mouvement romantique européen, l’élite savante coloniale doit répondre au cours de la deuxième moitié de 19e siècle aux critiques de lord Durham quant à son manque de culture et d’histoire. Elle se doit de construire une culture nationale qui repose sur une tradition inventée; La Cuisinière canadienne et les Directions données par Mère Caron s’inscrivent dans cette démarche ethnographique. En cette deuxième moitié du 19e siècle, alors que le Québec s’urbanise à un rythme trépidant, la culture paysanne représente « l’essentiel » de la nationalité au moment même où, en Europe, on découvre le goût des cuisines dites « régionales » en réaction à l’essor de l’industrialisation.[22] Les recettes à base de porc qui prennent de plus en plus d’ampleur chez Mère Caron et qui seront ultérieurement diffusés par le biais des écoles ménagères naissantes prendront l’allure de « cuisine traditionnelle ».[23] Cette cuisine deviendra partie constituante de la culture et, par conséquent, de l’identité.

Dès lors, « cuisine traditionnelle » peut-elle être assimilée à identité alimentaire? Poser la question, c’est évidemment y répondre! Plusieurs facteurs s’y opposent, à commencer par l’évolution même de nos habitudes alimentaires qui change à un rythme soutenu. Ce qui conduit au corollaire suivant : ces mêmes identités culturelles se redéfinissent constamment, de sorte que l’identité n’est pas préconçue mais se définit plutôt comme la résultante du processus évolutif. Qui plus est, cette identité n’est pas homogène mais plurielle puisqu’elle doit se décomposer à l’aune de la périodicité et de l’altérité, et cela en fonction de la couche sociale, de la région ou encore de la strate d’âge pour ne citer que quelques variables à approfondir éventuellement.[24] Bref, l’identité alimentaire des Québécois reste à définir …